(Une analyse linguistique et neurophysiologique de la phrase comme forme énonciative)
Laurent Perrin,
laurentperrin.com
Colloque international sur Saussure (Genève-Paris, 2016–2017) :
« Le Cours de Linguistique Générale 1916–2016 »
Avant-propos
Pour avoir une quelconque utilité opérationnelle, la linguistique de la parole, telle qu’elle a été envisagée (et toujours reportée) par Saussure, ne doit se confondre à mon sens, ni avec une linguistique de la langue en soi, détachée de l’exercice énonciatif et discursif (sinon pourquoi Saussure aurait-il évoqué une linguistique de la parole à côté de celle de la langue ?), ni non plus avec une simple théorie du traitement interprétatif de l’information (sinon pourquoi aurait-il évoqué une linguistique et pas une simple théorie de la parole, par le raisonnement logique et argumentatif, les données psychosociales ?). Si l’on en croit les intentions que l’on prête communément à Saussure, sa volonté aurait été simplement d’écarter la parole de la langue, de l’expulser de la linguistique, et dès lors les discussions ouvertes dans cette étude sont sans objet (ou du moins, ne concernent pas Saussure). Mais si l’on suit au contraire certains commentateurs récents (par exemple Rastier 2015), l’objectif de Saussure n’était pas de dissocier, mais de codéterminer la langue et la parole en vue de les articuler, de déterminer l’une en fonction de l’autre. L’entreprise de Saussure, vue sous cet angle, n’a rien à voir avec celle de Chomsky, qui a cherché à isoler la langue comme compétence linguistique de la performance discursive.
Sans remettre en question l’autonomie de ce qui concerne d’un côté la langue comme système (ce qui serait un comble à propos de Saussure), de l’autre le traitement vériconditionnel et inférentiel (au sens de Grice, de Sperber & Wilson) de l’information interprétée et communiquée (qui n’intéressait pas le projet saussurien), rien n’interdit de concevoir ce projet comme une heuristique susceptible de mettre en rapport ce qui dans la langue est statique et systématique, la « valeur » conceptuelle des signes au sens saussurien (1972 [1915], 155s), et ce qui par ailleurs est dynamique et évaluatif, qui concerne l’emploi de la langue en fonction de la valeur des actes de langage et de ce qu’ils représentent. La notion de valeur n’est pas identique dans les deux cas. Elle se rapporte à des valeurs objectivables d’une part, en fonction du système « collectif », « social », « uniquement psychique » de la langue, de l’autre à des valeurs intrinsèquement subjectives impliquant l’usage des signes par un locuteur, la mise en œuvre « individuelle », « psycho-physique » de la langue par la parole (id., 37) ; la linguistique saussurienne de la parole avait selon moi pour objectif de rendre compte de ce qui articule le sens conceptuel de ce qui est exprimé aux actes de langage et aux points de vue qui s’y rapportent. On comprend dans ces conditions ce que Saussure pouvait avoir à l’esprit en parlant d’une linguistique « de la parole », à côté de celle « de la langue » : une théorie de ce qui consiste à coder, non les formes conceptuelles dont relève la valeur des significations en langue, mais les actes de parole associés à la valeur des choses dont on parle et auxquelles on pense, ceci par des opérations consistant à instrumentaliser la langue dans la parole et la communication. Ces deux linguistiques ne s’opposent pas, mais se complètent, s’articulent de façon complexe et problématique.
Le projet saussurien, dans cette optique, concerne une linguistique à deux étages ou à deux visages, qui regarde évidemment ce qui relève du code linguistique comme système, mais sans négliger son lien à ce qui est procédural (ou énonciatif), qui advient aussi par la langue, mais concerne l’exercice et l’expérience de la parole. La linguistique de la parole selon Saussure se rapporte alors à des éléments à la fois conventionnels et énonciatifs, que Bally appellera ensuite stylistiques, avant de parler d’énonciation. Une forme avant l’heure de pragmatique intégrée (à la sémantique linguistique) en quelque sorte, moins radicale que celle de Ducrot sans doute, car elle ne prétend pas absorber mais articuler la langue aux opérations énonciatives et in fine inférentielles de la pragmatique.
Si l’on s’interroge sur l’opposition langue-parole selon Saussure, un bon point de départ consiste à regarder comment Bally s’approprie le champ de ce qu’il conçoit précisément comme une linguistique de la parole, par opposition à celle de la langue, qu’il attribue à Saussure. Que Bally ait trop parlé de Saussure, ou pas assez, qu’il ait peut-être simplifié ou même occulté parfois ses vues, jusque dans certains passages de son édition du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, pour se ménager le terrain linguistique de la parole, n’est pas exclu ; tout comme Saussure a sans doute tiré profit de Bréal, ou comme Benveniste a par la suite occulté l’influence de Bally sur certaines de ses recherches. Il fait peu de doute en tout cas que les réflexions de Bally sur l’opposition langue-parole ne soient issues de celles de Saussure, dont hériteront ensuite notamment Benveniste et finalement Ducrot. Sans trop nous inquiéter de ce qui revient à qui dans cette filiation des idées, l’objectif ici sera de faire ressortir les avantages d’une linguistique qui prévoit de faire place, dans la langue même, à l’exercice de la parole. Le courant structuraliste saussurien certes a rencontré de sérieuses difficultés, que la grammaire générative et la pragmatique inférentielle ont permis de surmonter. Mais l’approche saussurienne a aussi des atouts dont Bally et Benveniste ont su tirer profit pour ouvrir un chemin qui permettra peut-être un jour de réparer certains dommages que le grand coup de torchon générativiste a fait subir aux sciences du langage, pour surmonter certains défauts du structuralisme. La discussion ouverte à cet effet dans le premier volet de cette étude portera sur ce qui a trait à la phrase comme horizon linguistique de la parole selon Saussure.
Pour répondre à l’approche de la langue comme aptitude cognitive, sur laquelle se fonde la grammaire générative, ce petit plaidoyer en faveur d’une linguistique de la parole s’intéressera ensuite aux relations du langage et de l’esprit. L’analyse neurophysiologique proposée dans le second volet de cette étude aura pour objectif d’étayer les observations linguistiques formulées dans un premier temps, et accessoirement de proposer une alternative crédible à la tendance actuelle un peu désespérante, en sciences du langage comme en sciences cognitives, à assimiler le langage et l’esprit humain à un pur dispositif de traitement inférentiel (ou computationnel) de l’information. Je précise en outre qu’il n’est évidemment pas question ici de jeter le bébé avec l’eau du bain, que les discussions qui suivent ne visent pas à opposer mais à concilier les avantages respectifs des approches antagonistes dont il vient d’être question.
1. La phrase comme forme linguistique d’un acte de parole
1.1. Selon Saussure, la science linguistique exige méthodologiquement de séparer ce qui a trait à la langue comme institution collective, identifiée à un système de signes que partagent les sujets parlants mais sur lequel ils n’exercent individuellement aucune influence, de la mise en œuvre dont elle procède par l’exercice en quoi consiste la parole, identifiée à la part libre, individuelle et dynamique du langage. La difficulté d’une telle division peut être abordée sous l’angle de deux autres dichotomies saussuriennes bien connues, visant précisément à circonscrire le champ du système de la langue par rapport à celui de la parole. Diverses abstractions ont en effet conduit Saussure à essentialiser la langue à cet effet d’abord sous un angle synchronique (vs diachronique), ensuite à la définir comme un système de relations syntagmatiques entre éléments associés à des classes paradigmatiques. Or les relations tant diachroniques que syntagmatiques ne sont pas aisées à situer entre langue et parole chez Saussure ; à ces deux niveaux, l’opposition langue-parole reste problématique. En raison des changements diachroniques progressifs que la parole inflige au système linguistique synchronique d’une part, qui impliquent soit de faire abstraction de formes linguistiques encore inabouties, toujours empreintes de ce qui a trait à la parole, soit au contraire de s’accommoder de certains déséquilibres synchroniques qui s’ensuivent entre langue et parole à l’intérieur du système. Et d’autre part, en raison du fait que les relations syntagmatiques ne se réduisent pas aisément à des formes linguistiques homogènes. Contrairement aux relations paradigmatiques du système, les relations syntagmatiques ne relèvent pas exclusivement de propriétés formelles, car elles reposent par ailleurs sur certains effets dynamiques et substantiels (ou matériels) de la parole. Nous ne discuterons pas ici des changements diachroniques qu’inflige la parole au système linguistique (abordés dans Perrin 2017). Cette étude concerne surtout la seconde difficulté rencontrée par Saussure et ses héritiers, qui se rapporte à certaines hétérogénéités de nature entre unités linguistiques syntagmatiques.
1.1.1. La langue doit être considérée comme « une forme, non une substance » selon Saussure (1972, 157), fondée sur la valeur différentielle d’unités fonctionnellement analogues. Cette formule lapidaire de Saussure énonce un principe élémentaire dont procède une méthode heuristique qui va assurer non seulement l’émergence de la linguistique moderne, mais son influence au sein des sciences sociales au long du XXe siècle. Le principe qu’elle énonce a permis aux linguistes structuralistes de définir formellement leur objet, les unités de langue à différents niveaux, dont la valeur encode des différences sémantiques ; et il a permis en outre à l’ensemble des sciences humaines d’élaborer formellement leur vaste champ d’observation. La force de ce principe méthodologique est d’être applicable à tout ce qui a un sens (au sens le plus large du terme), qu’il s’agisse du langage, de la société, de la culture, de l’art, plus précisément à tout ce qui constitue la nature du langage, de la société, de la culture. Mais la force de ce principe recèle aussi un risque d’éviction de ce qui est matière ou substance (sous la forme), dont dépend précisément la nature des unités formelles. Cette dernière en effet ne tient pas d’une forme pure et simple (paradigmatique pour les structuralistes), mais d’une substance formellement élaborée (au plan syntagmatique), dont les effets ne sont pas réductibles aux classes paradigmatiques homogènes que recherchent les structuralistes. La forme des structuralistes est peut-être bien l’essence (ou l’essentiel) du sens, mais elle n’est rien sans la substance sur laquelle elle opère, dont relève la nature associée à l’expérience des formes matérielles qui s’en dégage. Saussure l’avait compris, qui réservait sans doute à la matière ou substance du langage un rôle majeur en linguistique de la parole. Or la forme est tout pour nombre de linguistes structuralistes influents, qui ont contribué à développer mais parfois aussi à dénaturer le projet saussurien (si j’ose dire, au sens pour le coup étymologique).
La raison en est peut-être que Saussure n’a pas trouvé le temps d’élaborer ses intuitions très au-delà de ce qui constitue sa théorie du signe linguistique, dont la nature comme on le sait n’est pas simple, mais duelle : le signe linguistique selon Saussure n’associe pas simplement une forme (phonologique) à une substance (conceptuelle) – comme on l’entend dire parfois en faisant l’impasse sur le dualisme dont il procède – mais la forme (phonologique) d’une substance (phonétique) à celle (sémantique) d’une substance (conceptuelle). Cette dualité de nature du signe linguistique saussurien, consistant à fusionner deux natures formelles hétérogènes, se retrouve ensuite à différents niveaux d’élaboration, selon des rapports très différents.
1.1.2. Or les modèles structuralistes ont éprouvé bien des difficultés à surmonter ce problème du changement de nature des unités linguistiques selon les niveaux d’analyse syntagmatique (des phonèmes et morphèmes aux lexèmes et autres syntagmes d’abord, des phrases ensuite aux énoncés et aux discours). Les questions à régler ne manquent pas d’un bout à l’autre de ce vaste champ empirique d’observations, dont le traitement impose une série d’abstractions qui ont sérieusement hypothéqué, dès le départ pour ainsi dire, la prétention opérationnelle des modèles structuralistes. D’un côté un grand nombre d’unités linguistiques simples (comme oui, non, oh, ah, ouf, enfin) ne sont déjà pas aisément assimilables à des valeurs conceptuelles de la langue (vs parole) selon Saussure, et se sont ainsi trouvées rapidement écartées de l’analyse (souvent reléguées précisément à la parole). De l’autre, les unités de langue sont d’autant plus difficiles à dissocier de la parole qu’elles sont attachées à des éléments complexes et de rang supérieur. La zone empirique de confort du structuralisme se limite par conséquent au plan micro de l’analyse, dont relève la combinatoire des unités élémentaires en quoi consistent les phonèmes et morphèmes, abstraction faite de tout ce qui permet de les isoler négativement. Moyennant quoi la phonologie se conçoit sans trop de difficulté comme l’analyse sélective de traits articulatoires que subsume le signifiant des signes ; et moyennant quoi les unités de première articulation peuvent être appréhendées sous l’angle d’une part des composants de sens qu’elles recèlent, et d’autre part de l’organisation syntagmatique ascendante des constituants discursifs, jusqu’à l’horizon de la phrase et des unités complexes de la parole. C’est à ce niveau syntagmatique que certaines difficultés sont devenues rapidement difficiles à surmonter dans un cadre trop formaliste. A tel point que Saussure et ses premiers héritiers ne se sont jamais aventurés à aborder la forme des phrases ou autres unités discursives sous un angle linguistique.[1]Quant à la frange la moins scrupuleuse des héritiers de Saussure et de la tradition structuraliste, qui a franchi allègrement la barrière de la phrase sans s’embarrasser des exigences dont il vient d’être question, elle a exploré parfois fructueusement mais aussi souvent perdu le fil de ses investigations, sans plus savoir ni où ni comment interrompre à un moment l’analyse linguistique ou sémiotique des unités complexes, hétérogènes et discontinues que l’on doit affronter au plan discursif. Pour un François Rastier (2001), fin connaisseur de Saussure – dont le modèle … Continue reading
1.2. Deux états de construction syntagmatique en particulier ne sont pas aisément réductibles à la forme linguistique unitaire que recherchent les structuralistes. Celui du mot d’abord, dont l’identité correspond à des unités de natures très diverses (mots-outils enclitiques ou proclitiques, mots-lexicaux simples, dérivés ou métaphoriques, mots-phrases identifiés à des sortes d’adverbes, interjections ou onomatopées), ceci à des niveaux de découpage syntagmatique très variables en ce qui concerne les lexèmes (morphèmes libres ou mots construits par affixation, mots composés, lexies plus ou moins analysables sémantiquement). Celui de la phrase ensuite, moins aisée encore à isoler formellement sous un angle syntagmatique. C’est ainsi que la frange la plus exigeante des linguistes structuralistes, qui a fait de la rigueur formaliste une vertu cardinale, s’est vue contrainte de limiter l’analyse syntagmatique à l’organisation de phonèmes et morphèmes en syntagmes plus ou moins complexes, reléguant ce faisant le mot à une unité graphique fondée sur une intuition épilinguistique des sujets parlants, la phrase à une sorte d’horizon inaccessible à la combinatoire syntagmatique. A ces deux niveaux, la parole a servi de poubelle bien commode à l’élaboration de la science linguistique structuraliste.
1.2.1. Différentes sortes de mots notamment renvoient à la parole, selon des procédés qui ne seront pas approfondis dans cette étude. Le mot-phrase en premier lieu, en raison de ses propriétés énonciatives, est une unité de langue atypique, reléguée à la marge des faits linguistiques ; il est au cœur de ce qui sera précisément assimilé, dans la suite de cette étude, aux propriétés linguistiques de la parole. Le mot lexical aussi renvoie à la parole, qui s’oppose à l’ensemble des autres sortes de mots ou unités syntagmatiques en raison de la dénomination dont il procède. Or la notion de dénomination a un pied dans la langue par ce qui l’associe au signifié saussurien et aux catégories grammaticales des lexèmes (substantif, verbe, adjectif, adverbe), et un pied dans la parole en vertu de l’acte de baptême originel qui s’y rapporte (Kleiber 1984), d’autant plus sensible que l’unité concernée est moins codée dans la langue. Ainsi les expressions idiomatiques et métaphores figées font écho aux actes de parole originellement associés aux figures vives dont elles sont issues (Perrin 2017), jusqu’à certaines dénominations dites ad hoc, consistant tout bonnement à baptiser ce qu’à la fois elles dénomment.
1.2.2. Le second état de construction syntagmatique évoqué concerne la phrase sous toutes ses formes – simple ou complexe, principale ou subordonnée, interrogative, injonctive ou exclamative, par exemple, parfois averbale, identifiée à un mot-phrase énonciatif. Ce que nous appelons la phrase donc (faute de mieux), par opposition à toute autre expression de rang syntagmatique inférieur, entraîne un changement de nature de l’expression par l’acte de langage qui s’y rapporte. En deçà du niveau phrastique, l’acte de langage est seulement locutoire, étranger au sens qui intéresse la linguistique ; il ne représente alors qu’une condition matérielle de l’événement en quoi consiste l’occurrence d’une unité linguistique. A partir du niveau de la phrase et au-delà en revanche, l’acte locutoire se trouve enrichi d’une force illocutoire (au sens d’Austin, de Searle), objet central de ce qui intéresse précisément la linguistique de la parole, dont relève ensuite l’organisation discursive des énoncés et des discours. C’est ainsi qu’un modèle comme celui de Roulet & al. (1985) à Genève, par exemple, attentif au changement de nature des unités linguistiques au plan pragmatique, ne se conçoit pas comme une macro-syntaxe ou linguistique textuelle, mais comme une analyse pragmatique du discours. C’est une question de nature des observables (au sens entendu précédemment), dont l’appréhension n’est pas aisée.[2]La question de ce qui distingue et articule, par exemple, la fonction concessive d’un constituant de rang discursif élémentaire comme bien qu’il pleuve, à celle de circonstant d’un élément syntaxique périphérique comme malgré la pluie, n’a pas trouvé de réponse définitive à ce jour. Comme l’écrit à ce sujet Benveniste (1974, 65) : « Saussure n’a pas ignoré la phrase, mais visiblement elle lui créait une grave difficulté et il l’a renvoyée à la parole, ce qui ne résout rien ; il s’agit justement de savoir si et comment du signe on peut passer à la parole. En réalité le monde du signe est clos. Du signe à la phrase il n’y a pas transition, ni par syntagmation ni autrement. Un hiatus les sépare ». La phrase impose dès lors de « dépasser, selon Benveniste (id., 66), la notion saussurienne du signe comme principe unique, dont dépendraient à la fois la structure et le fonctionnement de la langue ».[3]« Ce dépassement se fera par deux voies, ajoute ensuite à ce sujet Benveniste (ibid.) :
– dans l’analyse intralinguistique, par l’ouverture d’une nouvelle dimension de signifiance, celle du discours, que nous appelons sémantique, désormais distincte de celle qui est liée au signe, qui sera sémiotique ;
– dans l’analyse translinguistique des textes, des œuvres, par l’élaboration d’une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l’énonciation ». Nous reviendrons plus loin sur ce dépassement ou basculement dont parle Benveniste, qui mobilise « l’ouverture d’une nouvelle dimension de signifiance, celle du discours », par l’élaboration d’une sémantique énonciative de la parole inspirée de Saussure. La phrase selon Benveniste n’est sous cet angle que la contrepartie verbale d’une fonction pragmatique en quoi consiste le passage du signe linguistique à l’énonciation et au discours, dont les propriétés sémantico-pragmatiques seront abordées dans la suite de cette étude.
1.3. Coupant court à ces difficultés, les hypothèses formulées par Chomsky dans les années 1960 ont inauguré une tradition qui, comme on le sait, a fait table rase du structuralisme saussurien. En assimilant la compétence linguistique humaine à une aptitude innée de tout sujet parlant (identifiée à une grammaire universelle) à construire des phrases bien formées dans sa langue maternelle, la grammaire générative a érigé la phrase en unité exclusive et supérieure de la linguistique, plafond de verre infranchissable et projection maximale de l’organisation des constituants qu’elle gouverne. Le coup de force de Chomsky aura été initialement d’inverser l’ordre dynamique selon lequel s’opère la structuration syntagmatique des énoncés selon la compétence linguistique humaine : de la phrase aux syntagmes et aux morphèmes en grammaire générative (par des règles de réécriture et ensuite transformationnelles), plutôt que du morphème au syntagme, à la phrase et au-delà pour les structuralistes (par des règles d’articulation syntagmatique). Cette initiative a eu des effets considérables sur la prise en compte des distinctions saussuriennes dont il vient d’être question. Pour le dire un peu vite, le morphème et le syntagme sont dans la langue et la phrase à l’horizon de la parole chez Saussure, tandis que pour Chomsky c’est l’inverse, la phrase et le syntagme sont dans la langue, et les formes de surface sont issues de la parole (ou performance discursive), dont relève diachroniquement la marge d’organisation accidentelle des langues humaines possibles. Ayant ainsi instauré la préséance linguistique de la phrase et l’autonomie de la syntaxe, la grammaire générative y articule en outre une composante sémantique (logico-conceptuelle), dont dépendra ensuite essentiellement, pour nombre de linguistes, l’accès aux effets pragmatiques des énoncés en contexte (voir à ce sujet Moeschler, ici-même). Contrairement à la syntaxe et à la sémantique formelle, qui relèvent du niveau linguistique, le courant dominant de la science linguistique récente conçoit ainsi la pragmatique comme purement contextuelle et inférentielle, à la fois dépendante et parfaitement détachée de ce qui est codé dans la langue.[4]Je précise que les observations qui précèdent portent sur les hypothèses historiques de la grammaire générative, sans tenir compte des évolutions récentes du programme de recherche « minimaliste » mis en œuvre par Chomsky (1995), qui l’ont amené à revoir en profondeur ses hypothèses initiales (id., 2002). Parmi d’autres évolutions, ces dernières révisions ont consisté notamment à renverser l’ordre de structuration top-down dont il vient d’être question. L’analyse générative des phrases repose désormais sur une procédure bottom-up imliquant une première … Continue reading
Loin de contester certains bénéfices à la grammaire générative, l’objectif ici sera de défendre une approche heuristique moins emboîtée et algorithmique de la linguistique, selon laquelle cette dernière repose sur au moins deux composantes complémentaires, que l’esprit humain élabore et articule en grande partie à son insu, en tout cas à l’insu de toute intention informative ou communicative consciente des sujets parlants (au sens de Grice, de Sperber & Wilson). Sans forcément remettre en cause l’autonomie de la syntaxe et son articulation à une sémantique formelle, la pragmatique ne me semble en tout cas pas réductible à un simple enrichissement par inférences contextuelles de formes logico-sémantiques (fussent-elles sous-déterminées linguistiquement). La pragmatique autrement dit ne s’ajuste pas seulement, mais recoupe et s’intègre, s’enracine en linguistique, ceci indépendamment si ce n’est de la syntaxe, du moins de la sémantique ajustée à la syntaxe. Dans le langage humain, la relation des signes à leur utilisateur (comme dit Morris) n’est pas un simple fait empirique associé à l’usage des signes, mais aussi partiellement une composante des signes eux-mêmes et de leur articulation, dans le cadre de l’organisation syntagmatique des énoncés. La linguistique de la parole selon Saussure peut être identifiée dans ces conditions à cette part de la pragmatique dite intégrée, dévolue à une composante linguistique du sens des énoncés. La phrase n’étant pas en soi un fait empirique, mais une construction théorique hypothétique, rien n’interdit de la concevoir sous deux angles différents, dont les instructions seraient complémentaires : d’une part comme une forme syntaxique abstraite, articulée à une forme logique (ou conceptuelle) consistant à instruire les inférences interprétatives dont procèdent les représentations identifiées aux contenus discursifs ; d’autre part comme la forme matérielle (ou substantielle) d’un énoncé, identifiée à la contrepartie verbale d’un acte de langage (ou plusieurs) au plan énonciatif, dont procèdent les enjeux praxéologiques de l’organisation discursive en ce qui la concerne.
1.4. L’objectif désormais sera donc de tenter de circonscrire ce qui dans la langue consiste à coder l’exercice même de la parole, plutôt que le système conceptuel autonome qu’elle met en œuvre. Conformément en cela aux postulats de la pragmatique austinienne des actes de langage, mais initialement d’abord à certaines intuitions supposées de Saussure, relayées par diverses observations notamment de Bally, Benveniste, et finalement par une certaine tradition linguistique récente (que j’appellerai énonciative).[5]Cette tradition renvoie ici à Bally, Benveniste, Austin, et ensuite notamment à Ducrot (ainsi qu’à certains de ses héritiers). Elle n’engage pas forcément la linguistique des « opérations énonciatives » de Culioli, qui n’instaure à première vue aucune discontinuité sémantique ou sémiotique entre langue et parole. Il s’agira de faire valoir à cet effet l’intérêt théorique d’une division linguistique irréductible entre deux composantes de ce qui est codé dans la langue, dévolues respectivement à ce qui est dit (ou décrit), identifié à ce qui est représenté conceptuellement au plan sémantico-référentiel, et par ailleurs à ce qui est montré par le sens linguistique des énoncés (Kronning 2013), identifié à ce qui est énonciatif (procédural et discursif) au plan sémantico-pragmatique. Cette discontinuité entre deux dimensions hétérogènes du sens des énoncés rend compte de ce qui renvoie sémantiquement à un monde de référence d’une part (qui peut être réel, virtuel ou fictif), que les énoncés représentent par médiation symbolique, et d’autre part de ce qui concerne l’énonciation effective des énoncés en question, qui ne relève pas d’un monde représenté symboliquement, mais dont les énoncés délivrent une expérience énonciative définissable comme indiciaire (vs symbolique) sous un angle sémiotique peircien.[6]Le partage de ce qui est vériconditionnel (qui intervient dans la détermination des conditions de vérité de l’énoncé) et de ce qui est non-vériconditionnel à l’intérieur du sens des énoncés (qui enrichit le sens, mais sans toucher aux conditions de vérité de l’énoncé) peut être évoqué comme le critère de reconnaissance déterminant d’une telle opposition. C’est à étayer cette hypothèse d’une division sémiotique irréductible du sens linguistique en deux composantes disjointes, de la langue et de la parole selon Saussure, que sera consacrée la suite de cette étude.
Parmi nombre de propriétés énonciatives susceptibles d’être associées aux phrases de la langue, les différents types de phrases (assertif, interrogatif, injonctif, exclamatif), identifiés aux propriétés morphosyntaxiques et prosodiques qui les opposent, constituent sans doute le lieu d’inscription élémentaire de ce que la forme des phrases montre conventionnellement de leur énonciation comme acte de langage. La prépondérance historiquement accordée par les grammairiens au type assertif s’explique peut-être en raison du fait qu’il permet plus aisément de faire abstraction des propriétés énonciatives qui le caractérisent, réduction qui les a parfois incités à dériver les types interrogatif, injonctif ou exclamatif d’un type assertif élémentaire, dépourvu de toute propriété énonciative en ce qui le concerne (si ce n’est prosodique). C’est ainsi que Chomsky lui-même a d’abord tenté de rendre compte syntaxiquement des différents types et formes de phrases possibles en les dérivant par transformation (addition, suppression ou déplacement d’éléments) d’un type assertif de base dans une première version de son modèle (1957), avant d’asseoir sa théorie standard (1965) sur l’inscription expresse, en structure profonde, de l’un ou l’autre de ces types abstraits, qualifiés d’obligatoires en raison du fait qu’ils s’excluent réciproquement. Ainsi définie comme l’articulation d’un élément fondamental (ou noyau) neutre à un type énonciatif prédéterminé, dépourvu de réalisation morphologique en structure profonde, l’organisation syntaxique superficielle des phrases de la langue pouvait dès lors résulter de l’application de règles de réécriture et transformationnelles correspondant aux instructions respectives de chacun des types obligatoires considérés, pour se déployer ensuite en formes de phrases dérivées réputées facultatives (négatives, passives, impersonnelles, emphatiques… et pourquoi pas ensuite détachées, disloquées, clivées, averbales, etc.), selon les besoins de chaque langue considérée. La difficulté de ce modèle demeure néanmoins qu’il est censé prévoir et contrôler projectivement en structure profonde l’ensemble des formes linguistiques possibles en structure de surface, sans accorder de rôle au moindre accident de l’expression ou de la communication.
Or le langage est farci d’accidents dévolus par Chomsky à la performance discursive, dont l’accumulation répétitive finit par engendrer diachroniquement l’intégralité de ce qui oppose entre elles les différentes langues, sans compter les effets de sens accordés parfois aux registres, genres, niveaux de langue, et jusqu’aux différents styles discursifs individuels. Quelle que soit l’influence attribuée à la gouvernance syntaxique de la phrase en structure profonde, par la compétence linguistique humaine, elle ne suffit pas pour moi à assurer la composition du sens des énoncés.[7]Composition qui repose intrinsèquement d’ailleurs sur un ordre de structuration dynamique inverse de celui que la grammaire générative a accordé historiquement à la syntaxe ; un ordre ascendant bottom-up (vs top-down) remontant par abstractions des éléments linéaires de surface à la synthèse phrastique (Perrin 2017). Le programme de recherche « minimaliste » (note 4 supra, point 1.3.) corrige ce défaut de divergence, mais sans permettre d’intégrer fonctionnellement aux instructions linguistiques, ni les propriétés que j’appelle énonciatives, ni évidemment les … Continue reading C’est par les formes de surface plus ou moins accidentelles, y compris par toutes sortes de constructions ad hoc et autres traces énonciatives de la parole, que les sujets parlants remontent systématiquement du discours à ces contraintes universelles, à commencer par ce qui concerne les actes de langage auxquels renvoient les différents types de phrases recensés par les grammairiens. Une chose est d’extrapoler les contraintes abstraites de la grammaire universelle, déterminant la marge de variation des langues humaines possibles et des discours individuels, une autre à mon sens de rendre compte des procédés sémiotiques susceptibles d’assurer la relation des formes linguistiques de surface à ces contraintes, y compris d’y relier nombre de gestes et autre cris ou bruits au plan discursif. C’est ici que l’expérience indiciaire, associée à la nature de formes énonciatives plus ou moins codées, joue selon moi un rôle déterminant dont il faut tenir compte. L’expérience en question concerne non seulement la totalité des faits pragmatiques inférentiels dont procèdent les relations interprétatives et discursives associées à l’occurrence des phrases et aux actes de langage, mais ce faisant également les instructions linguistiques qui s’y rapportent, objet d’une linguistique de la parole selon à Saussure.
1.5. L’article de Bally (1932) sobrement intitulé « La phrase » révèle à ce sujet certaines intuitions inabouties de Saussure, et annonce une tradition linguistique énonciative qui n’a cessé depuis lors de se développer et de chercher sa voie sans parvenir à s’unifier ni à se stabiliser. L’intérêt de la lecture de Bally tient pour moi aussi bien à l’ancrage cognitif de ses observations (sur lequel nous allons revenir), qu’à l’organisation de la phrase qui s’y rapporte, dont relèvent les propriétés énonciatives qu’il lui attribue. Suivons-le donc un instant pas à pas dans l’introduction de cet article, qui clarifie plusieurs points abordés précédemment. Ayant qualifié son objet de recherche en préambule – « l’énonciation de la pensée par la langue », dont relèvent empiriquement « les réalisations de la parole » – et souligné les difficultés que l’on éprouve à saisir par introspection ce qui le conditionne « logiquement, psychologiquement et linguistiquement », Bally présente ensuite la phrase comme « la forme la plus simple possible de l’organisation de la pensée », elle-même définie comme consistant à « réagir à une représentation en la constatant, en l’appréciant ou en la désirant. […] La pensée, précise-t-il, ne se ramène donc pas à la représentation pure et simple, en l’absence de toute participation active d’un sujet pensant » (id., 35). C’est à partir d’une définition cognitive identifiant la phrase à la forme d’une pensée consistant à « réagir à une représentation », plutôt qu’à représenter simplement un état de choses, que Bally élabore son modèle de la phrase comme « forme [qui] distingue nettement la représentation reçue par les sens, la mémoire ou l’imagination, et l’opération psychique que le sujet opère sur elle » (les italiques sont de moi dans ces dernières citations de Bally). On touche ici à ce qui concerne l’interdépendance du langage et de l’esprit par l’irréductible division qui va nous intéresser. Voici ce que Bally en dit ensuite au plan linguistique :
« La phrase explicite comprend donc deux parties : l’une est le corrélatif du procès qui constitue la représentation ; nous l’appellerons, à l’exemple des logiciens, le dictum. L’autre contient la pièce maîtresse de la phrase, sans laquelle il n’y a pas de phrase, à savoir l’expression de la modalité, corrélative à l’opération du sujet pensant. […] [C’est] le modus complémentaire du dictum. La modalité est l’âme de la phrase, de même que de la pensée. Elle est constituée essentiellement par l’opération active du sujet parlant. On ne peut donc pas attribuer la valeur de phrase à une énonciation tant qu’on n’y a pas découvert l’expression, quelle qu’elle soit, de la modalité. » (id. 36)
Par-delà son hypothèse bien connue selon laquelle la « phrase explicite comprend deux parties », modale et respectivement dictale, l’intérêt de ce passage de Bally tient à son observation que « la modalité est l’âme de la phrase, de même que de la pensée […] constituée essentiellement par l’opération active du sujet parlant » ; toute phrase procède constitutivement, selon Bally, d’une propriété modale, explicite ou implicite, conditionnant sa force énonciative comme contrepartie d’un acte de langage. A l’arrière-plan de la représentation exprimée au plan dictal, la phrase se présente comme énoncée par un sujet « parlant » et ce faisant, manifeste la « réaction » d’un sujet « pensant » à une telle représentation. La forme linguistique à ce niveau ne représente pas le monde conceptuellement, mais fonctionne comme le symptôme d’une réaction subjective à la représentation que par ailleurs elle exprime. C’est ici que la notion peircienne de relation sémiotique indiciaire (et parfois iconique) (vs symbolique) trouve son utilité. La forme linguistique n’instruit plus fonctionnellement sous cet angle une relation symbolique à visée descriptive référentielle, mais une relation indiciaire (partie-tout ou partie-reste), instaurant une relecture énonciative disjointe, appliquée partiellement au même matériau symbolique linguistique. A l’inverse de Chomsky qui prétend contrôler projectivement cette propriété, en structure profonde, par des règles de réécriture attachées à certains types abstraits dématérialisés, Bally la conçoit comme un effet matériel de surface, de substance formelle pourrait-on dire, que manifeste symptomatiquement, par ses propriétés modales, la forme des phrases réalisées.
L’effet en question peut être identifié à une simple relecture indiciaire (assertive, interrogative, injonctive ou exclamative) de ce qui engage par ailleurs une représentation symbolique prédicative au plan dictal, mais il peut aussi relever de certaines expressions extra-prédicatives dédiées (préfixes performatifs, modalisateurs et autres marqueurs énonciatifs ou discursifs), aussi bien que par de nombreuses propriétés discursives ou stylistiques plus ou moins accidentelles, y compris non verbales, prosodiques et mimo-gestuelles. Dépourvus d’effets symboliques en ce qui les concerne, les expressions extra-prédicatives en quoi consistent les marqueurs discursifs divers (interjections, verbes performatifs et adverbes d’énonciation, connecteurs et opérateurs argumentatifs) – dont l’unité fonctionnelle reste encore largement à préciser – sont emblématiques de ce qui dans la langue ne concerne en rien ce qui est dit (ou décrit) au plan symbolique, mais exclusivement ce qui est montré au plan énonciatif (Perrin 2016a). Parmi ces marqueurs, identifiés à la « partie » modale de la phrase chez Bally, les modalisateurs centrés sur un verbe d’attitude propositionnelle à la première personne (comme Je pense que…, je crois que…) correspondent à ce qui caractérise explicitement, selon Bally, « l’expression logique et analytique » de ce qui échoit au « modus, complémentaire du dictum » (ibid.), qu’il définit comme fondateur de « la phrase explicite ».
1.6. Cette division du sens des phrases de la langue selon Bally n’est pas sans rapport avec ce qui distingue les « deux modes de signifiance » linguistique que propose Benveniste (1974), qu’il qualifie respectivement de « sémiotique » et de « sémantique » (note 3 supra, point 1.2.2.). On retrouve également, derrière cette nouvelle division, l’opposition saussurienne de ce qui échoit respectivement à la linguistique de la langue et à celle de la parole. Voici ce qu’en dit Benveniste (les italiques sont de moi, les petites capitales de Benveniste) :
« La langue combine deux modes distincts de signifiance, que nous appellerons le mode sémiotique d’une part, et le mode sémantique de l’autre. Le sémiotique désigne le mode de signifiance qui est propre au signe linguistique et qui le constitue comme unité, […] pure identité en soi, pure altérité à tout autre, base signifiante de la langue, matériau nécessaire à l’énonciation. […] Avec le sémantique, nous entrons dans le mode spécifique de signifiance qui est engendré par le discours. Les problèmes qui se posent ici sont fonction de la langue comme productrice de messages. […] L’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours. » (1974, 63–64)
« Fonction de la langue comme productrice de messages », l’ordre associé à ce « mode spécifique de signifiance […] engendré par le discours », que Benveniste désigne comme sémantique (vs sémiotique), ne relève pas pour lui d’une médiation symbolique « propre au signe linguistique », mais d’une forme de reconnaissance selon laquelle « l’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours ». Tout comme chez Bally trente ans plus tôt, on retrouve ici précisément le rôle de ce qui pour moi est indiciaire. Curieusement, Benveniste ne fait pas allusion alors à ce qui associe ce « mode spécifique de signifiance » (ibid.) à « l’appareil formel de l’énonciation » (1974, 79) qu’il cherche par ailleurs à appréhender, dont relèvent les marqueurs linguistiques de la parole en quoi consiste l’énonciation dans la langue. Parmi ces marqueurs, les modalisateurs centrés sur un verbe d’attitude propositionnelle à la première personne sont au cœur de ce qui constitue, selon le titre d’un article célèbre de Benveniste, « l’expression de la subjectivité dans le langage » (1966, 258). La relation indiciaire qui nous intéresse se manifeste alors négativement par ce qui déchoit toute expression extra-prédicative des effets descriptifs attachés ordinairement aux représentations symboliques. Hormis ce point essentiel, l’analyse de Benveniste recoupe de très près les observations de Bally relatives à l’articulation modus-dictum, aux propriétés sémantiques qui s’y rapportent (les italiques de focalisation sont de moi, ceux de citation de Benveniste) :
« Est-ce que je me décris croyant quand je dis je crois (que le temps va changer) ? Sûrement non. L’opération de pensée n’est nullement l’objet de l’énoncé ; je crois (que…) équivaut à une assertion mitigée. En disant je crois (que…), je convertis en une énonciation subjective le fait asserté impersonnellement, à savoir que le temps va changer, qui est la véritable proposition. […] supposer, présumer, conclure, mis à la première personne, ne se comportent pas comme font, par exemple, raisonner, réfléchir, qui semblent pourtant très voisins. Les formes je raisonne, je réfléchis me décrivent raisonnant, réfléchissant. Tout autre chose est je suppose, je présume, je conclus. En disant je conclus (que…), je ne me décris pas occupé à conclure […] Je ne me présente pas en train de supposer, de présumer, quand je dis je suppose, je présume. Ce que je conclus indique, est que, de la situation posée, je tire un rapport de conclusion […] De même je suppose, je présume sont très loin de je pose, je résume. Dans je suppose, je présume, il y a une attitude indiquée, non une opération décrite. En incluant dans mon discours je suppose, je présume, j’implique que je prends une certaine attitude à l’égard de l’énoncé qui suit. On aura noté que tous les verbes cités sont suivis de que et une proposition : celle-ci est le véritable énoncé, non la forme verbale personnelle qui la gouverne. Mais cette forme personnelle en revanche est, si l’on peut dire, l’indicateur de subjectivité. Elle donne à l’assertion qui suit le contexte subjectif – doute, présomption, inférence – propre à caractériser l’attitude du locuteur vis-à-vis de l’énoncé qu’il profère. » (1966, 264)
La démonstration de Benveniste repose ici de bout en bout sur l’opposition comparative de ce qui énonciatif à ce qui est descriptif à l’intérieur du sens. Si l’on s’en tient à son tout premier exemple, étant donné que la proposition le temps va changer représente un état de chose météorologique parfaitement indépendant de ses propriétés linguistiques, Benveniste n’aurait jamais écrit que cette proposition équivaut à l’état de choses que le temps va changer. Sa formulation selon laquelle « Je crois (que…) équivaut à une assertion mitigée » résume ainsi à elle seule la question débattue dans cette étude. Benveniste oppose alors à la médiation symbolique ordinairement attachée à la forme (conceptuelle) de prédications descriptives, une autre sorte de relation linguistique, qu’il conçoit comme une « équivalence » ou « conversion » énonciative de l’expression en acte de langage, dont relève pour moi la force indiciaire notamment des « indicateurs de subjectivité » et autres marqueurs énonciatifs extra-prédicatifs auxquels il fait allusion. Ces observations de Benveniste annoncent certaines hypothèses que formulera ensuite la pragmatique austinienne des actes de langage. A la page suivante du même article, l’analyse de Benveniste recoupe parfaitement ce qu’Austin est en train d’élaborer, à peu près à la même époque, à propos des énoncés performatifs et des actes illocutoires :
« Je jure est une forme de valeur singulière, en ce qu’elle place sur celui qui énonce je la réalité du serment. Cette énonciation est un accomplissement : « jurer » consiste précisément en l’énonciation je jure, par quoi Ego est lié. L’énonciation je jure est l’acte même qui m’engage, non la description de l’acte que j’accomplis. En disant je promets, je garantis, je promets et je garantis effectivement. […] Alors que je jure est un engagement, il jure n’est qu’une description, au même plan que il court, il fume. » [id., 265]
1.7. L’objectif initial du premier volet de cette étude était de faire valoir que si Saussure est bien le père fondateur de la linguistique moderne, comme le répète inlassablement le récit convenu des heures glorieuses du structuralisme, c’est peut-être que son héritage comporte aussi en germe ce qui a conduit notamment Bally ou Benveniste à ouvrir une brèche ascriptiviste en linguistique, en vue de remettre la langue en phase avec la parole. Si elle avait abouti, l’entreprise aurait sans doute permis à la linguistique de ne pas réduire la langue à l’organisation syntaxique de représentations consistant à décrire des états de choses.
Ce qui s’est passé en fait, on ne le sait que trop bien. Bally et Benveniste ont inspiré quelques réflexions théoriques fructueuses en sémantique énonciative, qui ne sont pas parvenues à essaimer très au-delà des frontières et de la francophonie linguistique. Par d’autres voies liées à son obédience philosophique anglo-saxonne et au renfort de Searle, Austin a connu une meilleure fortune, mais sans parvenir à infléchir durablement la sémantique linguistique. Après l’engouement suscité par son approche ascriptiviste des actes illocutoires et énoncés performatifs, Austin est entré dans l’histoire des idées, mais le courant descriptiviste a aujourd’hui repris la main. Au prix d’élaborations théoriques parfois coûteuses, cette tradition dominante (dont la force de résilience est à toute épreuve) a fait ce qu’elle pouvait depuis un demi-siècle pour garantir l’homogénéité du champ sémantique linguistique par médiation symbolique (dénotative, conceptuelle, logico-prédicative ou propositionnelle). Développant à cet effet diverses démonstrations cherchant à intégrer syntaxiquement ce qui est énonciatif (par les types de phrase en grammaire, l’hypothèse performative de Ross (1970), reprise par Lakoff (1976), jusqu’au nœud Expression de Banfield 1982) ; ou sous un angle sémantique, à travers l’élaboration de logiques (formelles ou naturelles) des modalités, des mondes possibles ou univers de croyance, par exemple. Quel que soit leur intérêt parfois indiscutable, ces propositions passent généralement par diverses manipulations descriptives de ce qui est énonciatif à l’intérieur du sens.[8]Qui conduisent parfois à des apories comme avec le fameux performadoxe (Lycan 1984), qui ne vaut que s’il s’applique à une lecture descriptive du préfixe performatif, tout à fait exclue d’entrée de jeu par Austin. Ces reprises en main descriptivistes ont eu pour effet surtout de rompre durablement toute corrélation du sens linguistique à celui de l’interprétation des énoncés et des discours en contexte, et à l’herméneutique des textes.
L’objectif principal de ce premier volet était de concevoir les phrases de la langue comme une interface entre deux composantes sémantiques disjointes, qui se recoupent partiellement pour agir conjointement à l’intérieur du sens linguistique des énoncés. Cette distinction consiste simplement à prendre au sérieux ce qui oppose communément la phrase comme forme syntaxique abstraite à effets symboliques, aux énoncés de cette phrase comme actes de langage), dont la forme substantielle mobilise une expérience énonciative associée à un vaste ensemble de propriétés indiciaires plus ou moins codées, étrangères à la syntaxe et à la sémantique vériconditionnelle. La phrase mobilise sous cet angle l’expérience matérielle des actes de langage dont elle procède (selon un mode opératoire applicable à toute expérience des choses ou événements pourvus de sens pour l’esprit humain). La difficulté consiste alors à identifier, parmi les nombreux indices plus ou moins accidentels associés aux propriétés pragmatiques des énoncés et des discours, ceux qui sont codés par la forme indiciaire des phrases de la langue, qui concernent la sémantique énonciative des exclamations, interjections, interpellations, injonctions, modalisateurs, connecteurs et opérateurs argumentatifs (sans parler des effets polyphoniques attachés aux réfutations, concessions, présuppositions, clivages et autres dislocations macro-syntaxiques). La meilleure façon de saisir ces éléments passe à mon sens par une forme ou une autre de pragmatique intégrée, impliquant de dissocier ce qui est énonciatif de ce qui est descriptif à l’intérieur du sens linguistique des énoncés.
2. La subjectivité de l’esprit comme propriété énonciative
2.1. Les résistances descriptivistes à l’ascriptivisme ne se cantonnent pas à la linguistique et aux sciences du langage. Elles sévissent également en sciences cognitives, qui réduisent les opérations de l’esprit à la computation d’informations aboutissant aux représentations descriptives d’un langage de la pensée, le célèbre mentalais dont il est question chez Fodor (1983). Issues des capteurs sensoriels de notre système nerveux et des traces mémorielles de nos expériences passées, les informations traitées par nos esprits s’organisent à cet effet par les aptitudes conceptuelles et computationnelles de notre compétence linguistique. Identifiée à un module cognitif périphérique, issu d’une mutation récente de l’esprit humain,[9]Remontant à moins de 100ˈ000 ans peut-être, 50ˈ000 à 60ˈ000 ans seulement pour Fodor ou Chomsky. la grammaire universelle assurerait depuis lors l’élaboration des représentations de notre pensée symbolique, dont la substance sensorielle relève d’autres dispositifs (auditifs, visuels, etc.), également périphériques et modulaires, remontant aux origines très lointaines de l’évolution. La pensée humaine repose essentiellement dans ces conditions sur la compétence linguistique interne dont elle procède, dont la fonction serait d’externaliser les représentations qui nous permettent de raisonner, par inférence interprétative, le cas échéant dans la communication. C’est au niveau supérieur d’un système central de l’esprit humain dévolu au raisonnement, que se conçoivent alors les évaluations subjectives et les valeurs attribuées aux représentations descriptives de notre pensée, les intentions conscientes qui s’y rapportent ; lorsqu’on pèse le pour et le contre de nos décisions, par exemple, pour les instrumentaliser dans la communication.
2.2. L’objectif ici ne sera pas de spéculer sur ce que le langage humain a pu apporter à l’esprit, ou réciproquement ; la compétence linguistique et le langage de la pensée font peut-être de l’humain une exception dans le règne animal, mais la question pour moi n’est pas là. Quoiqu’il en soit du codage symbolique de l’information sur laquelle se fondent les raisonnements qui nous permettent de comprendre ce qui se passe autour de nous, et de dire éventuellement ce que nous en pensons, le langage humain peut-il être réduit à cela ? Est-il apparu ainsi subitement dans l’évolution pour apporter à l’esprit humain la pensée ? Serait-ce la pensée au contraire qui serait d’abord advenue au service du langage humain ? Cette alternative même a‑t-elle un sens si les deux se sont articulés l’un à l’autre au cours de l’évolution ? Ainsi formulées, ces questions ne sont-elles pas trop centrées sur nos introspections humaines pour apporter une réponse à la difficile question de nos origines ? La compétence linguistique dont procède nos pensées, ce langage de la pensée que décrit Fodor, est-il réellement la clé de ce qui détermine le langage tout court ? Si l’on voit un arbre, par exemple, combien de temps doit-on y penser pour en dire quelque chose de sensé ? Et cette pensée même sera-t-elle jamais conforme à ce que l’on pourrait en dire ? Le langage n’a‑t-il pas toujours consisté d’abord à réagir à ce que l’on vit dans l’instant (par l’esprit) pour se le communiquer, sans forcément prendre le temps d’y penser sérieusement et de raisonner à ce sujet, quitte à y revenir ensuite plus scrupuleusement ? Le langage autrement dit ne procède-t-il pas de facteurs plus opérationnels que raisonneurs au départ (comme s’affronter, s’imposer, se séduire les uns les autres, par exemple), mieux partagés en tout cas entre les espèces animales évoluées, et bien antérieurs à l’émergence de la pensée dans le langage et l’esprit humain tels qu’on les connaît à ce jour ?
2.2.1. Poser ces questions c’est y répondre et, pour moi, la véritable interrogation porte sur ce qui distingue et articule, corrélativement à l’expression verbale, ce qui concerne respectivement l’expérience des choses vécues et leur représentation mentale ; le rapport par exemple entre voir un arbre et le ressentir pour y réagir, et se le représenter mentalement pour en dire quelque chose. Pour s’être installées dans l’esprit par étapes successives de l’évolution, ces opérations se retrouvent aujourd’hui dans le langage humain, mais l’ordre d’articulation qui les concerne est ici sujet à spéculation. La tradition descriptiviste – dont relève le cognitivisme fodorien comme la linguistique formelle et la pragmatique inférentielle – nous explique que si l’on fait l’expérience des choses, c’est pour se les représenter d’abord mentalement par notre compétence linguistique, afin de pouvoir les évaluer et les interpréter ensuite, le cas échéant pour se les communiquer. La compétence linguistique intervient dès lors essentiellement pour traduire nos perceptions en langage de la pensée, les percepts en concepts et en représentations mentales, et notre raisonnement prend ensuite le relais évaluatif au plan interprétatif et dans la communication. Le défaut de ce modèle du langage au service de la pensée et de la raison est pour moi de faire l’impasse sur l’expérience des choses vécues par l’esprit, qui détermine la qualité des informations bien avant la formation et l’évaluation des représentations de la pensée consciente. Plutôt que d’être assimilé à un dispositif de calcul et d’externalisation, de locomotion de la pensée (ce qu’il est aussi sans doute), le langage n’est-il pas d’abord un comportement humain, un art de vivre élémentaire et spontané, procédant de l’expérience des choses vécues par l’esprit ? Plutôt qu’à dire (ou se dire à soi-même) ce que l’on pense, la fonction du langage ordinaire (et de l’éloquence même) n’est-elle pas d’abord de faire partager spontanément ce que l’on vit par l’expérience subjective de ce qui attire notre attention ? L’objectif ici sera de faire ressortir ce qui fait défaut aux approches cognitives, qui ne font jamais allusion à la motricité et à la subjectivité de l’esprit ni aux propriétés énonciatives qui s’y rapportent.
2.2.2. La question que l’on se pose dans cette étude concerne le lieu d’inscription embryonnaire de la subjectivité de l’esprit, des valeurs personnelles qui lui sont associées – qui nous différencient les uns des autres comme individus par les conditionnements de notre environnement social et culturel – et corrélativement ce qui concerne la dynamique énonciative des intentions et des actes de langage dans la communication bien sûr, mais par l’esprit d’abord et dans la parole, avant de mobiliser les hautes sphères de la pensée. Plutôt que de concevoir ces opérations subjectives de l’esprit comme la conséquence tardive de représentations descriptives élaborées objectivement dans un premier temps, nous défendrons l’hypothèse qu’elles interviennent au contraire très précocement, sous la forme d’expériences subjectives précédant la volonté consciente et la raison des sujets parlants (pensants ou interprétants). Comme la marche ou la danse, la parole est avant tout pour l’esprit humain une expérience subjective de la valeur des choses qu’en l’occurrence elle exprime. Les propriétés énonciatives du sens (indiciaire) précèdent par conséquent les représentations mentales en quoi consiste le sens descriptif (symbolique) des énoncés. La distinction discutée précédemment entre ce qui est représenté par la langue sous une forme descriptive et ce qui concerne la parole par l’expérience énonciative prend racine au plus profond de l’esprit, avant même qu’il puisse être question mentalement d’une quelconque forme de conscience objective ou subjective de quoi que ce soit par les sujets humains. Cette préséance se manifeste de différentes façons. Les prochaines considérations se feront à l’appui de recherches récentes en neurosciences et en psychologie expérimentale.
2.3. Après avoir été occultée durant près d’un demi-siècle par le courant behaviouriste, la conscience revient aujourd’hui au cœur des débats scientifiques par les neurosciences. Bien avant l’apparition évolutive récente de la pensée et du raisonnement humain, elle serait apparue initialement pour permettre à certaines espèces animales de prolonger le temps de traitement de l’information par rapport à celui de l’activation sensorielle des stimuli de l’environnement, et ce faisant permettre à l’esprit d’appréhender globalement ce qui se passe dans sa complexité (dont l’essentiel des éléments n’est pas capté par les sens, mais reconstitué et organisé par les conditionnements de l’esprit). Le retard de la conscience sur l’esprit se manifeste sous un angle phylogénétique (tous les animaux ne sont pas conscients), ontogénétique (la conscience ne se développe que progressivement après la naissance), et sous l’angle du traitement continu de l’information par l’esprit. « L’embrasement de la conscience » dans le cerveau humain dont il est question chez Dehane (2014), aujourd’hui observable par imagerie cérébrale, intervient plus de 200 millisecondes après que l’esprit a entrepris de traiter les informations dont il procède – les réactions de type réflexe permettant de suppléer à ce handicap. En deçà de 60 millisecondes, masquée par un cache, l’information reste subliminale, ce qui n’empêche pas l’esprit d’en conserver la trace. Les conditionnements de l’esprit par l’expérience sensorimotrice, certaines formes de mémoire même, n’ont que faire de la conscience, tout comme la plupart de nos activités routinières acquises par l’apprentissage et l’exercice (comme suivre un itinéraire familier, conduire une voiture dans la circulation, s’adonner à la musique pour un musicien). La conscience humaine est un puissant moyen d’analyse et d’apprentissage, qui nous a permis de conquérir le monde, mais l’énergie qu’elle mobilise, la lenteur laborieuse des opérations qu’elle gouverne, imposent à l’esprit de déléguer la régie de nos opérations acquises à des conduites inconscientes, que l’on maîtrise parfois alors en virtuose. Le langage ne fait pas exception à cette règle générale, même si le traitement de certaines informations exprimées aboutit finalement à la pensée consciente et au raisonnement.
2.3.1. Les informations traitées par l’esprit reposent à la base sur quelques grands réseaux plus ou moins distincts de connexions neuronales, dont relèvent globalement deux sortes de signaux associés à deux sortes de sensorialité, celle du dedans et celle du dehors (Holley), du soi et du non-soi selon Edelman :
« Deux principales sortes de signaux sont décisives : ceux du soi, qui constituent les systèmes de valeur et les éléments régulateurs du cerveau et du corps ainsi que leurs composants sensoriels, et ceux du non-soi, signaux issus du monde, qui sont transformés par le biais des encartages globaux » (2004, 74).
Les signaux du non-soi se rapportent au traitement par l’esprit de la sensorialité externe (extéroceptive) de l’organisme aux stimuli de l’environnement ; ils conduisent l’information des capteurs sensoriels du système nerveux périphérique aux régions concernées du cortex cérébral (visuel, auditif, olfactif, etc.). « Transformés par le biais des encartages globaux » dont il est question chez Edelman, ces signaux du non-soi participent alors aux facultés de catégorisation de certains animaux évolués, dont relève à l’arrivée l’élaboration symbolique des représentations conceptuelles du langage et de la pensée dans l’esprit humain.
2.3.2. Les signaux du soi se rapportent en ce qui les concerne au traitement de sensations internes (somesthésiques) en quoi consiste la sensibilité de l’esprit aux changements d’états internes de l’organisme, que provoquent en lui les stimuli de l’environnement dont il vient d’être question. Ils relèvent d’une part de sensations dites proprioceptives (ou kinesthésiques) issues de contractions musculaires de la motricité (mouvements, déplacements, figements, postures, équilibre), d’autre part de sensations dites intéroceptives de la contraction d’organes comme l’estomac, l’intestin (sensations viscérales), de la respiration et du rythme cardiaque, de l’épiderme et de l’érection pileuse, chair de poule, sudation, température corporelle, etc. Contrairement aux signaux du non-soi dont les effets catégoriels s’apparentent, dès le départ pour ainsi dire, à un système de connaissance présymbolique, les signaux du soi sont de nature indiciaire et se traduisent dans l’esprit par des valeurs (Edelman), des besoins ou aversions (Holley), des émotions (Damasio, Ledoux). Ils constituent pour Edelman « les systèmes de valeur et les éléments régulateurs » déterminant – sous l’effet de neurotransmetteurs comme la dopamine – la valence hédonique (positive ou négative) que l’esprit associe à ce que par ailleurs il appréhende au plan catégoriel. Les signaux du soi sont donc sans objet ni fonction sémiotique pour l’esprit s’ils ne peuvent être identifiés à des valeurs indiciaires attribuées à une quelconque information catégorisable de non-soi, et inversement les signaux du non-soi sont sans valeur s’ils sont déconnectés des sensations du soi (Damasio). Cette articulation indiciaire de signaux de valeur du soi à des signaux catégoriels du non-soi constitue la base inconsciente de ce qui permet à l’esprit d’appréhender et d’évaluer les stimuli de l’environnement pour y réagir, corrélativement à mon sens à la motricité et à la subjectivité énonciative associée à l’expérience de ce qui est finalement représenté consciemment dans le langage et l’esprit humain.
2.4. Selon Edelman, l’émergence évolutive de la conscience procède d’une élaboration de l’esprit visant à affronter l’organisation complexe et diversifiée de la scène unifiée de ce qui sollicite l’attention et déclenche une réponse adéquate des animaux évolués. Outre les innombrables stimuli de l’environnement accessibles à l’esprit, la conscience mobilise à cet effet les traces mémorielles d’expériences passées analogues que l’esprit associe, par des voies neuronales « réentrantes », aux propriétés de l’expérience vécue et aux états internes qui s’y rapportent. La « conscience primaire » relève pour Edelman d’une première boucle réentrante, apparue très tôt, notamment dans le cerveau des oiseaux et des mammifères, entre les aires corticales attachées aux diverses modalités sensorielles et motrices d’une part, et les aires dévolues à une « mémoire de valeur-catégorie » d’autre part. Voici ce qu’en dit Edelman :
« Les signaux de valeur et les signaux catégoriques venus du monde extérieur sont corrélés et donnent la mémoire, laquelle est capable d’une catégorisation conceptuelle. Cette mémoire de valeur-catégorie est liée, par des voies réentrantes, à la catégorisation perceptive actuelle des signaux du monde. Cette liaison réentrante représente le développement évolutif essentiel qui se traduit par la conscience primaire, […] celle d’une « scène » faite de réponses à des objets et à des événements, certains n’étant pas nécessairement connectés les uns aux autres. […] Le caractère remarquable des divers éléments contribuant à la scène consciente est régi par l’histoire des récompenses et des punitions qui a marqué le comportement passé de l’animal. Cette histoire joue un rôle clé dans les réponses émotionnelles et les sentiments qui leur sont associés. L’aptitude à construire une scène consciente en une fraction de seconde est l’aptitude à construire un présent remémoré. » (id., 74–77)
2.4.1. La notion de « catégorisation conceptuelle » employée ici par Edelman est pour moi discutable, à ce stade « primaire » de la conscience, car la notion de concept s’articule dans cette étude à celle de représentation symbolique ; ces deux notions concernent notre aptitude à concevoir les choses indépendamment de soi pour les objectiver. Or selon Edelman, la conscience primaire du présent remémoré ne permet pas à l’esprit de dissocier les catégories du non-soi des valeurs du soi qui s’y rapportent.[10]Les choses et les événements à ce niveau se fondent sur des percepts attachés à l’expérience subjective de valeurs-catégories associées à ce que l’esprit ressent et perçoit intérieurement (par des classes définies en extension) – plutôt que sur les concepts d’une connaissance objectivable de ce que l’esprit conçoit (par des classes définies en intension), dont relève notre capacité à dénommer et à décrire ce à quoi l’on réfère par les représentations vériconditionnelles du langage et de la pensée. La conscience primaire n’appréhende les choses que comme une sorte d’incarnation des valeurs attachées aux besoins, envies ou aversions que l’on éprouve à leur égard, par leurs effets sensoriels et moteurs sur nos organismes et les réponses émotionnelles qui s’y rapportent. On parle parfois à ce sujet d’une expérience des choses vécues « à la première personne », qui donne une valeur aux choses en fonction de soi, au contact de soi (par contiguïté indiciaire). Cette première forme de conscience appréhende par exemple une chaise en fonction d’un besoin que l’on éprouve de s’asseoir, une carotte par son envie de la croquer, un bâton comme une forme de menace, de peur ou même de douleur. Or les propriétés énonciatives du langage humain mobilisent à mon sens, tout comme le cri animal dont elles sont issues, la conscience primaire attachée à la valeur des choses vécues à la première personne (Perrin 2016b).
2.4.2. La saisie objective de l’environnement mobilise en revanche une forme de conscience « d’ordre supérieur » selon Edelman (Id. 125), attachée à ce que l’esprit humain conçoit par ce qu’on appelle la pensée (plutôt qu’à ce qu’il perçoit et ressent intérieurement). Cette « conscience d’ordre supérieur » mobilise pour Edelman « d’autres circuits de réentrance », reliant cette fois la mémoire de valeur-catégorie non plus directement aux régions sensorimotrices et émotives, mais à certaines régions du néocortex impliquant les aires « de Broca » et « de Wernicke », dont relève pour le coup notre compétence linguistique. Délivrée des contingences de la perception et de l’émotion attachées à l’expérience indiciaire de valeurs attachées aux choses vécues à la première personne, la conscience s’apparente peut-être alors à un « langage de la pensée », impliquant un savoir « à la troisième personne » et une nouvelle forme de mémoire, désormais explicite et consciente. C’est la manipulation de symboles associés à des formes conceptuelles, qui permet à l’esprit humain de se détacher des contingences de l’ici-et-maintenant du présent remémoré de la conscience primaire, pour appréhender consciemment, non seulement le passé et l’avenir, mais le possible et l’impossible, le vrai et le faux, l’hypothétique et le fictif, jusqu’au paradoxal et à l’absurde. C’est ainsi que l’esprit humain trouve le moyen d’élaborer et de manipuler, d’enchâsser indéfiniment plusieurs niveaux de (méta)représentations par les opérations de la raison (logique et inférentielle). Il s’ensuit que parmi les animaux doués de conscience, l’être humain est le seul peut-être à en être conscient (la « conscience de la conscience » relève de la conscience d’ordre supérieur selon Edelman), le seul à savoir par exemple qu’il est né et va mourir un jour, ou tout bonnement à pouvoir se dire qu’il a tort ou raison de penser ce qu’il pense. Tout ceci est cohérent par rapport au modèle de Chomsky-Fodor dont il a été question précédemment, à ceci près que ce qui a trait à la conscience primaire s’y trouve escamoté, non sans conséquences sérieuses sur l’articulation du langage humain à l’esprit.
« Il ne faut jamais oublier, nous rappelle à ce sujet Edelman (id. 79), que la conscience primaire est l’état fondamental : sans elle, pas de conscience d’ordre supérieur ». Cette dernière s’apparente en effet à un second étage de la conscience, dont les représentations conceptuelles se détachent certes, mais s’appuient néanmoins sur une appréhension catégorielle attachée fonctionnellement à des valeurs issues de l’expérience des choses du monde qu’elle représente, valeurs que l’esprit humain ressent mais qu’il ne parvient pas aisément à se représenter objectivement. C’est en effet à l’arrière-plan de ce que l’on conçoit mentalement par la conscience supérieure des représentations de la pensée humaine, hors de portée de cette dernière et des représentations qui s’y rapportent, que la conscience primaire attachée à l’expérience subjective de ce dont il est question détermine la valeur des choses dont on parle et auxquelles on pense (Perrin 2016b). Bien avant que nous ne soyons en mesure d’évaluer les représentations de notre pensée consciente, d’en peser le pour et le contre en vue de saisir indirectement les raisons objectives de nos préférences et de nos aversions, c’est l’expérience des choses vécues par l’esprit qui détermine la qualité subjective des informations représentées dans le langage humain et la pensée. C’est toutes faites et évaluées qualitativement par les propriétés sensorimotrices de nos organismes, dont procèdent notamment l’expérience énonciative de ce dont il est question dans le langage, que ces informations parviennent à la conscience supérieure et à la raison des sujets parlant que nous sommes.
2.5. On retrouve ici la division linguistique établie précédemment entre deux composantes sémiotiques disjointes, que prennent pour objets respectivement la linguistique de la langue et de celle de la parole selon Saussure, présentées par Bally comme la contrepartie verbale d’une division relative à ce que construit mentalement l’esprit humain. Cette division ou discontinuité linguistique irréductible entre deux composantes de ce qui est codé dans la langue – dévolues à ce qui est représenté par médiation symbolique au plan sémantico-référentiel, et respectivement à ce qui est montré au plan énonciatif indiciaire – mobilise ainsi ce qui distingue la conscience supérieure des représentations de la pensée d’une part, et la conscience primaire de l’expérience subjective de ce dont il est question pour l’esprit d’autre part. Ces deux angles d’approches disciplinaires, linguistique et neurophysiologique, prennent pour objet une seule et même division du langage et de l’esprit. On comprend mieux dans ces conditions ce qui détermine l’irréductibilité linguistique des propriétés énonciatives de la parole à celles de la langue comme système.
2.5.1. Cette discontinuité sémiotique a été souvent observée en neuropsychologie expérimentale de l’acquisition du langage et des troubles de l’aphasie. Avant de conclure cette étude, il ne me semble pas inutile de citer à ce sujet deux articles consacrés à ces observations. Le premier, de Danon-Boileau, se rapporte aux stades d’acquisition du langage chez l’enfant ; il met en évidence la préséance ontogénétique des propriétés énonciatives du sens, et oppose ce faisant, à un stade précoce de l’acquisition linguistique, l’expression des affects et respectivement de la motricité énonciative selon deux axes différents, annonçant par avance la division sémiotique dont il a été question au long de cette étude. Contrairement aux affects attachés aux interjections et autres formules énonciatives, dont la fonction indiciaire semble définitivement établie et immuable avant l’acquisition des aptitudes symboliques, la motricité attachée aux onomatopées préfigure alors fonctionnellement, selon Danon-Boileau, ce que la conscience supérieure associera ultérieurement aux représentations sémantico-référentielles :[11]Selon la terminologie adoptée dans cette étude, je précise encore une fois que la notion de représentation est pour moi inadéquate au stade primaire de la conscience dont parle ici Danon-Boileau ; celle d’appréhension subjective de ce dont il est question pour l’esprit serait alors plus appropriée.
« Vers 12 ou 16 mois, les premiers mots de l’enfant marquent les affects vis à vis des changements qu’il observe et provoque dans le monde. La production de protomots comme « encore », « voilà », ou « apu » exprime son ressenti face aux transformations de son environnement. L’emploi de « voilà » exprimera la satisfaction d’avoir atteint un objectif. L’utilisation de « encore » traduira l’attente du retour d’une satisfaction attendue. Ces termes expriment le souhait d’un retour à un état désiré dont l’enfant a formé la représentation. Il convient d’y ajouter « ça ». Associé au pointage et à la mimique de surprise, le « ça » souligne la relation établie par l’enfant entre un souvenir et quelque chose qu’il perçoit au moment où il prend la parole. Ces trois protomots ne nous apprennent rien sur leurs référents […], mais signalent la manière dont celui qui parle apprécie le changement qui s’est produit ou qu’il envisage. […] A la même époque, et parallèlement à cette ligne de production linguistique, apparaissent des onomatopées qui ont au contraire à voir avec le travail de la motricité. Ici, le langage ne traduit plus des affects ou un jugement sur les représentations, mais désigne plutôt la représentation dans sa dimension motrice. Ainsi « vroum » représente d’abord le bruit que produit papa en faisant rouler la petite voiture, puis celui que reprend l’enfant en jouant à son tour. D’une certaine manière, l’onomatopée ouvre un ordre de signifiant plus directement référentiel puisque l’enfant ne dit pas « vroum » quand il joue avec une vache, ni « meuh » quand il joue avec une petite voiture. En comparaison avec le premier axe de développement (où chaque mot correspond à une identité de ressenti), ce second axe (qui met en jeu la motricité) exige une différenciation indirectement liée à la nature du monde désigné. » (Danon-Boileau 2005, 298)
2.5.2. Quant au second article, de Nespoulous, il s’appuie lui aussi sur la division analysée dans cette étude, pour observer que les troubles dysphasiques (anomique ou agrammatique) préservent généralement les propriétés énonciatives de la conscience primaire. La dégénérescence cérébrale renverse l’ordre de préséance ontogénétique de l’acquisition dont il est question chez Danon-Boileau. Chacun à leur manière, ces deux articles viennent documenter les nombreuses observations susceptibles de renforcer la validité des hypothèses formulées dans cette étude :
« Chez l’aphasique, il est aisé de constater que le « discours référentiel » se trouve la plupart du temps perturbé, tandis que le comportement « modalisateur », répondant à d’autres objectifs fonctionnels, demeure, de son côté, largement accessible. […] Selon une hiérarchisation proposée par John Hughlings Jackson (1958), les comportements humains les plus sophistiqués et les plus complexes seraient ainsi de nature « propositionnelle ». Eux seuls, […] seraient perturbés à la suite d’une lésion du système nerveux central, laissant subsister des comportements qui sont à finalité essentiellement « centripètes » (orientés vers le locuteur lui-même) et nécessitant une planification et un effort cognitif moindres. […] Hughlings Jackson et Baillarger ont qualifié cette dissociation d’«automatico-volontaire », indiquant ainsi que seuls les comportements « volontaires », « propositionnels », seraient vulnérables en cas d’aphasie parce que « coûteux » cognitivement. A l’inverse, les comportements « modalisateurs » devraient leur préservation à leur moindre coût de traitement, à leur moindre degré de complexité dans l’architecture hiérarchique du système nerveux. » (Nespoulous 2005, 442–443)
Conclusion
Les deux volets de cette étude portent sur une seule et même division entre ce qui est conçu et ce qui est vécu dans le langage et pour l’esprit, qui concerne ce qui oppose les idées générales aux expériences singulières en philosophie. D’un côté le langage consiste à représenter ce que conçoit le sujet humain au plan référentiel ; de l’autre à appréhender ce qu’il éprouve par l’expérience de ce dont il est question au plan énonciatif. Or il apparaît que ce qui est éprouvé anticipe ce qui est saisi consciemment et représenté, quitte à y revenir ensuite mentalement bien sûr, en vue de préciser et réorienter si besoin les jugements de valeur associés aux réactions subjectives de l’esprit, dont procède la dynamique énonciative du discours en actes. L’objectif était de plaider en faveur d’une linguistique saussurienne à deux visages ou à deux faces, correspondant respectivement à ce que le langage permet de penser par la langue d’une part, de vivre et d’éprouver par la parole d’autre part.
Le principal défaut du courant actuellement dominant dans les sciences du langage et cognitives, impliquant la grammaire générative et la pragmatique inférentielle, est d’avoir relégué soit aux accidents la performance discursive, soit aux élaborations de la pensée et au raisonnement logique toute la dynamique associée à l’actualisation de la langue en discours. Le langage sous cet angle est complètement dématérialisé, assimilé à un pur algorithme cognitif de la computation symbolique inconsciente au plan linguistique, ensuite de la raison consciente, intentionnelle et inférentielle au plan pragmatique. L’intérêt de ce modèle dominant n’a à être ni démontré ni contesté en profondeur ; la notion de « raison humaine » et le modèle qui en rend compte nous encouragent tous à évoluer dans le bon sens, peut-être. Mais le problème, c’est que le langage et l’esprit humain, ça ne marche pas comme ça ![12]Pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Fodor (2003), qui recadre assez vertement les ambassadeurs trop zélés de son modèle cognitif de la raison logique et de la computation mentale.
C’est en effet à l’arrière-plan des représentations linguistiques de la raison objective, que s’élabore l’expérience subjective de ce qui est appréhendé dans l’instant de la parole, les valeurs associées au fait de supposer ou de constater quelque chose, de s’exclamer, de demander ou d’ordonner ceci ou cela en situation, d’énoncer telle ou telle forme linguistique plus ou moins codée à cet effet. Nul besoin dans ces conditions de le concevoir objectivement ni de l’évaluer contextuellement pour saisir mentalement que ce qui est dit procède d’un jugement critique ou d’un compliment, par exemple, plutôt que d’une simple supposition, d’une exclamation, ou encore d’une forme de requête. Tout se passe ici pour l’esprit comme lorsqu’on voit un arbre, une carotte ou un bâton ; il suffit d’en faire l’expérience, énonciative en l’occurrence. A vouloir purger la linguistique, la pragmatique et l’analyse du discours de tout ce qui vient coder l’exercice et l’expérience énonciative, on passe à côté si ce n’est de l’essentiel, du moins de ce qui conditionne en profondeur à la fois le langage et la pensée.
L’avenir est pour moi à la conciliation et à l’articulation des approches antagonistes discutées dans cette étude. Le partage épistémologique que Saussure appelait de ses vœux, entre la « linguistique de la langue » et celle « de la parole », mobilise à mon sens la division des niveaux de conscience que propose notamment Edelman, dont relève ce qui oppose dans l’esprit humain l’ordre sémiotique symbolique – du conceptuel au propositionnel – à l’ordre des « traces », « indices », et autres formes de « marqueurs », « signaux », « sinsignes » énonciatifs ou même « qualisignes » (au sens peircien). Sans dessaisir la linguistique formelle ni la pragmatique inférentielle de l’essentiel de leurs prérogatives, la division linguistique dont il a été question permettrait à mon sens de les délester de ce qui n’est pas de leur ressort et dont elles peinent à rendre compte, qui a trait à l’expérience énonciative et à l’exercice discursif de la parole. Une réponse imaginaire du berger saussurien à la bergère linguistique, en quelque sorte.
Références
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Notes
⇧1 | Quant à la frange la moins scrupuleuse des héritiers de Saussure et de la tradition structuraliste, qui a franchi allègrement la barrière de la phrase sans s’embarrasser des exigences dont il vient d’être question, elle a exploré parfois fructueusement mais aussi souvent perdu le fil de ses investigations, sans plus savoir ni où ni comment interrompre à un moment l’analyse linguistique ou sémiotique des unités complexes, hétérogènes et discontinues que l’on doit affronter au plan discursif. Pour un François Rastier (2001), fin connaisseur de Saussure – dont le modèle interprétatif des isotopies-paratopies discursives par les traits sémantiques afférants des lexèmes aboutit à une herméneutique textuelle approfondie, impliquant notamment les notions de période discursive et finalement de passage textuel – combien de tentatives plus ou moins fructueuses qui se sont enlisées dans leurs découpages, étiquetages et catalogages des unités de sens textuel, des fonctions discursives qui s’y rapportent au gré des situations, des genres, des usages et des trouvailles rhétoriques ? |
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⇧2 | La question de ce qui distingue et articule, par exemple, la fonction concessive d’un constituant de rang discursif élémentaire comme bien qu’il pleuve, à celle de circonstant d’un élément syntaxique périphérique comme malgré la pluie, n’a pas trouvé de réponse définitive à ce jour. |
⇧3 | « Ce dépassement se fera par deux voies, ajoute ensuite à ce sujet Benveniste (ibid.) : – dans l’analyse intralinguistique, par l’ouverture d’une nouvelle dimension de signifiance, celle du discours, que nous appelons sémantique, désormais distincte de celle qui est liée au signe, qui sera sémiotique ; – dans l’analyse translinguistique des textes, des œuvres, par l’élaboration d’une métasémantique qui se construira sur la sémantique de l’énonciation ». |
⇧4 | Je précise que les observations qui précèdent portent sur les hypothèses historiques de la grammaire générative, sans tenir compte des évolutions récentes du programme de recherche « minimaliste » mis en œuvre par Chomsky (1995), qui l’ont amené à revoir en profondeur ses hypothèses initiales (id., 2002). Parmi d’autres évolutions, ces dernières révisions ont consisté notamment à renverser l’ordre de structuration top-down dont il vient d’être question. L’analyse générative des phrases repose désormais sur une procédure bottom-up imliquant une première phase opérationnelle (appelée « numération »), à laquelle succède une seconde phase (« merge »), associée à des contraintes sur l’interprétation de certains traits syntaxiques. Quel que soit l’intérêt de ce revirement, dont les effets se font sentir non seulement sur l’articulation des composantes syntaxique et sémantique, mais sur les instructions qui s’ensuivent au plan pragmatique, il ne postule aucune intégration linguistique des propriétés pragmatiques du sens, aucune linguistique de la parole, au sens entendu dans cette étude. |
⇧5 | Cette tradition renvoie ici à Bally, Benveniste, Austin, et ensuite notamment à Ducrot (ainsi qu’à certains de ses héritiers). Elle n’engage pas forcément la linguistique des « opérations énonciatives » de Culioli, qui n’instaure à première vue aucune discontinuité sémantique ou sémiotique entre langue et parole. |
⇧6 | Le partage de ce qui est vériconditionnel (qui intervient dans la détermination des conditions de vérité de l’énoncé) et de ce qui est non-vériconditionnel à l’intérieur du sens des énoncés (qui enrichit le sens, mais sans toucher aux conditions de vérité de l’énoncé) peut être évoqué comme le critère de reconnaissance déterminant d’une telle opposition. |
⇧7 | Composition qui repose intrinsèquement d’ailleurs sur un ordre de structuration dynamique inverse de celui que la grammaire générative a accordé historiquement à la syntaxe ; un ordre ascendant bottom-up (vs top-down) remontant par abstractions des éléments linéaires de surface à la synthèse phrastique (Perrin 2017). Le programme de recherche « minimaliste » (note 4 supra, point 1.3.) corrige ce défaut de divergence, mais sans permettre d’intégrer fonctionnellement aux instructions linguistiques, ni les propriétés que j’appelle énonciatives, ni évidemment les accidents de la performance et autres propriétés discursives. |
⇧8 | Qui conduisent parfois à des apories comme avec le fameux performadoxe (Lycan 1984), qui ne vaut que s’il s’applique à une lecture descriptive du préfixe performatif, tout à fait exclue d’entrée de jeu par Austin. |
⇧9 | Remontant à moins de 100ˈ000 ans peut-être, 50ˈ000 à 60ˈ000 ans seulement pour Fodor ou Chomsky. |
⇧10 | Les choses et les événements à ce niveau se fondent sur des percepts attachés à l’expérience subjective de valeurs-catégories associées à ce que l’esprit ressent et perçoit intérieurement (par des classes définies en extension) – plutôt que sur les concepts d’une connaissance objectivable de ce que l’esprit conçoit (par des classes définies en intension), dont relève notre capacité à dénommer et à décrire ce à quoi l’on réfère par les représentations vériconditionnelles du langage et de la pensée. |
⇧11 | Selon la terminologie adoptée dans cette étude, je précise encore une fois que la notion de représentation est pour moi inadéquate au stade primaire de la conscience dont parle ici Danon-Boileau ; celle d’appréhension subjective de ce dont il est question pour l’esprit serait alors plus appropriée. |
⇧12 | Pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Fodor (2003), qui recadre assez vertement les ambassadeurs trop zélés de son modèle cognitif de la raison logique et de la computation mentale. |