Pratiques n° 153–154, 2012, 231–243
Laurent Perrin
Université de Lorraine, CREM
L’ethos a trait aux émotions, à la subjectivité du sujet de l’énonciation. Or de qui parle-t-on lorsqu’on parle du sujet de l’énonciation en sémantique et en analyse du discours ? Et de quoi lorsqu’il est question de subjectivité et d’ethos ? [1]Sur la question de l’ethos, on pourra se référer à l’ouvrage collectif dirigé par Amossy (1999), ainsi qu’à Maingueneau (1998, 1999). Voir aussi sur ce sujet Rabatel (2008).
Nous ferons la distinction, dans cette étude, entre trois sortes d’informations concernant l’ethos et la subjectivité dans l’interprétation des énoncés. Après avoir opposé l’ethos discursif du locuteur comme tel à celui, prédiscursif, du sujet parlant, et ensuite à celui du locuteur comme être du monde représenté (ceci en fonction des propriétés linguistiques qui s’y rapportent), nous nous intéresserons à l’ethos discursif que nous appellerons effectif (ou ethos du locuteur effectif) fondé sur une identification du locuteur comme tel au sujet parlant. L’objectif sera finalement d’analyser diverses formes de fictions énonciatives associées à l’ethos discursif effectif dans la presse écrite, lorsque le discours se fonde sur une scénographie qui ne s’ajuste pas littéralement à l’interaction d’un journaliste à son lecteur. L’ethos de l’oralité à l’écrit sera à l’horizon de nos observations, qui consisterons finalement à centrer l’ethos discursif effectif de l’écrit sur le temps fictif de l’oralité. [2]Une version antérieure de cette étude est parue en ligne dans Perrin (2009), dont cet article précise et reformule certaines observations.
1. L’ethos prédiscursif du sujet parlant et l’ethos discursif du locuteur
Une première sorte d’information relative à l’ethos émane de ce qui a trait à l’être social ou psychologique que l’on désigne généralement comme l’auteur ou le sujet parlant, l’être empirique associé aux circonstances d’une situation, dans le cadre d’une interaction en face à face par exemple, ou entre un journaliste et son lecteur. Il peut s’agir d’un être individuel en chair et en os, ou d’une collectivité plus ou moins désincarnée, d’une institution, par exemple. Pour interpréter un énoncé comme Défense de fumer, on peut se demander qui est l’auteur de l’interdiction ; cela peut être Pierre ou Paul si cela est écrit sur la porte de leur chambre ou de leur maison, mais il peut s’agir plus abstraitement d’une direction scolaire si c’est sur la porte d’une école, ou encore de la loi d’un gouvernement si l’interdiction correspond à un décret officiel. Selon les circonstances, l’auteur de l’interdiction peut aussi rester plus ou moins indéterminé ; on peut ne pas savoir si Pierre ou Paul parlent au nom de la loi, en tant que fonctionnaires ou citoyens, ou en tant que détenteurs d’une autorité plus personnelle. Et de même dans la presse écrite, le sujet parlant peut être un individu (identifié à un journaliste ou à un reporter, à un homme politique, à un expert ou témoin de l’information), ou encore plus abstraitement le sujet parlant peut être identifié à une rédaction, à un parti politique, à un annonceur publicitaire. L’ensemble des informations émanant de la personne physique ou psychologique, ou encore de l’être social ou moral, spirituel ou autre, concerne le sujet parlant. Ce dernier correspond à ce que l’analyse du discours associe à l’ethos préalable ou prédiscursif (Charaudeau & Maingueneau 2002 : 44), c’est-à-dire à ce que l’on sait par avance, et aussi à ce que l’on perçoit de l’orateur malgré lui, indépendamment de ce qui tient au discours et aux différents rôles énonciatifs qui s’y rapportent. L’ethos prédiscursif du sujet parlant n’est qu’indirectement concerné par les rôles énonciatifs associés au langage, au sens des énoncés et des discours.
C’est pourquoi nous séparons scrupuleusement dans l’interprétation ce qui a trait à l’ethos prédiscursif d’un sujet parlant associé à une situation, à une scène interactionnelle d’une part, du vaste ensemble d’informations propres à l’ethos que nous appellerons discursif d’autre part, dévolu au locuteur et à la « scénographie » qui s’y rapporte (au sens de Maingueneau 1998, 1999). L’ethos discursif concerne les rôles énonciatifs dévolus au locuteur en tant que responsable des actes de langage réalisés (locutoires, illocutoires, argumentatifs, ou autres), le cas échéant aux différents énonciateurs responsables des points de vue qui s’y trouvent impliqués (Ducrot, 1984). Qu’il s’agisse du comportement locutoire, de la gesticulation locutoire (dont parle Berrendonner 1981), ou de ce qui a trait à l’illocutoire selon Austin (1961), de l’assertion, véridiction, aux diverses formes d’exclamation, question, requête, etc., ou même au plan de l’argumentation, de ce qui a trait à la prise en charge des points de vue, tous ces éléments, sur lesquels repose l’ethos discursif sous toutes ses formes, n’impliquent pas forcément, ni en tout cas directement, de sujet parlant empirique.
Nous n’allons pas entrer ici en matière sur ce qui distingue les diverses approches énonciatives et polyphoniques (ou dialogiques) du sens.[3]Nous renvoyons sur ce point aux diverses publications collectives sur le sujet (Bres & al. 2005, Perrin 2006, Colas Blaise & al. 2010, ainsi qu’aux numéros 163 et 164 de la revue Langue française, entre autres). Indépendamment de ce qui oppose éventuellement ces approches, il suffit de se mettre d’accord sur la nécessité de bien faire la différence entre le sujet psychosocial, l’être empirique correspondant au sujet parlant, et les différents rôles énonciatifs consistant à endosser la prise en charge des actes de langage et des points de vue (De Brabanter, Dendale et Coltier 2009). Un énoncé comme « Défense de fumer », quel que soit le sujet parlant susceptible de le produire, véhicule une représentation de celui qui prend en charge l’énonciation de la phrase impérative sur laquelle repose l’interdiction. Que cela soit le fait de Pierre ou de Paul ou d’une autorité plus abstraite, l’énoncé en question renvoie à l’ethos discursif d’un locuteur, à une scénographie de l’ordre et de l’autorité, qui ne varie pas d’un cas à l’autre en fonction de la situation, de la scène interactionnelle impliquant un sujet parlant et ses interlocuteurs ou lecteurs.
Cet ethos discursif, la scénographie qui s’y rapporte, sont évidemment susceptibles d’être jugés plus ou moins adéquats, ou légitimes, relativement à l’ethos prédiscursif de tel ou tel sujet parlant. Une réponse du genre « Vous êtes qui pour me parler de la sorte ? », par exemple, ou « Vous n’êtes pas autorisé à me donner des ordres », consisterait précisément à refuser d’opérer une telle assimilation de l’ethos du locuteur à celui du sujet parlant. Le simple fait de pouvoir évaluer le degré d’adéquation de l’ethos discursif d’un énoncé à l’ethos prédiscursif d’une situation, le fait de devoir mesurer le degré de conformité du rôle de locuteur de tel ou tel énoncé envers l’identité de tel ou tel sujet parlant, témoigne de la nécessité d’une telle distinction. Et d’un autre côté le langage consiste aussi à jouer, et à se jouer, de ces rôles énonciatifs au plan rhétorique. Dans le discours poltico-médiatique qui va nous intéresser, le jeu repose parfois sur une identification fictive du locuteur au sujet parlant.
2. L’ethos discursif du locuteur comme tel et l’ethos référentiel de l’être du monde
Cette instance énonciative que nous appelons le locuteur, l’ethos discursif qui s’y rapporte, outre le fait qu’ils ne doivent pas se confondre, comme on vient de le voir, avec le sujet parlant et l’ethos prédiscursif, ne doivent pas non plus se confondre avec ce qui peut être dit ou décrit, le cas échéant, du locuteur comme être du monde, ou de tout autre personnage dont il serait question. C’est la seconde distinction qui va nous intéresser dans cette étude.
Si l’on dit, par exemple, « Je ne supporte pas la fumée », l’information que le locuteur donne de lui-même au plan du contenu (à savoir, qu’il ne supporte pas la fumée), de même que les informations susceptibles d’en être inférées (par exemple qu’il s’agit d’un être sensible, ou asthmatique), ne doivent pas se confondre avec les informations qu’il donne de soi-même en tant que locuteur, par le simple fait de produire un tel énoncé (qui pourraient le faire passer pour intolérant, intransigeant à l’encontre des fumeurs). Sans entrer ici en matière sur l’opportunité de distinguer par ailleurs diverses espèces de locuteurs à différents niveaux (dans le cadre d’un discours rapporté, par exemple), ou sur celle de distinguer entre la figure du locuteur et celle d’éventuels énonciateurs distincts (selon diverses formes de polyphonies), nous serons conduits néanmoins à opposer l’ethos discursif du locuteur comme tel (au sens de Ducrot 1984), non seulement à l’ethos prédiscursif d’un sujet parlant, mais à une forme d’ethos que nous appellerons propositionnel, ou référentiel, qui se rapporte à ce qui est dit du locuteur comme être du monde ou de tout autre personnage auquel l’énoncé réfère. Pas davantage qu’il ne concerne une subjectivité forcément identifiée à un sujet parlant empirique, l’ethos discursif ne concerne en rien ce que l’on peut représenter dans le langage (et se représenter mentalement) au plan propositionnel, si l’on parle de soi (ou pense à soi) comme à tout être du monde auquel on réfère.
Dans le cas d’un énoncé comme « Je ne supporte pas la fumée », ou « Paul ne supporte pas la fumée », l’énoncé réfère à un être du monde ; ces énoncés représentent, en vertu de leur contenu propositionnel, que le locuteur ou Paul, en tant que personnages ou êtres du monde, ne supportent pas la fumée. Le sens linguistique de l’énoncé ne concerne pas prioritairement (ou du moins exclusivement) l’ethos discursif du locuteur comme tel dans ces exemples. C’est alors au plan pragmatique que l’énoncé atteste, ou montre, que le locuteur dit qu’il ne supporte pas la fumée (ou que Paul ne la supporte pas). Ces deux niveaux de sens, respectivement linguistique et pragmatique, semblent pouvoir être vus comme clairement distincts dans ce cas (du moins si l’on met à part le rôle déictique du pronom je). Le changement de niveau détermine deux sortes d’ethos différents, respectivement référentiel ou propositionnel d’une part, discursif ou énonciatif de l’autre.
Mais parfois le locuteur en tant que tel, l’ethos discursif, sont instruits sémantiquement par le sens linguistique de l’expression. Dans le cas d’un énoncé comme « Pouah, je trouve ça dégoutant », par exemple, l’interjection, le pronom je, ne renvoient plus à l’être du monde ; ces expressions renvoient au locuteur comme tel. L’interjection, la fonction modale du verbe trouver à la première personne, imposent le locuteur comme tel. Et de même en ce qui concerne la valeur axiologique d’un adjectif comme dégoutant. Il fait peu de doute qu’un très vaste ensemble d’expressions, dont relèvent notamment les interjections et exclamations, les adverbes d’énonciation, plus largement l’ensemble des expressions énonciatives, concernent le locuteur en tant que tel et l’ethos discursif. Considérons à ce sujet un premier exemple authentique :
(1) En tant qu’Israélien, fils de juifs qui se sont vu dénier, au vingtième siècle, le droit de citoyenneté au motif de leur origine, comment ne pas s’effrayer de la perspective d’un état juif « purifié » ! Il y a urgence à mettre fin à l’occupation et au cortège d’actes meurtriers qu’elle nourrit, mais aussi à vacciner l’Etat d’Israël contre le virus raciste qui menace de le contaminer ! [Shlomo Sand, Le Monde, 14 avril 2006]
L’ethos discursif ne tient ni à l’ethos prédiscursif associé à l’identité de Shlomo Sand en tant que sujet parlant (intellectuel, vivant à Tel-Aviv, invité à s’exprimer dans le journal Le Monde), ni à l’ethos référentiel associé à ce qui est dit de lui (qui concerne l’être du monde présenté comme juif israélien, fils de juifs victimes de ségrégations). Il tient à l’ethos discursif (plus insolent que victimaire) de celui qui dit qu’il l’est (juif et Israélien), de celui qui ensuite s’exclame : « Comment ne pas s’effrayer… », et aussi qui fait usage d’expressions axiologiques dévalorisantes à l’encontre d’Israel, comme « Etat juif purifié », « occupation », « actes meurtriers », « virus raciste ». L’ethos référentiel domine d’abord au plan sémantique, lorsque l’énoncé réfère au locuteur comme être du monde (« Israélien, fils de juifs… »). Le locuteur comme tel alors est purement pragmatique ; il tient au fait de se dire israélien, qui n’est qu’indirectement concerné par le sens linguistique et le contenu de l’énoncé (qui concerne le fait d’être israélien). Mais l’exclamation qui suit modifie le rapport ; la phrase exclamative, tout comme certains termes axiologiques dont elle se compose (dont témoignent en outre à l’écrit le point d’exclamation, les guillemets sur l’adjectif « purifié »), se rapportent alors à l’ethos discursif. Le locuteur comme tel, l’ethos discursif, s’inscrivent dès lors dans la structure sémantique de la phrase. Les trois formes d’ethos interagissent dans cet exemple, même si l’ethos discursif prend finalement le dessus, comme c’est souvent le cas. L’être du monde, tout comme le sujet parlant, font office de couverture, en quelque sorte, de légitimation préalable, face à l’audace offensive du locuteur comme tel. Imaginons un instant que l’ethos discursif ici en jeu ne soit pas couvert préalablement, préfacé par l’image d’un Juif honorable et présenté comme tel, mais par celle d’un Palestinien ; l’effet sans aucun doute eut été différent, mais l’ethos discursif n’aurait pas varié pour autant.
Quelles que soient les difficultés que l’on éprouve parfois à isoler l’ethos discursif du locuteur comme tel, tantôt par rapport à l’ethos prédiscursif d’un sujet parlant, tantôt par rapport à l’ethos référentiel d’un être du monde, il n’en reste pas moins que ces trois sortes d’ethos sont amenées à interagir et parfois à s’opposer dans le discours.
3. Formules énonciatives, ethos rapporté et ethos discursif effectif
Etranger à ce qui est dit, au contenu propositionnel des énoncés, l’ethos discursif est néanmoins indissociable de la forme linguistique des phrases à différents niveaux. Sans entrer en matière sur les points techniques, on peut préciser que l’ethos discursif ne tient pas à ce qui est dit, mais à ce qui est montré conventionnellement par le sens des expressions (Perrin 2010, 2011). Les instructions sémantiques qui y sont associées ne sont pas soumises à un fonctionnement symbolique, mais indiciel (au sens de Peirce 1955), qui les exclut de facto de ce qui est vériconditionnel à l’intérieur du sens. L’ethos discursif tient à la force indicielle dévolue à certaines formes de phrases (exclamatives, impératives, par exemple), mais aussi au sens des interjections et autres formules énonciatives, adverbes d’énonciation, modalisateurs, etc. Dans l’exemple ci-dessous, les formules de soulagement « ouf », « enfin », « tant mieux », jouent un rôle prépondérant dans la formation de l’ethos discursif du locuteur comme tel[4]Comme on l’a relevé dans Perrin (2009), les formules en question manifestent un soulagement du locuteur, succédant respectivement à une inquiétude préalable (ouf), à une impatience (enfin) et à une appréhension (tant mieux)., relayées par la forme exclamative des phrases, finalement par les formules d’assentiment (« oui », « bien »), qui marquent un effet de reprise diaphonique d’une réaction (fictive) de l’interlocuteur, et sans parler de la valeur axiologique de certains termes comme « déferlante médiatique », « hygiéniste » ou « anti-fumeur » :
(2) Ouf ! C’est enfin terminé. La première étape de protection contre le tabagisme passif est en place. Tant mieux, n’en parlons plus ! La déferlante médiatique, l’assaut des hygiénistes et le haro des anti-fumeurs vont enfin s’arrêter. Oui, nous avons bien dit les anti-fumeurs. Il n’aura échappé à personne que […] [Libération, 2 février 2007]
Seul l’ethos discursif du locuteur que nous appellerons effectif – le locuteur comme tel lorsqu’il est identifié au sujet parlant – va nous intéresser dans cette étude, indépendamment de tout effet polyphonique ou dialogique impliquant une forme d’écho à l’ethos référentiel d’un personnage (Perrin 2005). Ainsi l’ethos discursif dont attestent ci-dessous l’interjection « hélas » et l’interpellation « Camarades », mais aussi la phrase averbale « Du gâchis », et le fait de sa répétition, ne va pas nous intéresser, car il repose sur une forme de citation directe – au style direct libre – de l’ethos des dirigeants chinois :
(3) [En Chine] L’exécution par armes à feu a été remplacée par l’injection. Ce serait plus humain paraît-il. Ce doit être plutôt que des organes vendables étaient détériorés par les balles. Du gâchis hélas, camarades, du gâchis. [Delfeil de Ton, Le Nouvel Observateur, 8–14 décembre 2005]
Pas davantage que les séquences soulignées dans les exemples ci-dessous, dont les propriétés énonciatives font elles aussi écho – au style indirect libre cette fois – à l’ethos référentiel d’un personnage :
(4) Quelle mouche a piqué José Maria Aznar ? Alors que l’Espagne pleure ses morts, le président du gouvernement, rageur, règle ses comptes avec ses propres services secrets. Il les accuse tout bonnement de l’avoir fourvoyé, après l’attentat, en l’alimentant en notes ineptes. Si on l’a accusé d’être un menteur, un « Pinocchio castillan », un politicien qui aurait privilégié la piste de l’ETA pour gagner les élections, c’est leur faute. Non, il n’a pas triché, il a été victime de ses hommes de l’ombre. Et il le prouve : le 18 mars, à la stupéfaction générale […] [Le Nouvel Observateur, 25–31 mars 2004]
(5) Lance Armstrong, elle l’a photographié pour la première fois en 1991. Elle ne sait plus bien sûr quelle course, en vérité. Ce n’était pas sur le Tour, que le futur vainqueur ne découvrirait que deux ans plus tard. Mais elle se souvient que l’Américain avait tout juste vingt ans, et que quelqu’un lui avait suggéré de tirer son portrait, car celui-là, c’était sûr, allait faire une jolie carrière. [Le Monde, 19 juillet 2006]
Dans le cadre de différents énoncés narratifs à la troisième personne pris en charge par le locuteur effectif identifié au journaliste, l’ethos discursif se rapporte alors à celui d’un personnage auquel l’énoncé réfère. Ainsi la formule de réfutation « non » en (4), et de confirmation (« bien sûr »), de correction (« en vérité ») en (5), la forme déictique « celui-là », la valeur délocutive de l’expression « c’était sûr » en (5)[5]Qui fait ici écho à l’énonciation de l’expression C’est sûr par la photographe., sans oublier les formes de phrases et autres propriétés stylistiques, la chute de la préposition de dans « c’est leur faute » en (4), la phrase clivée par antéposition du nom propre « Lance Armstrong » à l’attaque de (5), tous ces éléments font écho à l’ethos référentiel d’un personnage (respectivement José Maria Aznar et la photographe).
Dans le passage suivant, en revanche – comme c’était le cas des interjections ouf, enfin, tant mieux, en (2) – les formules « Allons bon » et « Rien que ça » vont nous intéresser dans la mesure où elles restent alors tout à fait étrangères à l’ethos d’un quelconque personnage. Ces formules représentent ici l’ethos discursif ironique du locuteur effectif, identifié au journaliste, plutôt que l’ethos référentiel du personnage dont il est question par ailleurs, un certain Gérard Saint-Paul :
(6) Selon Gérard Saint-Paul, directeur général délégué à l’information : « France 24 ce n’est pas la voix de la France, c’est un regard français. » Allons bon. « Un regard français, explicite-t-il, c’est un peu moins manichéen que le regard américain de CNN, c’est un peu plus de dialogue, il s’agit d’élargir la focale, de faire passer quelques valeurs françaises, le respect, la tolérance, qui sont celles de la République quand elles sont bien appliquées. » Rien que ça. Et juré, Saint-Paul ne prendra pas ses ordres à l’Elysée ou au Quai d’Orsay. [Libération, 6 décembre 06]
A deux reprises dans ce passage, le locuteur effectif oppose à son personnage un ethos discursif moqueur, que portent les formules « Allons bon » et « Rien que ça ». Quant à la formule « juré », elle fait l’objet d’un emploi plus complexe impliquant, comme en (4) et (5), une forme de style indirect libre mettant en scène Gérard Saint-Paul en train de jurer de ne pas prendre ses ordres à l’Elysée. Nous en ferons donc ici abstraction, pour nous intéresser à l’ethos que nous avons appelé effectif, souvent plus ou moins fictif, fondé sur une assimilation du locuteur comme tel au sujet parlant (le cas échéant par le relais de l’être du monde lorsqu’on parle de soi comme d’un personnage).
4. L’ethos fictif de l’oralité à l’écrit
La gravité et le sérieux d’un exemple comme (1) tiennent au fait qu’il articule différentes informations associées aux trois formes d’ethos dont il a été question précédemment. Les trois faces de l’ethos sont alors présentées comme celles d’un même individu, qui à la fois signe un article en tant que sujet parlant, se présente explicitement comme Juif en tant qu’être du monde, mais surtout revendique, par son rôle de locuteur et l’ethos discursif qui s’y rapporte, une posture offensive à l’encontre de l’Etat israélien. Un exemple comme (2) est déjà moins sérieux ou, disons, moins dramatique (au sens théâtral), dans la mesure où le locuteur comme tel est seul en jeu ; l’ethos est exclusivement discursif en (2), dépourvu de renfort propositionnel ou même situationnel. Aucune représentation du locuteur comme être du monde (dépeint comme un fumeur malheureux, par exemple) ne vient ici en renfort du locuteur comme tel, qui s’accorde quand même par défaut à un sujet parlant susceptible d’être pris plus ou moins au sérieux dans sa guerre contre les anti-fumeurs.
Selon la façon dont il se trouve mis en jeu dans le discours, l’ethos discursif effectif peut être plus ou moins sérieux. Tout va dépendre de la relation du locuteur au sujet parlant ou parfois à l’être du monde dont il est question. En (2) comme en (6), l’ethos discursif du locuteur n’est qu’un jeu sans gravité, qui n’implique de sujet parlant que par défaut, et ne comprend surtout aucune allusion au locuteur comme être du monde. Le locuteur comme tel adopte une posture soulagée en (2), ou moqueuse en (6), sans que cela ne porte à conséquence. De là à parler d’ethos fictif, il n’y a qu’un pas, que nous ne franchirons pas complètement, du moins en ce qui concerne l’exemple (2), où rien ne fait obstacle à l’identification par défaut du locuteur au sujet parlant.[6]Sauf peut-être les formules oui, bien, à la fin de ce passage, qui répondent à la réaction fictive d’un interlocuteur imaginaire (nous allons y revenir). On peut donc dire que le locuteur représente littéralement le sujet parlant en (1), mais aussi dans toute la première partie de (2). Nous ne parlerons d’ethos fictif que si l’ethos discursif effectif du locuteur ne s’ajuste pas localement à l’ethos prédiscursif du sujet parlant qu’il est censé représenter – ceci évidemment sans qu’il soit possible de régler le conflit par assimilation de l’ethos discursif à l’ethos référentiel d’un personnage. L’ethos discursif en (2) n’est donc pas fictif puisqu’il s’accorde, au moins par défaut, aux postures supposées d’un sujet parlant. Et de même dans nos exemples (3) à (5), l’ethos n’est pas fictif puisqu’il s’accorde à l’ethos référentiel d’un personnage dont il est question.
En (7) et (8), en revanche, la fiction énonciative est avérée dans les séquences en gras ; les formules « nos saints-pères fondateurs », « bénis soient leurs noms » se rapportent à un style liturgique en (7) ; « Eh non, les gars » à l’esprit d’une forme de camaraderie de troupe ou d’équipe de football en (8). Dans les deux cas l’ethos discursif ne s’accorde littéralement, ni au sujet parlant dans le cadre de l’interaction du journaliste à son lecteur, ni à un quelconque personnage identifiable au plan référentiel ou propositionnel :
(7) Le fiasco des référendums organisés en France comme aux Pays-Bas sur la Constitution européenne montre, hélas, que nos Saint-Pères fondateurs (bénis soient leurs noms) ont eu tort de se fier aux Etats-Nations pour construire l’Europe. [Libération, 9 juin 2006]
(8) Revenons trois minutes sur Davos. Bill Clinton a rappelé que 30 000 milliards de dollars étaient partis en fumée lors du krach. […] Nombre de participants, à la question de savoir quel était le principal responsable de la crise, ont répondu : la croyance que les marchés s’autorégulent. Eh non, les gars. Bref, pour le diagnostic, tout le monde était d’accord. Mais pour les remèdes… [Le Canard enchaîné, 11 décembre 2009]
L’ethos fictif correspond à un jeu rhétorique où l’ethos discursif effectif dénoue ses liens par défaut au sujet parlant, sans pour autant s’associer à l’ethos d’un personnage. En (8), l’ethos discursif effectif met en scène une interaction fictive où le locuteur s’adresse aux participant au forum de Davos comme un entraîneur de foot à ses joueurs. L’exemple (6) peut être interprété de façon analogue ; l’ethos discursif effectif qu’il met en jeu n’est pas forcément dépourvu de fiction si l’on considère que les formules impliquent localement une interaction avec Gérard Saint-Paul. La portée de la fiction énonciative peut être locale comme en (6) à (8), ou globale comme en (9), qui se présente comme une leçon fictive donnée par un professeur à des élèves. La fiction énonciative envahit alors l’intégralité de la chronique :
(9) Mes enfants, je vous demande de rester calmes encore quelques instants. Je sais, vous êtes énervés, c’est notre dernière classe de l’année. Demain nous partons en vacances. Enfin, vous, je ne sais pas. Moi, je sais, ou du moins je l’espère. Si tout va bien, à l’heure même où vous poserez vos yeux épuisés sur cette page, je poserai mes ripatons dans l’eau bleue du farniente. Oui, dans deux colonnes d’ici, nous en serons donc au terme de cette année scolaire, et je sais qu’il vous est difficile d’être concentrés. […] Voici donc l’heure de notre dernier cours, je voudrais, en guise de palmes déposées sur le front moite d’une saison riche en actualités, revenir sur deux événements qui m’ont particulièrement marqué. […] [François Reynaert, Le Nouvel Observateur, 1–7 juillet 2004]
Tout ce qui a trait à l’ethos de la leçon dans ce passage est fictif ou figuratif. La fiction de l’ethos se manifeste par la formule d’adresse ou d’interpellation (mes enfants), mais aussi par la forme performative (« je vous demande de rester calmes »), la reprise diaphonique (« je sais, vous êtes énervés »), les autocorrections (« enfin vous je ne sais pas. Moi je sais, ou du moins je l’espère »), le lyrisme académique (« Je voudrais, en guise de palmes déposées sur le front moite… »), et autres propriétés stylistiques. Seul l’ethos discursif est fictif ; ce qui est exprimé au plan des contenus est seulement métaphorique ou allégorique, puisqu’il concerne l’actualité. En (10), la fiction de l’ethos prend la forme d’un mode d’emploi, d’une recette fictive, une sorte de leçon donnée à un apprenti dictateur (qui prend peu à peu les traits de George Bush junior) :
(10) Vous voulez rendre le monde plus sûr, parce que telle est votre mission après l’effroyable choc du 11 septembre ? Voici un mode d’emploi. Prenez une organisation terroriste. Al-Quaida. Bombardez ses camps d’entraînement en Afghanistan, car là-bas, dans les replis de l’Hindu Kuch, se trament les attaques qui vont terroriser le monde civilisé. L’affaire prend quelques semaines, vos bombardiers sont plus forts que leurs vieilles pétoires. […]
L’année d’après, envahissez un pays du Moyen-Orient. L’Irak. Car vous voulez toujours rendre le monde plus sûr, telle est votre mission. Trouvez un prétexte, c’est important. Proclamez la victoire après la fin des combats. Et si, quelques mois plus tard, la guerre n’est toujours pas finie, convoquez une conférence de presse, et démentez. L’année suivante, parlez d’élections et de retour à la démocratie. Vous avez envahi le pays pour d’autres motifs, mais vous devez sauver les apparences. […]
Comment ? Vous faites tout votre possible à Bagdad, et l’insécurité gagne du terrain ? Vous ne contrôlez plus rien et vous ne comprenez pas pourquoi le pays est au bord de la rupture confessionnelle entre chiites et sunnites ? Vous avez l’impression que des terroristes internationaux, rompus au djihad, traversent les poreuses frontières nuitamment ? Convoquez une conférence de presse et faites porter le chapeau à Al-Quaida. Le public n’y comprendra rien, il est comme vous, il a la géographie embrouillée.
À moins que, pour une fois, vous ayez vu juste… À force d’invoquer la menace, vous avez peut-être réussi à la matérialiser. Vous avez raison : vous l’avez ouverte, la boîte Pandore. [Le Temps, 3 mars 2004]
La dimension fictive de l’ethos tient alors non seulement à l’identité du locuteur et à celle du destinataire (en apprenti dictateur), mais plus abstraitement à la force directive ou prescriptive de l’énonciation, inappropriée aux faits passés, connus, avérés, relatés au plan des contenus. Finalement, la fiction porte sur l’étonnement (feint) du locuteur, que marque la formule interrogative (« Comment ? »), la reprise diaphonique et la reformulation qui s’y rapportent (« Vous faites tout votre possible… »), face à l’intervention d’un interlocuteur imaginaire. Tout comme en (9), au-delà des circonstances de chaque scénographie prise individuellement, la reprise diaphonique instaure alors une scénographie de l’oralité, de l’interaction en face à face, forcément fictive dans le discours médiatique – dont le destinataire absent, exclu, n’a pas la parole. De façon tout à fait générale, l’ethos fictif de l’oralité joue un rôle prépondérant à l’écrit, notamment dans les écrits journalistiques.
5. Le temps fictif de l’oralité à l’écrit
Le temps du discours notamment appartient à l’oralité, et ne peut donc être que fictif à l’écrit. En (11), le temps qui sépare les « J’hésite » du début, du « J’y renonce » à la toute fin, est fictif :
(11) J’hésite : faudra-t-il désespérer « des américains » si à coup de millions et de trucages divers l’actuel président [G.W. Bush] parvient à garder son poste ? Faudra-t-il les rendre responsables de la gabegie politique où nous sommes entraînés s’ils en réélisent le fauteur ? J’avoue qu’une telle reconversion me coûterait. La pression s’accroît pour que je me prépare à faire le pas, mais j’hésite. L’anti-américanisme est une région trop instable à mon goût. Si cette foi dépend du résultat des urnes, c’est qu’elle est bien superficielle. Surtout pour quelqu’un comme moi, du genre démocrate, qui a accepté les divisions de la société et ses conflits internes. J’ai mes opinions, que je voudrais voir partagées largement, mais je suis préparée à la défaite. Ni les victoires ni les échecs ne sont définitifs. Les sociétés politiquement ouvertes découragent les illusions, mais protègent du désespoir. Mes amis démocrates aux Etats-Unis sont inquiets, ce n’est pas le moment de les lâcher ; ils ont besoin de moi. […] La coterie qui démontre son incompétence à la Maison-Blanche n’a plus de politique pour l’organisation du monde. L’anti-américanisme ne la remplacerait pas. Il n’y a donc plus à hésiter, j’y renonce définitivement. [Le Temps, 2 juin 2004]
Le temps fictif de l’oralité permet ici à la locutrice d’évoluer, entre le début et la fin de ce passage, de l’hésitation au renoncement. Dans le laps de temps virtuel de son discours mentalement oralisé, et par la force de ses propres arguments relatifs notamment à l’être du monde qu’elle représente par ailleurs (« quelqu’un comme moi, du genre démocrate… »), la locutrice change fictivement de posture énonciative, et de point de vue, entre le début et la fin de ce passage. Plutôt que de renvoyer, comme en (9) et (10), à une forme de dialogue fictif avec un interlocuteur imaginaire, la fiction énonciative instaure une forme de monologue intérieur en (11), c’est-à-dire de dialogue fictif avec soi, de soi à soi, du locuteur effectif à l’être du monde. Tout comme le fait de s’adonner à un dialogue avec un destinataire imaginaire, le monologue intérieur à l’écrit repose sur le temps fictif de l’oralité.
Parmi différents procédés que nous n’aurons évidemment pas le loisir de tous passer en revue, l’autocorrection à l’écrit joue elle aussi sur le temps fictif de l’oralité. Il n’existe pas en effet de véritables autocorrections à l’écrit, qui se trouvent reléguées à la genèse de l’œuvre, au travail de la rédaction ; l’autocorrection à l’écrit ne peut être que fictive, associée à un effet d’oralité impliquant une mise en scène de soi révisant sont point de vue, et répond de ce fait à un besoin tout à fait différent. Tout comme en (11), l’ethos discursif effectif repose sur le temps fictif de l’oralité en (12). La différence avec l’exemple précédent tient alors notamment à la portée plus locale et au caractère explicite de la révision qui s’y rapporte :
(12) L’exposition que consacre à Paris le Musée des sciences de l’industrie au « Monde de Franquin » est appelée à connaître un succès populaire. Car – m’enfin ! – tous les ingrédients y sont. Et, dans la France des 35 heures, régulièrement admonestée par Ernest-Antoine de Mesmaeker (pardon Seillères) pour son manque de motivation, sinon sa fainéantise. Le gaffeur ne saurait être plus d’actualité. [Le Monde]
Annoncée dans ce passage par une forme d’écho à la voix du gaffeur bien connu (« m’enfin ! »), l’autocorrection (« Ernest-Antoine de Mesmaeker (Pardon Seillères) ») met en scène une oralité fictive où le locuteur se reprend après avoir soi-disant confondu le nom de son personnage avec celui de Franquin. La force d’excuse de la formule d’adresse à un interlocuteur imaginaire (« Pardon ») accentue ici l’effet d’oralité fictive de la reprise, en l’occurrence à des fins comiques ou ironiques. Le même procédé est à l’œuvre en (13), à des fins cette fois hyperboliques plus dramatisantes :
(13) Cette école où l’on menace – que dis-je ? – où l’on frappe les institutrices avec des couteaux de cuisine est aussi celle où l’on arrête des enfants de 6 ans pour les interroger pendant deux heures, et où l’on convoque au commissariat un gamin de 8 ans pour une bagarre dans la cour de récréation. [F. Bazin, Le Nouvel Observateur, 2009]
La formule autocorrective « Que dis-je ? » met en jeu une prise de conscience subite, par le locuteur, de la gravité de la situation, comme si celle-ci lui venait soudainement à l’esprit, dans le temps fictif de la production de son discours. En (14), l’ethos fictif met en scène un locuteur à l’œuvre, cherchant ses mots, comme si le discours se créait sous nos yeux, comme à l’oral, par tâtonnements successifs :
(14) Comme toujours dans un succès, il a fallu que se rencontrent un chef de file et son public, un discours et une attente. Disons, dans les termes de l’économie de marché, une offre et une demande. Daniel Cohn-Bendit avait en main la bonne partition. [Le Monde, 10 juin 2009]
Les connecteurs ou formules comme « disons » en (14), « que dis-je ? » en (13), « pardon » en (12), « enfin » ou « du moins » en (9), jouent sur le temps fictif de l’oralité. La composante temporelle associée à l’oralité est centrale, en ce qui concerne bon nombre de propriétés de l’ethos discursif effectif à l’écrit. Les ajouts après le point et autres formes d’interruptions syntaxiques par la ponctuation (Combettes 2007), qui ne sont pas sans rapport avec l’autocorrection, jouent eux aussi sur le temps fictif de l’oralité, par exemple dans le passage suivant :
(15) Juliette Greco est habitée par ses textes. Sur scène, elle se donne. Et elle donne. Tout. Son instrument, c’est elle. Elle joue du Greco. [Richard Cannavo, Le TéléObs, avril 2009]
Si l’on prend, par exemple, le point après « Et elle donne » qui sépare le quantificateur « Tout », on peut relever qu’il indique une forme de reprise corrective de la phrase qui précède, qui serait tout à fait étrangère à une phrase unifiée (« Elle donne tout »). Et de même en (16) :
(16) Il n’a pas d’âge. Il parle comme une mitraillette. Ça se passe dans une petite maison bretonne. Il s’appelle Didier. On comprend sa vie, par ces bribes, et cet accent, changeant, tantôt du Nord, un peu du Sud. Une voix. Des regards. Une vie, broyée par les médicaments et l’alcool, la prison, l’hôpital psychiatrique. L’enfant qu’on lui a « pris ». La femme, partie. Didier fume colpe sur clope. Il rit à la caméra, joue la comédie. A la fin du mois il lui reste peu pour vivre. A lui et son père, qu’il appelle « Ma couille ». [Libération, 2 mars 2010]
La ponctuation a pour effet de dissocier en actes successifs l’énonciation de syntagmes associés à une même clause syntaxique, impliquant par défaut un seul acte d’énonciation (« On comprend sa vie, par ces bribes, et cet accent, changeant… »). Ce procédé déclenche à chaque interruption un effet de reprise intégrative de ce qui précède, comme si le locuteur prenait conscience par étape de ce qu’il cherche à communiquer. Tout comme l’énumération en plusieurs phrases nominales séparées par des points, les effets rythmiques qui s’y rapportent (« Une voix. Des regards. Une vie, broyée… »), ou alors la virgule (en forme d’ellipse verbale) dans « La femme, partie », à nouveau le point avant un complément pourtant associé fonctionnellement à la phrase qui précède au plan syntaxique (« A lui et à son père »), tout cela contribue à instaurer la temporalité fictive d’une oralité cherchant son chemin à tâtons, par énonciations successives, réduites par moments à un rythme pur, poétique. Bien entendu l’éthos fictif de l’oralité ne se réduit pas toujours à une pure temporalité rythmique, comme en (15) et (16). Ce qui dans l’exemple ci-dessous a trait au registre (« C’est bonnard »), ou aux abréviations (« T’es une vedette »), à la familiarité associée au tutoiement, à une onomatopée même (« Pof ! T’es élu »), aux effets diaphoniques (« et vous savez quoi ? »), tout cela s’articule aux propriétés purement stylistiques ou rythmiques en vue d’instaurer l’ethos fictif de l’oralité du locuteur à l’écrit :
(17) C’est bonnard. T’es une vedette de cinéma, d’Hollywood, tu te présentes à l’élection de gouverneur en Californie. Pof ! t’es élu. C’est ce qui est arrivé à Schwarzenegger et vous savez quoi ? Il tient des vies d’hommes dans ses mains, maintenant, Schwarzenegger. Après l’illusion, la chair et le sang. Le premier condamné à qui il pouvait accorder la grâce, qu’il lui a refusée, sera exécuté le 10 février. [Le Nouvel Observateur, 5–11 février 2004]
Diverses propriétés syntaxiques dans ce passage – notamment le complément de nom placé en apposition après la virgule (« une vedette de cinéma, d’Hollywood »), la phrase clivée cataphorique (« Il tient des vies d’hommes dans ses mains, maintenant, Schwarzenegger »), jouent là encore essentiellement sur le temps fictif de l’oralité, qui est au cœur de l’ethos discursif du locuteur effectif à l’écrit.
Indépendamment du caractère plus ou moins décalé, plus ou moins imaginaire ou figuratif, de la scénographie qui s’y rapporte, l’ethos discursif effectif à l’écrit repose fondamentalement sur le temps fictif de l’oralité. Certes l’écrit peut consister à abolir temporairement l’ethos discursif du locuteur, en vue de se centrer localement sur le seul logos des rhétoriciens, associé aux contenus, lorsque le discours est purement référentiel et propositionnel, transparent au plan énonciatif. C’est le cas dans la presse écrite, lorsque le discours se veut purement objectif, relatif seulement aux faits d’actualité qu’il prétend restituer. Pour autant le discours ne peut abolir l’ethos discursifs du locuteur effectif, les formes de subjectivités qui s’y rapportent, sans renoncer à l’essentiel des moyens de persuasion dont il dispose. L’objectif de cette étude était de faire ressortir le rôle central du temps fictif de l’oralité dans l’ethos discursif du locuteur effectif à l’écrit.
Références
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Combettes, Bernard (2007), « Les ajouts après le point : aspects syntaxiques et textuels », in Charolles M., Fournier N., Fuchs C. (dirs.), Parcours de la phrase, Paris, Ophrys.
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Perrin, Laurent (2009), « L’ethos de l’oralité comme forme de fiction énonciative dans la presse écrite », dans M. Burger, J. Jacquin et R. Micheli (éds), Les médias et le politique. Actes du colloque « Le français parlé dans les médias » – Lausanne, 1–4 septembre 2009, http://www.unil.ch/clsl/page81503.html.
Perrin Laurent (2010), « L’énonciation dans la langue : ascriptivisme, pragmatique intégrée et sens indiciel des expressions », Dans V. Atayan & U. Wienen (éds.), Ironie et un peu plus. Hommage à Oswald Ducrot pour son 80ème anniversaire, Francfort, Peter Lang, 65–85.
Perrin Laurent (2011), « L’énonciation : gesticulation locutoire ou représentation sémantique ? », dans M.-J. Béguelin et G. Corminbœuf (éds.), Du système linguistique aux actions langagières. Mélanges en l’honneur d’Alain Berrendonner, De Boeck & Duculot, 2011, 375–387.
Perrin, Laurent (éd.) (2006), Le sens et ses voix Dialogisme et polyphonie en langue et en discours, Metz, CELTED, Recherches linguistiques, n° 28.
Rabatel, Alain (2008), Homo Narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit, Limoges, Lambert-Lucas.
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Notes
⇧1 | Sur la question de l’ethos, on pourra se référer à l’ouvrage collectif dirigé par Amossy (1999), ainsi qu’à Maingueneau (1998, 1999). Voir aussi sur ce sujet Rabatel (2008). |
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⇧2 | Une version antérieure de cette étude est parue en ligne dans Perrin (2009), dont cet article précise et reformule certaines observations. |
⇧3 | Nous renvoyons sur ce point aux diverses publications collectives sur le sujet (Bres & al. 2005, Perrin 2006, Colas Blaise & al. 2010, ainsi qu’aux numéros 163 et 164 de la revue Langue française, entre autres). |
⇧4 | Comme on l’a relevé dans Perrin (2009), les formules en question manifestent un soulagement du locuteur, succédant respectivement à une inquiétude préalable (ouf), à une impatience (enfin) et à une appréhension (tant mieux). |
⇧5 | Qui fait ici écho à l’énonciation de l’expression C’est sûr par la photographe. |
⇧6 | Sauf peut-être les formules oui, bien, à la fin de ce passage, qui répondent à la réaction fictive d’un interlocuteur imaginaire (nous allons y revenir). |