Langue Fran­çaise n° 164, décembre 2009, 61–79

 


 

Laurent Per­rin
(Uni­ver­si­té Paul Ver­laine – Metz, CELTED, EA 3474)

 

L’objectif de cette étude sera d’examiner les faits poly­pho­niques sous l’angle de deux oppo­si­tions trans­ver­sales. La pre­mière, entre voix et point de vue, dis­tingue deux niveaux de sub­jec­ti­vi­té séman­tique, consti­tu­tifs de la struc­ture poly­pho­nique des phrases de la langue, asso­ciés res­pec­ti­ve­ment à la prise en charge des formes et des conte­nus à l’intérieur du sens des énon­cés. La seconde oppo­si­tion, entre poly­pho­nie interne et poly­pho­nie externe, tient au fait que la struc­ture poly­pho­nique des phrases peut se can­ton­ner à l’articulation de voix ou de points de vue impli­qués dans leur énon­cia­tion effec­tive, assu­mée par un seul et même locu­teur, mais que cette orga­ni­sa­tion peut aus­si être enri­chie dans l’interprétation des énon­cés, de manière à inté­grer maté­riel­le­ment en son sein, par cita­tion ou refor­mu­la­tion inter­po­sée, cer­taines voix ou points de vue aux­quels l’énoncé fait écho.

Ces dis­tinc­tions per­mettent de rendre compte de ce qui oppose, toutes choses égales par ailleurs, le dis­cours rap­por­té au style direct et au style indi­rect, les formes de moda­li­sa­tions auto­ny­miques aux moda­li­sa­tions pro­po­si­tion­nelles, le sens notam­ment des pro­verbes à celui des phrases géné­riques expri­mant un sté­réo­type (Per­rin à paraître 1), les expres­sions figées aux syn­tagmes ordi­naires (Per­rin à paraître 2), les déno­mi­na­tions dites délo­cu­tives (Ben­ve­niste 1966b, Ans­combre 1985) aux simples déno­mi­na­tions. En ce qui concerne les marques gram­ma­ti­cales ou dis­cur­sives, une telle oppo­si­tion per­met en outre de qua­li­fier ce qui carac­té­rise la visée méta­lin­guis­tique asso­ciée à l’emploi de cer­tains connec­teurs – comme celle du mais tra­duit par son­dern en alle­mand, par oppo­si­tion au mais argu­men­ta­tif tra­duit par aber (Bir­ke­lund, ce volume) – ou encore ce qui oppose la néga­tion dite méta­lin­guis­tique aux autres formes de néga­tions (Lar­ri­vée et Per­rin à paraître). La troi­sième par­tie de cette étude ten­te­ra d’appliquer ces dis­tinc­tions à ce qui oppose les usages dits des­crip­tifs, polé­miques et méta­lin­guis­tiques de la négation.

1. La voix et le point de vue

La pre­mière oppo­si­tion qui va nous inté­res­ser, entre voix et point de vue, concerne deux sortes de sub­jec­ti­vi­tés séman­tiques dis­tinctes, asso­ciées res­pec­ti­ve­ment à la prise en charge des formes et des conte­nus. La voix tient à l’acte locu­toire consis­tant à énon­cer les mots et les phrases, tan­dis que le point de vue tient au fait d’assumer ce qui est dit, les conte­nus qui s’y rap­portent. Le point de vue n’est en fait qu’une pro­jec­tion plus abs­traite de la sub­jec­ti­vi­té énon­cia­tive, qui s’ajoute et se com­bine à celle de la voix, une pro­jec­tion fon­dée sur ce qui est dit, plu­tôt que direc­te­ment sur les mots et les phrases. Ain­si, selon Ducrot, le locu­teur res­pon­sable de l’expression, de l’énonciation des termes, que nous asso­cions à la voix, ne doit pas se confondre avec les énon­cia­teurs, « ces êtres qui sont cen­sés s’exprimer à tra­vers l’énonciation, sans que pour autant on leur attri­bue des mots pré­cis ; s’ils parlent, c’est seule­ment en ce sens que l’énonciation est vue comme expri­mant leur point de vue, leur posi­tion, leur atti­tude, mais non pas, au sens maté­riel du terme, leurs paroles » (Ducrot 1984 : 204).

Les approches poly­pho­niques du sens des énon­cés portent habi­tuel­le­ment sur la mul­ti­pli­ci­té des points de vue (ou énon­cia­teurs) asso­ciés à la prise en charge des conte­nus expri­més. Il s’agit de déter­mi­ner ce qui les dis­tingue et ce qui per­met ou non de les relier à la voix du locu­teur, au res­pon­sable de l’énonciation comme dit Ducrot. La plu­part du temps, les énon­cés mettent en scène plu­sieurs énon­cia­teurs ou points de vue rela­tifs à des conte­nus qui non seule­ment s’organisent hié­rar­chi­que­ment, mais s’articulent dif­fé­rem­ment à la voix du locu­teur qui les prend en charge ou au contraire les rejette, mani­feste son accord ou son désac­cord à leur égard. Ain­si l’énonciateur d’un conte­nu pré­sup­po­sé, par exemple, est assi­mi­lé par Ducrot à une ins­tance col­lec­tive à laquelle le locu­teur s’accorde, tan­dis que les énon­cés néga­tifs sont répu­tés mettre en scène un point de vue posi­tif asso­cié à un énon­cia­teur auquel le locu­teur s’oppose. Plus pré­ci­sé­ment, selon la Sca­po­line, la théo­rie scan­di­nave de la poly­pho­nie lin­guis­tique (Nølke, Fløt­tum & Norén 2004), les phrases néga­tives mettent en scène deux points de vue, à savoir res­pec­ti­ve­ment un pdv1 cor­res­pon­dant à un conte­nu posi­tif dont la source est indé­ter­mi­née, et un pdv2 cor­res­pon­dant à un conte­nu que le locu­teur assume, qui consiste à dis­qua­li­fier le pdv1. Et de même un connec­teur comme mais peut être ana­ly­sé comme consis­tant à arti­cu­ler deux points de vue anta­go­nistes, un pdv1 anté­po­sé auquel le locu­teur s’accorde, et un pdv2 post­po­sé qu’il assume per­son­nel­le­ment. Diverses ana­lyses séman­tiques mul­ti­pliant les énon­cia­teurs au gré des enchâs­se­ments, cli­vages, appo­si­tions, connec­teurs, moda­li­sa­teurs, et j’en passe, se sont ain­si déve­lop­pées ces der­nières années. Les auteurs de la Sca­po­line en par­ti­cu­lier ont contri­bué à com­plexi­fier, mais aus­si à cla­ri­fier et à sys­té­ma­ti­ser cer­tains aspects de la théo­rie de Ducrot, notam­ment en ce qui concerne la dis­tinc­tion des points de vue expri­més, ain­si que la nature des liens (de res­pon­sa­bi­li­té, non-res­pon­sa­bi­li­té, accord, désac­cord) du locu­teur à leur égard, leur pos­sible délé­ga­tion à d’autres ins­tances énon­cia­tives comme l’interlocuteur ou dif­fé­rents tiers, ou encore à un on-locu­teur (Norén, ce volume).

Quant au locu­teur, outre le fait qu’il se trouve indi­rec­te­ment impli­qué, à dif­fé­rents degrés, dans la prise en charge ou le rejet des points de vue asso­ciés aux conte­nus, sa pré­sence à l’intérieur du sens se mani­feste essen­tiel­le­ment par le tru­che­ment d’une voix asso­ciée à l’emploi, à l’énonciation des mots, expres­sions, phrases et autres confi­gu­ra­tions dis­cur­sives plus vastes, aux pro­prié­tés locu­toires qui s’y rap­portent. Telle qu’elle sera abor­dée dans cette étude, la voix du locu­teur tient au fait que le lan­gage est fait de mots, expres­sions, phrases, dont l’emploi ins­taure une forme de sub­jec­ti­vi­té dis­tincte de ce qui est expri­mé au plan des conte­nus. Ain­si un même point de vue asso­cié à un conte­nu peut être pris en charge, concé­dé ou reje­té par le tru­che­ment d’une voix plus ou moins élo­quente, pré­cieuse, vul­gaire, ou autre ; les pro­prié­tés sty­lis­tiques, ce qui a trait au registre, aux diverses conno­ta­tions asso­ciées aux termes, émanent de la voix. Cette der­nière ne tient pas à ce que les mots disent, mais à ce qu’ils montrent (Per­rin 2008), à ce qu’ils apportent au sens en ver­tu de leur pré­sence maté­rielle, indé­pen­dam­ment de ce qu’ils expriment, de leur fonc­tion déno­ta­tive ou concep­tuelle, qui contri­bue à l’élaboration des conte­nus et points de vue. La voix est pré­sente par­tout par défaut, mais elle peut à chaque ins­tant être accen­tuée osten­si­ble­ment, comme un indice osten­ta­toire de la sub­jec­ti­vi­té qui s’y rap­porte. Les diverses formes de moda­li­sa­tion auto­ny­mique, d’hétérogénéité mon­trée selon Authier-Revuz (1995), ne sont autres que des formes mar­quées d’accentuation osten­sive de la voix, par simple acti­va­tion de la fonc­tion méta­lin­guis­tique du lan­gage décrite notam­ment par Jakob­son (1963 : 217–218).

Dans le cadre d’une concep­tion selon laquelle le sens lin­guis­tique des expres­sions est exclu­si­ve­ment consa­cré à ce qui est dit (au plan concep­tuel ou pro­po­si­tion­nel), la voix ne peut être qu’une fonc­tion pure­ment rhé­to­rique asso­ciée à l’usage des signes (Ber­ren­don­ner à paraître). La voix, la force locu­toire qui s’y rap­porte, fonc­tionne pour une part comme un symp­tôme non conven­tion­nel, du moins étran­ger au sens codé lin­guis­tique, comme un indice que l’on pour­rait dire « natu­rel » de ce que le locu­teur fait en par­lant. La voix relève alors de la « ges­ti­cu­la­tion locu­toire » dont parle Ber­ren­don­ner (1981), plu­tôt que de la signi­fi­ca­tion lin­guis­tique, du sens codé de l’expression. Mais le sens lin­guis­tique des expres­sions ne se réduit pas à ce qu’elles disent. Cer­taines expres­sions ont aus­si (ou même par­fois essen­tiel­le­ment) pour fonc­tion d’attester conven­tion­nel­le­ment, par le code lin­guis­tique, de telle ou telle pro­prié­té de leur énon­cia­tion, c’est-à-dire de la voix du locu­teur qui les énonce. Nous par­le­rons alors de symp­tôme conven­tion­nel asso­ciés à la voix. Cer­taines expres­sions encodent leur force de symptôme.

C’est le cas notam­ment des embrayeurs et autres mar­queurs de sub­jec­ti­vi­té asso­ciés à l’appareil for­mel de l’énonciation de Ben­ve­niste (1966 : 258s), ou chez Jakob­son (1963 : 176s). Les pro­noms de pre­mière per­sonne attestent conven­tion­nel­le­ment de la pré­sence, de l’existence même de celui qui en fait usage, d’un locu­teur res­pon­sable de leur énon­cia­tion. Tan­dis que ceux de seconde per­sonne attestent de l’existence de celui à qui le locu­teur s’adresse, les démons­tra­tifs de la pré­sence contex­tuelle de tel ou tel élé­ment que le locu­teur désigne, les déic­tiques et temps ver­baux d’une occu­pa­tion de l’espace et du temps. Et de même, l’ensemble des expres­sions dont la visée est énon­cia­tive, notam­ment les expres­sions per­for­ma­tives ou modales, les inter­jec­tions ou autres for­mules (Ans­combre 1985), les adverbes de phrase (Nølke 1994, 113s), ne disent rien, ne concep­tua­lisent rien la plu­part du temps. Ces expres­sions ne font qu’attester conven­tion­nel­le­ment de telle ou telle pro­prié­té de leur énon­cia­tion. L’exemple ci-des­sous met en scène un énon­cia­teur qui dit que c’est ter­mi­né, que la loi sur la pro­tec­tion des non-fumeurs est en place, que les cri­tiques à l’encontre des fumeurs vont donc pou­voir prendre fin, mais ce der­nier ne dit pas, ne repré­sente pas concep­tuel­le­ment ou pro­po­si­tion­nel­le­ment (véri-condi­tion­nel­le­ment si l’on pré­fère), qu’il en éprouve du sou­la­ge­ment. Les for­mules ouf, enfin, tant mieux ont bien le sens approxi­ma­tif de « J’en éprouve du sou­la­ge­ment », mais ce sens n’est pas concep­tuel ou pro­po­si­tion­nel. Une pro­po­si­tion comme « Le locu­teur en éprouve du sou­la­ge­ment » n’est autre qu’une para­phrase concep­tuelle et pro­po­si­tion­nelle appli­quée à des expres­sions qui ne sont pas concep­tuelles et pro­po­si­tion­nelles. Ces expres­sions sont des symp­tômes conven­tion­nels du sou­la­ge­ment que pré­tend éprou­ver le locu­teur ; elles montrent conven­tion­nel­le­ment par la voix le sou­la­ge­ment qu’il éprouve :

(1) Ouf ! C’est enfin ter­mi­né. La pre­mière étape de pro­tec­tion contre le taba­gisme pas­sif est en place. Tant mieux, n’en par­lons plus ! La défer­lante média­tique, l’assaut des hygié­nistes et le haro des anti-fumeurs vont enfin s’arrêter. [Libé­ra­tion, 2.2.07]

Le sou­la­ge­ment qui est ici expri­mé ne tient donc pas à mon sens à un conte­nu ou point de vue impu­té à un énon­cia­teur accor­dé au locu­teur, mais direc­te­ment à la voix de ce der­nier par le tru­che­ment de for­mules consis­tant à mon­trer qu’il en éprouve du sou­la­ge­ment. Les for­mules ouf, enfin, tant mieux sont des symp­tômes conven­tion­nels d’une forme de sou­la­ge­ment sus­ci­tée par une inquié­tude (ouf), une impa­tience (enfin) ou une décon­ve­nue préa­lable du locu­teur (tant mieux). Tout comme ouf, enfin, tant mieux montrent le sou­la­ge­ment par la voix du locu­teur dans l’exemple pré­cé­dent, les for­mules bah et ouf dans les trans­crip­tions ci-des­sous montrent cette fois une forme de déva­lo­ri­sa­tion (pour bah), et de dra­ma­ti­sa­tion (pour ouf).[1]Ce sens de ouf semble sur­tout attes­té aujourd’hui à l’oral, mais Le Robert signale un sens vieilli de ouf comme inter­jec­tion expri­mant « la dou­leur sou­daine, l’étouffement », qui sub­siste dans des expres­sions figées délo­cu­tives comme ne pas avoir le temps de dire ouf, sans faire ouf. À sa manière, la répé­ti­tion de l’adjectif totale en (3) est aus­si une façon de mon­trer par la voix la gra­vi­té de la situation :

(2) Il y a tou­jours des pro­jets vagues qui… Bah en fait c’est des idées com­ment je pour­rais dire c’est : c’est pas vrai­ment des pro­jets. [Inter­view 117. 84]

(3) Ouf je dis tou­jours. je sou­haite à per­sonne de pas­ser au feu parce je sais qu’est-ce que c’est. [j’ai pas­sé par là] C’é­tait une perte totale totale totale. J’a­vais tout per­du. <hum­hum> Pis j’a­vais pas d’as­su­rances. [Inter­view 59’84] [2]Les exemples oraux ana­ly­sés dans cette étude sont tirés d’un cor­pus d’interviews et d’auto-enregistrements dans des familles mont­réa­laises (Vincent, Lafo­rest & Mar­tel 1995).

Au-delà des for­mules et autres expres­sions à sens mon­tré, pour­rait-on dire, un très grand nombre de for­mu­la­tions, par ailleurs concep­tuel­le­ment actives, contri­buent de sur­croît en ce qui les concerne, à côté de leur sens concep­tuel asso­cié à un point de vue, à pro­duire cer­tains effets de voix. Dans l’exemple (1), le fait de qua­li­fier les adver­saires du tabac d’hygié­nistes ne consiste pas sim­ple­ment à les décrire comme des adeptes de l’hygiène. L’expression en soi est péjo­ra­tive, indé­pen­dam­ment de ce qu’elle exprime au plan concep­tuel et pro­po­si­tion­nel (véri-condi­tion­nel). Sous l’influence sans doute du sub­stan­tif plus récent hygié­nisme (qui désigne une « ten­dance, sou­vent exces­sive, selon le Robert, à res­pec­ter stric­te­ment les règles de l’hygiène »), le mot hygié­niste ne caté­go­rise plus aujourd’hui un simple adepte de l’hygiène (sauf s’il désigne une spé­cia­li­té médi­cale comme un hygié­niste den­taire). Il qua­li­fie péjo­ra­ti­ve­ment un com­por­te­ment, par le tru­che­ment de sa force de symp­tôme. Il marque l’hostilité du locu­teur à l’endroit des adver­saires du tabac en l’occurrence. Et par ailleurs la forme des phrases atteste éga­le­ment de la voix du locu­teur. En (1) la phrase N’en par­lons plus ! ne consiste pas seule­ment à expri­mer un conte­nu selon lequel il ne faut plus en par­ler. Sa forme excla­ma­tive contri­bue à l’encodage d’une impa­tience et d’une déter­mi­na­tion asso­ciées à la voix du locu­teur. Dans le cas du mot hygié­niste comme de la phrase n’en par­lons plus !, l’expression à la fois repré­sente un conte­nu pris en charge par un énon­cia­teur auquel le locu­teur s’identifie, et atteste d’une hos­ti­li­té ou impa­tience asso­ciée à la voix de ce dernier.

Ce qui a trait à la voix relève de cette part sub­jec­tive du sens lin­guis­tique, que Ban­field (1982) intègre à un nœud qu’elle dénomme Expres­sion dans son modèle syn­taxique de la struc­ture pro­fonde des phrases en gram­maire géné­ra­tive. Selon Ban­field, les phrases recèlent cer­tains élé­ments par­ti­cu­liers, étran­gers à leur forme pro­po­si­tion­nelle, rela­tifs à la sub­jec­ti­vi­té de celui qui les énonce. Ain­si les for­mules inter­jec­tives de sou­la­ge­ment en (1) se rat­tachent au nœud Expres­sion de Ban­field. Selon cette der­nière, les élé­ments asso­ciés au nœud Expres­sion ont notam­ment la pro­prié­té de ne pou­voir être enchâs­sés dans le cadre d’une phrase com­plé­tive au style indi­rect. Dans un énon­cé du type Paul a dit que ouf, tant mieux, c’est enfin ter­mi­né, le sou­la­ge­ment asso­cié à la voix de Paul est en quelque sorte étran­ger à la pro­po­si­tion com­plé­tive, même si les pro­prié­tés vocales (les for­mules en l’occurrence) semblent y être inté­grées linéai­re­ment. Dans cet énon­cé, le locu­teur pré­tend refor­mu­ler par subor­di­na­tion com­plé­tive ce qu’il ne peut en fait que mon­trer en écho (par des for­mules), à savoir le sou­la­ge­ment de Paul. Et de même, dans le cadre d’un énon­cé du type Paul a dit que Pierre était un hygié­niste, l’hostilité asso­ciée à l’énonciation du mot hygié­niste ne peut être pro­po­si­tion­nel­le­ment (véri-condi­tion­nel­le­ment) attri­buée à Paul. C’est pour­quoi ce terme fait ici écho à un usage du mot dans la bouche de Paul. De façon plus géné­rale, il semble que les élé­ments asso­ciés à la voix résistent non seule­ment à l’enchâssement pro­po­si­tion­nel, mais à toute forme de refor­mu­la­tion, de réfu­ta­tion, de moda­li­sa­tion. Seul un point de vue asso­cié à un conte­nu peut être refor­mu­lé, réfu­té, ou moda­li­sé au plan épis­té­mique. Ain­si dans l’exemple (1), le sou­la­ge­ment du locu­teur ne sau­rait être réfu­té par un énon­cé du type Non, c’est faux, c’est pas vrai, qui ne per­met de réfu­ter que ce qui est dit, mais ne sau­rait s’en prendre au sou­la­ge­ment asso­cié à la voix. Expri­mé sous la forme d’un conte­nu dans le cadre d’un énon­cé comme Je suis sou­la­gé en revanche, le sou­la­ge­ment pour­rait être l’objet d’un acte de réfu­ta­tion. Et de même, dans le cadre d’un énon­cé comme Paul n’est pas un hygié­niste, ou Paul est peut-être un hygié­niste, l’hostilité asso­ciée au mot hygié­niste ne peut être réfu­tée ou moda­li­sée que si la néga­tion ou la moda­li­sa­tion ont une visée méta­lin­guis­tique por­tant sur la voix (nous allons y revenir).

 

2. Poly­pho­nie externe par la voix et le point de vue

Outre la dis­tinc­tion entre voix et point de vue, la seconde dis­tinc­tion qui va nous inté­res­ser concerne ce qui oppose, pour les auteurs de la Sca­po­line, la poly­pho­nie interne et la poly­pho­nie externe. Ces der­niers parlent de poly­pho­nie interne lorsque les dif­fé­rents rôles énon­cia­tifs asso­ciés à la voix et aux points de vue mettent en jeu dif­fé­rentes images du locu­teur à l’intérieur du sens, mais sans impli­quer d’instance énon­cia­tive étran­gère à l’énonciation effec­tive. Ain­si, dans les exemples (1) à (3), la dis­tinc­tion entre voix et point de vue relève d’une ana­lyse poly­pho­nique interne, qui concerne l’examen des rela­tions de res­pon­sa­bi­li­té, prise en charge ou rejet de tel ou tel point de vue par le locu­teur. Les auteurs de la Sca­po­line parlent en revanche de poly­pho­nie externe lorsque cer­tains rôles énon­cia­tifs doivent être asso­ciés à des ins­tances dis­cur­sives étran­gères au locu­teur et à l’énonciation effec­tive. Nous allons nous inté­res­ser ici à deux grandes formes de poly­pho­nie externe, asso­ciées res­pec­ti­ve­ment à la voix et au point de vue. Les poly­pho­nies externes asso­ciées à la voix impliquent une forme de cita­tion directe ou appa­ren­tée. Celles qui sont asso­ciées au point de vue impliquent en revanche une refor­mu­la­tion de ce qui est cen­sé avoir été dit ou cogi­té par ailleurs.

En ce qui concerne la voix, il appa­raît notam­ment que les for­mules et autres pro­prié­tés vocales peuvent attes­ter symp­to­ma­ti­que­ment, soit de la voix du locu­teur effec­tif en cas de visée poly­pho­nique interne comme en (1) à (3), soit d’une voix étran­gère à leur énon­cia­tion effec­tive, asso­ciée à l’énonciation vir­tuelle d’un autre locu­teur, en cas de visée poly­pho­nique externe. C’est le cas des for­mules d’exclamation et d’interpellation sou­li­gnées en gras dans l’exemple ci-des­sous, dont l’association à la voix du locu­teur effec­tif ne serait nul­le­ment per­ti­nente (sous peine de consi­dé­rer que le jour­na­liste s’adresse ici per­son­nel­le­ment aux diri­geants chi­nois ou à ses lec­teurs comme à des cama­rades) :

(4) [En Chine] L’exécution par armes à feu a été rem­pla­cée par l’injection. Ce serait plus humain paraît-il. Ce doit être plu­tôt que des organes ven­dables étaient dété­rio­rés par les balles. Du gâchis hélas, cama­rades, du gâchis ! [Le Nou­vel Obser­va­teur, 8.12.05]

Avant de faire écho à une énon­cia­tion vir­tuelle et à la voix des Chi­nois, le pas­sage ci-des­sus com­mence d’abord par expri­mer un conte­nu pré­sen­té comme un fait, un point de vue indis­cu­table auquel le locu­teur s’accorde par défaut (L’exécution par armes à feu a été rem­pla­cée par l’injection), pour tran­si­ter ensuite par une séquence poly­pho­nique externe consis­tant à refor­mu­ler un point de vue que le locu­teur attri­bue aux Chi­nois (à tra­vers paraît-il et le condi­tion­nel), et fina­le­ment qu’il rec­ti­fie per­son­nel­le­ment à l’aide d’un moda­li­sa­teur épis­té­mique (ça doit être plu­tôt que). Les pro­prié­tés vocales asso­ciées à paraît-il, au condi­tion­nel épis­té­mique et au moda­li­sa­teur, ren­voient au locu­teur effec­tif ; elles n’ont pour fonc­tion que d’établir la rela­tion que ce der­nier reven­dique à l’égard du point de vue des Chi­nois, dont la voix n’intervient que dans le tout der­nier énon­cé. En rai­son de sa forme excla­ma­tive, de la for­mule d’interjection (hélas), de l’interpellation (cama­rades), en rai­son aus­si du choix et de la reprise du mot gâchis, ce der­nier énon­cé fait entendre la voix des Chi­nois, plu­tôt que leur simple point de vue. Ces dif­fé­rences cor­res­pondent à des énon­cés suc­ces­sifs en (4), mais elles peuvent aus­si être inté­grées à un même énon­cé, comme dans le pas­sage suivant :

(5) [Jérôme Ker­viel] l’homme qui a failli faire sau­ter la banque de l’intérieur, ce « ter­ro­riste », pour reprendre le mot – mal­heu­reux – du pré­sident de la Socié­té Géné­rale Daniel Bou­ton, l’homme qui a fait trem­bler durant quelques jours le sys­tème ban­caire mon­dial. (Le Monde, P.-A. Del­hom­mais et C. Lacombe, repris par Le Temps, 9.8.08)

Tel qu’il est pré­sen­té ci-des­sus, ce pas­sage donne lieu à une forme poly­pho­nique externe par la voix de Daniel Bou­ton, cen­trée sur l’énonciation du mot ter­ro­riste, dans le cadre d’un énon­cé expri­mant un point de vue selon lequel Jérôme Ker­viel a mis sa banque en péril et fait trem­bler les mar­chés. Par défaut, ce point de vue semble devoir être impu­té au locu­teur effec­tif en poly­pho­nie interne. Res­ti­tué cepen­dant dans son inté­gra­li­té, l’exemple ori­gi­nal se pré­sente ainsi :

(6) Les contemp­teurs des mar­chés finan­ciers célèbrent [en Jérôme Ker­viel] l’homme qui a failli faire sau­ter la banque de l’intérieur, ce « ter­ro­riste » […]

Dans ces condi­tions, qui ne changent rien à la voix, le point de vue n’est plus for­cé­ment impu­té par défaut au locu­teur ; il peut alors être attri­bué aux contemp­teurs des mar­chés dont il est ques­tion, ce qui com­plexi­fie l’interprétation en y ajou­tant une couche poly­pho­nique externe par le point de vue, tout à fait étran­gère à la voix de Daniel Bou­ton. Cet exemple fait appa­raître que la voix et le point de vue comme formes poly­pho­niques externes fonc­tionnent bien sépa­ré­ment, même si fré­quem­ment elles se com­binent, se super­posent en fait, notam­ment au style indi­rect libre, ou pour for­mer loca­le­ment cer­tains îlots cita­tifs dans le cadre d’une phrase com­plé­tive au style indirect :

(7) Le petit Louis a dit qu’il avait vu des voi­tures volantes pas­ser au-des­sus de sa tête durant sa dis­pa­ri­tion. Et en effet des héli­co­ptères ont sur­vo­lé la zone durant plu­sieurs heures à sa recherche. (Jour­nal télé­vi­sé, France2, 9.3.08)

Le locu­teur fait ici écho à la voix du petit Louis, dans le cadre d’une phrase com­plé­tive consis­tant par ailleurs à refor­mu­ler son point de vue. Comme on l’a rele­vé pré­cé­dem­ment, la voix ne peut être pro­po­si­tion­na­li­sée dans une phrase com­plé­tive au style indi­rect simple, mais il n’est nul­le­ment inter­dit d’y faire alors simul­ta­né­ment écho. Accen­tués au plan into­na­tif à l’oral, les élé­ments poly­pho­niques externes asso­ciés à la voix sont géné­ra­le­ment pour­vus de guille­mets à l’écrit, comme dans le pas­sage suivant :

(8) Le témoin a consta­té que les skin­heads étaient agres­sifs « déjà par leur putain d’ha­bille­ment » […]. Il a vu le plai­gnant se faire poi­gnar­der à terre, rece­voir un coup de pied dans l’en­tre­jambe et se rele­ver seul tan­dis que ses agres­seurs s’en­fuyaient. Il ajoute que cet épi­sode l’a « déçu, putain de merde ». [Le Temps, 20.5.99]

À l’écrit comme à l’oral, le recours à une for­mule modale, à une inter­jec­tion, à une marque déic­tique, pour mar­quer une effet de voix, un effet cita­tif, dans le cadre d’une phrase com­plé­tive indi­recte, est très fréquent :

(9) Il m’a dit que, la semaine pro­chaine pour sûr, qu’il allait me le remettre. Pis il me l’a pas remis. [Inter­view 122’84]

(10) Puis il a dit que, Ah ! Il y allait avoir un nou­veau gui­ta­riste dans notre groupe. [Inter­view 122’84]

Tout comme les for­mules énon­cia­tives, les adverbes de phrase comme natu­rel­le­ment, cer­tai­ne­ment, bien enten­du, les connec­teurs comme donc, alors, avec ou sans guille­mets, pro­duisent sys­té­ma­ti­que­ment un effet de voix ana­logue en tête de phrase com­plé­tive. En (11), par exemple, bien enten­du est cita­tif ; les guille­mets ne font alors que confir­mer la force cita­tive de la formule :

(11) La porte-parole du can­di­dat, Rose­lyne Bache­lot, avait indi­qué que, « bien enten­du », le pré­sident sor­tant irait débattre avec Le Pen. Mais hier matin elle se ravise et affirme dou­ter que « Jacques Chi­rac aille vers ce débat avec beau­coup d’ap­pé­tit ». [Libé­ra­tion, 23.4.02]

Le même effet de voix accom­pagne l’intégration com­plé­tive d’un verbe modal ou per­for­ma­tif à la troi­sième per­sonne. Les phrases du type Paul a dit qu’il pen­sait, ima­gi­nait que…, Pierre a dit qu’il affir­mait que…, consistent sys­té­ma­ti­que­ment à faire écho à l’énonciation dont relève leur emploi modal ou per­for­ma­tif à la pre­mière per­sonne. Même dépour­vu de guille­mets et à la forme infi­ni­tive, le verbe dou­ter en (11), dans le champ du verbe affir­mer qui le régit, fait écho à l’énonciation de la for­mule modale je doute que à la pre­mière per­sonne, attes­tant ain­si de la voix de Rose­lyne Bache­lot. L’absence de guille­mets s’explique alors sim­ple­ment par le chan­ge­ment de forme ver­bale, mais ne change rien à l’interprétation cita­tive qui s’y rap­porte. Les formes de délo­cu­ti­vi­té ana­ly­sées par Ans­combre (1985) ne sont en fait que des ren­vois méta­lin­guis­tiques à la voix d’un autre locuteur.

En l’absence de guille­mets à l’écrit, si l’on met à part le cas des for­mules et autres pro­prié­tés vocales, la dis­tinc­tion entre poly­pho­nie externe asso­ciée à la voix ou au point de vue n’est cepen­dant pas tou­jours facile à éta­blir. Pre­nons un énon­cé comme le suivant :

(12) Jeté à terre, menot­té aux bras et aux che­villes, le délin­quant est emme­né au com­mis­sa­riat. [Libé­ra­tion, 23.10.08]

La voix et le point de vue ne font qu’un dans ce cas et sur­tout ne donnent lieu, par défaut, qu’à une forme poly­pho­nique interne impli­quant le locu­teur. Mais qu’en est-il dans son contexte authen­tique, où l’énoncé en ques­tion conclut un récit met­tant en scène des poli­ciers aux prises avec un cer­tain Jean-Jacques Reboux ?

(13) Le 2 juillet 2006, Jean-Jacques Reboux est dans sa voi­ture, ave­nue de Cli­chy, à Paris. Le feu est rouge. Il attend, puis démarre. Sa voi­ture, un rien âgée, peine un peu. Deux poli­ciers l’arrêtent. L’un d’eux lui annonce qu’il va avoir un PV pour « obs­truc­tion à la cir­cu­la­tion ». Reboux s’étonne et conteste l’infraction. Le poli­cier lui demande de se cal­mer. Il per­siste à contes­ter : on l’inculpe d’outrage. Reboux prend son por­table, aver­tit sa com­pagne qu’il sera en retard pour « des démê­lés avec un flic maboul ». Lequel entend et appelle deux motards. Jeté à terre, menot­té aux bras et aux che­villes, le délin­quant est emme­né au com­mis­sa­riat. [Libé­ra­tion, 23.10.08]

Très clai­re­ment l’expression le délin­quant implique alors les poli­ciers, mais à quel titre poly­pho­nique exac­te­ment ? Faut-il admettre que cette expres­sion fait écho à la voix des poli­ciers, qu’il s’agit d’une forme de cita­tion por­tant sur une énon­cia­tion vir­tuelle de l’expression le délin­quant par les poli­ciers ? Ou faut-il consi­dé­rer que l’expression le délin­quant ne fait ici que refor­mu­ler leur point de vue ? Et dans l’exemple ci-des­sous, qu’en est-il des expres­sions le gar­çon et le petit Léo à la voix timo­rée ?

(14) Lorsque les gen­darmes lui ont dit qu’il n’était pas Léo, ils ont vu le gar­çon se méta­mor­pho­ser. Le petit Léo à la voix timo­rée s’est mis à par­ler avec une voix d’homme. Il a sou­le­vé un lourd fau­teuil pour le lan­cer sur les enquê­teurs. Les gen­darmes l’ont maî­tri­sé, avant de prendre ses empreintes digi­tales et de l’écrouer. Ils ont appris ain­si que le faux Léo s’appelle en réa­li­té Fré­dé­ric Bour­din, qu’il a 30 ans […] [Libé­ra­tion, 8.3.04]

Une inter­pré­ta­tion assi­mi­lant ces expres­sions à des formes de poly­pho­nies externes par la voix n’est pas for­cé­ment exclue, mais semble trop forte, compte tenu de l’absence de guille­mets et des effets de leur ajout dans ces exemples. La mise entre guille­mets de ces expres­sions modi­fie­rait le sta­tut poly­pho­nique de ce qui est ici pris pour cible, qui en l’état concerne le point de vue et non la voix. Le locu­teur effec­tif assume alors le choix des termes, la dimen­sion locu­toire asso­ciée à la voix, mais pas le point de vue (le conte­nu) que ces mots expriment. La dis­tinc­tion tient en l’occurrence à ce qui oppose l’interprétation des expres­sions que les logi­ciens assi­milent à des formes de men­tions (ou cita­tions) à celle des expres­sions dites réfé­ren­tiel­le­ment opaques. Selon Quine (1960, 1961), en contexte oblique ou opaque, il n’est ques­tion ni des expres­sions en soi (de leur énon­cia­tion par un autre locu­teur à tra­vers une forme de cita­tion comme c’est le cas lorsque l’expression est en men­tion), ni direc­te­ment de ce à quoi les expres­sions réfèrent (de l’état de choses qu’elles repré­sentent), mais de ce qu’elles signi­fient (c’est-à-dire du conte­nu qu’elle expriment, du point de vue qui s’y rap­porte). En contexte opaque, notam­ment lors­qu’elles sont dans le champ d’un verbe de parole ou d’o­pi­nion, les expres­sions expriment un point de vue qui n’est plus seule­ment le moyen, mais l’objet de la com­mu­ni­ca­tion. Ain­si les expres­sions en gras dans les exemples (15) à (17), bien que n’étant pas lin­guis­ti­que­ment opaques dans la mesure où elles ne sont nul­le­ment citées, sont néan­moins réfé­ren­tiel­le­ment opaques, en rai­son du contexte oblique (ou opaque) où elles sont inter­pré­tées. Loin de réfé­rer sim­ple­ment à un état de choses, ces expres­sions y réfèrent alors selon une façon de voir, selon un point de vue étran­ger qu’elles rap­portent ou refor­mulent, qui consti­tue le véri­table objet de la communication :

(15) [À pro­pos de Michel Four­ni­ret, le vio­leur, assas­sin, lors de son pro­cès] Cet être sin­gu­liè­re­ment fat sup­porte mal de se taire, sur­tout depuis qu’il a pu consta­ter que le pro­cès pou­vait se pas­ser de sa pré­cieuse parole. [Le Figa­ro, 5.5.08]

(16) J’évitais de trop par­ler à Mit­ter­rand de Men­dès, lui lais­sant le soin de le faire. Par­fois il me pro­po­sait avec une sorte de curio­si­té aga­cée des ques­tions sur le cha­risme de mon maître à pen­ser. [Jean Daniel, Le Nou­vel Obser­va­teur, 5–11.1.06]

(17) Maman a deman­dé à Papa de ne pas la contre­dire devant le petit […] Maman se met à pleu­rer et dit qu’elle va aller chez sa maman, et moi je pleure aus­si parce que je l’aime bien Mémé [Sem­pé & Gos­cin­ny, Le petit Nico­las]

De même que les expres­sions citées font écho à une voix asso­ciée à une énon­cia­tion dis­tincte de leur énon­cia­tion effec­tive, les expres­sions réfé­ren­tiel­le­ment opaques font écho à un conte­nu asso­cié à un point de vue étran­ger qu’elles refor­mulent. Tout comme les expres­sions citées, les expres­sions réfé­ren­tiel­le­ment opaques ne peuvent donc être alté­rées, ou rem­pla­cées par aucune autre expres­sion même coré­fé­ren­tielle, sans alté­rer du même coup ce dont il est ques­tion. Ain­si l’expression le délin­quant ne peut être rem­pla­cée par Jean-Jacques Reboux en (13), ou les expres­sions le gar­çon et le petit Léo à la voix timo­rée par le faux Léo en (14) ; pas davan­tage que l’adjectif pré­cieuse ne peut être reti­ré en (15), ou l’expression mon maître à pen­ser rem­pla­cée par Men­dès France en (16), sans alté­rer res­pec­ti­ve­ment le point de vue des gen­darmes, de Four­ni­ret ou Mit­ter­rand. Tout comme en (17) l’ex­pres­sion le petit ne peut être rem­pla­cée par un pro­nom de pre­mière per­sonne, ou l’ex­pres­sion sa maman échan­gée avec Mémé, sans alté­rer le point de vue que le petit Nico­las impute à sa mère. L’expression sa maman nous inté­resse ici en par­ti­cu­lier dans la mesure où elle mani­feste à la fois osten­si­ble­ment la voix du petit Nico­las en poly­pho­nie interne, et le point de vue de sa mère en poly­pho­nie externe. En (16) l’expression mon maître à pen­ser mani­feste à la fois la voix de Jean Daniel à l’interne (par l’usage de la pre­mière per­sonne), tout en refor­mu­lant le point de vue de Fran­çois Mit­ter­rand (puisque Jean Daniel ne consi­dère pas per­son­nel­le­ment Men­dès comme son modèle).

 

3. Le cas de la négation

On sait que la tra­di­tion, notam­ment anglo-saxonne (Rus­sell 1905), oppose deux emplois radi­ca­le­ment dif­fé­rents du mor­phème de néga­tion, consis­tant res­pec­ti­ve­ment à asser­ter une pro­po­si­tion néga­tive, et à qua­li­fier (ou plu­tôt à dis­qua­li­fier) l’usage d’une expres­sion, au plan méta­lin­guis­tique[3]Voir à ce sujet les réfé­rences don­nées par Lar­ri­vée (2001 : 91), et par Horn (1989, 2001), qui concernent notam­ment l’ambiguïté du mor­phème de néga­tion, la nature séman­tique ou prag­ma­tique de la pré­sup­po­si­tion d’existence asso­ciée à la néga­tion pro­po­si­tion­nelle, les pro­prié­tés défi­ni­toires de la néga­tion méta­lin­guis­tique. Or ces pro­prié­tés sont rare­ment dis­tin­guées mor­pho­lo­gi­que­ment à tra­vers les langues. Cer­taines ont bien des mar­queurs poly­pho­niques : le no du cata­lan, le mica de l’i­ta­lien, le double não du por­tu­gais bré­si­lien (Schwen­ter 2005), qui incluent les … Conti­nue rea­ding. Dans ce pas­sage de notre cor­pus oral mont­réa­lais, par exemple, les néga­tions en gras ont une visée métalinguistique :

(18) Tu-sais, tu as des mots qui… Chaque chose a un mot, mais il y a des mots qui sont moins beaux que d’autres. Une fille c’est pas une pelote, c’est une fille. Pelote c’est un mot, ça existe. Mais ça s’ap­plique pas à toi ni à elle. Vous êtes pas des pelotes vous êtes des êtres humains. Une pelote c’est une balle. [Inter­view 2’84]

Bien que le mot pelote per­mette de dési­gner une fille en fran­çais du Qué­bec, les énon­cés Une fille c’est pas une pelote et Vous êtes pas des pelotes ne signi­fient pas ici que les filles ne sont pas des filles, ou même des pelotes au sens du fran­çais stan­dard. Ces énon­cés ne sont ni contra­dic­toires (une fille n’est pas une fille), ni for­cé­ment ana­ly­tiques (une fille n’est pas une pelote), car la néga­tion n’est alors nul­le­ment asso­ciée à un pré­di­cat du type ne pas être une fille, et pas for­cé­ment (ou pas uni­que­ment du moins) à un pré­di­cat du type ne pas être une pelote. La néga­tion a ici une visée méta­lin­guis­tique consis­tant à qua­li­fier le mot pelote comme inélé­gant, comme inap­pro­prié pour dési­gner une fille. La néga­tion méta­lin­guis­tique n’a de sens que par allu­sion cita­tive (ou délo­cu­tive) à un usage jugé inap­pro­prié de l’expression dont il est ques­tion. Elle peut soit se com­bi­ner, se super­po­ser, soit pure­ment et sim­ple­ment annu­ler toute inter­pré­ta­tion à visée pro­po­si­tion­nelle de la néga­tion, sous l’effet notam­ment d’un enchaî­ne­ment cor­rec­tif comme dans les exemples ci-des­sous (ana­ly­sés dans Lar­ri­vée & Perrin) :

(19) Tu ne l’as pas ache­té à l’aréo­port. Tu l’as ache­té à l’aéroport.

Pierre n’a pas ces­sé de fumer, il n’a jamais tou­ché une cigarette.

Paul n’est pas gen­til, il est ado­rable, et il n’est pas intel­li­gent, il est tout sim­ple­ment génial.

Le Christ n’est pas mort sur la croix. Un cer­tain Jésus sans doute a été crucifié.

La néga­tion méta­lin­guis­tique n’exclut évi­dem­ment pas toute inter­pré­ta­tion pro­po­si­tion­nelle interne du mor­phème de néga­tion. Un énon­cé comme « Tu ne l’a pas ache­té à l’aréo­port » pour­rait per­mettre à la fois de nier qu’on ait ache­té quelque chose à l’aéroport, et de cor­ri­ger l’expression erro­née. Dans ce cas, la néga­tion a une double valeur (elle est poly­sé­mique et même syl­lep­tique en quelque sorte) ; elle pro­duit deux signi­fi­ca­tions qui ne s’impliquent pas mutuel­le­ment et même s’excluent, ne se conçoivent qu’alternativement. Le fait de ne pas être allé à l’aréo­port, si cela est dû au fait qu’il s’agit en fait d’un aéro­port, n’implique pas de ne pas y être allé (et inver­se­ment le fait de ne pas y être allé n’implique pas que son nom soit erroné).

Ain­si dans le pas­sage ci-des­sous – déta­ché de son contexte et donc sus­cep­tible de plu­sieurs inter­pré­ta­tions – les guille­mets témoignent d’une allu­sion cita­tive qui ne concerne pas for­cé­ment la néga­tion ; s’ils ne sont moti­vés que par la valeur méta­pho­rique du verbe épon­ger, la néga­tion ne peut être que pro­po­si­tion­nelle. Or ce pas­sage est issu d’un droit de réponse où la locu­trice réfute un article de presse affir­mant que son mari a épon­gé ses dettes. Dans ce contexte, l’allusion cita­tive agit sur la visée de la néga­tion, qu’elle assor­tit alors d’une force méta­lin­guis­tique sus­cep­tible de se com­bi­ner ou encore, le cas échéant, d’annuler toute inter­pré­ta­tion pro­po­si­tion­nelle associée :

(20) Mon mari, qui n’était pas homme à s’en lais­ser conter, n’a jamais « épon­gé » la moindre de mes dettes, ce que je n’aurais d’ailleurs pas ima­gi­né lui deman­der. [Le Monde, Droit de réponse, 1.04.09]

Même si elle ne l’exclut pas dans ce cas, la lec­ture méta­lin­guis­tique n’implique pas en soi que le mari n’a pas payé les dettes de son épouse (la locu­trice), ou même que celle-ci ait eu la moindre dette. Ces impli­ca­tions sont celles d’une néga­tion pro­po­si­tion­nelle éven­tuel­le­ment assor­tie ; la néga­tion méta­lin­guis­tique implique seule­ment que le mari n’a pas fait ce que repré­sente le verbe épon­ger dans le cadre d’une accu­sa­tion que la locu­trice récuse. Elle consiste à reje­ter l’usage du verbe épon­ger pour rendre compte de ce qu’a fait son mari. Ain­si la locu­trice pour­rait alors enchaî­ner en pré­ci­sant, par exemple : Pour la bonne rai­son que je n’ai jamais eu la moindre dette, ou encore, moins glo­rieu­se­ment : Il les a sim­ple­ment hono­rées, comme il est nor­mal entre mari et femme. Ce type d’enchaînement ne fait qu’annuler toute inter­pré­ta­tion pro­po­si­tion­nelle assor­tie. La néga­tion serait exclu­si­ve­ment méta­lin­guis­tique dans ces conditions.

Reste évi­dem­ment à cla­ri­fier, par­mi d’autres points en sus­pens, ce qu’il advient de la néga­tion lorsque, comme en (20), sa visée méta­lin­guis­tique n’annule pas ses impli­ca­tions internes pro­po­si­tion­nelles. Qu’advient-il de la néga­tion si la locu­trice enchaîne alors sim­ple­ment en affir­mant, par exemple : J’ai tou­jours payé moi-même ce que je devais, c’est-à-dire sans contre­dire les impli­ca­tions asso­ciées à une pro­po­si­tion néga­tive du type : Le mari n’a pas payé les dettes de son épouse (notam­ment le pré­sup­po­sé selon lequel l’épouse avait des dettes). S’agit-il alors d’une simple néga­tion des­crip­tive interne, intra-pro­po­si­tion­nelle, au sens des logi­ciens, assor­tie d’une visée méta­lin­guis­tique acces­soire ? Et qu’adviendrait-il de la néga­tion si le verbe épon­ger n’était pas pour­vu de guille­mets dans ce pas­sage, si aucune force cita­tive ou méta­lin­guis­tique n’était ici acti­vée ? L’énoncé consis­te­rait-il sim­ple­ment à affir­mer que la locu­trice avait des dettes que son mari n’a pas épon­gées ? Serait-il alors dépour­vu de toute dimen­sion polyphonique ?

Plu­tôt que d’opposer deux sortes de néga­tions irré­duc­tibles, les approches poly­pho­nistes font l’hypothèse qu’il en existe au moins trois formes appa­ren­tées, res­pec­ti­ve­ment qua­li­fiées par Ducrot (1984) de néga­tion des­crip­tive, polé­mique et méta­lin­guis­tique.[4]En dehors du para­digme poly­pho­niste (Ducrot 1984, Nølke 1992, 1993), la néga­tion polé­mique n’est guère recon­nue (Attal 1992 : 117). La rai­son en est que celle-ci ne remet pas en cause le ren­ver­se­ment atten­du de la valeur de véri­té par la néga­tion, et ne pose donc pas les mêmes pro­blèmes appa­rents pour les pos­tu­lats logi­cistes. En outre, la diver­si­té des ter­mi­no­lo­gies n’a pas aidé à fixer les choses, Ducrot rem­pla­çant le méta­lin­guis­tique de 1972 par le polé­mique en 1973, avant que la tri­cho­to­mie méta­lin­guis­tique, polé­mique et des­crip­tif ne soit éta­blie en 1984 (Moes­chler 1992 … Conti­nue rea­ding Outre la néga­tion des­crip­tive consis­tant à asser­ter une simple pro­po­si­tion néga­tive, le mor­phème de néga­tion peut ser­vir, selon Ducrot, soit à réfu­ter une pro­po­si­tion posi­tive lorsque sa visée est polé­mique, soit à dis­qua­li­fier une expres­sion lorsqu’elle est méta­lin­guis­tique. Ces trois inter­pré­ta­tions sont sus­cep­tibles de s’articuler ou de s’exclure res­pec­ti­ve­ment selon les cas. Ain­si en (20), la néga­tion semble pou­voir être inter­pré­tée, soit comme pure­ment pro­po­si­tion­nelle et des­crip­tive si l’on ne tient pas compte de sa force illo­cu­toire de réponse et de réfu­ta­tion (et que l’on consacre les guille­mets à l’emploi méta­pho­rique du verbe épon­ger) ; soit comme pure­ment méta­lin­guis­tique dans le cas envi­sa­gé ini­tia­le­ment ; soit encore comme polé­mique si l’on consi­dère que la locu­trice réfute une affir­ma­tion selon laquelle son mari a payé ses dettes. Cette der­nière inter­pré­ta­tion est com­pa­tible avec les pré­cé­dentes, elle ne les exclut pas mais les intègre, en quelque sorte, s’enrichit de leurs effets res­pec­tifs ; elle fonc­tionne même comme une sorte de pivot d’articulation abo­lis­sant entre elles tout effet syl­lep­tique ou même poly­sé­mique. Rien n’interdit d’associer contex­tuel­le­ment une néga­tion polé­mique à quelque effet méta­lin­guis­tique ou des­crip­tif que ce soit, mais inver­se­ment rien ne contraint non plus à un tel enri­chis­se­ment. Tout comme la néga­tion des­crip­tive et la néga­tion méta­lin­guis­tique, la néga­tion polé­mique peut fonc­tion­ner iso­lé­ment, déta­chée notam­ment de toute visée méta­lin­guis­tique. Elle consiste alors sim­ple­ment à réfu­ter une pro­po­si­tion, sans faire écho à sa forme lin­guis­tique. Les guille­mets peuvent ain­si être effa­cés en (20), sans neu­tra­li­ser la visée polé­mique de la néga­tion. Dans le pas­sage sui­vant, issu cette fois d’un échange entre une mère et sa fille ado­les­cente (la fille sup­plie sa mère, qui refuse de lui don­ner l’autorisation paren­tale de sor­tir le soir jusqu’à 1h), aucun effet méta­lin­guis­tique ne per­met alors d’opposer entre elles les négations :

(21) — Vous [mes parent] me per­met­tez de ren­trer à 1h jeu­di, deuxiè­me­ment toi [ma mère] tu dors pas mais tu m’at­tends pas en bas, t’es cou­chée puis tu vas voir com­ment je vais rentrer.

— Marie-Ève à 1h c’est trop tard. Écoute-moi bien.

C’est pas trop tard maman. [Auto-enre­gis­tre­ment, 117’95]

Bien que tous deux dépour­vus d’effets méta­lin­guis­tiques, les pre­miers énon­cés néga­tifs, arti­cu­lés par mais, ne reçoivent pas la même inter­pré­ta­tion dans ce pas­sage (compte tenu des ins­truc­tions de mais). Le pre­mier (« tu dors pas ») per­met à la fille de concé­der à sa mère de ne pas dor­mir avant son retour ; on pour­rait le com­plé­ter par un d’accord, je veux bien, sans per­tur­ber ce qui s’y trouve com­mu­ni­qué. Le second énon­cé néga­tif en revanche (« tu m’attends pas en bas ») a pour objec­tif de contrer une exi­gence que la fille impute à sa mère de l’attendre en bas, plu­tôt que de mon­ter se cou­cher ; on pour­rait dès lors le com­plé­ter par en aucun cas, par exemple, ou pas d’accord, je veux pas, j’espère que non. Dans le pre­mier énon­cé, la néga­tion est des­crip­tive ; dans le second énon­cé, la néga­tion est polé­mique. Quant au der­nier énon­cé néga­tif de la fille (« C’est pas trop tard »), il n’a pas le sens pure­ment des­crip­tif qui serait le sien dans un contexte où il ser­vi­rait sim­ple­ment à affir­mer qu’il n’est pas trop tard, qu’on a encore le temps (Mul­ler 1992, Moes­chler 1992). L’énoncé en ques­tion met en jeu une néga­tion polé­mique consis­tant à réfu­ter le point de vue pré­cé­dem­ment expri­mé par la mère.

Iso­lées de leur contexte, les phrases néga­tives simples sont ambi­guës, mais cela ne signi­fie pas que le lan­gage ne dis­pose d’aucun mar­queur de néga­tion polé­mique. Dans le pas­sage sui­vant par exemple – qui fait suite au pré­cé­dent dans le même cor­pus – la néga­tion polé­mique est marquée :

(22) — Maman écoute-moi 1h là c’est une heure raisonnable.

Non mais moi je trouve pas que c’est rai­son­nable. [Auto-enre­gis­tre­ment, 117’95]

Les for­mules de réfu­ta­tion, les pro­phrases ou moda­li­sta­teurs comme non, n’importe quoi, c’est faux, c’est pas vrai, je crois pas (que…), je pense pas (que…), je trouve pas (que…), je pré­tends pas que…, je me demande (si…), je vois pas pour­quoi, on peut pas dire (que…), soi-disant (que…), c’est pas que…, c’est pas parce que… peuvent être assi­mi­lés à des mar­queurs de néga­tion polé­mique. La mon­tée de la néga­tion dans le moda­li­sa­teur impose alors le sens polémique.

Bon nombre d’approches récentes semblent aujourd’hui s’accorder sur le fait que la néga­tion polé­mique serait pre­mière par rap­port à la néga­tion tant des­crip­tive que méta­lin­guis­tique. Le mor­phème de néga­tion serait donc fon­da­men­ta­le­ment polé­mique, quitte à être affai­bli (ou neu­tra­li­sé) dans cer­taines condi­tions (Mul­ler 1991, Attal 1992, Moes­chler 1992). Les approches poly­pho­niques ont ouvert la voie et dur­cissent même leur posi­tion sur ce point. À la suite de Ducrot (1984), Nølke (1992) et la Sca­po­line (Nølke, Fløt­tum et Norén 2004) conçoivent la néga­tion des­crip­tive comme une sorte de ver­sion affai­blie, déri­vée délo­cu­ti­ve­ment d’une néga­tion polé­mique consis­tant à dis­qua­li­fier un point de vue. Or une telle hypo­thèse semble rela­ti­ve­ment coû­teuse, en ce qui concerne la notion de déri­va­tion délo­cu­tive, appli­quée jusqu’ici à des uni­tés lexi­cales comme un m’as-tu vu, par exemple, qui font allu­sion à une énon­cia­tion dont elles dérivent. Si en effet l’allusion (non seule­ment à une voix mais un point de vue) est bien au cœur du débat sur la néga­tion comme de toute forme de poly­pho­nie, faut-il pour le coup en éta­blir une entre néga­tion des­crip­tive et néga­tion polé­mique ? Ne déplace-t-on pas ain­si inuti­le­ment la ques­tion de l’allusion en ce qui concerne la néga­tion ? Ne s’agit-il pas ici sim­ple­ment de se deman­der si un énon­cé néga­tif peut être pure­ment des­crip­tif, c’est-à-dire tout à fait dépour­vu de dimen­sion polé­mique ? Si c’est bien le cas, si l’on consi­dère que l’assertion d’une pro­po­si­tion néga­tive est pos­sible, sans pour autant réfu­ter une quel­conque asser­tion de la pro­po­si­tion posi­tive cor­res­pon­dante, il semble plus avan­ta­geux de conce­voir la néga­tion des­crip­tive comme par­fai­te­ment auto­nome, dépour­vue de toute force polé­mique ou méta­lin­guis­tique. Ce que confirment par ailleurs cer­taines études de psy­cho­lin­guis­tique éta­blis­sant que la néga­tion des­crip­tive serait la seule à pou­voir être pro­duite et inter­pré­tée par cer­tains autistes, inaptes à la néga­tion polé­mique (ou méta­lin­guis­tique), car inca­pables de conce­voir un point de vue étran­ger au cadre d’un énon­cé don­né (Lar­ri­vée 2006).

A défaut donc de for­mu­ler une hypo­thèse selon laquelle la néga­tion des­crip­tive serait déri­vée, elle ne serait qu’une forme affai­blie de néga­tion polé­mique, ne reste-t-il dès lors que la rela­tion inverse, selon laquelle la néga­tion polé­mique serait au contraire issue d’une néga­tion fon­da­men­ta­le­ment des­crip­tive, le fruit d’un enri­chis­se­ment contex­tuel de cette der­nière ? Si c’était le cas, la néga­tion des­crip­tive serait à la base et donc en quelque sorte incluse, ou impli­quée, par toute néga­tion polé­mique. La réfu­ta­tion d’une pro­po­si­tion posi­tive serait issue et aurait donc sys­té­ma­ti­que­ment pour effet d’impliquer en retour, de pré­sup­po­ser en quelque sorte, (la véri­té de) la pro­po­si­tion néga­tive cor­res­pon­dante. Or une telle hypo­thèse fait fi non seule­ment de la néga­tion méta­lin­guis­tique – que l’on ne sait plus bien dès lors à nou­veau où pla­cer dans le modèle – mais elle se heurte sur­tout au fait que l’on peut réfu­ter un point de vue sans pour autant affir­mer ou même sous-entendre un point de vue contraire. Si rela­tion impli­ca­tive il y a, au sens logique pour le coup, elle s’établit plu­tôt en sens inverse, de l’assertion d’une pro­po­si­tion néga­tive à la réfu­ta­tion de la pro­po­si­tion posi­tive cor­res­pon­dante. On en conclu­ra donc pru­dem­ment – sui­vant en cela Lar­ri­vée (2006), Lar­ri­vée et per­rin (à paraître) – que la néga­tion des­crip­tive et la néga­tion polé­mique ne sont pas issues l’une de l’autre, mais que toutes deux sont issues, tout comme la néga­tion méta­lin­guis­tique d’ailleurs, d’une forme d’enrichissement contex­tuel de la néga­tion. Mais enri­chis­se­ment de quoi exac­te­ment ? Quel sché­ma séman­tique abs­trait pour­rait être asso­cié à l’ensemble des emplois pos­sibles de la néga­tion en contexte ? Une solu­tion serait de déta­cher le sché­ma poly­pho­nique de ce qui a trait en par­ti­cu­lier à la néga­tion tant méta­lin­guis­tique que polé­mique, afin d’inscrire ce sché­ma dans le sens même du mor­phème de néga­tion gram­ma­ti­cale. Plus faible sans doute que celle de Ducrot ou de la Sca­po­line, qui conçoivent la néga­tion comme fon­da­men­ta­le­ment polé­mique, une telle hypo­thèse repose néan­moins sur une concep­tion poly­pho­nique (que nous dirons faible) du sens lin­guis­tique de la négation.

La dis­tinc­tion entre néga­tion des­crip­tive et néga­tion polé­mique peut à mon sens être fon­dée sur ce qui oppose, à un niveau très géné­ral, poly­pho­nie interne et poly­pho­nie externe. En tant que forme poly­pho­nique interne, la néga­tion des­crip­tive consiste sim­ple­ment à ne pas satu­rer contex­tuel­le­ment la variable asso­ciée à un point de vue posi­tif que rejette la néga­tion, c’est-à-dire à ne la satu­rer que sous la forme d’une valeur actan­cielle (vs énon­cia­tive), dans le cadre d’un énon­cé consis­tant à affir­mer une pro­po­si­tion néga­tive. La dimen­sion poly­pho­nique de la néga­tion des­crip­tive se réduit ain­si à la simple mise en cause, par le locu­teur, d’un point de vue posi­tif, mise en cause dont résulte alors contex­tuel­le­ment l’assertion d’une pro­po­si­tion néga­tive. Quant à la néga­tion polé­mique, en tant que forme poly­pho­nique externe, elle tient à une forme de réfu­ta­tion asso­ciée à la refor­mu­la­tion d’un point de vue étran­ger à l’énonciation effec­tive, point de vue sus­cep­tible d’être asso­cié à ce qui a été dit pré­cé­dem­ment ou même à une simple opi­nion sup­po­sée de l’interlocuteur ou d’un tiers. Dans un contexte où le point de vue posi­tif ne refor­mule rien, ne fait nul­le­ment écho à un point de vue étran­ger à l’énonciation effec­tive, la néga­tion est des­crip­tive et ne déclenche que cer­taines impli­ca­tions asso­ciant le rejet de ce point de vue par le locu­teur à la prise en charge d’un point de vue contraire, plu­tôt qu’à un acte de réfu­ta­tion. Mais dans un contexte où le point de vue posi­tif refor­mule un point de vue étran­ger à l’énonciation effec­tive, la néga­tion peut dès lors être inter­pré­tée comme polé­mique et ses impli­ca­tions sont donc com­pa­tibles avec l’acte de réfu­ta­tion qui s’y rapporte.

Ain­si défi­nie, plu­tôt que de consis­ter sim­ple­ment à dis­qua­li­fier un point de vue posi­tif, la néga­tion polé­mique relève d’une forme de dis­cours rap­por­té indi­rect et bien enten­du impli­cite, dépour­vu de verbe intro­duc­teur et d’attribution du conte­nu rap­por­té à une source. Tout comme les verbes de parole ou d’opinion en tête de phrase com­plé­tive, la néga­tion polé­mique crée un contexte oblique ou opaque où les expres­sions expriment un point de vue que le locu­teur refor­mule (pour le réfu­ter en l’occurrence). Ce serait le cas par exemple si l’on sup­pri­mait les guille­mets du verbe épon­ger en (20). Dans ces condi­tions, l’expression ne serait plus citée, elle ne serait plus maté­riel­le­ment en cause, mais elle ne serait pas pour autant dépour­vue d’effets échoïques. La néga­tion consis­te­rait alors à réfu­ter, c’est-à-dire à refor­mu­ler, à rap­por­ter un point de vue. Dans l’exemple ci-des­sous, tiré d’une inter­view de Jacques Mes­rine, la pre­mière néga­tion (en ni… ni) est polé­mique ; le locu­teur refor­mule un point de vue qu’il réfute, selon lequel il serait pour cer­tains un jus­ti­cier et un héros. Les expres­sions jus­ti­cier et héros sont opaques, car elles font écho à un point de vue posi­tif impu­té à une ins­tance col­lec­tive que le locu­teur réfute[5]Je n’entre pas ici en matière sur les autres néga­tions de ce pas­sage, res­pec­ti­ve­ment des­crip­tive et ensuite à nou­veau polé­mique. :

(23) Je ne suis ni un jus­ti­cier ni un héros. Je suis un homme d’action qui n’est pas trop con, et qui fait des actions que tout le monde ne ferait peut-être pas. [Mes­rine, Libé­ra­tion, 3.01.79]

Quant à la dis­tinc­tion entre néga­tion polé­mique et méta­lin­guis­tique, elle tient sim­ple­ment au fait que la seconde ne récuse pas un point de vue, mais une voix. La néga­tion méta­lin­guis­tique est une forme poly­pho­nique externe impli­quant une cita­tion directe de l’énonciation d’une expres­sion asso­ciée à une voix qu’elle dis­qua­li­fie, plu­tôt que la refor­mu­la­tion d’un point de vue posi­tif qu’elle réfute. Deux cas peuvent alors se pré­sen­ter. Dans le cadre d’un énon­cé du type Paul n’est pas gen­til, il est ado­rable – pour reprendre un exemple emblé­ma­tique de néga­tion méta­lin­guis­tique – le mot gen­til ne refor­mule pas un point de vue réfu­té selon lequel Paul serait gen­til. Le mot gen­til pro­duit alors sim­ple­ment un effet cita­tif por­tant sur l’une ou l’autre de ses énon­cia­tions préa­lables ou vir­tuelles, que l’énoncé néga­tif dis­qua­li­fie comme trop faible. En (18) et (19) et dans une cer­taine lec­ture de (20), la visée méta­lin­guis­tique de la néga­tion sus­pend les impli­ca­tions asso­ciées à la réfu­ta­tion d’un point de vue posi­tif réfu­té. La néga­tion ne fait alors que dis­qua­li­fier l’usage de telle ou telle expres­sion citée dans sa por­tée, en l’occurrence l’adjectif gen­til, le sub­stan­tif pelote, ou le verbe épon­ger. Mais il advient alors aus­si fré­quem­ment que la voix ain­si reje­tée ne soit pas déta­chée du point de vue qu’elle exprime, que même elle ne soit reje­tée que dans la mesure où elle l’exprime. Dans ce cas la néga­tion méta­lin­guis­tique est aus­si polé­mique, car elle fait écho à un dis­cours objet qu’elle repro­duit et rejette d’un seul trait, à la fois dans sa forme et dans son contenu.

Cou­plée trans­ver­sa­le­ment à l’opposition entre voix et point de vue, l’opposition entre poly­pho­nie interne et poly­pho­nie externe per­met ain­si de sim­pli­fier les ins­truc­tions asso­ciées au mor­phème de néga­tion gram­ma­ti­cale, qui ne varient pas fon­da­men­ta­le­ment lorsque la visée de la néga­tion est des­crip­tive, polé­mique ou méta­lin­guis­tique. Une telle ana­lyse repose sur une concep­tion poly­pho­nique affai­blie, selon laquelle le mor­phème de néga­tion consis­te­rait à dis­qua­li­fier un quel­conque élé­ment assi­mi­lé à une variable des­ti­née à être satu­rée en contexte. Les dis­tinc­tions per­ti­nentes entre dif­fé­rentes sortes de néga­tions ne tiennent pas tant alors au mor­phème de néga­tion en soi qu’à l’identité de ce que la phrase néga­tive dis­qua­li­fie. Le mor­phème de néga­tion gram­ma­ti­cale ne marque pas en lui-même la dis­tinc­tion entre néga­tion des­crip­tive, polé­mique et métalinguistique.

 

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Notes

Notes
1 Ce sens de ouf semble sur­tout attes­té aujourd’hui à l’oral, mais Le Robert signale un sens vieilli de ouf comme inter­jec­tion expri­mant « la dou­leur sou­daine, l’étouffement », qui sub­siste dans des expres­sions figées délo­cu­tives comme ne pas avoir le temps de dire ouf, sans faire ouf.
2 Les exemples oraux ana­ly­sés dans cette étude sont tirés d’un cor­pus d’interviews et d’auto-enregistrements dans des familles mont­réa­laises (Vincent, Lafo­rest & Mar­tel 1995).
3 Voir à ce sujet les réfé­rences don­nées par Lar­ri­vée (2001 : 91), et par Horn (1989, 2001), qui concernent notam­ment l’ambiguïté du mor­phème de néga­tion, la nature séman­tique ou prag­ma­tique de la pré­sup­po­si­tion d’existence asso­ciée à la néga­tion pro­po­si­tion­nelle, les pro­prié­tés défi­ni­toires de la néga­tion méta­lin­guis­tique. Or ces pro­prié­tés sont rare­ment dis­tin­guées mor­pho­lo­gi­que­ment à tra­vers les langues. Cer­taines ont bien des mar­queurs poly­pho­niques : le no du cata­lan, le mica de l’i­ta­lien, le double não du por­tu­gais bré­si­lien (Schwen­ter 2005), qui incluent les expres­sions spé­cia­li­sées dans le rejet – comme le fran­çais Non, Mon oeil!, Tu parles ! (Mul­ler 1992 : 30) – mais ces mar­queurs ne sont pas exclu­si­ve­ment consa­crés aux emplois méta­lin­guis­tiques (nous allons y reve­nir). Si la néga­tion méta­lin­guis­tique semble bien repo­ser sur cer­taines construc­tions en fran­çais et en anglais – comme non pas X mais Y (Mignon 2006, McCaw­ley 1991, Mul­ler 1991, Gross 1977) – aucune des deux langues n’a de néga­tion gram­ma­ti­cale spé­ci­fi­que­ment méta­lin­guis­tique (Moes­chler 1992 : 11, Cars­ton 1998 : 324). Le mor­phème de néga­tion est géné­ra­le­ment ambi­gu, mais cette ambi­guï­té concerne-t-elle la forme logique des phrases néga­tives ? L’o­pé­ra­teur de néga­tion doit-il pou­voir poten­tiel­le­ment figu­rer, comme chez Rus­sell, à dif­fé­rents endroits de la forme logique d’une phrase ? Ou cette ambi­guï­té ne concerne-t-elle que le plan prag­ma­tique ? Ne s’agit-il que d’une infor­ma­tion secon­daire dont on devrait pou­voir se défaire assez faci­le­ment (Moes­chler 1992), comme semble l’indiquer le carac­tère intui­ti­ve­ment sin­gu­lier d’un emploi qu’At­tal (1990) va jus­qu’à qua­li­fier d’anor­mal. En sup­po­sant, contre le scep­ti­cisme de Geurts (1998) et Davies (2003), que la néga­tion méta­lin­guis­tique relève d’un ensemble d’emplois cohé­rent, les limites de l’en­semble sont dif­fi­ciles à défi­nir, comme le montrent les désac­cords entre auteurs. Ce n’est qu’a­vec Horn (1989) et son article de 1985 que sont docu­men­tés à la fois une série de cas de figure méta­lin­guis­tiques et un ensemble de com­por­te­ments qui seraient com­muns à ces emplois. La dif­fi­cul­té à réunir des exemples de néga­tion méta­lin­guis­tique est réelle, par­tie parce qu’elle consti­tue une action dis­cur­sive défa­vo­ri­sée, par­tie parce qu’elle semble appar­te­nir à un oral non pré­pa­ré don­nant des résul­tats sales. Quoi qu’il en soit, mal­gré l’abondance de tra­vaux, ces ques­tions ne sont pas closes, loin s’en faut. Un résu­mé est fait par Cars­ton (1998) des pro­prié­tés de la néga­tion méta­lin­guis­tique, qui se rap­portent selon elle à la force cita­tive ou échoïque de telle ou telle expres­sion qu’elle a dans sa por­tée. Ce n’est pas la néga­tion en soi qui est méta­lin­guis­tique pour elle, c’est le fait qu’elle s’articule à une méta­re­pré­sen­ta­tion échoïque, dont l’objectif n’est pas de décrire, de repré­sen­ter concep­tuel­le­ment ce à quoi elle réfère, mais de faire écho à une énon­cia­tion que l’énoncé néga­tif rejette ou récuse (Lar­ri­vée et Per­rin, à paraître).
4 En dehors du para­digme poly­pho­niste (Ducrot 1984, Nølke 1992, 1993), la néga­tion polé­mique n’est guère recon­nue (Attal 1992 : 117). La rai­son en est que celle-ci ne remet pas en cause le ren­ver­se­ment atten­du de la valeur de véri­té par la néga­tion, et ne pose donc pas les mêmes pro­blèmes appa­rents pour les pos­tu­lats logi­cistes. En outre, la diver­si­té des ter­mi­no­lo­gies n’a pas aidé à fixer les choses, Ducrot rem­pla­çant le méta­lin­guis­tique de 1972 par le polé­mique en 1973, avant que la tri­cho­to­mie méta­lin­guis­tique, polé­mique et des­crip­tif ne soit éta­blie en 1984 (Moes­chler 1992 : 15, note 7). Les fluc­tua­tions ter­mi­no­lo­giques ne sont pas propres au domaine fran­çais d’ailleurs. La néga­tion contras­tive de Ver­kuyl (1993 : 7, 163–166) com­prend ain­si le méta­lin­guis­tique et le polé­mique, alors que la même éti­quette ne concerne que le méta­lin­guis­tique chez Seu­ren (1988 : 191).
5 Je n’entre pas ici en matière sur les autres néga­tions de ce pas­sage, res­pec­ti­ve­ment des­crip­tive et ensuite à nou­veau polémique.