Laurent Per­rin,
Sor­bonne uni­ver­si­té, EA 4509 STIH (Sens Textes Infor­ma­tique His­toire)

Pra­tiques, lin­guis­tique, lit­té­ra­ture, didac­tique 199–200 | 2023, Dis­cours ani­maux, dis­cours sur les animaux.


Pré­am­bule

Je parle ici au nom de tous les êtres dotés d’une forme d’esprit, d’une apti­tude à men­ta­li­ser leurs états internes et les états de choses de leur envi­ron­ne­ment, à qui nous pour­rions être ten­tés de don­ner la parole. L’ambition de cette étude est de sai­sir les grandes lignes de ce qui déter­mine les rap­ports du lan­gage humain à l’esprit (et inver­se­ment), en vue d’appréhender en pre­mier lieu ce que l’on par­tage, mais ce qui consti­tue aus­si notre irré­duc­tible sin­gu­la­ri­té, par rap­port à celle des autres ani­maux qui nous entourent.

Il s’agit d’une réflexion phi­lo­so­phique assez per­son­nelle et enga­gée, d’orientation réso­lu­ment maté­ria­liste, empi­riste et prag­ma­tiste, mais qui se veut suf­fi­sam­ment infor­mée de neu­ros­ciences, de sémio­tique et de lin­guis­tique, pour faire un peu le tour des prin­ci­paux enjeux plu­ri­dis­ci­pli­naires asso­ciés aux opé­ra­tions de l’esprit et de la rai­son, dont pro­cèdent non seule­ment nos pen­sées, mais le lan­gage et la communication.

1. Du sous-sol aux Étages de la conscience

La sen­si­bi­li­té, la conscience, la pen­sée, la rai­son même de nos esprits se recoupent et s’articulent sans se confondre. Si l’on récuse le dua­lisme car­té­sien des sub­stances, l’appréhension de ce qui s’y rap­porte ne peut être que maté­ria­liste (Tort, 2016), au sens de ce qui pro­cède d’une maté­ria­li­té bio­lo­gique, neu­ro­phy­sio­lo­gique, psy­cho­lo­gique, cog­ni­tive, ou encore sémio­lin­guis­tique en l’occurrence, selon les niveaux d’analyse ou angles de vue considérés.

Bien que les opé­ra­tions de l’esprit ne soient pas inté­gra­le­ment acces­sibles à l’introspection consciente, cette der­nière nous éclaire pour­tant sur les états de choses de notre envi­ron­ne­ment, et plus confu­sé­ment sur nos sen­sa­tions et émo­tions. Bien des approches de l’esprit, y com­pris récentes, ont d’ailleurs iden­ti­fié ce der­nier à la conscience et réci­pro­que­ment. Or il semble désor­mais avé­ré que si la conscience est bien dans l’esprit de nom­breuses espèces ani­males, elle n’y est par­ve­nue qu’à retar­de­ment par leur évo­lu­tion phy­lo­gé­né­tique d’abord (on peut admettre par exemple que cer­tains insectes ou crus­ta­cés puissent être ani­més d’une forme d’esprit, sans leur prê­ter pour autant la facul­té d’appréhender men­ta­le­ment ce qui leur arrive si on les écrase ou les ébouillante), mais aus­si par l’ontogenèse des orga­nismes qui en tirent pro­fit (la conscience s’acquiert par nos condi­tion­ne­ments), tout comme au plan de sa mise en œuvre opé­ra­tion­nelle, pour les esprits qui en sont pourvus.

Indé­pen­dam­ment de la conscience et de la rai­son, l’esprit se déploie dans le cer­veau de nom­breux ver­té­brés (et dans d’autres sys­tèmes ner­veux ani­maux par­fois très dif­fé­rents, comme celui des pieuvres ou des cal­mars, dont les per­for­mances sont com­pa­rables aux nôtres à cer­tains égards), pour se mobi­li­ser plus ou moins acti­ve­ment selon les espèces et leurs besoins, des pro­fon­deurs ins­tinc­tives aux étages supé­rieurs de la réflexion consciente et de la pen­sée, lorsque cela est pos­sible. Les tâches de l’esprit sont nom­breuses, tout comme les défi­ni­tions sus­cep­tibles d’en rendre compte. La réflexion que nous allons enga­ger dans cette étude les implique toutes à sa manière ; les opé­ra­tions men­tales dont il va être ici ques­tion concernent de près ou de loin l’ensemble des approches maté­ria­listes de l’esprit.

 

1.1. Le rez-de-chaus­sée sen­so­riel de l’esprit

Quel que soit son degré d’élaboration d’une espèce à l’autre, l’esprit s’est déve­lop­pé ini­tia­le­ment comme une apti­tude des espèces ani­males à ajus­ter leurs com­por­te­ments aux cir­cons­tances de leur envi­ron­ne­ment. Avant l’esprit (ou à son sous-sol pour les orga­nismes qui en sont pour­vus), la régu­la­tion des besoins de l’animal reste pure­ment auto­nome (ou végé­ta­tive). Cer­tains vers et mol­lusques, méduses, éponges ou ané­mones de mer, inter­agissent peut-être avec leur envi­ron­ne­ment sans esprit, tout comme le rythme car­diaque et la res­pi­ra­tion régulent les équi­libres homéo­sta­tiques de nos orga­nismes. L’esprit en revanche répond à des impé­ra­tifs sen­so­riels et réac­tifs plus immé­diats. Sa fonc­tion pri­mor­diale est de tra­duire les sti­mu­li de nos envi­ron­ne­ments en sen­sa­tions asso­ciées aux chan­ge­ments d’états internes qu’ils infligent à nos orga­nismes, dont pro­cèdent les réac­tions motrices de l’animal. Pour ce faire, l’esprit s’appuie sur deux sortes d’informations sen­so­rielles, res­pec­ti­ve­ment internes à l’organisme d’une part, inté­ro­cep­tives et pro­prio­cep­tives, tour­née vers le soi (selon Edel­man, 2004 ; Dama­sio, 2012 [2010]), et externes à l’organisme d’autre part, c’est-àdire exté­ro­cep­tives, tour­nées vers l’environnement (le non-soi selon Edel­man). Cette arti­cu­la­tion fon­da­trice de l’esprit s’enracine au plus pro­fond de nos cer­veaux incons­cients, pour se déployer ensuite à dif­fé­rents niveaux super­po­sés, jusqu’aux étages supé­rieurs de la conscience et de la réflexion dans le néo­cor­tex humain.

Pour un esprit conscient et rai­son­neur comme le nôtre, ouvert à l’objectivation et à la connais­sance, il est peut-être avi­sé de com­men­cer par exa­mi­ner ce qui a trait au non-soi par les sti­mu­li de l’environnement, qui signalent au mini­mum à l’esprit l’existence de quelque chose plu­tôt que rien, selon dif­fé­rents modes de per­cep­tion sen­so­rielle comme la vue, l’ouïe, le tou­cher, le goût, l’odorat, mais aus­si par la sen­si­bi­li­té au chaud et au froid, à l’intensité lumi­neuse, à l’humidité, à la pres­sion atmo­sphé­rique ou hydro­sta­tique, sans oublier cer­taines voies sen­so­rielles comme l’écholocation (chez les chauves-sou­ris et les céta­cés), cer­tains modes de per­cep­tion vibra­toire (des arai­gnées par leurs toiles, ou des élé­phants par leurs pieds), et jusqu’à la per­cep­tion du champ magné­tique ter­restre (par les ham­sters, les pigeons, les sau­mons peut-être). La liste des moda­li­tés sen­so­rielles et motrices déve­lop­pées par les orga­nismes vivants pour per­ce­voir et réagir à leur envi­ron­ne­ment est loin d’être close et com­plè­te­ment cla­ri­fiée, en ce qui concerne notam­ment leurs contri­bu­tions res­pec­tives aux infor­ma­tions du soi et du non-soi.[1]Car les dif­fé­rents sys­tèmes de trans­mis­sion des infor­ma­tions du soi et du non-soi ne sont pas de même nature, et n’ont pas évo­lué de la même façon d’une espèce à l’autre. Nos dif­fé­rents sens d’abord ne jouent pas le même rôle à cet effet selon les espèces. Ain­si dans le cer­veau humain, les infor­ma­tions visuelles et audi­tives accèdent plus direc­te­ment aux aires cor­ti­cales consa­crées à l’objectivation des choses conscientes, alors que le goût et l’odorat, moins per­méables à la conscience, suivent les che­mins plus dif­fus de l’intéroception (Per­rin, 2016, p. … Conti­nue rea­ding

Mais c’est l’ordre de pré­cé­dence des choses du monde par rap­port à soi qui est biai­sé en l’occurrence, en ce qui concerne les esprits incons­cients, car l’objectivation est une apti­tude réser­vée à la conscience et à la connais­sance. La tâche essen­tielle de l’esprit incons­cient n’est pas de conce­voir ou même de recon­naître l’existence externe de quelque chose ; seule­ment d’optimiser les réponses de l’organisme aux sti­mu­li qui en sont issus. A cet effet, la conscience n’est d’aucune uti­li­té pour nombre d’espèces ani­males. Seules comptent d’abord les apti­tudes de l’esprit à cap­ter les chan­ge­ments d’états internes que les sti­mu­li de l’environnement font sen­tir à l’organisme, et à réagir en consé­quence. Les choses et évé­ne­ments n’existent alors pour l’esprit que par les effets inté­ro­cep­tifs qui sur­viennent en cas­cade à l’intérieur du corps et du cer­veau au moindre sti­mu­lus remar­quable, les bom­bar­de­ments hor­mo­naux dont pro­cèdent nos humeurs, les chan­ge­ments de rythme car­diaque et autres sen­sa­tions vis­cé­rales, la fièvre, les fris­sons, la chair de poule (ou le poil héris­sé), le rouge qui monte aux joues (ou à la gorge des din­dons), que l’esprit tra­duit en émo­tions. Avant la conscience (ou au-des­sous d’elle pour les esprits conscients), c’est le règne des affects et des réponses ins­tinc­tives de l’animal, jusqu’à la sen­sa­tion d’émotions comme la joie, le plai­sir, la colère, la peur, le dégoût, la tris­tesse (sans oublier la dou­leur et la souf­france, qui sont peut-être les pre­mières et les pires formes de sen­sa­tions émo­tion­nelles, assor­ties d’une com­po­sante d’alarme sen­so­rielle caractérisée).

Indé­pen­dam­ment des expé­riences conscientes que mobi­lisent nos sen­sa­tions et émo­tions, cer­taines capa­ci­tés d’adaptation sen­so­rielle des orga­nismes à leur envi­ron­ne­ment témoignent peut-être d’un pre­mier stade d’évolution d’une forme d’esprit incons­cient (ou pré­cons­cient) dans le cer­veau de l’animal. Sans for­cé­ment par­ler déjà d’appren­tis­sage, de mémoire ou même d’ acqui­si­tion à ce stade, le condi­tion­ne­ment pav­lo­vien (dit clas­sique) révèle notam­ment diverses apti­tudes adap­ta­tives élé­men­taires de l’esprit incons­cient, appa­rues pro­ba­ble­ment très tôt dans l’évolution pour opti­mi­ser les chances de sur­vie de l’animal.

 

1.2. Le pre­mier étage de la conscience empirique

Quant à la conscience, qui repré­sente un accrois­se­ment de l’esprit, elle se rap­porte à la facul­té de se figu­rer men­ta­le­ment l’environnement par la recon­nais­sance des choses du monde et évé­ne­ments qui comptent pour l’animal. A par­tir d’un cer­tain degré de com­plexi­té, l’esprit apprend à iden­ti­fier ce qui consti­tue la source des sti­mu­li qu’il per­çoit, afin d’y ajus­ter ses réponses com­por­te­men­tales en incar­nant ses affects et émo­tions à cet égard. Il s’agit dès lors pour l’esprit de com­men­cer à recon­naître ce qui se pré­sente à lui dans l’instant par les sti­mu­li de l’environnement. Les impé­ra­tifs loco­mo­teurs dont pro­cèdent la fuite ou la pré­da­tion, la recherche de nour­ri­ture, tout comme les besoins de la repro­duc­tion (de l’accouplement aux soins paren­taux et au sevrage de la pro­gé­ni­ture), ont joué sans doute un rôle déter­mi­nant à cet effet – par­de­là ce qui concerne ini­tia­le­ment l’émergence de l’esprit dans le sys­tème ner­veux ani­mal – sur le déve­lop­pe­ment de la conscience qui s’y rapporte.

L’image de l’escalier accé­dant aux étages de la conscience rend compte du déve­lop­pe­ment gra­duel dont elle pro­cède. A mesure qu’il gra­vit les marches accé­dant au pre­mier étage monu­men­tal de la conscience, l’esprit s’éclaire sur les cir­cons­tances de l’environnement dont pro­viennent les sen­sa­tions de l’animal, qui n’agit plus dès lors exclu­si­ve­ment en fonc­tion de ses chan­ge­ments d’états internes, mais en fonc­tion des appré­cia­tions caté­go­rielles qu’il par­vient à se for­mer de la scène où il évo­lue, plus ou moins enri­chies émo­tion­nel­le­ment selon ses apti­tudes. Par rap­port à l’esprit incons­cient, la dif­fé­rence est spec­ta­cu­laire, car l’animal évo­lue désor­mais dans un monde qu’il se construit men­ta­le­ment à la mesure de ses besoins, peu­plé de congé­nères ou d’adversaires avec qui s’allier ou s’affronter, de pré­da­teurs ou de proies qu’il s’agit de fuir ou de tra­quer, de pro­fon­deurs océanes, de ciels, de nuages, de mon­tagnes, d’arbres et de forêts où se réfu­gier, de rivières où pêcher ou se désaltérer.

La notion d’« Umwelt » au sens de Jakob von Uexküll (1965 [1934]) – de Monde propre rela­tif aux moda­li­tés sen­so­rielles des dif­fé­rents orga­nismes consi­dé­rés – ne se conçoit que pour les esprits ayant com­men­cé à gra­vir les pre­mières marches de la conscience. Il s’en faut de beau­coup selon moi pour que la tique, l’oursin ou l’amibe évo­qués à ce sujet par J. von Uexküll, si tant est qu’ils dis­posent tout bon­ne­ment d’une forme d’esprit, ne soient en mesure de se construire un Monde, une quel­conque forme d’appréciation caté­go­rielle de leur envi­ron­ne­ment, fût-elle élé­men­taire. Le Monde propre des tiques et des our­sins n’est qu’une pure pro­jec­tion anthropomorphique.

Telle que la conçoit notam­ment Gerald M. Edel­man (2004, p. 73 sq), la conscience se super­pose donc et s’appuie sur le rez-de-chaus­sée de l’esprit, par diverses connexions neu­ro­lo­giques for­mant une « boucle réen­trante » de trans­mis­sion synap­tique de l’information, entre les moda­li­tés sen­so­rielles et motrices de l’esprit incons­cient et l’apparition d’une pre­mière forme de mémoire, la mémoire « de valeur-caté­go­rie ». Appa­rue très tôt selon lui dans le cer­veau notam­ment des oiseaux et des mam­mi­fères, cette apti­tude n’autorise pas encore de véri­table remé­mo­ra­tion expli­cite et consciente du pas­sé ; seule­ment la construc­tion d’une forme de « pré­sent remé­mo­ré » pré­cise-t-il, dont l’esprit fait l’expérience ici-et-main­te­nant, mais à par­tir de ses expé­riences pas­sées. « Cette liai­son réen­trante, repré­sente le déve­lop­pe­ment évo­lu­tif essen­tiel, [écrit à ce sujet Edel­man (id., p. 74),] qui se tra­duit par la conscience pri­maire, […] celle d’une scène faite de réponses à des objets et à des évé­ne­ments » (Je souligne).

Les appré­cia­tions caté­go­rielles que mobi­lise ce pre­mier niveau de conscience, que nous appel­le­rons désor­mais empi­rique, per­mettent ain­si à l’esprit d’associer ce qu’il res­sent à des figu­ra­tions men­tales pré­cons­truites et condi­tion­nées.[2]Cer­tains parlent à ce sujet de conscience « phé­no­mé­nale ». La notion de conscience empi­rique aura pour nous l’avantage de mar­quer ce qui a trait à l’expé­rience qui s’y rap­porte, issue de nos impres­sions sen­so­rielles. On a tous fait l’expérience de la recon­nais­sance ins­tan­ta­née de ce que l’on croit avoir vu ou enten­du dans l’instant, qui repose en fait sur une construc­tion men­tale pré­con­çue par l’esprit, mobi­li­sable par quelques sti­mu­li très épars et dis­con­ti­nus de notre per­cep­tion. Par com­pa­rai­son au condi­tion­ne­ment pav­lo­vien clas­sique de l’esprit incons­cient, la conscience empi­rique pro­cède d’une forme de condi­tion­ne­ment plus éla­bo­ré et modu­lable (par traces mné­siques impli­quant l’hippocampe). Le condi­tion­ne­ment pav­lo­vien clas­sique attes­te­rait ain­si de l’activité d’une forme d’esprit incons­cient dans le cer­veau de l’animal, tan­dis que le « condi­tion­ne­ment par trace », plus instable et adap­ta­tif, serait l’indice d’une pre­mière forme de conscience, que l’esprit humain par­tage avec l’ensemble des ani­maux évolués.

 

1.3. L’étage supé­rieur de la conscience raisonnée

Mais ce qui carac­té­rise l’esprit humain tient sur­tout à une autre apti­tude men­tale, qui lui per­met de se déta­cher de l’expérience empi­rique des choses vécues, afin de se repré­sen­ter le monde objec­ti­ve­ment. G. M. Edel­man rend compte de cette facul­té par le déve­lop­pe­ment gra­duel d’une seconde forme de conscience, « d’ordre supé­rieur » pré­cise-t-il, qui s’est déve­lop­pée ulté­rieu­re­ment dans le cer­veau humain pour le déli­vrer des contin­gences de ce qu’il per­çoit et res­sent dans l’ici-et-main­te­nant, au pro­fit de ce qu’il conçoit men­ta­le­ment comme déta­ché de soi. Cette apti­tude cor­res­pond à pro­pre­ment par­ler à la pen­sée, qui per­met à l’esprit de conce­voir non seule­ment le pré­sent, mais le pas­sé et l’avenir, le vrai et le faux, le pos­sible et l’impossible, l’hypothétique et le fic­tif, jusqu’au para­doxal et à l’absurde. On touche ici à ce qui concerne la rai­son, la ratio­na­li­té de l’esprit (que par­tagent sans doute nos cou­sins anthro­poïdes dans une cer­taine mesure, ain­si que les céta­cés, les ants peut-être).[3]Sur ce qui a trait aux apti­tudes rai­son­nées de nos proches cou­sins les grands singes,je ren­voie aux obser­va­tions de Frans De Waal (2016), qui ont par ailleurs ins­pi­ré nombre de consi­dé­ra­tions for­mu­lées dans cette étude.

Asso­ciée à « de nou­velles voies et de nou­veaux cir­cuits réen­trants », la conscience d’ordre supé­rieur, telle que la com­prend G. M. Edel­man (ibid., p. 124 sq), relie désor­mais la mémoire de valeur-caté­go­rie, non plus aux régions sen­so­ri­mo­trices et émo­tives, mais à cer­taines régions du néo­cor­tex impli­quant les aires dites « de Bro­ca » et « de Wer­nicke », dont pro­cède notre com­pé­tence lin­guis­tique. G. M. Edel­man iden­ti­fie la conscience supé­rieure humaine à nos apti­tudes sym­bo­liques et au lan­gage arti­cu­lé, sur les­quelles se fonde notre capa­ci­té à conce­voir les choses et évé­ne­ments aux­quels on se réfère men­ta­le­ment, si besoin même en leur absence, en mobi­li­sant à cet effet un savoir ency­clo­pé­dique et une nou­velle forme de mémoire, dite par­fois « expli­cite » ou « décla­ra­tive ». C’est la mani­pu­la­tion de sym­boles, l’élaboration des repré­sen­ta­tions qui s’y rap­portent, qui per­met à l’esprit de se déta­cher gra­duel­le­ment des sen­sa­tions et émo­tions asso­ciées à l’expérience des choses vécues sub­jec­ti­ve­ment, pour les revi­si­ter de l’extérieur en quelque sorte, afin d’en prendre conscience et de rai­son­ner objec­ti­ve­ment à leur sujet.[4]Je ren­voie sur cette ques­tion à Sta­nis­las Dehaene (2014, p. 149 sq), en ce qui concerne en par­ti­cu­lier l’organisation men­tale de nos rai­son­ne­ments par sa « mémoire de tra­vail », l’espace de tra­vail glo­bal qui s’y rap­porte, que mobi­lisent notam­ment nos apti­tudes mathé­ma­tiques ou logiques, et plus lar­ge­ment tout ce qui a trait à la rai­son de notre conscience supé­rieure, par nos apti­tudes sym­bo­liques et notre com­pé­tence lin­guis­tique. L’opposition entre concept et caté­go­rie per­met de rendre compte assez pré­ci­sé­ment de ce qui carac­té­rise les pro­prié­tés cog­ni­tives asso­ciée aux repré­sen­ta­tions concep­tuelles de notre conscience rai­son­née, par rap­port aux pro­prié­tés caté­go­rielles asso­ciées aux appré­cia­tions de notre conscience empi­rique.

Bien que tou­jours gra­duelle, l’accession à ce second étage de la conscience ne repose plus désor­mais sur un simple enri­chis­se­ment opé­ra­tion­nel. Contrai­re­ment à ce qui accroît l’esprit par la conscience empi­rique, tout se passe ensuite comme si la rai­son ne pou­vait que sous­traire (mais pro­duc­ti­ve­ment s’entend) cer­taines infor­ma­tions à cette der­nière. Plu­tôt qu’à un accrois­se­ment, l’accession opé­ra­tion­nelle de l’esprit à la rai­son s’apparente dès lors à une recon­fi­gu­ra­tion par­tielle des mêmes élé­ments à d’autres fins. L’opération consiste essen­tiel­le­ment à extraire les infor­ma­tions que sera en mesure de trai­ter notre conscience rai­son­née, à les exfil­trer de notre conscience empi­rique en quelque sorte, en igno­rant à cet effet les valeurs sub­jec­tives asso­ciées aux caté­go­ries qui s’y rap­portent. « Il ne faut jamais oublier », nous rap­pelle à ce sujet G. M. Edel­man (ibid., p. 79), « que la conscience pri­maire est l’état fon­da­men­tal : sans elle, pas de conscience d’ordre supérieur. »

On com­prend ain­si que les valeurs asso­ciées à nos repré­sen­ta­tions conscientes se situent en quelque sorte à l’arrière-plan de ce que l’on conçoit ration­nel­le­ment par notre conscience supé­rieure, hors de por­tée de cette der­nière et des opé­ra­tions qui s’y rap­portent. C’est toutes faites et éva­luées qua­li­ta­ti­ve­ment par les pro­prié­tés sen­so­ri­mo­trices de nos orga­nismes, que ces repré­sen­ta­tions par­viennent à la rai­son des sujets pen­sants que nous sommes deve­nus. Bien avant que nous ne soyons en mesure d’en peser le pour et le contre en vue d’objectiver les rai­sons de nos pré­fé­rences ou de nos aver­sions, et de faire jouer à cet effet le soi-disant libre arbitre dont on dis­pose, c’est l’expérience des choses vécues par l’esprit qui déter­mine à mon sens la valeur de ce dont on parle et auquel on pense.[5]En ce qui concerne la très épi­neuse ques­tion de ce que repré­sente pour l’esprit lepar­tage et l’articulation des valeurs et des caté­go­ries, que pose notam­ment Edel­man, je ren­voie aux réflexions phi­lo­so­phiques d’Hilary Put­nam (1993 [1992], p. 80) sur les « des­crip­tions de fait » et les « juge­ments de valeur », qui se concluent en ces termes : « La ques­tion de savoir ce qui est pre­mier, de la réa­li­té maté­rielle ou des valeurs, me semble donc inso­luble : sim­ple­ment, je dirais que les des­crip­tions de la réa­li­té sans valeurs ne consti­tuent pas un monde… ». Voir éga­le­ment à … Conti­nue rea­ding

 

1.4. Biais sub­jec­tifs et biais de la rai­son pour l’esprit

La mise en œuvre opé­ra­tion­nelle de l’esprit dans le cer­veau humain mobi­lise donc à cet effet tous les niveaux d’opération dont il vient d’être ques­tion, qui se relayent suc­ces­si­ve­ment – en une frac­tion de seconde si néces­saire – selon une dyna­mique d’abord ascen­dante (bot­tom-up), conforme à l’ordre de pré­sen­ta­tion des étages de l’esprit adop­té dans cette étude, mais qui peut être aus­si loca­le­ment des­cen­dante (top-down) selon les cir­cons­tances. L’ordre dyna­mique ascen­dant de nos esprits pro­cède des per­cep­tions sen­so­rielles et émo­tives de nos prises de conscience empi­riques, pour mobi­li­ser indi­rec­te­ment les rai­sons objec­tives qui s’y rap­portent en cas de besoin ; et l’ordre des­cen­dant pro­cède inver­se­ment de nos pen­sées rai­son­nantes, qui nous engagent par­fois à révi­ser le cas échéant nos expé­riences empi­riques. Dans un cas comme dans l’autre, l’ordre adop­té n’est pas sans effets sur la qua­li­té des repré­sen­ta­tions men­tales qui nous viennent à l’esprit, sus­cep­tibles de s’ajuster réci­pro­que­ment par simples ren­ver­se­ments de la dyna­mique opé­ra­tion­nelle de nos cogitations.

La ques­tion des biais cog­ni­tifs a fait cou­ler beau­coup d’encre dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique spé­cia­li­sée de ces der­nières décen­nies, sous l’influence notam­ment des recherches de Daniel Kah­ne­man et Amos Tvers­ky (1979) sur le juge­ment et la prise de déci­sion. Dès les années soixante-dix, cer­tains socio­logues et psy­cho­logues ont com­men­cé à faire vaciller la foi inébran­lable accor­dée his­to­ri­que­ment à la ratio­na­li­té de la pen­sée humaine, aus­si bien qu’à remettre en cause la cor­rup­tion sys­té­ma­tique de cette der­nière par diverses émo­tions comme la peur, l’affection ou la haine. Les recherches en ques­tion ont fait valoir non seule­ment le rôle cen­tral des valeurs émo­tion­nelles indi­rec­te­ment asso­ciées à nos repré­sen­ta­tions rai­son­nées, mais celui aus­si des biais sub­jec­tifs qui en découlent, dont les effets modi­fient la qua­li­té même de ces repré­sen­ta­tions. Je n’insisterai pas ici sur les nom­breux biais abon­dam­ment ana­ly­sés et com­men­tés (comme celui d’ancrage, de néga­ti­vi­té, d’opti­misme, de confir­ma­tion, etc.), sus­cep­tibles d’altérer notre objec­ti­vi­té sous l’effet dyna­mique ascen­dant des opé­ra­tions de nos esprits (Kah­ne­man, 2012 [2011]). Dans leur ensemble, ces dif­fé­rents biais s’expliquent à mon sens par la pré­séance des valeurs émo­tion­nelles de notre conscience empi­rique, par rap­port à nos repré­sen­ta­tions rai­son­nées, et par l’ontogenèse des condi­tion­ne­ments asso­ciés aux expé­riences pas­sées des indi­vi­dus très dif­fé­ren­ciés les uns des autres que nous sommes devenus.

Par-delà ce qui concerne les pro­prié­tés sémio­tiques, lin­guis­tiques et inter­pré­ta­tives dont pro­cèdent nos pen­sées, l’objectif du second volet de cette étude sera de mettre l’accent sur un biais cog­ni­tif très géné­ral et sys­té­ma­tique de l’esprit humain, qui ne pro­cède pas d’altérations sub­jec­tives ascen­dantes de la rai­son par nos expé­riences vécues, mais d’accommodations inverses affec­tant nos expé­riences empi­riques, par les rai­sons objec­tives qui s’y rap­portent. Le biais de la rai­son pro­cède pour moi d’une relec­ture des­cen­dante, par notre conscience rai­son­née, de nos expé­riences empi­riques. Par­mi les effets de la rai­son sur notre appré­cia­tion des choses et évé­ne­ments dont on parle et aux­quels on pense, ce que j’entends par le biais de la rai­son consiste à la base en quelque sorte à hypo­sta­sier les repré­sen­ta­tions concep­tuelles de notre conscience supé­rieure, à les réi­fier si l’on pré­fère, en vue de les arti­cu­ler aux appré­cia­tions caté­go­rielles qui nous viennent spon­ta­né­ment à l’esprit par nos expé­riences empi­riques. Le biais en ques­tion se mani­feste notam­ment par notre pro­pen­sion à relire men­ta­le­ment nos émo­tions comme des sen­ti­ments asso­ciés concep­tuel­le­ment à des rai­sons objec­ti­vables. Sou­vent inabou­tie en der­nier recours à mon sens, cette opé­ra­tion répond à un besoin irré­pres­sible de nos esprits de ratio­na­li­ser toute chose, y com­pris nos états internes issus des condi­tion­ne­ments incons­cients sur les­quels se fondent nos valeurs, dont les causes véri­tables res­tent géné­ra­le­ment hors de por­tée de notre introspection.

 

2. Sémioses, lan­gage et communication

Par-delà leurs attri­bu­tions bio­lo­giques, neu­ro­phy­sio­lo­giques, psy­cho­lo­giques ou autres, les opé­ra­tions de l’esprit véhi­culent des infor­ma­tions dont les pro­prié­tés sémio­tiques ou sémio­lo­giques consti­tuent l’essence ou le sub­strat, pour­rait-on dire, l’élément fon­da­teur, en quelque sorte. La notion de sémiose se rap­porte aux opé­ra­tions de l’esprit sous l’angle de leur fonc­tion pro­duc­tive de sens, par le moyen de dif­fé­rents signes ou signaux non seule­ment de l’esprit, mais du lan­gage et de la com­mu­ni­ca­tion. La cir­cu­la­tion du sens par sémiose se pro­page ini­tia­le­ment par des signaux élec­tro­chi­miques por­teurs d’informations synap­tiques entre les neu­rones, pour rayon­ner ensuite dans les cir­cuits sen­so­riels et entre les niveaux de l’esprit, jusque dans le lan­gage et la com­mu­ni­ca­tion, sous la forme de sémioses que nous dirons inter­pré­ta­tives (vs sen­so­rielles) à l’arrivée.[6]Voir à ce sujet l’ouvrage du Groupe μ (2015), de Fran­cis Ede­line et Jean-Marie Klin­ken­berg, en par­ti­cu­lier leur dis­tinc­tion entre sémioses « courtes » (sen­so­ri­mo­trices et incons­cientes) et sémioses « longues » (inter­pré­ta­tives et conscientes). La suite de cette étude aura pour objec­tif d’explorer plus avant les opé­ra­tions de l’esprit dont il a été ques­tion pré­cé­dem­ment, sous l’angle désor­mais des enjeux sémio­tiques, lin­guis­tiques et fina­le­ment inter­pré­ta­tifs qui s’y rap­portent. Quelques pré­ci­sions sémio­tiques élé­men­taires ne seront pas inutiles avant de poursuivre.

Le modèle peir­cien (Peirce, 1931–1958) asso­cie toute forme de sémiose à trois sortes de signes, res­pec­ti­ve­ment ico­niques, indi­ciaires et sym­bo­liques, qui se com­binent récur­si­ve­ment à dif­fé­rents niveaux de l’esprit, jusqu’à nos inter­pré­ta­tions conscientes. Les signes de nature ico­nique fonc­tionnent par ana­lo­gie ou res­sem­blance (comme les des­sins, les gestes mimé­tiques ou autres figu­ra­tions), tan­dis que les signes indi­ciaires opèrent par conti­guï­té (comme les pos­tures cor­po­relles, les expres­sions faciales, le doigt poin­té, l’orientation du regard). Quant aux signes sym­bo­liques (comme le coq fran­çais ou la colombe de la paix), ils pro­cèdent en ce qui les concernent de conven­tions pré­éta­blies, qui ne pré­sup­posent aucun rap­port figu­ra­tif ou contex­tuel des signes à l’égard de ce qu’ils signi­fient. Qu’ils soient ico­niques, indi­ciaires ou sym­bo­liques, il importe de bien sou­li­gner d’ores et déjà que les signes peir­ciens ne sont que des choses ordi­naires, n’importe quelles choses maté­rielles intel­li­gibles, qui ren­voient ce fai­sant à d’autres choses dont elles tiennent lieu (en tant que signes), ceci par l’arbitrage opé­ra­tion­nel d’un esprit (ou d’une règle) qui les relie ; nous par­le­rons sim­ple­ment à ce sujet de choses signi­fiantes pour l’esprit. Cette pré­ci­sion aura son impor­tance pour bien faire la dif­fé­rence avec les signes lin­guis­tiques au sens saus­su­rien, dont il va aus­si être ques­tion dans ce qui suit.

 

2.1. Sémioses indi­ciaires de l’esprit inconscient

L’esprit incons­cient, nous l’avons dit, res­sent toutes sortes de sen­sa­tions émo­tion­nelles, dont pro­cèdent les réponses plus ou moins condi­tion­nées de l’organisme aux sti­mu­li que sont sus­cep­tibles de cap­ter ses organes sen­so­riels. Sous un angle sémio­tique, cette apti­tude consiste sim­ple­ment à trai­ter les sti­mu­li en ques­tion comme autant d’indices de per­cep­tions mul­ti-sen­so­rielles asso­ciées aux chan­ge­ments d’états internes et aux réac­tions motrices de nos orga­nismes. Même dépour­vus de la moindre apti­tude à appré­hen­der consciem­ment ce qui consti­tue la source de nos sen­sa­tions, les ani­maux par­viennent à res­sen­tir et à réagir par ce moyen aux cir­cons­tances de l’environnement dans lequel ils évo­luent, par simples ajus­te­ments indi­ciaires des sti­mu­li qui s’y rapportent.

Les insectes, de nom­breux pois­sons et rep­tiles évo­luent pro­ba­ble­ment (jusqu’à preuve du contraire) par ce seul moyen dans leur envi­ron­ne­ment. Les insectes sociaux pro­cèdent de cette façon pour coor­don­ner leurs efforts et mener à bien les tâches col­lec­tives com­plexes qui leurs sont dévo­lues. Les four­mis inter­agissent notam­ment par voies olfac­tives en sécré­tant des phé­ro­mones per­çus par leurs congé­nères comme les indices de che­mins à suivre en quête de nour­ri­ture, et sans doute de la qua­li­té de cette der­nière. La danse des abeilles – décou­verte par Karl von Frisch (1955 [1953]) – est un cas par­ti­cu­lier de sémiose indi­ciaire très éla­bo­rée (assor­tie pro­ba­ble­ment de pro­prié­tés ico­niques), per­met­tant aux buti­neuses de par­ta­ger diverses infor­ma­tions rela­tives à l’orientation et à la dis­tance d’un nec­tar à récol­ter, dont elles déposent d’abord à cet effet un échan­tillon devant leurs congé­nères, comme pour atti­rer leur atten­tion sur la nature du butin convoi­té.[7]Leur danse s’opère alors soit à l’extérieur de la ruche, par des allées et venues­bour­don­nantes indi­quant la direc­tion à prendre par rap­port à l’angle hori­zon­tal du soleil sur la pla­te­forme, et par des cercles plus ou moins rapides ou lents pré­ci­sant la dis­tance à par­cou­rir ; soit encore dans l’obscurité de la ruche, par la per­cep­tion tac­tile de leurs pattes et de leurs antennes, après trans­po­si­tion ver­ti­cale de l’orientation solaire sur les rayons.

Toutes les moda­li­tés sen­so­rielles de nos esprits sont assor­ties à la base d’une telle com­po­sante indi­ciaire incons­ciente, sus­cep­tible de fonc­tion­ner en auto­no­mie, mais le cas échéant aus­si en cor­ré­la­tion avec la conscience empi­rique des ani­maux qui en sont pour­vus. Cette der­nière ne s’active alors que pour éclai­rer l’esprit ponc­tuel­le­ment sur ce que l’intéressé est en train de faire ou de vivre, éven­tuel­le­ment pour réorien­ter ses objec­tifs en fonc­tion des cir­cons­tances, mais sans amé­lio­rer à cet effet ses per­for­mances sen­so­ri­mo­trices, ni répondre for­cé­ment à un impé­ra­tif ascen­dant de sa sen­si­bi­li­té. Les four­mis suivent incons­ciem­ment la trace des phé­ro­mones de leurs sem­blables sans se poser de ques­tions, de la même façon que les renards ou les chiens suivent les pistes olfac­tives qui les inté­ressent, ou que nous sui­vons le che­mi­ne­ment d’une route sinueuse en voi­ture. La seule dif­fé­rence tient au fait que les four­mis n’ont pas les moyens de l’appréhender consciem­ment ; alors que les renards, les chiens et nous, sommes capables à tout moment d’en prendre conscience, cha­cun selon ses moyens, mais sans en tirer le moindre avan­tage sensorimoteur.

Quelles que soient par ailleurs les apti­tudes de l’esprit à se repré­sen­ter men­ta­le­ment ce qu’il per­çoit, nos réac­tions réflexes se chargent de répondre à tout dan­ger immi­nent en cas de besoin. Lorsque les cir­cons­tances ne nous donnent pas le temps d’évaluer consciem­ment ce que repré­sente la menace, notre sen­si­bi­li­té indi­ciaire se charge de déclen­cher sans délai la réponse adé­quate. Dans un caram­bo­lage de la cir­cu­la­tion rou­tière par exemple, cer­tains auto­mo­bi­listes se découvrent ain­si le talent d’enchaîner auto­ma­ti­que­ment une suc­ces­sion de gestes par­fai­te­ment adap­tés à l’urgence de la situa­tion, dont ils se repassent ensuite le film consciem­ment avec incré­du­li­té, sans com­prendre ce qui les a fait agir avec autant de maî­trise pour sau­ver leur vie (ou celle d’autrui). Et de même en ce qui concerne la ges­tion d’opérations deve­nues rou­ti­nières à l’issue d’un appren­tis­sage sou­vent exi­geant et labo­rieux. Dans le cas de notre auto­mo­bi­liste expé­ri­men­té, conduire sa voi­ture dans la cir­cu­la­tion ne mobi­lise que les facul­tés indi­ciaires auto­ma­ti­sées de son esprit incons­cient, pour lui per­mettre de consa­crer ses réflexions à d’autres occu­pa­tions plus réflé­chies s’il le désire. Tout comme un musi­cien aver­ti est capable à la fois de jouer de son ins­tru­ment, de suivre une par­ti­tion et de coor­don­ner ses inter­ven­tions avec celles d’un orchestre sym­pho­nique ; si ce n’est alors pour pen­ser à autre chose, l’exercice ne repose essen­tiel­le­ment que sur les apti­tudes indi­ciaires de sa sen­si­bi­li­té musi­cale, qui ne mobi­lisent que ponc­tuel­le­ment sa conscience empi­rique, et en aucun cas sa conscience raisonnée.

S’il est assez stu­pé­fiant de consta­ter le degré d’élaboration des opé­ra­tions men­tales indi­ciaires que les esprits sont capables de mettre en œuvre pour atteindre leurs objec­tifs, il demeure que la répar­ti­tion des tâches s’organise quand même dif­fé­rem­ment dans le cer­veau des ani­maux doués de conscience, dont les apti­tudes se relayent entre les niveaux de l’esprit selon les cir­cons­tances. Ain­si la sen­si­bi­li­té sen­so­ri­mo­trice des esprits dépour­vus de conscience se charge de tout, sans for­cé­ment faire de dif­fé­rence notable entres les signaux acci­den­tels de l’environnement et ceux de leurs inter­ac­tions com­mu­ni­ca­tives entre congé­nères. Mais pour les chiens mani­fes­te­ment c’est autre chose. Tout indique que leur conscience empi­rique les motive plei­ne­ment lorsqu’ils se flairent la truffe (ou le der­rière) pour faire connais­sance, ou lorsqu’ils aboient furieu­se­ment pour se mena­cer réci­pro­que­ment. Quant à ce qui nous concerne, nous autres humains, c’est encore une autre affaire, dans la mesure où notre conscience rai­son­née peut être à tout ins­tant mobi­li­sée indi­rec­te­ment – plus sou­vent qu’à son tour à mon sens – pour inter­fé­rer sur les opé­ra­tions spon­ta­nées de nos esprits.[8]Cer­taines recherches récentes com­mencent cepen­dant à éva­luer la pro­duc­ti­vi­té denos res­sources men­tales incons­cientes sur la conduite indi­recte de nos réflexions ; on parle à ce sujet d’intel­li­gence émo­tion­nelle, ou par­fois de conta­gion émo­tive, selon les effets posi­tifs ou néga­tifs de notre sen­si­bi­li­té, plus ou moins cana­li­sés par notre conscience empi­rique, et si besoin par la volon­té rai­son­née de nos esprits.

 

2.2. Sémioses ico­niques de la conscience empirique

Le pre­mier étage de la conscience, en ce qui le concerne, relève donc des capa­ci­tés de l’esprit à appré­hen­der men­ta­le­ment ce qui consti­tue la source des sen­sa­tions et per­cep­tions dont il vient d’être ques­tion. Cette opé­ra­tion pro­cède à la base d’ana­lo­gies asso­cia­tives opé­rées par l’esprit, comme dans un miroir, de ce qu’il éprouve de la réa­li­té qu’il se figure men­ta­le­ment. Sous un angle sémio­tique, l’opération pro­cède d’indications essen­tiel­le­ment ico­niques (et acces­soi­re­ment tou­jours indi­ciaires) en temps réel, sur les cartes men­tales de la conscience des ani­maux qui en sont pour­vus (Dama­sio, 2012 [2010], p. 82 sq), de ce dont ils font l’expérience à chaque ins­tant. La conscience que j’appelle empi­rique opère ain­si sémio­ti­que­ment sur la res­sem­blance gra­duelle et la conti­guï­té de nos expé­riences vécues de la réa­li­té qu’elles prennent pour objet. On com­prend ain­si ce qui consti­tue l’Umwelt de l’animal au sens de J. von Uexküll, qui ne cor­res­pond pas au monde tel qu’il existe réel­le­ment (ou pour­rait être pen­sé objec­ti­ve­ment de l’extérieur), mais au Monde propre que se figure l’animal à tra­vers le prisme de ses per­cep­tions sen­so­rielles. Et l’on com­prend aus­si plus concrè­te­ment dans ces condi­tions que si l’on par­tage objec­ti­ve­ment le même appar­te­ment que nos chiens ou nos chats, ce der­nier ne repré­sente pas le même Monde pour nos esprits res­pec­tifs ; bien que les trois se recoupent quand même au bout du compte, via nos expé­riences com­munes et nos inter­ac­tions quotidiennes.

La notion d’Umwelt dont il est ici ques­tion se rap­porte en pre­mier lieu à ce qui dis­tingue les pro­prié­tés phy­lo­gé­né­tiques de l’esprit conscient des dif­fé­rentes espèces ani­males. Mais compte tenu de la plas­ti­ci­té de nos esprits humains notam­ment, il ne semble pas illé­gi­time d’élargir cette notion à ce qui dis­tingue nos visions du monde

inter­in­di­vi­duelles, sociales ou cultu­relles, issues de l’ontogenèse des indi­vi­dus au sein des groupes humains ou autres com­mu­nau­tés gré­gaires ani­males dont nous sommes issus. Et jusqu’à ce qui carac­té­rise la per­son­na­li­té de cha­cun d’entre nous pris iso­lé­ment, qui pro­cède fina­le­ment d’une vision du monde irré­duc­tible à toute autre, dont chaque sujet de conscience empi­rique est la source et l’agent opé­ra­tion­nel au sein de son propre esprit. Or c’est bien ce sujet-là – qui ne se pense pas mais que l’on éprouve empi­ri­que­ment de soi-même et d’autrui en sa pré­sence à chaque ins­tant – qui est mis en jeu dans nos com­por­te­ments inter­in­di­vi­duels ou gré­gaires, comme dans nos inter­ac­tions ver­bales plus ou moins éla­bo­rées, à tra­vers le lan­gage et la com­mu­ni­ca­tion. Dif­fi­ci­le­ment acces­sible à notre conscience rai­son­née, ce sujet de conscience n’est sai­sis­sable que sous l’angle des points de vue et autres valeurs sub­jec­tives asso­ciées aux appré­cia­tions empi­riques sur les­quelles se fondent nos interactions.

L’empa­thie consti­tue à cet effet l’élément cen­tral de ce qui concerne l’échange d’informations entre indi­vi­dus dotés d’une forme ou une autre de conscience empi­rique par­ta­gée, moyen­nant les ajus­te­ments qui s’imposent de leurs mondes propres, de leurs valeurs et de leurs objec­tifs res­pec­tifs. Contrai­re­ment à la sym­pa­thie ou à l’antipathie, qui ne concernent que les affi­ni­tés ou aver­sions per­son­nelles que l’on éprouve par­fois à l’endroit de son pro­chain, l’empathie se rap­porte aux émo­tions et points de vue que l’on par­tage avec autrui lors de nos inter­ac­tions com­mu­ni­ca­tives. Les cartes men­tales de notre conscience empi­rique se recoupent alors entre les esprits d’un même Monde col­lec­tif (ou contex­tuel). Les neu­rones miroirs dont pro­cède l’empathie (De Waal, 2011 [2009]) s’activeraient à cet effet entre congé­nères, ou même entre indi­vi­dus d’espèces ani­males dif­fé­rentes, en vue de mener à bien les objec­tifs com­plé­men­taires de leurs inter­ac­tions. L’affrontement, la riva­li­té, le jeu, l’alliance, la coopé­ra­tion sont des formes d’interactions fon­dées sur l’empathie des ani­maux dotés d’une forme de conscience empi­rique sus­cep­tible de s’ajuster, à quelque degré que ce soit, lorsque cela est possible.

La qua­li­té des inter­ac­tions que l’on est en mesure d’engager entre nous ou avec d’autres ani­maux, selon nos apti­tudes phy­lo­gé­né­tiques ou onto­gé­né­tiques res­pec­tives, se mesure en pre­mier lieu au degré d’empathie que l’on éprouve (ou croit éprou­ver) réci­pro­que­ment, en fonc­tion de la res­sem­blance sup­po­sée de nos expé­riences empi­riques. Les gestes, expres­sions et autres com­por­te­ments d’autrui, sin­cères ou affec­tés, inten­tion­nels ou for­tuits, peuvent être mobi­li­sés à cet effet, pour autant qu’ils engagent la com­plé­men­ta­ri­té des enjeux sur les­quels se fondent nos inter­ac­tions. Éprou­ver un cer­tain degré d’empathie est pour moi la seule condi­tion sine qua non de nos inter­ac­tions com­mu­ni­ca­tives, en toutes cir­cons­tances et toutes espèces conscientes confon­dues. On peut ain­si jouer, chas­ser, ou gar­der les mou­tons, avec son chien ou avec un ami, câli­ner son chat ou un enfant (plus aisé­ment sans doute qu’avec un ham­ster, un moi­neau ou un iguane, même si rien n’est impos­sible aux ani­maux si fan­tasques et ima­gi­na­tifs que nous sommes).

 

2.3. Sémioses sym­bo­liques de la conscience raisonnée

Quant à ce qui concerne notre conscience supé­rieure que j’appelle rai­son­née, elle pro­cède en revanche d’aptitudes cog­ni­tives de l’esprit humain à relire men­ta­le­ment, mais sous un tout autre angle, ce qui a trait aux appré­cia­tions caté­go­rielles de la conscience empi­rique dont il vient d’être ques­tion. Dans la pers­pec­tive sémio­tique qui nous inté­resse, ces repré­sen­ta­tions de la conscience rai­son­née ne pro­cèdent pas de nos expé­riences sub­jec­tives en temps réel, ico­niques ou indi­ciaires, mais de repré­sen­ta­tions sym­bo­liques à effets concep­tuels, qui se veulent objec­tives pour l’esprit, de ce que l’on conçoit men­ta­le­ment comme la réa­li­té. Selon G. M. Edel­man, ce second étage de la conscience se fonde sur diverses apti­tudes de l’esprit humain asso­ciées à notre com­pé­tence lin­guis­tique (ou d’aptitudes sym­bo­liques éven­tuel­le­ment appa­ren­tées de quelques autres ani­maux supé­rieurs), dont pro­cède notre capa­ci­té à rai­son­ner sur nos expé­riences vécues. Quelques pré­ci­sions sur ce qui carac­té­rise les apti­tudes cog­ni­tives en quoi consiste notre com­pé­tence lin­guis­tique héré­di­taire, s’avèrent ici néces­saires avant de poursuivre.

Selon Fer­di­nand de Saus­sure (1916), les signes lin­guis­tiques ne sont pas des choses signi­fiantes au sens peir­cien, fussent-elles arbi­traires et sym­bo­liques, mais des « enti­tés bifa­ciales » de l’esprit humain, fon­dées sur l’association for­melle de signi­fiants pho­no­lo­giques et de signi­fiés concep­tuels. Les conven­tions lin­guis­tiques asso­ciées à la langue (aux dif­fé­rentes langues humaines) reposent sur des sys­tèmes de signes dou­ble­ment arti­cu­lés selon F. de Saus­sure, au plan des uni­tés de l’expres­sion signi­fiante, comme des conte­nus signi­fiés qui s’y rap­portent. On oppose ain­si volon­tiers le lan­gage humain dont relèvent nos pen­sées, fon­dé sur des sys­tèmes de signes lin­guis­tiques au sens saus­su­rien, au lan­gage vocal ou ges­tuel des com­por­te­ments ani­maux, fon­dé sur diverses com­bi­na­toires de signaux essen­tiel­le­ment ico­niques et indi­ciaires au sens peircien.

Un demi-siècle après F. de Saus­sure, les hypo­thèses de Noam Chom­sky (1971 [1965]) sont venues à leur manière ren­for­cer cette oppo­si­tion en pla­çant la gram­maire men­tale au cœur de notre com­pé­tence lin­guis­tique héré­di­taire, asso­ciée à la conscience rai­son­née dont il est ici ques­tion. La gram­maire géné­ra­tive a ain­si éri­gé la phrase en uni­té syn­taxique supé­rieure (ou « pro­jec­tion maxi­male ») de cette gram­maire men­tale de nos esprits, assor­tie d’une com­po­sante séman­tique (logi­co-concep­tuelle), dont dépend ensuite indi­rec­te­ment, pour nombre de lin­guistes, le sens prag­ma­tique des énon­cés en contexte. Direc­te­ment issues des cap­teurs sen­so­riels de notre sys­tème ner­veux condi­tion­né par les traces mémo­rielles de nos expé­riences pas­sées, les infor­ma­tions trai­tées par nos esprits mobi­lisent ain­si les apti­tudes concep­tuelles et com­pu­ta­tion­nelles de notre com­pé­tence lin­guis­tique, dont pro­cède ensuite la consis­tance de nos rai­son­ne­ments conscients. Vus sous cet angle, le lan­gage et la pen­sée humaine s’apparentent à un pur algo­rithme cog­ni­tif de com­pu­ta­tion sym­bo­lique incons­ciente au plan lin­guis­tique (le célèbre men­ta­lais de Jer­ry Fodor, 1986 [1983]), dont pro­cède à l’arrivée notre conscience rai­son­née, inten­tion­nelle et infé­ren­tielle au plan pragmatique.

Sans entrer dans le détail des ques­tions que pose le par­tage de ce qui est codé en langue, par rap­port à ce qui est infé­ré en contexte, on peut consi­dé­rer qu’il concerne notam­ment la dis­tinc­tion entre concept et caté­go­rie d’une part, et entre forme logique et repré­sen­ta­tion men­tale ou dis­cur­sive de l’autre. Au plan lexi­cal, la langue repose sur un vaste réper­toire de mots orga­ni­sés en champs lexi­caux (ou concep­tuels), qui sont comme le bras armé de la rai­son appli­quée aux appré­cia­tions caté­go­rielles de notre conscience empi­rique. Le champ lexi­cal des sub­stan­tifs asso­ciés par la langue fran­çaise au sen­ti­ment de peur, par exemple, com­prend un grand nombre d’unités comme frayeur, crainte, effroi, inquié­tude, anxié­té, angoisse, ter­reur, panique, affo­le­ment et j’en passe, cen­sées per­mettre à l’esprit de coder ce qu’il res­sent inté­rieu­re­ment par l’expérience des émo­tions cor­res­pon­dantes. Et au plan gram­ma­ti­cal, la signi­fi­ca­tion des phrases de la langue est impu­tée à des formes logiques ou concep­tuelles com­plexes (déri­vées par des règles), asso­ciées à des repré­sen­ta­tions véri­dic­tives (ou véri­con­di­tion­nelles), dont pro­cèdent ensuite nos opé­ra­tions com­mu­ni­ca­tives et inter­pré­ta­tives au plan prag­ma­tique et discursif.

L’inconvénient de ce modèle de la rai­son séman­ti­co-prag­ma­tique ne tient pas tant pour moi à sa consis­tance, ni à son appli­ca­tion aux facul­tés supé­rieures de nos esprits, qu’à l’assurance que l’on éprouve à être en mesure de satu­rer par ce seul moyen les pro­prié­tés du lan­gage humain comme celles des apti­tudes men­tales cor­res­pon­dantes. Ain­si les caté­go­ries asso­ciées aux expé­riences de notre conscience empi­rique ne sont pas pour moi la simple contre­par­tie (dite exten­sion­nelle) des formes concep­tuelles (inten­sion­nelles) de notre conscience rai­son­née ; pas davan­tage que le sens des énon­cés ne se réduit à leurs fameuses condi­tions de véri­té ; ou que nos opé­ra­tions lan­ga­gières pro­cèdent de nos rai­son­ne­ments logiques. En vue d’esquisser une solu­tion sus­cep­tible peut-être de sur­mon­ter cette apo­rie, ten­tons d’expliquer briè­ve­ment d’où nous vient cette assu­rance intros­pec­tive à pou­voir ain­si réduire le lan­gage et l’esprit aux rai­son­ne­ments qui s’y rapportent.

 

2.4. Le biais de la rai­son comme relec­ture men­tale de nos expériences

Comme on l’a entre­vu à l’issue du pre­mier volet de cette étude (en 1.4.), le biais de la rai­son est le fruit d’un effet de réel auto­ma­tique, issu d’une relec­ture des­cen­dante de la rai­son sur nos expé­riences empi­riques. Il s’agit d’un biais natu­rel de la conscience rai­son­née de nos esprits, qui nous fait croire à l’existence objec­tive et à la ratio­na­li­té de ce que l’on dénomme ou repré­sente, ceci tout à fait indé­pen­dam­ment des connais­sances avé­rées sur les­quelles se fonde éven­tuel­le­ment cette exis­tence au plan référentiel.

Par­mi ceux qui sont capables de dis­tin­guer un frêne d’un tremble ou une grive d’un merle, com­bien d’entre eux sont-ils en mesure d’analyser les élé­ments sur les­quels se fonde cette apti­tude ? Et quelle sorte de lien éta­blir alors entre cette apti­tude et les rai­sons objec­tives sus­cep­tibles d’être ensuite invo­quées pour en rendre compte ? Et plus gra­ve­ment peut-être encore, de quoi est-il ques­tion pour l’esprit lorsque l’on fait usage de noms abs­traits comme intel­li­gence, amour, beau­té, ennui, par exemple, dont les réfé­rents varient d’une culture à l’autre et d’une situa­tion à l’autre ? Cer­tai­ne­ment pas du clas­se­ment scien­ti­fique des espèces natu­relles, ni des pro­prié­tés de l’esprit dis­cu­tées dans cette étude, qui pour­tant s’y rap­portent indiscutablement.

Et de même en ce qui concerne notre pro­pen­sion à rendre compte du sens des énon­cés par les condi­tions de véri­té qui s’y rap­portent, alors que ces der­nières ne sont sai­sis­sables que comme des effets très indi­rects et dis­joints des ins­truc­tions séman­tiques dont elles pro­cèdent. Si je dis ou pense par exemple que Marie est belle, tout se passe peut-être pour l’esprit comme si j’attribuais à Marie une pro­prié­té objec­ti­vable, alors que je n’exprime en réa­li­té qu’un simple juge­ment éva­lua­tif, dont les condi­tions res­tent intros­pec­ti­ve­ment insaisissables.

Et de même encore en ce qui concerne nos ten­ta­tives déses­pé­rées de fon­der nos argu­men­ta­tions sur des rela­tions logiques, sou­vent incom­pa­tibles avec nos opé­ra­tions dis­cur­sives. Com­ment se fait-il que des enchaî­ne­ments comme : « Je n’ai pas le temps, mais je prends quand même un café » ; ou encore « Tout va bien, je suis presque à l’heure » soient si aisé­ment inter­pré­tables, alors qu’ils peuvent être inva­li­dés par des rai­son­ne­ments logiques du genre : « Si je n’ai pas le temps je ne pren­drai pas de café » ; ou encore « Si je suis presque à l’heure je suis donc en retard » ? Dans tous ces cas comme dans bien d’autres, ce que l’on conçoit men­ta­le­ment a pos­te­rio­ri par une relec­ture des­cen­dante de notre conscience rai­son­née tend à brouiller les opé­ra­tions sub­jec­tives ascen­dantes du lan­gage et de l’esprit, ini­tia­le­ment fon­dées sur les appré­cia­tions de notre conscience empirique.

Le fond du pro­blème pour moi, en ce qui concerne ces opé­ra­tions du lan­gage et de l’esprit, tient au fait qu’elles sont ordi­nai­re­ment effec­tuées spon­ta­né­ment sans être rai­son­nées, alors qu’elles ne sont évi­dem­ment ana­ly­sables que ration­nel­le­ment. On touche ici à une vraie dif­fi­cul­té que peinent à sur­mon­ter non seule­ment les sciences du lan­gage, mais les sciences cog­ni­tives et la psy­cho­lo­gie, pour par­ve­nir à sai­sir ce dont elles cherchent à rendre compte. Bien des hypo­thèses psy­cho-cog­ni­tives gagne­raient à être revues sous cet angle à mon sens. Ain­si la conscience de soi dont il était ques­tion (en 2.2.) ne consiste pas à pen­ser à soi (ni à se recon­naître dans un miroir), seule­ment à faire l’expérience de sa propre conscience empi­rique ; et de même en ce qui concerne la théo­rie de l’esprit, en quoi consis­te­raient nos apti­tudes cog­ni­tives à prendre conscience, dans une cer­taine mesure, des inten­tions et autres états men­taux que l’on se prête mutuel­le­ment pour inter­agir et com­mu­ni­quer. Comme de pen­ser à soi, la théo­rie de l’esprit ne pro­cède à mon sens que de relec­tures des­cen­dantes et labo­rieuses, par notre conscience rai­son­née, de ce qui a trait au sujet de conscience empi­rique et à l’empa­thie que mobi­lisent nos inter­ac­tions. Qui­conque a joué une fois à la baballe avec son chien recon­naî­tra sans peine que la prise de conscience rai­son­née de nos propres apti­tudes men­tales et de celles d’autrui ne sont pas des apti­tudes opé­ra­tion­nelles de l’interaction ni de la com­mu­ni­ca­tion.[9]On com­prend notam­ment dans ces condi­tions que Frans De Waal (2016, p. 172) ait pu remettre en cause en ces termes le rôle dévo­lu à la théo­rie de l’esprit dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique : « Je doute sérieu­se­ment que nous, ou d’autres ani­maux, sai­sis­sions l’état men­tal à un niveau aus­si abs­trait. »

Reste que ni le lan­gage ni l’esprit humain ne se réduisent pour autant, bien enten­du, aux seules apti­tudes de notre conscience empi­rique. Tout indique que le lan­gage humain, comme celui des autres ani­maux, mobi­lise l’intégralité de nos apti­tudes men­tales. Le lan­gage humain en ce qui le concerne ne peut donc être appré­hen­dé glo­ba­le­ment que comme la contre­par­tie ver­bale de la double dyna­mique opé­ra­tion­nelle dont il est ici ques­tion, de nos expé­riences sub­jec­tives ascen­dantes, aux relec­tures des­cen­dantes de la rai­son objec­tive qui s’y rap­porte. Avant d’esquisser très som­mai­re­ment, en guise de conclu­sion de cette étude, les grandes lignes de ce qui pour­rait per­mettre d’en rendre compte, à par­tir à la fois de ce qu’il hérite et de ce qui l’oppose irré­duc­ti­ble­ment aux cris ani­maux dont il est issu, je prends encore le temps de quelques obser­va­tions sur ce qui concerne le biais de la rai­son pour le lan­gage humain, sous l’angle de notre pro­pen­sion à don­ner la parole aux autres ani­maux qui nous entourent.

« Il ne leur manque que la parole ! », cette consi­dé­ra­tion exprime à la fois la satis­fac­tion de res­sen­tir ce que l’on par­tage avec nos amies les bêtes, en même temps que le regret de consta­ter ce qui nous en sépare. Elle annonce ce fai­sant notre incli­na­tion à les faire par­ler men­ta­le­ment ou même de vive voix, par une forme ou une autre de dis­cours rap­por­té au style direct (ou plus rare­ment indi­rect), révé­la­teur à son tour d’un double sen­ti­ment à la fois d’évidence et d’artificialité de la parole qu’on leur prête. Un chien qui gronde ou aboie furieu­se­ment nous révèle ain­si spon­ta­né­ment diverses dépré­cia­tions de son adver­saire ou rival, tra­dui­sibles ver­ba­le­ment par des énon­cés comme « Ouste ! », « Barre-toi ! », « Mais quel culot ! », « Pour qui tu te prends ? ». Le sen­ti­ment d’évidence que l’on éprouve face à ces tra­duc­tions ver­bales est révé­la­teur à la fois de ce l’on par­tage de ce que res­sent et exprime l’intéressé, en même temps que les pro­pos qu’on lui prête mani­festent une forme de dévia­tion anthro­po­mor­phique à cet égard. En un mot, je dirais que si les appré­cia­tions caté­go­rielles asso­ciées aux expé­riences sub­jec­tives ascen­dantes que tra­duisent nos para­phrases peuvent paraître assez conformes à ce qu’exprime le lan­gage vocal ou ges­tuel des ani­maux à qui l’on donne la parole, il demeure que les repré­sen­ta­tions concep­tuelles de la rai­son objec­tive qui s’y rap­porte entraînent une défor­ma­tion anthro­po­mor­phique de leurs propos.

 

3. La part de l’Énonciation pour le lan­gage humain et pour l’esprit

Armé de la fameuse dis­tinc­tion saus­su­rienne entre langue et parole, le cou­rant domi­nant des sciences du lan­gage s’intéresse désor­mais à la langue comme objet propre de la lin­guis­tique, aban­don­nant ain­si la parole, soit à la rhé­to­rique et à la sty­lis­tique, soit à la prag­ma­tique, à l’analyse du dis­cours, ou à d’autres approches inter­pré­ta­tives de nos inter­ac­tions ver­bales. Quant à la gram­maire géné­ra­tive, elle n’a fait que ren­for­cer cette fron­tière en éri­geant notre com­pé­tence lin­guis­tique comme prio­ri­taire, par rap­port à toutes autres pro­prié­tés de nos per­for­mances dis­cur­sives. Quels que soient les avan­tages (heu­ris­tiques) de cette oppo­si­tion, elle ins­taure un par­tage des tâches et un ordre de pré­séance entre langue et parole qui méritent tou­jours, plus que jamais à mon sens, d’être interrogés.

Dans quelle mesure notre com­pé­tence lin­guis­tique est-elle réel­le­ment auto­nome et prio­ri­taire, par rap­port à l’exercice de la parole ? Et de quelle sorte de prio­ri­té est-il ques­tion à ce sujet ? Ne sommes-nous pas ici à nou­veau confron­tés à une sorte de biais défor­mant de la rai­son sur nos expé­riences empi­riques ? Voi­ci com­ment je vois les choses dans les grandes lignes, à par­tir des obser­va­tions for­mu­lées dans cette étude :

Comme toutes autres formes de sémioses, nos inter­pré­ta­tions ver­bales pro­cèdent ini­tia­le­ment d’opérations ascen­dantes, essen­tiel­le­ment indi­ciaires et ico­niques, dévo­lues en l’occurrence à la parole, opé­ra­tions retrai­tées ensuite (mais en par­tie seule­ment) par les apti­tudes sym­bo­liques de notre com­pé­tence lin­guis­tique. Ain­si défi­nie (en un sens très strict), la langue ne serait qu’une com­po­sante tran­si­toire et acces­soire de nos inter­pré­ta­tions, qui fait pour nous toute la dif­fé­rence à l’arrivée peut-être, mais qui n’infléchit que loca­le­ment la dyna­mique opé­ra­tion­nelle dont elles pro­cèdent. Le lan­gage humain ne se dis­tingue de celui des autres ani­maux que pour être en par­tie codé par les règles d’une langue, consis­tant à relire concep­tuel­le­ment cer­tains élé­ments asso­ciés aux appré­cia­tions caté­go­rielles en quoi consistent par ailleurs les pro­prié­tés que nous dirons énon­cia­tives de la parole.

Quant à la parole prê­tée aux autres ani­maux, si elle peut nous apprendre quelque chose en somme, c’est d’abord que les aboie­ments du chien consti­tuent un lan­gage à sa mesure, c’est-à-dire un moyen de com­mu­ni­ca­tion à part entière, dont le sens peut dès lors être tra­duit dans n’importe quelle langue humaine (moyen­nant les dévia­tions anthro­po­mor­phiques dont il a été ques­tion). Sur ce point tout le monde est d’accord je sup­pose, à moins de consi­dé­rer la parole prê­tée aux autres ani­maux comme une pure pro­jec­tion oni­rique, comme si l’on fai­sait par­ler des êtres inani­més.[10]Voir à ce sujet le cadrage de la ques­tion de la parole prê­tée aux ani­maux dans cevo­lume. En ce qui concerne à ce sujet la tra­duc­tion de cette der­nière en lan­gage humain, je ren­voie à Sophie Law­son (2018). Mais ce que confirment sur­tout ces tra­duc­tions pour moi (comme toute tra­duc­tion d’une langue humaine à une autre), c’est que la langue n’est qu’une com­po­sante acces­soire de ce qui consti­tue le sens don­né à la parole. Et c’est très bien ain­si, car sinon aucune tra­duc­tion ne serait pos­sible, ni d’une langue humaine à une autre, ni des aboie­ments du chien à la langue française.

Les mots et les phrases de nos langues humaines sont ain­si dou­ble­ment sol­li­ci­tés dans nos inter­pré­ta­tions, d’abord au plan énon­cia­tif et caté­go­riel, en tant que choses signi­fiantes (au sens peir­cien), et ensuite en tant que signes logi­co-concep­tuels de notre com­pé­tence lin­guis­tique. On retrouve ici, sous un angle sémio­lin­guis­tique, ce qui concerne l’accession opé­ra­tion­nelle de l’esprit à la rai­son (abor­dée au point 1.3.). Les mots de la langue comme signes lin­guis­tiques ain­si défi­nis (par les formes logi­co­con­cep­tuelles qui s’y rap­portent) ne sont jamais que la trans­po­si­tion par­tielle, par conver­sion sym­bo­lique en quelque sorte, de pro­prié­tés indi­ciaires et ico­niques asso­ciées par défaut aux énon­cés comme choses signi­fiantes, en ver­tu des pro­prié­tés énon­cia­tives qui s’y rap­portent.[11]On touche ici très pré­ci­sé­ment à la ques­tion de ce qui dis­tingue, selon F. de Saussure(1972, p. 36 sq), la lin­guis­tique de la langue et celle de la parole (Per­rin, 2017). Les ins­truc­tions énon­cia­tives asso­ciées à cette der­nière se rap­portent à mon sens à des pro­prié­tés ver­bales opé­ra­tion­nelles, mais qui ne sont pas ana­ly­sables comme formes sym­bo­liques (logi­co-concep­tuelles) de la langue, que ce soit comme sys­tème de signes (au sens saus­su­rien) ou comme com­pé­tence lin­guis­tique (selon Chom­sky, 1971 [1965]). Abor­dées dans Per­rin (2013) et dans mes articles plus récents, la … Conti­nue rea­ding Outre de per­mettre un jour peut-être de déchar­ger la gram­maire de ce qui n’est pas de son res­sort, ce ren­ver­se­ment des prio­ri­tés en faveur de la parole a pour nous l’avantage de révé­ler ce que par­tagent le lan­gage et l’esprit humain avec les apti­tudes men­tales d’autres animaux.

La parole, l’énon­cia­tion qu’elle mobi­lise, n’est que la ver­sion humaine des cris et des voix, des chants d’oiseaux aux aboie­ments, gron­de­ments, jap­pe­ments et gémis­se­ments des chiens, en pas­sant par les glous­se­ments, miau­le­ments, hur­le­ments, rugis­se­ments, beu­gle­ments et hen­nis­se­ments d’autres espèces ani­males, essen­tiel­le­ment ico­niques et indi­ciaires. Il suf­fit d’entendre à dis­tance dans un café le brou­ha­ha de nos conver­sa­tions, ponc­tuées de rires et éclats de voix, d’onomatopées et de cris, d’interjections ou excla­ma­tions, pour se sou­ve­nir que nous sommes d’abord des pri­mates et ensuite, de proche en proche, des cou­sins de bien d’autres ani­maux plus éloi­gnés. Par rap­port à leurs échanges, nos inter­ac­tions ver­bales reposent néan­moins sur des langues humaines, dont les pro­prié­tés logi­co-concep­tuelles res­tent hors de por­tée de leurs cogi­ta­tions. C’est un fait incon­tour­nable, et lar­ge­ment démon­tré à ce jour.[12]Quant à savoir si le lan­gage de cer­tains ani­maux (comme celui des céta­cés, decer­tains oiseaux peut-être) ne recèle pas ses propres codes lin­guis­tiques, c’est une tout autre ques­tion, qui n’aura même pas été effleu­rée dans cette étude.

Mais l’on com­prend aus­si dans ces condi­tions que si les pro­prié­tés concep­tuelles et gram­ma­ti­cales de nos langues humaines leur échappent, il n’en va pas de même des pro­prié­tés énon­cia­tives qui s’y rap­portent. Trop peu explo­rées sous cet angle en séman­tique lin­guis­tique à ce jour, force est de consta­ter que ces der­nières per­mettent quand même à nos ani­maux de sai­sir l’essentiel de ce qui les concernent lors de nos échanges, au point de nous inci­ter à leur don­ner la parole, et jusqu’à nous consa­crer assi­du­ment, dans les années 1970–1980, à leur ensei­gner nos lan­gages humains par la langue des signes. En éva­luant le rela­tif suc­cès de ces expé­riences par le décompte des cen­taines de mots que sont capables de mani­pu­ler cer­tains gorilles ou chim­pan­zés, per­sonne à ma connais­sance n’a été ten­té d’examiner à cet effet ce qui dis­tingue les mots comme choses signi­fiantes, acces­sibles à leur conscience empi­rique, aux mots comme signes concep­tuels de nos esprits, qui ne sont que des enti­tés abs­traites de la rai­son humaine.

De façon géné­rale, je dirais que nos obser­va­tions confirment à ce jour que si les formes concep­tuelles asso­ciées aux mots et aux phrases de nos langues humaines font défaut aux ani­maux non-humains, ce qui a trait à la parole en revanche est à leur por­tée. Toutes choses égales par ailleurs, nos inter­ac­tions ver­bales avec les ani­maux res­semblent à nos échanges avec de jeunes enfants dont les pre­miers mots (jusqu’à 2 ou 3 ans), avant que leur com­pé­tence lin­guis­tique ne soit com­plé­te­ment éla­bo­rée, sont éga­le­ment appré­hen­dés comme des choses signi­fiantes. Quelles que soient les cir­cons­tances, toute espèce d’interaction implique que les Mondes propres et les moyens res­pec­tifs des par­ti­ci­pants puissent s’ajuster pour qu’il se passe quelque chose. Si cha­cun y met du sien tout est pos­sible ; sinon il ne se passe rien du tout, et c’est tout.

Je ne sur­pren­drai per­sonne, je pense, si je dis que l’anthro­po­mor­phisme n’a pas bonne répu­ta­tion chez les étho­logues (un peu comme l’eth­no­cen­trisme chez les eth­no­logues). Per­son­nel­le­ment, je trouve ce juge­ment injuste en ce qui concerne l’anthro­po­mor­phisme, qui n’est à mon sens que la contre­par­tie de notre empa­thie envers les autres ani­maux. Contrai­re­ment à l’anthro­po­cen­trisme, qui ne prend en consi­dé­ra­tion que nos propres avan­tages humains, l’anthro­po­mor­phisme condi­tionne la part d’ajustement empa­thique qui nous incombe, pour être en mesure d’interagir avec nos ani­maux de com­pa­gnie (et avec tous les ani­maux d’ailleurs, sau­vages ou domes­tiques, que l’on fré­quente depuis la nuit des temps). Eux non plus n’ont pas eu d’autre choix que d’ajuster leur Monde propre avec le nôtre, pour par­ve­nir à nous com­prendre et à nous satis­faire (et à nous échap­per aus­si en cas de besoin, si ce n’est à nous dévo­rer à l’occasion).

Mais ici encore, cette notion d’anthro­po­mor­phisme doit être mani­pu­lée avec pru­dence, car elle s’appuie sur un concept de notre conscience rai­son­née sus­cep­tible à ce titre de biai­ser, si l’on n’y prend garde, ce que l’on par­tage et nous oppose aux autres ani­maux. La menace que cela repré­sente a pla­né sur nous impli­ci­te­ment tout au long de cette étude, comme une mise à l’épreuve silen­cieuse des réflexions dont elle pro­cède. Mais plus gra­ve­ment peut-être encore en l’occurrence, je dirais que l’anthro­po­mor­phisme de notre conscience rai­son­née nous menace nous-mêmes en pre­mier lieu, dans la mesure où il s’applique d’abord à ce qui expose la rai­son humaine à biai­ser non seule­ment les états internes des autres ani­maux, mais à biai­ser sur­tout cette part intime de nous­même en quoi consiste notre propre conscience empi­rique. Autre­ment dit, ce que nous avons été ten­tés d’élucider dans cette étude est en nous, tout autant que dans les esprits de ces autres ani­maux qui nous inté­ressent. La bête que l’on cherche est en nous ; mais ça, nous le savions déjà.

 

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Notes

Notes
1 Car les dif­fé­rents sys­tèmes de trans­mis­sion des infor­ma­tions du soi et du non-soi ne sont pas de même nature, et n’ont pas évo­lué de la même façon d’une espèce à l’autre. Nos dif­fé­rents sens d’abord ne jouent pas le même rôle à cet effet selon les espèces. Ain­si dans le cer­veau humain, les infor­ma­tions visuelles et audi­tives accèdent plus direc­te­ment aux aires cor­ti­cales consa­crées à l’objectivation des choses conscientes, alors que le goût et l’odorat, moins per­méables à la conscience, suivent les che­mins plus dif­fus de l’intéroception (Per­rin, 2016, p. 195). Et toutes espèces confon­dues, il appa­raît que les infor­ma­tions rela­tives au non-soi remontent plus aisé­ment au cor­tex céré­bral et à la conscience, alors que celles du soi res­tent plus intui­tives et insai­sis­sables (Hol­ley, 2015, p. 21, 54).
2 Cer­tains parlent à ce sujet de conscience « phé­no­mé­nale ». La notion de conscience empi­rique aura pour nous l’avantage de mar­quer ce qui a trait à l’expé­rience qui s’y rap­porte, issue de nos impres­sions sensorielles.
3 Sur ce qui a trait aux apti­tudes rai­son­nées de nos proches cou­sins les grands singes,je ren­voie aux obser­va­tions de Frans De Waal (2016), qui ont par ailleurs ins­pi­ré nombre de consi­dé­ra­tions for­mu­lées dans cette étude.
4 Je ren­voie sur cette ques­tion à Sta­nis­las Dehaene (2014, p. 149 sq), en ce qui concerne en par­ti­cu­lier l’organisation men­tale de nos rai­son­ne­ments par sa « mémoire de tra­vail », l’espace de tra­vail glo­bal qui s’y rap­porte, que mobi­lisent notam­ment nos apti­tudes mathé­ma­tiques ou logiques, et plus lar­ge­ment tout ce qui a trait à la rai­son de notre conscience supé­rieure, par nos apti­tudes sym­bo­liques et notre com­pé­tence linguistique.
5 En ce qui concerne la très épi­neuse ques­tion de ce que repré­sente pour l’esprit lepar­tage et l’articulation des valeurs et des caté­go­ries, que pose notam­ment Edel­man, je ren­voie aux réflexions phi­lo­so­phiques d’Hilary Put­nam (1993 [1992], p. 80) sur les « des­crip­tions de fait » et les « juge­ments de valeur », qui se concluent en ces termes : « La ques­tion de savoir ce qui est pre­mier, de la réa­li­té maté­rielle ou des valeurs, me semble donc inso­luble : sim­ple­ment, je dirais que les des­crip­tions de la réa­li­té sans valeurs ne consti­tuent pas un monde… ». Voir éga­le­ment à ce sujet Per­rin (2016, p. 202 sq), en ce qui concerne notam­ment les effets lin­guis­tiques de cette oppo­si­tion, sur les­quels nous revien­drons ulté­rieu­re­ment dans cette étude.
6 Voir à ce sujet l’ouvrage du Groupe μ (2015), de Fran­cis Ede­line et Jean-Marie Klin­ken­berg, en par­ti­cu­lier leur dis­tinc­tion entre sémioses « courtes » (sen­so­ri­mo­trices et incons­cientes) et sémioses « longues » (inter­pré­ta­tives et conscientes).
7 Leur danse s’opère alors soit à l’extérieur de la ruche, par des allées et venues­bour­don­nantes indi­quant la direc­tion à prendre par rap­port à l’angle hori­zon­tal du soleil sur la pla­te­forme, et par des cercles plus ou moins rapides ou lents pré­ci­sant la dis­tance à par­cou­rir ; soit encore dans l’obscurité de la ruche, par la per­cep­tion tac­tile de leurs pattes et de leurs antennes, après trans­po­si­tion ver­ti­cale de l’orientation solaire sur les rayons.
8 Cer­taines recherches récentes com­mencent cepen­dant à éva­luer la pro­duc­ti­vi­té denos res­sources men­tales incons­cientes sur la conduite indi­recte de nos réflexions ; on parle à ce sujet d’intel­li­gence émo­tion­nelle, ou par­fois de conta­gion émo­tive, selon les effets posi­tifs ou néga­tifs de notre sen­si­bi­li­té, plus ou moins cana­li­sés par notre conscience empi­rique, et si besoin par la volon­té rai­son­née de nos esprits.
9 On com­prend notam­ment dans ces condi­tions que Frans De Waal (2016, p. 172) ait pu remettre en cause en ces termes le rôle dévo­lu à la théo­rie de l’esprit dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique : « Je doute sérieu­se­ment que nous, ou d’autres ani­maux, sai­sis­sions l’état men­tal à un niveau aus­si abstrait. »
10 Voir à ce sujet le cadrage de la ques­tion de la parole prê­tée aux ani­maux dans cevo­lume. En ce qui concerne à ce sujet la tra­duc­tion de cette der­nière en lan­gage humain, je ren­voie à Sophie Law­son (2018).
11 On touche ici très pré­ci­sé­ment à la ques­tion de ce qui dis­tingue, selon F. de Saussure(1972, p. 36 sq), la lin­guis­tique de la langue et celle de la parole (Per­rin, 2017). Les ins­truc­tions énon­cia­tives asso­ciées à cette der­nière se rap­portent à mon sens à des pro­prié­tés ver­bales opé­ra­tion­nelles, mais qui ne sont pas ana­ly­sables comme formes sym­bo­liques (logi­co-concep­tuelles) de la langue, que ce soit comme sys­tème de signes (au sens saus­su­rien) ou comme com­pé­tence lin­guis­tique (selon Chom­sky, 1971 [1965]). Abor­dées dans Per­rin (2013) et dans mes articles plus récents, la séman­tique que j’appelle énon­cia­tive (des mar­queurs prag­ma­tiques aux moda­li­sa­teurs et autres connec­teurs) pro­cède d’une tra­di­tion post­saus­su­rienne, ins­pi­rée par Charles Bal­ly et Émile Ben­ve­niste, pour­sui­vie aujourd’hui notam­ment par Oswald Ducrot (1984) et ses héritiers.
12 Quant à savoir si le lan­gage de cer­tains ani­maux (comme celui des céta­cés, decer­tains oiseaux peut-être) ne recèle pas ses propres codes lin­guis­tiques, c’est une tout autre ques­tion, qui n’aura même pas été effleu­rée dans cette étude.