Laurent Perrin,
Sorbonne université, EA 4509 STIH (Sens Textes Informatique Histoire)
Pratiques, linguistique, littérature, didactique 199–200 | 2023, Discours animaux, discours sur les animaux.
Préambule
Je parle ici au nom de tous les êtres dotés d’une forme d’esprit, d’une aptitude à mentaliser leurs états internes et les états de choses de leur environnement, à qui nous pourrions être tentés de donner la parole. L’ambition de cette étude est de saisir les grandes lignes de ce qui détermine les rapports du langage humain à l’esprit (et inversement), en vue d’appréhender en premier lieu ce que l’on partage, mais ce qui constitue aussi notre irréductible singularité, par rapport à celle des autres animaux qui nous entourent.
Il s’agit d’une réflexion philosophique assez personnelle et engagée, d’orientation résolument matérialiste, empiriste et pragmatiste, mais qui se veut suffisamment informée de neurosciences, de sémiotique et de linguistique, pour faire un peu le tour des principaux enjeux pluridisciplinaires associés aux opérations de l’esprit et de la raison, dont procèdent non seulement nos pensées, mais le langage et la communication.
1. Du sous-sol aux Étages de la conscience
La sensibilité, la conscience, la pensée, la raison même de nos esprits se recoupent et s’articulent sans se confondre. Si l’on récuse le dualisme cartésien des substances, l’appréhension de ce qui s’y rapporte ne peut être que matérialiste (Tort, 2016), au sens de ce qui procède d’une matérialité biologique, neurophysiologique, psychologique, cognitive, ou encore sémiolinguistique en l’occurrence, selon les niveaux d’analyse ou angles de vue considérés.
Bien que les opérations de l’esprit ne soient pas intégralement accessibles à l’introspection consciente, cette dernière nous éclaire pourtant sur les états de choses de notre environnement, et plus confusément sur nos sensations et émotions. Bien des approches de l’esprit, y compris récentes, ont d’ailleurs identifié ce dernier à la conscience et réciproquement. Or il semble désormais avéré que si la conscience est bien dans l’esprit de nombreuses espèces animales, elle n’y est parvenue qu’à retardement par leur évolution phylogénétique d’abord (on peut admettre par exemple que certains insectes ou crustacés puissent être animés d’une forme d’esprit, sans leur prêter pour autant la faculté d’appréhender mentalement ce qui leur arrive si on les écrase ou les ébouillante), mais aussi par l’ontogenèse des organismes qui en tirent profit (la conscience s’acquiert par nos conditionnements), tout comme au plan de sa mise en œuvre opérationnelle, pour les esprits qui en sont pourvus.
Indépendamment de la conscience et de la raison, l’esprit se déploie dans le cerveau de nombreux vertébrés (et dans d’autres systèmes nerveux animaux parfois très différents, comme celui des pieuvres ou des calmars, dont les performances sont comparables aux nôtres à certains égards), pour se mobiliser plus ou moins activement selon les espèces et leurs besoins, des profondeurs instinctives aux étages supérieurs de la réflexion consciente et de la pensée, lorsque cela est possible. Les tâches de l’esprit sont nombreuses, tout comme les définitions susceptibles d’en rendre compte. La réflexion que nous allons engager dans cette étude les implique toutes à sa manière ; les opérations mentales dont il va être ici question concernent de près ou de loin l’ensemble des approches matérialistes de l’esprit.
1.1. Le rez-de-chaussée sensoriel de l’esprit
Quel que soit son degré d’élaboration d’une espèce à l’autre, l’esprit s’est développé initialement comme une aptitude des espèces animales à ajuster leurs comportements aux circonstances de leur environnement. Avant l’esprit (ou à son sous-sol pour les organismes qui en sont pourvus), la régulation des besoins de l’animal reste purement autonome (ou végétative). Certains vers et mollusques, méduses, éponges ou anémones de mer, interagissent peut-être avec leur environnement sans esprit, tout comme le rythme cardiaque et la respiration régulent les équilibres homéostatiques de nos organismes. L’esprit en revanche répond à des impératifs sensoriels et réactifs plus immédiats. Sa fonction primordiale est de traduire les stimuli de nos environnements en sensations associées aux changements d’états internes qu’ils infligent à nos organismes, dont procèdent les réactions motrices de l’animal. Pour ce faire, l’esprit s’appuie sur deux sortes d’informations sensorielles, respectivement internes à l’organisme d’une part, intéroceptives et proprioceptives, tournée vers le soi (selon Edelman, 2004 ; Damasio, 2012 [2010]), et externes à l’organisme d’autre part, c’est-àdire extéroceptives, tournées vers l’environnement (le non-soi selon Edelman). Cette articulation fondatrice de l’esprit s’enracine au plus profond de nos cerveaux inconscients, pour se déployer ensuite à différents niveaux superposés, jusqu’aux étages supérieurs de la conscience et de la réflexion dans le néocortex humain.
Pour un esprit conscient et raisonneur comme le nôtre, ouvert à l’objectivation et à la connaissance, il est peut-être avisé de commencer par examiner ce qui a trait au non-soi par les stimuli de l’environnement, qui signalent au minimum à l’esprit l’existence de quelque chose plutôt que rien, selon différents modes de perception sensorielle comme la vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat, mais aussi par la sensibilité au chaud et au froid, à l’intensité lumineuse, à l’humidité, à la pression atmosphérique ou hydrostatique, sans oublier certaines voies sensorielles comme l’écholocation (chez les chauves-souris et les cétacés), certains modes de perception vibratoire (des araignées par leurs toiles, ou des éléphants par leurs pieds), et jusqu’à la perception du champ magnétique terrestre (par les hamsters, les pigeons, les saumons peut-être). La liste des modalités sensorielles et motrices développées par les organismes vivants pour percevoir et réagir à leur environnement est loin d’être close et complètement clarifiée, en ce qui concerne notamment leurs contributions respectives aux informations du soi et du non-soi.[1]Car les différents systèmes de transmission des informations du soi et du non-soi ne sont pas de même nature, et n’ont pas évolué de la même façon d’une espèce à l’autre. Nos différents sens d’abord ne jouent pas le même rôle à cet effet selon les espèces. Ainsi dans le cerveau humain, les informations visuelles et auditives accèdent plus directement aux aires corticales consacrées à l’objectivation des choses conscientes, alors que le goût et l’odorat, moins perméables à la conscience, suivent les chemins plus diffus de l’intéroception (Perrin, 2016, p. … Continue reading
Mais c’est l’ordre de précédence des choses du monde par rapport à soi qui est biaisé en l’occurrence, en ce qui concerne les esprits inconscients, car l’objectivation est une aptitude réservée à la conscience et à la connaissance. La tâche essentielle de l’esprit inconscient n’est pas de concevoir ou même de reconnaître l’existence externe de quelque chose ; seulement d’optimiser les réponses de l’organisme aux stimuli qui en sont issus. A cet effet, la conscience n’est d’aucune utilité pour nombre d’espèces animales. Seules comptent d’abord les aptitudes de l’esprit à capter les changements d’états internes que les stimuli de l’environnement font sentir à l’organisme, et à réagir en conséquence. Les choses et événements n’existent alors pour l’esprit que par les effets intéroceptifs qui surviennent en cascade à l’intérieur du corps et du cerveau au moindre stimulus remarquable, les bombardements hormonaux dont procèdent nos humeurs, les changements de rythme cardiaque et autres sensations viscérales, la fièvre, les frissons, la chair de poule (ou le poil hérissé), le rouge qui monte aux joues (ou à la gorge des dindons), que l’esprit traduit en émotions. Avant la conscience (ou au-dessous d’elle pour les esprits conscients), c’est le règne des affects et des réponses instinctives de l’animal, jusqu’à la sensation d’émotions comme la joie, le plaisir, la colère, la peur, le dégoût, la tristesse (sans oublier la douleur et la souffrance, qui sont peut-être les premières et les pires formes de sensations émotionnelles, assorties d’une composante d’alarme sensorielle caractérisée).
Indépendamment des expériences conscientes que mobilisent nos sensations et émotions, certaines capacités d’adaptation sensorielle des organismes à leur environnement témoignent peut-être d’un premier stade d’évolution d’une forme d’esprit inconscient (ou préconscient) dans le cerveau de l’animal. Sans forcément parler déjà d’apprentissage, de mémoire ou même d’ acquisition à ce stade, le conditionnement pavlovien (dit classique) révèle notamment diverses aptitudes adaptatives élémentaires de l’esprit inconscient, apparues probablement très tôt dans l’évolution pour optimiser les chances de survie de l’animal.
1.2. Le premier étage de la conscience empirique
Quant à la conscience, qui représente un accroissement de l’esprit, elle se rapporte à la faculté de se figurer mentalement l’environnement par la reconnaissance des choses du monde et événements qui comptent pour l’animal. A partir d’un certain degré de complexité, l’esprit apprend à identifier ce qui constitue la source des stimuli qu’il perçoit, afin d’y ajuster ses réponses comportementales en incarnant ses affects et émotions à cet égard. Il s’agit dès lors pour l’esprit de commencer à reconnaître ce qui se présente à lui dans l’instant par les stimuli de l’environnement. Les impératifs locomoteurs dont procèdent la fuite ou la prédation, la recherche de nourriture, tout comme les besoins de la reproduction (de l’accouplement aux soins parentaux et au sevrage de la progéniture), ont joué sans doute un rôle déterminant à cet effet – pardelà ce qui concerne initialement l’émergence de l’esprit dans le système nerveux animal – sur le développement de la conscience qui s’y rapporte.
L’image de l’escalier accédant aux étages de la conscience rend compte du développement graduel dont elle procède. A mesure qu’il gravit les marches accédant au premier étage monumental de la conscience, l’esprit s’éclaire sur les circonstances de l’environnement dont proviennent les sensations de l’animal, qui n’agit plus dès lors exclusivement en fonction de ses changements d’états internes, mais en fonction des appréciations catégorielles qu’il parvient à se former de la scène où il évolue, plus ou moins enrichies émotionnellement selon ses aptitudes. Par rapport à l’esprit inconscient, la différence est spectaculaire, car l’animal évolue désormais dans un monde qu’il se construit mentalement à la mesure de ses besoins, peuplé de congénères ou d’adversaires avec qui s’allier ou s’affronter, de prédateurs ou de proies qu’il s’agit de fuir ou de traquer, de profondeurs océanes, de ciels, de nuages, de montagnes, d’arbres et de forêts où se réfugier, de rivières où pêcher ou se désaltérer.
La notion d’« Umwelt » au sens de Jakob von Uexküll (1965 [1934]) – de Monde propre relatif aux modalités sensorielles des différents organismes considérés – ne se conçoit que pour les esprits ayant commencé à gravir les premières marches de la conscience. Il s’en faut de beaucoup selon moi pour que la tique, l’oursin ou l’amibe évoqués à ce sujet par J. von Uexküll, si tant est qu’ils disposent tout bonnement d’une forme d’esprit, ne soient en mesure de se construire un Monde, une quelconque forme d’appréciation catégorielle de leur environnement, fût-elle élémentaire. Le Monde propre des tiques et des oursins n’est qu’une pure projection anthropomorphique.
Telle que la conçoit notamment Gerald M. Edelman (2004, p. 73 sq), la conscience se superpose donc et s’appuie sur le rez-de-chaussée de l’esprit, par diverses connexions neurologiques formant une « boucle réentrante » de transmission synaptique de l’information, entre les modalités sensorielles et motrices de l’esprit inconscient et l’apparition d’une première forme de mémoire, la mémoire « de valeur-catégorie ». Apparue très tôt selon lui dans le cerveau notamment des oiseaux et des mammifères, cette aptitude n’autorise pas encore de véritable remémoration explicite et consciente du passé ; seulement la construction d’une forme de « présent remémoré » précise-t-il, dont l’esprit fait l’expérience ici-et-maintenant, mais à partir de ses expériences passées. « Cette liaison réentrante, représente le développement évolutif essentiel, [écrit à ce sujet Edelman (id., p. 74),] qui se traduit par la conscience primaire, […] celle d’une scène faite de réponses à des objets et à des événements » (Je souligne).
Les appréciations catégorielles que mobilise ce premier niveau de conscience, que nous appellerons désormais empirique, permettent ainsi à l’esprit d’associer ce qu’il ressent à des figurations mentales préconstruites et conditionnées.[2]Certains parlent à ce sujet de conscience « phénoménale ». La notion de conscience empirique aura pour nous l’avantage de marquer ce qui a trait à l’expérience qui s’y rapporte, issue de nos impressions sensorielles. On a tous fait l’expérience de la reconnaissance instantanée de ce que l’on croit avoir vu ou entendu dans l’instant, qui repose en fait sur une construction mentale préconçue par l’esprit, mobilisable par quelques stimuli très épars et discontinus de notre perception. Par comparaison au conditionnement pavlovien classique de l’esprit inconscient, la conscience empirique procède d’une forme de conditionnement plus élaboré et modulable (par traces mnésiques impliquant l’hippocampe). Le conditionnement pavlovien classique attesterait ainsi de l’activité d’une forme d’esprit inconscient dans le cerveau de l’animal, tandis que le « conditionnement par trace », plus instable et adaptatif, serait l’indice d’une première forme de conscience, que l’esprit humain partage avec l’ensemble des animaux évolués.
1.3. L’étage supérieur de la conscience raisonnée
Mais ce qui caractérise l’esprit humain tient surtout à une autre aptitude mentale, qui lui permet de se détacher de l’expérience empirique des choses vécues, afin de se représenter le monde objectivement. G. M. Edelman rend compte de cette faculté par le développement graduel d’une seconde forme de conscience, « d’ordre supérieur » précise-t-il, qui s’est développée ultérieurement dans le cerveau humain pour le délivrer des contingences de ce qu’il perçoit et ressent dans l’ici-et-maintenant, au profit de ce qu’il conçoit mentalement comme détaché de soi. Cette aptitude correspond à proprement parler à la pensée, qui permet à l’esprit de concevoir non seulement le présent, mais le passé et l’avenir, le vrai et le faux, le possible et l’impossible, l’hypothétique et le fictif, jusqu’au paradoxal et à l’absurde. On touche ici à ce qui concerne la raison, la rationalité de l’esprit (que partagent sans doute nos cousins anthropoïdes dans une certaine mesure, ainsi que les cétacés, les ants peut-être).[3]Sur ce qui a trait aux aptitudes raisonnées de nos proches cousins les grands singes,je renvoie aux observations de Frans De Waal (2016), qui ont par ailleurs inspiré nombre de considérations formulées dans cette étude.
Associée à « de nouvelles voies et de nouveaux circuits réentrants », la conscience d’ordre supérieur, telle que la comprend G. M. Edelman (ibid., p. 124 sq), relie désormais la mémoire de valeur-catégorie, non plus aux régions sensorimotrices et émotives, mais à certaines régions du néocortex impliquant les aires dites « de Broca » et « de Wernicke », dont procède notre compétence linguistique. G. M. Edelman identifie la conscience supérieure humaine à nos aptitudes symboliques et au langage articulé, sur lesquelles se fonde notre capacité à concevoir les choses et événements auxquels on se réfère mentalement, si besoin même en leur absence, en mobilisant à cet effet un savoir encyclopédique et une nouvelle forme de mémoire, dite parfois « explicite » ou « déclarative ». C’est la manipulation de symboles, l’élaboration des représentations qui s’y rapportent, qui permet à l’esprit de se détacher graduellement des sensations et émotions associées à l’expérience des choses vécues subjectivement, pour les revisiter de l’extérieur en quelque sorte, afin d’en prendre conscience et de raisonner objectivement à leur sujet.[4]Je renvoie sur cette question à Stanislas Dehaene (2014, p. 149 sq), en ce qui concerne en particulier l’organisation mentale de nos raisonnements par sa « mémoire de travail », l’espace de travail global qui s’y rapporte, que mobilisent notamment nos aptitudes mathématiques ou logiques, et plus largement tout ce qui a trait à la raison de notre conscience supérieure, par nos aptitudes symboliques et notre compétence linguistique. L’opposition entre concept et catégorie permet de rendre compte assez précisément de ce qui caractérise les propriétés cognitives associée aux représentations conceptuelles de notre conscience raisonnée, par rapport aux propriétés catégorielles associées aux appréciations de notre conscience empirique.
Bien que toujours graduelle, l’accession à ce second étage de la conscience ne repose plus désormais sur un simple enrichissement opérationnel. Contrairement à ce qui accroît l’esprit par la conscience empirique, tout se passe ensuite comme si la raison ne pouvait que soustraire (mais productivement s’entend) certaines informations à cette dernière. Plutôt qu’à un accroissement, l’accession opérationnelle de l’esprit à la raison s’apparente dès lors à une reconfiguration partielle des mêmes éléments à d’autres fins. L’opération consiste essentiellement à extraire les informations que sera en mesure de traiter notre conscience raisonnée, à les exfiltrer de notre conscience empirique en quelque sorte, en ignorant à cet effet les valeurs subjectives associées aux catégories qui s’y rapportent. « Il ne faut jamais oublier », nous rappelle à ce sujet G. M. Edelman (ibid., p. 79), « que la conscience primaire est l’état fondamental : sans elle, pas de conscience d’ordre supérieur. »
On comprend ainsi que les valeurs associées à nos représentations conscientes se situent en quelque sorte à l’arrière-plan de ce que l’on conçoit rationnellement par notre conscience supérieure, hors de portée de cette dernière et des opérations qui s’y rapportent. C’est toutes faites et évaluées qualitativement par les propriétés sensorimotrices de nos organismes, que ces représentations parviennent à la raison des sujets pensants que nous sommes devenus. Bien avant que nous ne soyons en mesure d’en peser le pour et le contre en vue d’objectiver les raisons de nos préférences ou de nos aversions, et de faire jouer à cet effet le soi-disant libre arbitre dont on dispose, c’est l’expérience des choses vécues par l’esprit qui détermine à mon sens la valeur de ce dont on parle et auquel on pense.[5]En ce qui concerne la très épineuse question de ce que représente pour l’esprit lepartage et l’articulation des valeurs et des catégories, que pose notamment Edelman, je renvoie aux réflexions philosophiques d’Hilary Putnam (1993 [1992], p. 80) sur les « descriptions de fait » et les « jugements de valeur », qui se concluent en ces termes : « La question de savoir ce qui est premier, de la réalité matérielle ou des valeurs, me semble donc insoluble : simplement, je dirais que les descriptions de la réalité sans valeurs ne constituent pas un monde… ». Voir également à … Continue reading
1.4. Biais subjectifs et biais de la raison pour l’esprit
La mise en œuvre opérationnelle de l’esprit dans le cerveau humain mobilise donc à cet effet tous les niveaux d’opération dont il vient d’être question, qui se relayent successivement – en une fraction de seconde si nécessaire – selon une dynamique d’abord ascendante (bottom-up), conforme à l’ordre de présentation des étages de l’esprit adopté dans cette étude, mais qui peut être aussi localement descendante (top-down) selon les circonstances. L’ordre dynamique ascendant de nos esprits procède des perceptions sensorielles et émotives de nos prises de conscience empiriques, pour mobiliser indirectement les raisons objectives qui s’y rapportent en cas de besoin ; et l’ordre descendant procède inversement de nos pensées raisonnantes, qui nous engagent parfois à réviser le cas échéant nos expériences empiriques. Dans un cas comme dans l’autre, l’ordre adopté n’est pas sans effets sur la qualité des représentations mentales qui nous viennent à l’esprit, susceptibles de s’ajuster réciproquement par simples renversements de la dynamique opérationnelle de nos cogitations.
La question des biais cognitifs a fait couler beaucoup d’encre dans la littérature scientifique spécialisée de ces dernières décennies, sous l’influence notamment des recherches de Daniel Kahneman et Amos Tversky (1979) sur le jugement et la prise de décision. Dès les années soixante-dix, certains sociologues et psychologues ont commencé à faire vaciller la foi inébranlable accordée historiquement à la rationalité de la pensée humaine, aussi bien qu’à remettre en cause la corruption systématique de cette dernière par diverses émotions comme la peur, l’affection ou la haine. Les recherches en question ont fait valoir non seulement le rôle central des valeurs émotionnelles indirectement associées à nos représentations raisonnées, mais celui aussi des biais subjectifs qui en découlent, dont les effets modifient la qualité même de ces représentations. Je n’insisterai pas ici sur les nombreux biais abondamment analysés et commentés (comme celui d’ancrage, de négativité, d’optimisme, de confirmation, etc.), susceptibles d’altérer notre objectivité sous l’effet dynamique ascendant des opérations de nos esprits (Kahneman, 2012 [2011]). Dans leur ensemble, ces différents biais s’expliquent à mon sens par la préséance des valeurs émotionnelles de notre conscience empirique, par rapport à nos représentations raisonnées, et par l’ontogenèse des conditionnements associés aux expériences passées des individus très différenciés les uns des autres que nous sommes devenus.
Par-delà ce qui concerne les propriétés sémiotiques, linguistiques et interprétatives dont procèdent nos pensées, l’objectif du second volet de cette étude sera de mettre l’accent sur un biais cognitif très général et systématique de l’esprit humain, qui ne procède pas d’altérations subjectives ascendantes de la raison par nos expériences vécues, mais d’accommodations inverses affectant nos expériences empiriques, par les raisons objectives qui s’y rapportent. Le biais de la raison procède pour moi d’une relecture descendante, par notre conscience raisonnée, de nos expériences empiriques. Parmi les effets de la raison sur notre appréciation des choses et événements dont on parle et auxquels on pense, ce que j’entends par le biais de la raison consiste à la base en quelque sorte à hypostasier les représentations conceptuelles de notre conscience supérieure, à les réifier si l’on préfère, en vue de les articuler aux appréciations catégorielles qui nous viennent spontanément à l’esprit par nos expériences empiriques. Le biais en question se manifeste notamment par notre propension à relire mentalement nos émotions comme des sentiments associés conceptuellement à des raisons objectivables. Souvent inaboutie en dernier recours à mon sens, cette opération répond à un besoin irrépressible de nos esprits de rationaliser toute chose, y compris nos états internes issus des conditionnements inconscients sur lesquels se fondent nos valeurs, dont les causes véritables restent généralement hors de portée de notre introspection.
2. Sémioses, langage et communication
Par-delà leurs attributions biologiques, neurophysiologiques, psychologiques ou autres, les opérations de l’esprit véhiculent des informations dont les propriétés sémiotiques ou sémiologiques constituent l’essence ou le substrat, pourrait-on dire, l’élément fondateur, en quelque sorte. La notion de sémiose se rapporte aux opérations de l’esprit sous l’angle de leur fonction productive de sens, par le moyen de différents signes ou signaux non seulement de l’esprit, mais du langage et de la communication. La circulation du sens par sémiose se propage initialement par des signaux électrochimiques porteurs d’informations synaptiques entre les neurones, pour rayonner ensuite dans les circuits sensoriels et entre les niveaux de l’esprit, jusque dans le langage et la communication, sous la forme de sémioses que nous dirons interprétatives (vs sensorielles) à l’arrivée.[6]Voir à ce sujet l’ouvrage du Groupe μ (2015), de Francis Edeline et Jean-Marie Klinkenberg, en particulier leur distinction entre sémioses « courtes » (sensorimotrices et inconscientes) et sémioses « longues » (interprétatives et conscientes). La suite de cette étude aura pour objectif d’explorer plus avant les opérations de l’esprit dont il a été question précédemment, sous l’angle désormais des enjeux sémiotiques, linguistiques et finalement interprétatifs qui s’y rapportent. Quelques précisions sémiotiques élémentaires ne seront pas inutiles avant de poursuivre.
Le modèle peircien (Peirce, 1931–1958) associe toute forme de sémiose à trois sortes de signes, respectivement iconiques, indiciaires et symboliques, qui se combinent récursivement à différents niveaux de l’esprit, jusqu’à nos interprétations conscientes. Les signes de nature iconique fonctionnent par analogie ou ressemblance (comme les dessins, les gestes mimétiques ou autres figurations), tandis que les signes indiciaires opèrent par contiguïté (comme les postures corporelles, les expressions faciales, le doigt pointé, l’orientation du regard). Quant aux signes symboliques (comme le coq français ou la colombe de la paix), ils procèdent en ce qui les concernent de conventions préétablies, qui ne présupposent aucun rapport figuratif ou contextuel des signes à l’égard de ce qu’ils signifient. Qu’ils soient iconiques, indiciaires ou symboliques, il importe de bien souligner d’ores et déjà que les signes peirciens ne sont que des choses ordinaires, n’importe quelles choses matérielles intelligibles, qui renvoient ce faisant à d’autres choses dont elles tiennent lieu (en tant que signes), ceci par l’arbitrage opérationnel d’un esprit (ou d’une règle) qui les relie ; nous parlerons simplement à ce sujet de choses signifiantes pour l’esprit. Cette précision aura son importance pour bien faire la différence avec les signes linguistiques au sens saussurien, dont il va aussi être question dans ce qui suit.
2.1. Sémioses indiciaires de l’esprit inconscient
L’esprit inconscient, nous l’avons dit, ressent toutes sortes de sensations émotionnelles, dont procèdent les réponses plus ou moins conditionnées de l’organisme aux stimuli que sont susceptibles de capter ses organes sensoriels. Sous un angle sémiotique, cette aptitude consiste simplement à traiter les stimuli en question comme autant d’indices de perceptions multi-sensorielles associées aux changements d’états internes et aux réactions motrices de nos organismes. Même dépourvus de la moindre aptitude à appréhender consciemment ce qui constitue la source de nos sensations, les animaux parviennent à ressentir et à réagir par ce moyen aux circonstances de l’environnement dans lequel ils évoluent, par simples ajustements indiciaires des stimuli qui s’y rapportent.
Les insectes, de nombreux poissons et reptiles évoluent probablement (jusqu’à preuve du contraire) par ce seul moyen dans leur environnement. Les insectes sociaux procèdent de cette façon pour coordonner leurs efforts et mener à bien les tâches collectives complexes qui leurs sont dévolues. Les fourmis interagissent notamment par voies olfactives en sécrétant des phéromones perçus par leurs congénères comme les indices de chemins à suivre en quête de nourriture, et sans doute de la qualité de cette dernière. La danse des abeilles – découverte par Karl von Frisch (1955 [1953]) – est un cas particulier de sémiose indiciaire très élaborée (assortie probablement de propriétés iconiques), permettant aux butineuses de partager diverses informations relatives à l’orientation et à la distance d’un nectar à récolter, dont elles déposent d’abord à cet effet un échantillon devant leurs congénères, comme pour attirer leur attention sur la nature du butin convoité.[7]Leur danse s’opère alors soit à l’extérieur de la ruche, par des allées et venuesbourdonnantes indiquant la direction à prendre par rapport à l’angle horizontal du soleil sur la plateforme, et par des cercles plus ou moins rapides ou lents précisant la distance à parcourir ; soit encore dans l’obscurité de la ruche, par la perception tactile de leurs pattes et de leurs antennes, après transposition verticale de l’orientation solaire sur les rayons.
Toutes les modalités sensorielles de nos esprits sont assorties à la base d’une telle composante indiciaire inconsciente, susceptible de fonctionner en autonomie, mais le cas échéant aussi en corrélation avec la conscience empirique des animaux qui en sont pourvus. Cette dernière ne s’active alors que pour éclairer l’esprit ponctuellement sur ce que l’intéressé est en train de faire ou de vivre, éventuellement pour réorienter ses objectifs en fonction des circonstances, mais sans améliorer à cet effet ses performances sensorimotrices, ni répondre forcément à un impératif ascendant de sa sensibilité. Les fourmis suivent inconsciemment la trace des phéromones de leurs semblables sans se poser de questions, de la même façon que les renards ou les chiens suivent les pistes olfactives qui les intéressent, ou que nous suivons le cheminement d’une route sinueuse en voiture. La seule différence tient au fait que les fourmis n’ont pas les moyens de l’appréhender consciemment ; alors que les renards, les chiens et nous, sommes capables à tout moment d’en prendre conscience, chacun selon ses moyens, mais sans en tirer le moindre avantage sensorimoteur.
Quelles que soient par ailleurs les aptitudes de l’esprit à se représenter mentalement ce qu’il perçoit, nos réactions réflexes se chargent de répondre à tout danger imminent en cas de besoin. Lorsque les circonstances ne nous donnent pas le temps d’évaluer consciemment ce que représente la menace, notre sensibilité indiciaire se charge de déclencher sans délai la réponse adéquate. Dans un carambolage de la circulation routière par exemple, certains automobilistes se découvrent ainsi le talent d’enchaîner automatiquement une succession de gestes parfaitement adaptés à l’urgence de la situation, dont ils se repassent ensuite le film consciemment avec incrédulité, sans comprendre ce qui les a fait agir avec autant de maîtrise pour sauver leur vie (ou celle d’autrui). Et de même en ce qui concerne la gestion d’opérations devenues routinières à l’issue d’un apprentissage souvent exigeant et laborieux. Dans le cas de notre automobiliste expérimenté, conduire sa voiture dans la circulation ne mobilise que les facultés indiciaires automatisées de son esprit inconscient, pour lui permettre de consacrer ses réflexions à d’autres occupations plus réfléchies s’il le désire. Tout comme un musicien averti est capable à la fois de jouer de son instrument, de suivre une partition et de coordonner ses interventions avec celles d’un orchestre symphonique ; si ce n’est alors pour penser à autre chose, l’exercice ne repose essentiellement que sur les aptitudes indiciaires de sa sensibilité musicale, qui ne mobilisent que ponctuellement sa conscience empirique, et en aucun cas sa conscience raisonnée.
S’il est assez stupéfiant de constater le degré d’élaboration des opérations mentales indiciaires que les esprits sont capables de mettre en œuvre pour atteindre leurs objectifs, il demeure que la répartition des tâches s’organise quand même différemment dans le cerveau des animaux doués de conscience, dont les aptitudes se relayent entre les niveaux de l’esprit selon les circonstances. Ainsi la sensibilité sensorimotrice des esprits dépourvus de conscience se charge de tout, sans forcément faire de différence notable entres les signaux accidentels de l’environnement et ceux de leurs interactions communicatives entre congénères. Mais pour les chiens manifestement c’est autre chose. Tout indique que leur conscience empirique les motive pleinement lorsqu’ils se flairent la truffe (ou le derrière) pour faire connaissance, ou lorsqu’ils aboient furieusement pour se menacer réciproquement. Quant à ce qui nous concerne, nous autres humains, c’est encore une autre affaire, dans la mesure où notre conscience raisonnée peut être à tout instant mobilisée indirectement – plus souvent qu’à son tour à mon sens – pour interférer sur les opérations spontanées de nos esprits.[8]Certaines recherches récentes commencent cependant à évaluer la productivité denos ressources mentales inconscientes sur la conduite indirecte de nos réflexions ; on parle à ce sujet d’intelligence émotionnelle, ou parfois de contagion émotive, selon les effets positifs ou négatifs de notre sensibilité, plus ou moins canalisés par notre conscience empirique, et si besoin par la volonté raisonnée de nos esprits.
2.2. Sémioses iconiques de la conscience empirique
Le premier étage de la conscience, en ce qui le concerne, relève donc des capacités de l’esprit à appréhender mentalement ce qui constitue la source des sensations et perceptions dont il vient d’être question. Cette opération procède à la base d’analogies associatives opérées par l’esprit, comme dans un miroir, de ce qu’il éprouve de la réalité qu’il se figure mentalement. Sous un angle sémiotique, l’opération procède d’indications essentiellement iconiques (et accessoirement toujours indiciaires) en temps réel, sur les cartes mentales de la conscience des animaux qui en sont pourvus (Damasio, 2012 [2010], p. 82 sq), de ce dont ils font l’expérience à chaque instant. La conscience que j’appelle empirique opère ainsi sémiotiquement sur la ressemblance graduelle et la contiguïté de nos expériences vécues de la réalité qu’elles prennent pour objet. On comprend ainsi ce qui constitue l’Umwelt de l’animal au sens de J. von Uexküll, qui ne correspond pas au monde tel qu’il existe réellement (ou pourrait être pensé objectivement de l’extérieur), mais au Monde propre que se figure l’animal à travers le prisme de ses perceptions sensorielles. Et l’on comprend aussi plus concrètement dans ces conditions que si l’on partage objectivement le même appartement que nos chiens ou nos chats, ce dernier ne représente pas le même Monde pour nos esprits respectifs ; bien que les trois se recoupent quand même au bout du compte, via nos expériences communes et nos interactions quotidiennes.
La notion d’Umwelt dont il est ici question se rapporte en premier lieu à ce qui distingue les propriétés phylogénétiques de l’esprit conscient des différentes espèces animales. Mais compte tenu de la plasticité de nos esprits humains notamment, il ne semble pas illégitime d’élargir cette notion à ce qui distingue nos visions du monde
interindividuelles, sociales ou culturelles, issues de l’ontogenèse des individus au sein des groupes humains ou autres communautés grégaires animales dont nous sommes issus. Et jusqu’à ce qui caractérise la personnalité de chacun d’entre nous pris isolément, qui procède finalement d’une vision du monde irréductible à toute autre, dont chaque sujet de conscience empirique est la source et l’agent opérationnel au sein de son propre esprit. Or c’est bien ce sujet-là – qui ne se pense pas mais que l’on éprouve empiriquement de soi-même et d’autrui en sa présence à chaque instant – qui est mis en jeu dans nos comportements interindividuels ou grégaires, comme dans nos interactions verbales plus ou moins élaborées, à travers le langage et la communication. Difficilement accessible à notre conscience raisonnée, ce sujet de conscience n’est saisissable que sous l’angle des points de vue et autres valeurs subjectives associées aux appréciations empiriques sur lesquelles se fondent nos interactions.
L’empathie constitue à cet effet l’élément central de ce qui concerne l’échange d’informations entre individus dotés d’une forme ou une autre de conscience empirique partagée, moyennant les ajustements qui s’imposent de leurs mondes propres, de leurs valeurs et de leurs objectifs respectifs. Contrairement à la sympathie ou à l’antipathie, qui ne concernent que les affinités ou aversions personnelles que l’on éprouve parfois à l’endroit de son prochain, l’empathie se rapporte aux émotions et points de vue que l’on partage avec autrui lors de nos interactions communicatives. Les cartes mentales de notre conscience empirique se recoupent alors entre les esprits d’un même Monde collectif (ou contextuel). Les neurones miroirs dont procède l’empathie (De Waal, 2011 [2009]) s’activeraient à cet effet entre congénères, ou même entre individus d’espèces animales différentes, en vue de mener à bien les objectifs complémentaires de leurs interactions. L’affrontement, la rivalité, le jeu, l’alliance, la coopération sont des formes d’interactions fondées sur l’empathie des animaux dotés d’une forme de conscience empirique susceptible de s’ajuster, à quelque degré que ce soit, lorsque cela est possible.
La qualité des interactions que l’on est en mesure d’engager entre nous ou avec d’autres animaux, selon nos aptitudes phylogénétiques ou ontogénétiques respectives, se mesure en premier lieu au degré d’empathie que l’on éprouve (ou croit éprouver) réciproquement, en fonction de la ressemblance supposée de nos expériences empiriques. Les gestes, expressions et autres comportements d’autrui, sincères ou affectés, intentionnels ou fortuits, peuvent être mobilisés à cet effet, pour autant qu’ils engagent la complémentarité des enjeux sur lesquels se fondent nos interactions. Éprouver un certain degré d’empathie est pour moi la seule condition sine qua non de nos interactions communicatives, en toutes circonstances et toutes espèces conscientes confondues. On peut ainsi jouer, chasser, ou garder les moutons, avec son chien ou avec un ami, câliner son chat ou un enfant (plus aisément sans doute qu’avec un hamster, un moineau ou un iguane, même si rien n’est impossible aux animaux si fantasques et imaginatifs que nous sommes).
2.3. Sémioses symboliques de la conscience raisonnée
Quant à ce qui concerne notre conscience supérieure que j’appelle raisonnée, elle procède en revanche d’aptitudes cognitives de l’esprit humain à relire mentalement, mais sous un tout autre angle, ce qui a trait aux appréciations catégorielles de la conscience empirique dont il vient d’être question. Dans la perspective sémiotique qui nous intéresse, ces représentations de la conscience raisonnée ne procèdent pas de nos expériences subjectives en temps réel, iconiques ou indiciaires, mais de représentations symboliques à effets conceptuels, qui se veulent objectives pour l’esprit, de ce que l’on conçoit mentalement comme la réalité. Selon G. M. Edelman, ce second étage de la conscience se fonde sur diverses aptitudes de l’esprit humain associées à notre compétence linguistique (ou d’aptitudes symboliques éventuellement apparentées de quelques autres animaux supérieurs), dont procède notre capacité à raisonner sur nos expériences vécues. Quelques précisions sur ce qui caractérise les aptitudes cognitives en quoi consiste notre compétence linguistique héréditaire, s’avèrent ici nécessaires avant de poursuivre.
Selon Ferdinand de Saussure (1916), les signes linguistiques ne sont pas des choses signifiantes au sens peircien, fussent-elles arbitraires et symboliques, mais des « entités bifaciales » de l’esprit humain, fondées sur l’association formelle de signifiants phonologiques et de signifiés conceptuels. Les conventions linguistiques associées à la langue (aux différentes langues humaines) reposent sur des systèmes de signes doublement articulés selon F. de Saussure, au plan des unités de l’expression signifiante, comme des contenus signifiés qui s’y rapportent. On oppose ainsi volontiers le langage humain dont relèvent nos pensées, fondé sur des systèmes de signes linguistiques au sens saussurien, au langage vocal ou gestuel des comportements animaux, fondé sur diverses combinatoires de signaux essentiellement iconiques et indiciaires au sens peircien.
Un demi-siècle après F. de Saussure, les hypothèses de Noam Chomsky (1971 [1965]) sont venues à leur manière renforcer cette opposition en plaçant la grammaire mentale au cœur de notre compétence linguistique héréditaire, associée à la conscience raisonnée dont il est ici question. La grammaire générative a ainsi érigé la phrase en unité syntaxique supérieure (ou « projection maximale ») de cette grammaire mentale de nos esprits, assortie d’une composante sémantique (logico-conceptuelle), dont dépend ensuite indirectement, pour nombre de linguistes, le sens pragmatique des énoncés en contexte. Directement issues des capteurs sensoriels de notre système nerveux conditionné par les traces mémorielles de nos expériences passées, les informations traitées par nos esprits mobilisent ainsi les aptitudes conceptuelles et computationnelles de notre compétence linguistique, dont procède ensuite la consistance de nos raisonnements conscients. Vus sous cet angle, le langage et la pensée humaine s’apparentent à un pur algorithme cognitif de computation symbolique inconsciente au plan linguistique (le célèbre mentalais de Jerry Fodor, 1986 [1983]), dont procède à l’arrivée notre conscience raisonnée, intentionnelle et inférentielle au plan pragmatique.
Sans entrer dans le détail des questions que pose le partage de ce qui est codé en langue, par rapport à ce qui est inféré en contexte, on peut considérer qu’il concerne notamment la distinction entre concept et catégorie d’une part, et entre forme logique et représentation mentale ou discursive de l’autre. Au plan lexical, la langue repose sur un vaste répertoire de mots organisés en champs lexicaux (ou conceptuels), qui sont comme le bras armé de la raison appliquée aux appréciations catégorielles de notre conscience empirique. Le champ lexical des substantifs associés par la langue française au sentiment de peur, par exemple, comprend un grand nombre d’unités comme frayeur, crainte, effroi, inquiétude, anxiété, angoisse, terreur, panique, affolement et j’en passe, censées permettre à l’esprit de coder ce qu’il ressent intérieurement par l’expérience des émotions correspondantes. Et au plan grammatical, la signification des phrases de la langue est imputée à des formes logiques ou conceptuelles complexes (dérivées par des règles), associées à des représentations véridictives (ou vériconditionnelles), dont procèdent ensuite nos opérations communicatives et interprétatives au plan pragmatique et discursif.
L’inconvénient de ce modèle de la raison sémantico-pragmatique ne tient pas tant pour moi à sa consistance, ni à son application aux facultés supérieures de nos esprits, qu’à l’assurance que l’on éprouve à être en mesure de saturer par ce seul moyen les propriétés du langage humain comme celles des aptitudes mentales correspondantes. Ainsi les catégories associées aux expériences de notre conscience empirique ne sont pas pour moi la simple contrepartie (dite extensionnelle) des formes conceptuelles (intensionnelles) de notre conscience raisonnée ; pas davantage que le sens des énoncés ne se réduit à leurs fameuses conditions de vérité ; ou que nos opérations langagières procèdent de nos raisonnements logiques. En vue d’esquisser une solution susceptible peut-être de surmonter cette aporie, tentons d’expliquer brièvement d’où nous vient cette assurance introspective à pouvoir ainsi réduire le langage et l’esprit aux raisonnements qui s’y rapportent.
2.4. Le biais de la raison comme relecture mentale de nos expériences
Comme on l’a entrevu à l’issue du premier volet de cette étude (en 1.4.), le biais de la raison est le fruit d’un effet de réel automatique, issu d’une relecture descendante de la raison sur nos expériences empiriques. Il s’agit d’un biais naturel de la conscience raisonnée de nos esprits, qui nous fait croire à l’existence objective et à la rationalité de ce que l’on dénomme ou représente, ceci tout à fait indépendamment des connaissances avérées sur lesquelles se fonde éventuellement cette existence au plan référentiel.
Parmi ceux qui sont capables de distinguer un frêne d’un tremble ou une grive d’un merle, combien d’entre eux sont-ils en mesure d’analyser les éléments sur lesquels se fonde cette aptitude ? Et quelle sorte de lien établir alors entre cette aptitude et les raisons objectives susceptibles d’être ensuite invoquées pour en rendre compte ? Et plus gravement peut-être encore, de quoi est-il question pour l’esprit lorsque l’on fait usage de noms abstraits comme intelligence, amour, beauté, ennui, par exemple, dont les référents varient d’une culture à l’autre et d’une situation à l’autre ? Certainement pas du classement scientifique des espèces naturelles, ni des propriétés de l’esprit discutées dans cette étude, qui pourtant s’y rapportent indiscutablement.
Et de même en ce qui concerne notre propension à rendre compte du sens des énoncés par les conditions de vérité qui s’y rapportent, alors que ces dernières ne sont saisissables que comme des effets très indirects et disjoints des instructions sémantiques dont elles procèdent. Si je dis ou pense par exemple que Marie est belle, tout se passe peut-être pour l’esprit comme si j’attribuais à Marie une propriété objectivable, alors que je n’exprime en réalité qu’un simple jugement évaluatif, dont les conditions restent introspectivement insaisissables.
Et de même encore en ce qui concerne nos tentatives désespérées de fonder nos argumentations sur des relations logiques, souvent incompatibles avec nos opérations discursives. Comment se fait-il que des enchaînements comme : « Je n’ai pas le temps, mais je prends quand même un café » ; ou encore « Tout va bien, je suis presque à l’heure » soient si aisément interprétables, alors qu’ils peuvent être invalidés par des raisonnements logiques du genre : « Si je n’ai pas le temps je ne prendrai pas de café » ; ou encore « Si je suis presque à l’heure je suis donc en retard » ? Dans tous ces cas comme dans bien d’autres, ce que l’on conçoit mentalement a posteriori par une relecture descendante de notre conscience raisonnée tend à brouiller les opérations subjectives ascendantes du langage et de l’esprit, initialement fondées sur les appréciations de notre conscience empirique.
Le fond du problème pour moi, en ce qui concerne ces opérations du langage et de l’esprit, tient au fait qu’elles sont ordinairement effectuées spontanément sans être raisonnées, alors qu’elles ne sont évidemment analysables que rationnellement. On touche ici à une vraie difficulté que peinent à surmonter non seulement les sciences du langage, mais les sciences cognitives et la psychologie, pour parvenir à saisir ce dont elles cherchent à rendre compte. Bien des hypothèses psycho-cognitives gagneraient à être revues sous cet angle à mon sens. Ainsi la conscience de soi dont il était question (en 2.2.) ne consiste pas à penser à soi (ni à se reconnaître dans un miroir), seulement à faire l’expérience de sa propre conscience empirique ; et de même en ce qui concerne la théorie de l’esprit, en quoi consisteraient nos aptitudes cognitives à prendre conscience, dans une certaine mesure, des intentions et autres états mentaux que l’on se prête mutuellement pour interagir et communiquer. Comme de penser à soi, la théorie de l’esprit ne procède à mon sens que de relectures descendantes et laborieuses, par notre conscience raisonnée, de ce qui a trait au sujet de conscience empirique et à l’empathie que mobilisent nos interactions. Quiconque a joué une fois à la baballe avec son chien reconnaîtra sans peine que la prise de conscience raisonnée de nos propres aptitudes mentales et de celles d’autrui ne sont pas des aptitudes opérationnelles de l’interaction ni de la communication.[9]On comprend notamment dans ces conditions que Frans De Waal (2016, p. 172) ait pu remettre en cause en ces termes le rôle dévolu à la théorie de l’esprit dans la littérature scientifique : « Je doute sérieusement que nous, ou d’autres animaux, saisissions l’état mental à un niveau aussi abstrait. »
Reste que ni le langage ni l’esprit humain ne se réduisent pour autant, bien entendu, aux seules aptitudes de notre conscience empirique. Tout indique que le langage humain, comme celui des autres animaux, mobilise l’intégralité de nos aptitudes mentales. Le langage humain en ce qui le concerne ne peut donc être appréhendé globalement que comme la contrepartie verbale de la double dynamique opérationnelle dont il est ici question, de nos expériences subjectives ascendantes, aux relectures descendantes de la raison objective qui s’y rapporte. Avant d’esquisser très sommairement, en guise de conclusion de cette étude, les grandes lignes de ce qui pourrait permettre d’en rendre compte, à partir à la fois de ce qu’il hérite et de ce qui l’oppose irréductiblement aux cris animaux dont il est issu, je prends encore le temps de quelques observations sur ce qui concerne le biais de la raison pour le langage humain, sous l’angle de notre propension à donner la parole aux autres animaux qui nous entourent.
« Il ne leur manque que la parole ! », cette considération exprime à la fois la satisfaction de ressentir ce que l’on partage avec nos amies les bêtes, en même temps que le regret de constater ce qui nous en sépare. Elle annonce ce faisant notre inclination à les faire parler mentalement ou même de vive voix, par une forme ou une autre de discours rapporté au style direct (ou plus rarement indirect), révélateur à son tour d’un double sentiment à la fois d’évidence et d’artificialité de la parole qu’on leur prête. Un chien qui gronde ou aboie furieusement nous révèle ainsi spontanément diverses dépréciations de son adversaire ou rival, traduisibles verbalement par des énoncés comme « Ouste ! », « Barre-toi ! », « Mais quel culot ! », « Pour qui tu te prends ? ». Le sentiment d’évidence que l’on éprouve face à ces traductions verbales est révélateur à la fois de ce l’on partage de ce que ressent et exprime l’intéressé, en même temps que les propos qu’on lui prête manifestent une forme de déviation anthropomorphique à cet égard. En un mot, je dirais que si les appréciations catégorielles associées aux expériences subjectives ascendantes que traduisent nos paraphrases peuvent paraître assez conformes à ce qu’exprime le langage vocal ou gestuel des animaux à qui l’on donne la parole, il demeure que les représentations conceptuelles de la raison objective qui s’y rapporte entraînent une déformation anthropomorphique de leurs propos.
3. La part de l’Énonciation pour le langage humain et pour l’esprit
Armé de la fameuse distinction saussurienne entre langue et parole, le courant dominant des sciences du langage s’intéresse désormais à la langue comme objet propre de la linguistique, abandonnant ainsi la parole, soit à la rhétorique et à la stylistique, soit à la pragmatique, à l’analyse du discours, ou à d’autres approches interprétatives de nos interactions verbales. Quant à la grammaire générative, elle n’a fait que renforcer cette frontière en érigeant notre compétence linguistique comme prioritaire, par rapport à toutes autres propriétés de nos performances discursives. Quels que soient les avantages (heuristiques) de cette opposition, elle instaure un partage des tâches et un ordre de préséance entre langue et parole qui méritent toujours, plus que jamais à mon sens, d’être interrogés.
Dans quelle mesure notre compétence linguistique est-elle réellement autonome et prioritaire, par rapport à l’exercice de la parole ? Et de quelle sorte de priorité est-il question à ce sujet ? Ne sommes-nous pas ici à nouveau confrontés à une sorte de biais déformant de la raison sur nos expériences empiriques ? Voici comment je vois les choses dans les grandes lignes, à partir des observations formulées dans cette étude :
Comme toutes autres formes de sémioses, nos interprétations verbales procèdent initialement d’opérations ascendantes, essentiellement indiciaires et iconiques, dévolues en l’occurrence à la parole, opérations retraitées ensuite (mais en partie seulement) par les aptitudes symboliques de notre compétence linguistique. Ainsi définie (en un sens très strict), la langue ne serait qu’une composante transitoire et accessoire de nos interprétations, qui fait pour nous toute la différence à l’arrivée peut-être, mais qui n’infléchit que localement la dynamique opérationnelle dont elles procèdent. Le langage humain ne se distingue de celui des autres animaux que pour être en partie codé par les règles d’une langue, consistant à relire conceptuellement certains éléments associés aux appréciations catégorielles en quoi consistent par ailleurs les propriétés que nous dirons énonciatives de la parole.
Quant à la parole prêtée aux autres animaux, si elle peut nous apprendre quelque chose en somme, c’est d’abord que les aboiements du chien constituent un langage à sa mesure, c’est-à-dire un moyen de communication à part entière, dont le sens peut dès lors être traduit dans n’importe quelle langue humaine (moyennant les déviations anthropomorphiques dont il a été question). Sur ce point tout le monde est d’accord je suppose, à moins de considérer la parole prêtée aux autres animaux comme une pure projection onirique, comme si l’on faisait parler des êtres inanimés.[10]Voir à ce sujet le cadrage de la question de la parole prêtée aux animaux dans cevolume. En ce qui concerne à ce sujet la traduction de cette dernière en langage humain, je renvoie à Sophie Lawson (2018). Mais ce que confirment surtout ces traductions pour moi (comme toute traduction d’une langue humaine à une autre), c’est que la langue n’est qu’une composante accessoire de ce qui constitue le sens donné à la parole. Et c’est très bien ainsi, car sinon aucune traduction ne serait possible, ni d’une langue humaine à une autre, ni des aboiements du chien à la langue française.
Les mots et les phrases de nos langues humaines sont ainsi doublement sollicités dans nos interprétations, d’abord au plan énonciatif et catégoriel, en tant que choses signifiantes (au sens peircien), et ensuite en tant que signes logico-conceptuels de notre compétence linguistique. On retrouve ici, sous un angle sémiolinguistique, ce qui concerne l’accession opérationnelle de l’esprit à la raison (abordée au point 1.3.). Les mots de la langue comme signes linguistiques ainsi définis (par les formes logicoconceptuelles qui s’y rapportent) ne sont jamais que la transposition partielle, par conversion symbolique en quelque sorte, de propriétés indiciaires et iconiques associées par défaut aux énoncés comme choses signifiantes, en vertu des propriétés énonciatives qui s’y rapportent.[11]On touche ici très précisément à la question de ce qui distingue, selon F. de Saussure(1972, p. 36 sq), la linguistique de la langue et celle de la parole (Perrin, 2017). Les instructions énonciatives associées à cette dernière se rapportent à mon sens à des propriétés verbales opérationnelles, mais qui ne sont pas analysables comme formes symboliques (logico-conceptuelles) de la langue, que ce soit comme système de signes (au sens saussurien) ou comme compétence linguistique (selon Chomsky, 1971 [1965]). Abordées dans Perrin (2013) et dans mes articles plus récents, la … Continue reading Outre de permettre un jour peut-être de décharger la grammaire de ce qui n’est pas de son ressort, ce renversement des priorités en faveur de la parole a pour nous l’avantage de révéler ce que partagent le langage et l’esprit humain avec les aptitudes mentales d’autres animaux.
La parole, l’énonciation qu’elle mobilise, n’est que la version humaine des cris et des voix, des chants d’oiseaux aux aboiements, grondements, jappements et gémissements des chiens, en passant par les gloussements, miaulements, hurlements, rugissements, beuglements et hennissements d’autres espèces animales, essentiellement iconiques et indiciaires. Il suffit d’entendre à distance dans un café le brouhaha de nos conversations, ponctuées de rires et éclats de voix, d’onomatopées et de cris, d’interjections ou exclamations, pour se souvenir que nous sommes d’abord des primates et ensuite, de proche en proche, des cousins de bien d’autres animaux plus éloignés. Par rapport à leurs échanges, nos interactions verbales reposent néanmoins sur des langues humaines, dont les propriétés logico-conceptuelles restent hors de portée de leurs cogitations. C’est un fait incontournable, et largement démontré à ce jour.[12]Quant à savoir si le langage de certains animaux (comme celui des cétacés, decertains oiseaux peut-être) ne recèle pas ses propres codes linguistiques, c’est une tout autre question, qui n’aura même pas été effleurée dans cette étude.
Mais l’on comprend aussi dans ces conditions que si les propriétés conceptuelles et grammaticales de nos langues humaines leur échappent, il n’en va pas de même des propriétés énonciatives qui s’y rapportent. Trop peu explorées sous cet angle en sémantique linguistique à ce jour, force est de constater que ces dernières permettent quand même à nos animaux de saisir l’essentiel de ce qui les concernent lors de nos échanges, au point de nous inciter à leur donner la parole, et jusqu’à nous consacrer assidument, dans les années 1970–1980, à leur enseigner nos langages humains par la langue des signes. En évaluant le relatif succès de ces expériences par le décompte des centaines de mots que sont capables de manipuler certains gorilles ou chimpanzés, personne à ma connaissance n’a été tenté d’examiner à cet effet ce qui distingue les mots comme choses signifiantes, accessibles à leur conscience empirique, aux mots comme signes conceptuels de nos esprits, qui ne sont que des entités abstraites de la raison humaine.
De façon générale, je dirais que nos observations confirment à ce jour que si les formes conceptuelles associées aux mots et aux phrases de nos langues humaines font défaut aux animaux non-humains, ce qui a trait à la parole en revanche est à leur portée. Toutes choses égales par ailleurs, nos interactions verbales avec les animaux ressemblent à nos échanges avec de jeunes enfants dont les premiers mots (jusqu’à 2 ou 3 ans), avant que leur compétence linguistique ne soit complétement élaborée, sont également appréhendés comme des choses signifiantes. Quelles que soient les circonstances, toute espèce d’interaction implique que les Mondes propres et les moyens respectifs des participants puissent s’ajuster pour qu’il se passe quelque chose. Si chacun y met du sien tout est possible ; sinon il ne se passe rien du tout, et c’est tout.
Je ne surprendrai personne, je pense, si je dis que l’anthropomorphisme n’a pas bonne réputation chez les éthologues (un peu comme l’ethnocentrisme chez les ethnologues). Personnellement, je trouve ce jugement injuste en ce qui concerne l’anthropomorphisme, qui n’est à mon sens que la contrepartie de notre empathie envers les autres animaux. Contrairement à l’anthropocentrisme, qui ne prend en considération que nos propres avantages humains, l’anthropomorphisme conditionne la part d’ajustement empathique qui nous incombe, pour être en mesure d’interagir avec nos animaux de compagnie (et avec tous les animaux d’ailleurs, sauvages ou domestiques, que l’on fréquente depuis la nuit des temps). Eux non plus n’ont pas eu d’autre choix que d’ajuster leur Monde propre avec le nôtre, pour parvenir à nous comprendre et à nous satisfaire (et à nous échapper aussi en cas de besoin, si ce n’est à nous dévorer à l’occasion).
Mais ici encore, cette notion d’anthropomorphisme doit être manipulée avec prudence, car elle s’appuie sur un concept de notre conscience raisonnée susceptible à ce titre de biaiser, si l’on n’y prend garde, ce que l’on partage et nous oppose aux autres animaux. La menace que cela représente a plané sur nous implicitement tout au long de cette étude, comme une mise à l’épreuve silencieuse des réflexions dont elle procède. Mais plus gravement peut-être encore en l’occurrence, je dirais que l’anthropomorphisme de notre conscience raisonnée nous menace nous-mêmes en premier lieu, dans la mesure où il s’applique d’abord à ce qui expose la raison humaine à biaiser non seulement les états internes des autres animaux, mais à biaiser surtout cette part intime de nousmême en quoi consiste notre propre conscience empirique. Autrement dit, ce que nous avons été tentés d’élucider dans cette étude est en nous, tout autant que dans les esprits de ces autres animaux qui nous intéressent. La bête que l’on cherche est en nous ; mais ça, nous le savions déjà.
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Notes
⇧1 | Car les différents systèmes de transmission des informations du soi et du non-soi ne sont pas de même nature, et n’ont pas évolué de la même façon d’une espèce à l’autre. Nos différents sens d’abord ne jouent pas le même rôle à cet effet selon les espèces. Ainsi dans le cerveau humain, les informations visuelles et auditives accèdent plus directement aux aires corticales consacrées à l’objectivation des choses conscientes, alors que le goût et l’odorat, moins perméables à la conscience, suivent les chemins plus diffus de l’intéroception (Perrin, 2016, p. 195). Et toutes espèces confondues, il apparaît que les informations relatives au non-soi remontent plus aisément au cortex cérébral et à la conscience, alors que celles du soi restent plus intuitives et insaisissables (Holley, 2015, p. 21, 54). |
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⇧2 | Certains parlent à ce sujet de conscience « phénoménale ». La notion de conscience empirique aura pour nous l’avantage de marquer ce qui a trait à l’expérience qui s’y rapporte, issue de nos impressions sensorielles. |
⇧3 | Sur ce qui a trait aux aptitudes raisonnées de nos proches cousins les grands singes,je renvoie aux observations de Frans De Waal (2016), qui ont par ailleurs inspiré nombre de considérations formulées dans cette étude. |
⇧4 | Je renvoie sur cette question à Stanislas Dehaene (2014, p. 149 sq), en ce qui concerne en particulier l’organisation mentale de nos raisonnements par sa « mémoire de travail », l’espace de travail global qui s’y rapporte, que mobilisent notamment nos aptitudes mathématiques ou logiques, et plus largement tout ce qui a trait à la raison de notre conscience supérieure, par nos aptitudes symboliques et notre compétence linguistique. |
⇧5 | En ce qui concerne la très épineuse question de ce que représente pour l’esprit lepartage et l’articulation des valeurs et des catégories, que pose notamment Edelman, je renvoie aux réflexions philosophiques d’Hilary Putnam (1993 [1992], p. 80) sur les « descriptions de fait » et les « jugements de valeur », qui se concluent en ces termes : « La question de savoir ce qui est premier, de la réalité matérielle ou des valeurs, me semble donc insoluble : simplement, je dirais que les descriptions de la réalité sans valeurs ne constituent pas un monde… ». Voir également à ce sujet Perrin (2016, p. 202 sq), en ce qui concerne notamment les effets linguistiques de cette opposition, sur lesquels nous reviendrons ultérieurement dans cette étude. |
⇧6 | Voir à ce sujet l’ouvrage du Groupe μ (2015), de Francis Edeline et Jean-Marie Klinkenberg, en particulier leur distinction entre sémioses « courtes » (sensorimotrices et inconscientes) et sémioses « longues » (interprétatives et conscientes). |
⇧7 | Leur danse s’opère alors soit à l’extérieur de la ruche, par des allées et venuesbourdonnantes indiquant la direction à prendre par rapport à l’angle horizontal du soleil sur la plateforme, et par des cercles plus ou moins rapides ou lents précisant la distance à parcourir ; soit encore dans l’obscurité de la ruche, par la perception tactile de leurs pattes et de leurs antennes, après transposition verticale de l’orientation solaire sur les rayons. |
⇧8 | Certaines recherches récentes commencent cependant à évaluer la productivité denos ressources mentales inconscientes sur la conduite indirecte de nos réflexions ; on parle à ce sujet d’intelligence émotionnelle, ou parfois de contagion émotive, selon les effets positifs ou négatifs de notre sensibilité, plus ou moins canalisés par notre conscience empirique, et si besoin par la volonté raisonnée de nos esprits. |
⇧9 | On comprend notamment dans ces conditions que Frans De Waal (2016, p. 172) ait pu remettre en cause en ces termes le rôle dévolu à la théorie de l’esprit dans la littérature scientifique : « Je doute sérieusement que nous, ou d’autres animaux, saisissions l’état mental à un niveau aussi abstrait. » |
⇧10 | Voir à ce sujet le cadrage de la question de la parole prêtée aux animaux dans cevolume. En ce qui concerne à ce sujet la traduction de cette dernière en langage humain, je renvoie à Sophie Lawson (2018). |
⇧11 | On touche ici très précisément à la question de ce qui distingue, selon F. de Saussure(1972, p. 36 sq), la linguistique de la langue et celle de la parole (Perrin, 2017). Les instructions énonciatives associées à cette dernière se rapportent à mon sens à des propriétés verbales opérationnelles, mais qui ne sont pas analysables comme formes symboliques (logico-conceptuelles) de la langue, que ce soit comme système de signes (au sens saussurien) ou comme compétence linguistique (selon Chomsky, 1971 [1965]). Abordées dans Perrin (2013) et dans mes articles plus récents, la sémantique que j’appelle énonciative (des marqueurs pragmatiques aux modalisateurs et autres connecteurs) procède d’une tradition postsaussurienne, inspirée par Charles Bally et Émile Benveniste, poursuivie aujourd’hui notamment par Oswald Ducrot (1984) et ses héritiers. |
⇧12 | Quant à savoir si le langage de certains animaux (comme celui des cétacés, decertains oiseaux peut-être) ne recèle pas ses propres codes linguistiques, c’est une tout autre question, qui n’aura même pas été effleurée dans cette étude. |