(Une analyse linguistique et neurophysiologique de la phrase comme forme énonciative)

Laurent Per­rin,
laurentperrin.com

Col­loque inter­na­tio­nal sur Saus­sure (Genève-Paris, 2016–2017) :
« Le Cours de Lin­guis­tique Géné­rale 1916–2016 »


 

Avant-pro­pos

Pour avoir une quel­conque uti­li­té opé­ra­tion­nelle, la lin­guis­tique de la parole, telle qu’elle a été envi­sa­gée (et tou­jours repor­tée) par Saus­sure, ne doit se confondre à mon sens, ni avec une lin­guis­tique de la langue en soi, déta­chée de l’exercice énon­cia­tif et dis­cur­sif (sinon pour­quoi Saus­sure aurait-il évo­qué une lin­guis­tique de la parole à côté de celle de la langue ?), ni non plus avec une simple théo­rie du trai­te­ment inter­pré­ta­tif de l’information (sinon pour­quoi aurait-il évo­qué une lin­guis­tique et pas une simple théo­rie de la parole, par le rai­son­ne­ment logique et argu­men­ta­tif, les don­nées psy­cho­so­ciales ?). Si l’on en croit les inten­tions que l’on prête com­mu­né­ment à Saus­sure, sa volon­té aurait été sim­ple­ment d’écarter la parole de la langue, de l’expulser de la lin­guis­tique, et dès lors les dis­cus­sions ouvertes dans cette étude sont sans objet (ou du moins, ne concernent pas Saus­sure). Mais si l’on suit au contraire cer­tains com­men­ta­teurs récents (par exemple Ras­tier 2015), l’objectif de Saus­sure n’était pas de dis­so­cier, mais de codé­ter­mi­ner la langue et la parole en vue de les arti­cu­ler, de déter­mi­ner l’une en fonc­tion de l’autre. L’entreprise de Saus­sure, vue sous cet angle, n’a rien à voir avec celle de Chom­sky, qui a cher­ché à iso­ler la langue comme com­pé­tence lin­guis­tique de la per­for­mance dis­cur­sive.

Sans remettre en ques­tion l’autonomie de ce qui concerne d’un côté la langue comme sys­tème (ce qui serait un comble à pro­pos de Saus­sure), de l’autre le trai­te­ment véri­con­di­tion­nel et infé­ren­tiel (au sens de Grice, de Sper­ber & Wil­son) de l’information inter­pré­tée et com­mu­ni­quée (qui n’intéressait pas le pro­jet saus­su­rien), rien n’interdit de conce­voir ce pro­jet comme une heu­ris­tique sus­cep­tible de mettre en rap­port ce qui dans la langue est sta­tique et sys­té­ma­tique, la « valeur » concep­tuelle des signes au sens saus­su­rien (1972 [1915], 155s), et ce qui par ailleurs est dyna­mique et éva­lua­tif, qui concerne l’emploi de la langue en fonc­tion de la valeur des actes de lan­gage et de ce qu’ils repré­sentent. La notion de valeur n’est pas iden­tique dans les deux cas. Elle se rap­porte à des valeurs objec­ti­vables d’une part, en fonc­tion du sys­tème « col­lec­tif », « social », « uni­que­ment psy­chique » de la langue, de l’autre à des valeurs intrin­sè­que­ment sub­jec­tives impli­quant l’usage des signes par un locu­teur, la mise en œuvre « indi­vi­duelle », « psy­cho-phy­sique » de la langue par la parole (id., 37) ; la lin­guis­tique saus­su­rienne de la parole avait selon moi pour objec­tif de rendre compte de ce qui arti­cule le sens concep­tuel de ce qui est expri­mé aux actes de lan­gage et aux points de vue qui s’y rap­portent. On com­prend dans ces condi­tions ce que Saus­sure pou­vait avoir à l’esprit en par­lant d’une lin­guis­tique « de la parole », à côté de celle « de la langue » : une théo­rie de ce qui consiste à coder, non les formes concep­tuelles dont relève la valeur des signi­fi­ca­tions en langue, mais les actes de parole asso­ciés à la valeur des choses dont on parle et aux­quelles on pense, ceci par des opé­ra­tions consis­tant à ins­tru­men­ta­li­ser la langue dans la parole et la com­mu­ni­ca­tion. Ces deux lin­guis­tiques ne s’opposent pas, mais se com­plètent, s’articulent de façon com­plexe et problématique.

Le pro­jet saus­su­rien, dans cette optique, concerne une lin­guis­tique à deux étages ou à deux visages, qui regarde évi­dem­ment ce qui relève du code lin­guis­tique comme sys­tème, mais sans négli­ger son lien à ce qui est pro­cé­du­ral (ou énon­cia­tif), qui advient aus­si par la langue, mais concerne l’exercice et l’expérience de la parole. La lin­guis­tique de la parole selon Saus­sure se rap­porte alors à des élé­ments à la fois conven­tion­nels et énon­cia­tifs, que Bal­ly appel­le­ra ensuite sty­lis­tiques, avant de par­ler d’énonciation. Une forme avant l’heure de prag­ma­tique inté­grée (à la séman­tique lin­guis­tique) en quelque sorte, moins radi­cale que celle de Ducrot sans doute, car elle ne pré­tend pas absor­ber mais arti­cu­ler la langue aux opé­ra­tions énon­cia­tives et in fine infé­ren­tielles de la pragmatique.

Si l’on s’interroge sur l’opposition langue-parole selon Saus­sure, un bon point de départ consiste à regar­der com­ment Bal­ly s’approprie le champ de ce qu’il conçoit pré­ci­sé­ment comme une lin­guis­tique de la parole, par oppo­si­tion à celle de la langue, qu’il attri­bue à Saus­sure. Que Bal­ly ait trop par­lé de Saus­sure, ou pas assez, qu’il ait peut-être sim­pli­fié ou même occul­té par­fois ses vues, jusque dans cer­tains pas­sages de son édi­tion du Cours de lin­guis­tique géné­rale de Fer­di­nand de Saus­sure, pour se ména­ger le ter­rain lin­guis­tique de la parole, n’est pas exclu ; tout comme Saus­sure a sans doute tiré pro­fit de Bréal, ou comme Ben­ve­niste a par la suite occul­té l’influence de Bal­ly sur cer­taines de ses recherches. Il fait peu de doute en tout cas que les réflexions de Bal­ly sur l’opposition langue-parole ne soient issues de celles de Saus­sure, dont héri­te­ront ensuite notam­ment Ben­ve­niste et fina­le­ment Ducrot. Sans trop nous inquié­ter de ce qui revient à qui dans cette filia­tion des idées, l’objectif ici sera de faire res­sor­tir les avan­tages d’une lin­guis­tique qui pré­voit de faire place, dans la langue même, à l’exercice de la parole. Le cou­rant struc­tu­ra­liste saus­su­rien certes a ren­con­tré de sérieuses dif­fi­cul­tés, que la gram­maire géné­ra­tive et la prag­ma­tique infé­ren­tielle ont per­mis de sur­mon­ter. Mais l’approche saus­su­rienne a aus­si des atouts dont Bal­ly et Ben­ve­niste ont su tirer pro­fit pour ouvrir un che­min qui per­met­tra peut-être un jour de répa­rer cer­tains dom­mages que le grand coup de tor­chon géné­ra­ti­viste a fait subir aux sciences du lan­gage, pour sur­mon­ter cer­tains défauts du struc­tu­ra­lisme. La dis­cus­sion ouverte à cet effet dans le pre­mier volet de cette étude por­te­ra sur ce qui a trait à la phrase comme hori­zon lin­guis­tique de la parole selon Saussure.

Pour répondre à l’approche de la langue comme apti­tude cog­ni­tive, sur laquelle se fonde la gram­maire géné­ra­tive, ce petit plai­doyer en faveur d’une lin­guis­tique de la parole s’intéressera ensuite aux rela­tions du lan­gage et de l’esprit. L’analyse neu­ro­phy­sio­lo­gique pro­po­sée dans le second volet de cette étude aura pour objec­tif d’étayer les obser­va­tions lin­guis­tiques for­mu­lées dans un pre­mier temps, et acces­soi­re­ment de pro­po­ser une alter­na­tive cré­dible à la ten­dance actuelle un peu déses­pé­rante, en sciences du lan­gage comme en sciences cog­ni­tives, à assi­mi­ler le lan­gage et l’esprit humain à un pur dis­po­si­tif de trai­te­ment infé­ren­tiel (ou com­pu­ta­tion­nel) de l’information. Je pré­cise en outre qu’il n’est évi­dem­ment pas ques­tion ici de jeter le bébé avec l’eau du bain, que les dis­cus­sions qui suivent ne visent pas à oppo­ser mais à conci­lier les avan­tages res­pec­tifs des approches anta­go­nistes dont il vient d’être question.

 

1. La phrase comme forme lin­guis­tique d’un acte de parole

1.1. Selon Saus­sure, la science lin­guis­tique exige métho­do­lo­gi­que­ment de sépa­rer ce qui a trait à la langue comme ins­ti­tu­tion col­lec­tive, iden­ti­fiée à un sys­tème de signes que par­tagent les sujets par­lants mais sur lequel ils n’exercent indi­vi­duel­le­ment aucune influence, de la mise en œuvre dont elle pro­cède par l’exercice en quoi consiste la parole, iden­ti­fiée à la part libre, indi­vi­duelle et dyna­mique du lan­gage. La dif­fi­cul­té d’une telle divi­sion peut être abor­dée sous l’angle de deux autres dicho­to­mies saus­su­riennes bien connues, visant pré­ci­sé­ment à cir­cons­crire le champ du sys­tème de la langue par rap­port à celui de la parole. Diverses abs­trac­tions ont en effet conduit Saus­sure à essen­tia­li­ser la langue à cet effet d’abord sous un angle syn­chro­nique (vs dia­chro­nique), ensuite à la défi­nir comme un sys­tème de rela­tions syn­tag­ma­tiques entre élé­ments asso­ciés à des classes para­dig­ma­tiques. Or les rela­tions tant dia­chro­niques que syn­tag­ma­tiques ne sont pas aisées à situer entre langue et parole chez Saus­sure ; à ces deux niveaux, l’opposition langue-parole reste pro­blé­ma­tique. En rai­son des chan­ge­ments dia­chro­niques pro­gres­sifs que la parole inflige au sys­tème lin­guis­tique syn­chro­nique d’une part, qui impliquent soit de faire abs­trac­tion de formes lin­guis­tiques encore inabou­ties, tou­jours empreintes de ce qui a trait à la parole, soit au contraire de s’accommoder de cer­tains dés­équi­libres syn­chro­niques qui s’ensuivent entre langue et parole à l’intérieur du sys­tème. Et d’autre part, en rai­son du fait que les rela­tions syn­tag­ma­tiques ne se réduisent pas aisé­ment à des formes lin­guis­tiques homo­gènes. Contrai­re­ment aux rela­tions para­dig­ma­tiques du sys­tème, les rela­tions syn­tag­ma­tiques ne relèvent pas exclu­si­ve­ment de pro­prié­tés for­melles, car elles reposent par ailleurs sur cer­tains effets dyna­miques et sub­stan­tiels (ou maté­riels) de la parole. Nous ne dis­cu­te­rons pas ici des chan­ge­ments dia­chro­niques qu’inflige la parole au sys­tème lin­guis­tique (abor­dés dans Per­rin 2017). Cette étude concerne sur­tout la seconde dif­fi­cul­té ren­con­trée par Saus­sure et ses héri­tiers, qui se rap­porte à cer­taines hété­ro­gé­néi­tés de nature entre uni­tés lin­guis­tiques syntagmatiques.

 

1.1.1. La langue doit être consi­dé­rée comme « une forme, non une sub­stance » selon Saus­sure (1972, 157), fon­dée sur la valeur dif­fé­ren­tielle d’unités fonc­tion­nel­le­ment ana­logues. Cette for­mule lapi­daire de Saus­sure énonce un prin­cipe élé­men­taire dont pro­cède une méthode heu­ris­tique qui va assu­rer non seule­ment l’émergence de la lin­guis­tique moderne, mais son influence au sein des sciences sociales au long du XXe siècle. Le prin­cipe qu’elle énonce a per­mis aux lin­guistes struc­tu­ra­listes de défi­nir for­mel­le­ment leur objet, les uni­tés de langue à dif­fé­rents niveaux, dont la valeur encode des dif­fé­rences séman­tiques ; et il a per­mis en outre à l’ensemble des sciences humaines d’élaborer for­mel­le­ment leur vaste champ d’observation. La force de ce prin­cipe métho­do­lo­gique est d’être appli­cable à tout ce qui a un sens (au sens le plus large du terme), qu’il s’agisse du lan­gage, de la socié­té, de la culture, de l’art, plus pré­ci­sé­ment à tout ce qui consti­tue la nature du lan­gage, de la socié­té, de la culture. Mais la force de ce prin­cipe recèle aus­si un risque d’éviction de ce qui est matière ou sub­stance (sous la forme), dont dépend pré­ci­sé­ment la nature des uni­tés for­melles. Cette der­nière en effet ne tient pas d’une forme pure et simple (para­dig­ma­tique pour les struc­tu­ra­listes), mais d’une sub­stance for­mel­le­ment éla­bo­rée (au plan syn­tag­ma­tique), dont les effets ne sont pas réduc­tibles aux classes para­dig­ma­tiques homo­gènes que recherchent les struc­tu­ra­listes. La forme des struc­tu­ra­listes est peut-être bien l’essence (ou l’essentiel) du sens, mais elle n’est rien sans la sub­stance sur laquelle elle opère, dont relève la nature asso­ciée à l’expérience des formes maté­rielles qui s’en dégage. Saus­sure l’avait com­pris, qui réser­vait sans doute à la matière ou sub­stance du lan­gage un rôle majeur en lin­guis­tique de la parole. Or la forme est tout pour nombre de lin­guistes struc­tu­ra­listes influents, qui ont contri­bué à déve­lop­per mais par­fois aus­si à déna­tu­rer le pro­jet saus­su­rien (si j’ose dire, au sens pour le coup étymologique).

La rai­son en est peut-être que Saus­sure n’a pas trou­vé le temps d’élaborer ses intui­tions très au-delà de ce qui consti­tue sa théo­rie du signe lin­guis­tique, dont la nature comme on le sait n’est pas simple, mais duelle : le signe lin­guis­tique selon Saus­sure n’associe pas sim­ple­ment une forme (pho­no­lo­gique) à une sub­stance (concep­tuelle) – comme on l’entend dire par­fois en fai­sant l’impasse sur le dua­lisme dont il pro­cède – mais la forme (pho­no­lo­gique) d’une sub­stance (pho­né­tique) à celle (séman­tique) d’une sub­stance (concep­tuelle). Cette dua­li­té de nature du signe lin­guis­tique saus­su­rien, consis­tant à fusion­ner deux natures for­melles hété­ro­gènes, se retrouve ensuite à dif­fé­rents niveaux d’élaboration, selon des rap­ports très différents.

 

1.1.2. Or les modèles struc­tu­ra­listes ont éprou­vé bien des dif­fi­cul­tés à sur­mon­ter ce pro­blème du chan­ge­ment de nature des uni­tés lin­guis­tiques selon les niveaux d’analyse syn­tag­ma­tique (des pho­nèmes et mor­phèmes aux lexèmes et autres syn­tagmes d’abord, des phrases ensuite aux énon­cés et aux dis­cours). Les ques­tions à régler ne manquent pas d’un bout à l’autre de ce vaste champ empi­rique d’observations, dont le trai­te­ment impose une série d’abstractions qui ont sérieu­se­ment hypo­thé­qué, dès le départ pour ain­si dire, la pré­ten­tion opé­ra­tion­nelle des modèles struc­tu­ra­listes. D’un côté un grand nombre d’unités lin­guis­tiques simples (comme oui, non, oh, ah, ouf, enfin) ne sont déjà pas aisé­ment assi­mi­lables à des valeurs concep­tuelles de la langue (vs parole) selon Saus­sure, et se sont ain­si trou­vées rapi­de­ment écar­tées de l’analyse (sou­vent relé­guées pré­ci­sé­ment à la parole). De l’autre, les uni­tés de langue sont d’autant plus dif­fi­ciles à dis­so­cier de la parole qu’elles sont atta­chées à des élé­ments com­plexes et de rang supé­rieur. La zone empi­rique de confort du struc­tu­ra­lisme se limite par consé­quent au plan micro de l’analyse, dont relève la com­bi­na­toire des uni­tés élé­men­taires en quoi consistent les pho­nèmes et mor­phèmes, abs­trac­tion faite de tout ce qui per­met de les iso­ler néga­ti­ve­ment. Moyen­nant quoi la pho­no­lo­gie se conçoit sans trop de dif­fi­cul­té comme l’analyse sélec­tive de traits arti­cu­la­toires que sub­sume le signi­fiant des signes ; et moyen­nant quoi les uni­tés de pre­mière arti­cu­la­tion peuvent être appré­hen­dées sous l’angle d’une part des com­po­sants de sens qu’elles recèlent, et d’autre part de l’organisation syn­tag­ma­tique ascen­dante des consti­tuants dis­cur­sifs, jusqu’à l’horizon de la phrase et des uni­tés com­plexes de la parole. C’est à ce niveau syn­tag­ma­tique que cer­taines dif­fi­cul­tés sont deve­nues rapi­de­ment dif­fi­ciles à sur­mon­ter dans un cadre trop for­ma­liste. A tel point que Saus­sure et ses pre­miers héri­tiers ne se sont jamais aven­tu­rés à abor­der la forme des phrases ou autres uni­tés dis­cur­sives sous un angle lin­guis­tique.[1]Quant à la frange la moins scru­pu­leuse des héri­tiers de Saus­sure et de la tra­di­tion struc­tu­ra­liste, qui a fran­chi allè­gre­ment la bar­rière de la phrase sans s’embarrasser des exi­gences dont il vient d’être ques­tion, elle a explo­ré par­fois fruc­tueu­se­ment mais aus­si sou­vent per­du le fil de ses inves­ti­ga­tions, sans plus savoir ni où ni com­ment inter­rompre à un moment l’analyse lin­guis­tique ou sémio­tique des uni­tés com­plexes, hété­ro­gènes et dis­con­ti­nues que l’on doit affron­ter au plan dis­cur­sif. Pour un Fran­çois Ras­tier (2001), fin connais­seur de Saus­sure – dont le modèle … Conti­nue rea­ding

 

1.2. Deux états de construc­tion syn­tag­ma­tique en par­ti­cu­lier ne sont pas aisé­ment réduc­tibles à la forme lin­guis­tique uni­taire que recherchent les struc­tu­ra­listes. Celui du mot d’abord, dont l’identité cor­res­pond à des uni­tés de natures très diverses (mots-outils encli­tiques ou pro­cli­tiques, mots-lexi­caux simples, déri­vés ou méta­pho­riques, mots-phrases iden­ti­fiés à des sortes d’adverbes, inter­jec­tions ou ono­ma­to­pées), ceci à des niveaux de décou­page syn­tag­ma­tique très variables en ce qui concerne les lexèmes (mor­phèmes libres ou mots construits par affixa­tion, mots com­po­sés, lexies plus ou moins ana­ly­sables séman­ti­que­ment). Celui de la phrase ensuite, moins aisée encore à iso­ler for­mel­le­ment sous un angle syn­tag­ma­tique. C’est ain­si que la frange la plus exi­geante des lin­guistes struc­tu­ra­listes, qui a fait de la rigueur for­ma­liste une ver­tu car­di­nale, s’est vue contrainte de limi­ter l’analyse syn­tag­ma­tique à l’organisation de pho­nèmes et mor­phèmes en syn­tagmes plus ou moins com­plexes, relé­guant ce fai­sant le mot à une uni­té gra­phique fon­dée sur une intui­tion épi­lin­guis­tique des sujets par­lants, la phrase à une sorte d’horizon inac­ces­sible à la com­bi­na­toire syn­tag­ma­tique. A ces deux niveaux, la parole a ser­vi de pou­belle bien com­mode à l’élaboration de la science lin­guis­tique structuraliste.

 

1.2.1. Dif­fé­rentes sortes de mots notam­ment ren­voient à la parole, selon des pro­cé­dés qui ne seront pas appro­fon­dis dans cette étude. Le mot-phrase en pre­mier lieu, en rai­son de ses pro­prié­tés énon­cia­tives, est une uni­té de langue aty­pique, relé­guée à la marge des faits lin­guis­tiques ; il est au cœur de ce qui sera pré­ci­sé­ment assi­mi­lé, dans la suite de cette étude, aux pro­prié­tés lin­guis­tiques de la parole. Le mot lexi­cal aus­si ren­voie à la parole, qui s’oppose à l’ensemble des autres sortes de mots ou uni­tés syn­tag­ma­tiques en rai­son de la déno­mi­na­tion dont il pro­cède. Or la notion de déno­mi­na­tion a un pied dans la langue par ce qui l’associe au signi­fié saus­su­rien et aux caté­go­ries gram­ma­ti­cales des lexèmes (sub­stan­tif, verbe, adjec­tif, adverbe), et un pied dans la parole en ver­tu de l’acte de bap­tême ori­gi­nel qui s’y rap­porte (Klei­ber 1984), d’autant plus sen­sible que l’unité concer­née est moins codée dans la langue. Ain­si les expres­sions idio­ma­tiques et méta­phores figées font écho aux actes de parole ori­gi­nel­le­ment asso­ciés aux figures vives dont elles sont issues (Per­rin 2017), jusqu’à cer­taines déno­mi­na­tions dites ad hoc, consis­tant tout bon­ne­ment à bap­ti­ser ce qu’à la fois elles dénomment.

 

1.2.2. Le second état de construc­tion syn­tag­ma­tique évo­qué concerne la phrase sous toutes ses formes – simple ou com­plexe, prin­ci­pale ou subor­don­née, inter­ro­ga­tive, injonc­tive ou excla­ma­tive, par exemple, par­fois aver­bale, iden­ti­fiée à un mot-phrase énon­cia­tif. Ce que nous appe­lons la phrase donc (faute de mieux), par oppo­si­tion à toute autre expres­sion de rang syn­tag­ma­tique infé­rieur, entraîne un chan­ge­ment de nature de l’expression par l’acte de lan­gage qui s’y rap­porte. En deçà du niveau phras­tique, l’acte de lan­gage est seule­ment locu­toire, étran­ger au sens qui inté­resse la lin­guis­tique ; il ne repré­sente alors qu’une condi­tion maté­rielle de l’événement en quoi consiste l’occurrence d’une uni­té lin­guis­tique. A par­tir du niveau de la phrase et au-delà en revanche, l’acte locu­toire se trouve enri­chi d’une force illo­cu­toire (au sens d’Austin, de Searle), objet cen­tral de ce qui inté­resse pré­ci­sé­ment la lin­guis­tique de la parole, dont relève ensuite l’organisation dis­cur­sive des énon­cés et des dis­cours. C’est ain­si qu’un modèle comme celui de Rou­let & al. (1985) à Genève, par exemple, atten­tif au chan­ge­ment de nature des uni­tés lin­guis­tiques au plan prag­ma­tique, ne se conçoit pas comme une macro-syn­taxe ou lin­guis­tique tex­tuelle, mais comme une ana­lyse prag­ma­tique du dis­cours. C’est une ques­tion de nature des obser­vables (au sens enten­du pré­cé­dem­ment), dont l’appréhension n’est pas aisée.[2]La ques­tion de ce qui dis­tingue et arti­cule, par exemple, la fonc­tion conces­sive d’un consti­tuant de rang dis­cur­sif élé­men­taire comme bien qu’il pleuve, à celle de cir­cons­tant d’un élé­ment syn­taxique péri­phé­rique comme mal­gré la pluie, n’a pas trou­vé de réponse défi­ni­tive à ce jour.  Comme l’écrit à ce sujet Ben­ve­niste (1974, 65) : « Saus­sure n’a pas igno­ré la phrase, mais visi­ble­ment elle lui créait une grave dif­fi­cul­té et il l’a ren­voyée à la parole, ce qui ne résout rien ; il s’agit jus­te­ment de savoir si et com­ment du signe on peut pas­ser à la parole. En réa­li­té le monde du signe est clos. Du signe à la phrase il n’y a pas tran­si­tion, ni par syn­tag­ma­tion ni autre­ment. Un hia­tus les sépare ». La phrase impose dès lors de « dépas­ser, selon Ben­ve­niste (id., 66), la notion saus­su­rienne du signe comme prin­cipe unique, dont dépen­draient à la fois la struc­ture et le fonc­tion­ne­ment de la langue ».[3]« Ce dépas­se­ment se fera par deux voies, ajoute ensuite à ce sujet Ben­ve­niste (ibid.) :
– dans l’analyse intra­lin­guis­tique, par l’ouverture d’une nou­velle dimen­sion de signi­fiance, celle du dis­cours, que nous appe­lons séman­tique, désor­mais dis­tincte de celle qui est liée au signe, qui sera sémio­tique ;
– dans l’analyse trans­lin­guis­tique des textes, des œuvres, par l’élaboration d’une méta­sé­man­tique qui se construi­ra sur la séman­tique de l’énonciation ».
Nous revien­drons plus loin sur ce dépas­se­ment ou bas­cu­le­ment dont parle Ben­ve­niste, qui mobi­lise « l’ouverture d’une nou­velle dimen­sion de signi­fiance, celle du dis­cours », par l’élaboration d’une séman­tique énon­cia­tive de la parole ins­pi­rée de Saus­sure. La phrase selon Ben­ve­niste n’est sous cet angle que la contre­par­tie ver­bale d’une fonc­tion prag­ma­tique en quoi consiste le pas­sage du signe lin­guis­tique à l’énonciation et au dis­cours, dont les pro­prié­tés séman­ti­co-prag­ma­tiques seront abor­dées dans la suite de cette étude.

 

1.3. Cou­pant court à ces dif­fi­cul­tés, les hypo­thèses for­mu­lées par Chom­sky dans les années 1960 ont inau­gu­ré une tra­di­tion qui, comme on le sait, a fait table rase du struc­tu­ra­lisme saus­su­rien. En assi­mi­lant la com­pé­tence lin­guis­tique humaine à une apti­tude innée de tout sujet par­lant (iden­ti­fiée à une gram­maire uni­ver­selle) à construire des phrases bien for­mées dans sa langue mater­nelle, la gram­maire géné­ra­tive a éri­gé la phrase en uni­té exclu­sive et supé­rieure de la lin­guis­tique, pla­fond de verre infran­chis­sable et pro­jec­tion maxi­male de l’organisation des consti­tuants qu’elle gou­verne. Le coup de force de Chom­sky aura été ini­tia­le­ment d’inverser l’ordre dyna­mique selon lequel s’opère la struc­tu­ra­tion syn­tag­ma­tique des énon­cés selon la com­pé­tence lin­guis­tique humaine : de la phrase aux syn­tagmes et aux mor­phèmes en gram­maire géné­ra­tive (par des règles de réécri­ture et ensuite trans­for­ma­tion­nelles), plu­tôt que du mor­phème au syn­tagme, à la phrase et au-delà pour les struc­tu­ra­listes (par des règles d’articulation syn­tag­ma­tique). Cette ini­tia­tive a eu des effets consi­dé­rables sur la prise en compte des dis­tinc­tions saus­su­riennes dont il vient d’être ques­tion. Pour le dire un peu vite, le mor­phème et le syn­tagme sont dans la langue et la phrase à l’horizon de la parole chez Saus­sure, tan­dis que pour Chom­sky c’est l’inverse, la phrase et le syn­tagme sont dans la langue, et les formes de sur­face sont issues de la parole (ou per­for­mance dis­cur­sive), dont relève dia­chro­ni­que­ment la marge d’organisation acci­den­telle des langues humaines pos­sibles. Ayant ain­si ins­tau­ré la pré­séance lin­guis­tique de la phrase et l’autonomie de la syn­taxe, la gram­maire géné­ra­tive y arti­cule en outre une com­po­sante séman­tique (logi­co-concep­tuelle), dont dépen­dra ensuite essen­tiel­le­ment, pour nombre de lin­guistes, l’accès aux effets prag­ma­tiques des énon­cés en contexte (voir à ce sujet Moes­chler, ici-même). Contrai­re­ment à la syn­taxe et à la séman­tique for­melle, qui relèvent du niveau lin­guis­tique, le cou­rant domi­nant de la science lin­guis­tique récente conçoit ain­si la prag­ma­tique comme pure­ment contex­tuelle et infé­ren­tielle, à la fois dépen­dante et par­fai­te­ment déta­chée de ce qui est codé dans la langue.[4]Je pré­cise que les obser­va­tions qui pré­cèdent portent sur les hypo­thèses his­to­riques de la gram­maire géné­ra­tive, sans tenir compte des évo­lu­tions récentes du pro­gramme de recherche « mini­ma­liste » mis en œuvre par Chom­sky (1995), qui l’ont ame­né à revoir en pro­fon­deur ses hypo­thèses ini­tiales (id., 2002). Par­mi d’autres évo­lu­tions, ces der­nières révi­sions ont consis­té notam­ment à ren­ver­ser l’ordre de struc­tu­ra­tion top-down dont il vient d’être ques­tion. L’analyse géné­ra­tive des phrases repose désor­mais sur une pro­cé­dure bot­tom-up imli­quant une pre­mière … Conti­nue rea­ding

Loin de contes­ter cer­tains béné­fices à la gram­maire géné­ra­tive, l’objectif ici sera de défendre une approche heu­ris­tique moins emboî­tée et algo­rith­mique de la lin­guis­tique, selon laquelle cette der­nière repose sur au moins deux com­po­santes com­plé­men­taires, que l’esprit humain éla­bore et arti­cule en grande par­tie à son insu, en tout cas à l’insu de toute inten­tion infor­ma­tive ou com­mu­ni­ca­tive consciente des sujets par­lants (au sens de Grice, de Sper­ber & Wil­son). Sans for­cé­ment remettre en cause l’autonomie de la syn­taxe et son arti­cu­la­tion à une séman­tique for­melle, la prag­ma­tique ne me semble en tout cas pas réduc­tible à un simple enri­chis­se­ment par infé­rences contex­tuelles de formes logi­co-séman­tiques (fussent-elles sous-déter­mi­nées lin­guis­ti­que­ment). La prag­ma­tique autre­ment dit ne s’ajuste pas seule­ment, mais recoupe et s’intègre, s’enracine en lin­guis­tique, ceci indé­pen­dam­ment si ce n’est de la syn­taxe, du moins de la séman­tique ajus­tée à la syn­taxe. Dans le lan­gage humain, la rela­tion des signes à leur uti­li­sa­teur (comme dit Mor­ris) n’est pas un simple fait empi­rique asso­cié à l’usage des signes, mais aus­si par­tiel­le­ment une com­po­sante des signes eux-mêmes et de leur arti­cu­la­tion, dans le cadre de l’organisation syn­tag­ma­tique des énon­cés. La lin­guis­tique de la parole selon Saus­sure peut être iden­ti­fiée dans ces condi­tions à cette part de la prag­ma­tique dite inté­grée, dévo­lue à une com­po­sante lin­guis­tique du sens des énon­cés. La phrase n’étant pas en soi un fait empi­rique, mais une construc­tion théo­rique hypo­thé­tique, rien n’interdit de la conce­voir sous deux angles dif­fé­rents, dont les ins­truc­tions seraient com­plé­men­taires : d’une part comme une forme syn­taxique abs­traite, arti­cu­lée à une forme logique (ou concep­tuelle) consis­tant à ins­truire les infé­rences inter­pré­ta­tives dont pro­cèdent les repré­sen­ta­tions iden­ti­fiées aux conte­nus dis­cur­sifs ; d’autre part comme la forme maté­rielle (ou sub­stan­tielle) d’un énon­cé, iden­ti­fiée à la contre­par­tie ver­bale d’un acte de lan­gage (ou plu­sieurs) au plan énon­cia­tif, dont pro­cèdent les enjeux praxéo­lo­giques de l’organisation dis­cur­sive en ce qui la concerne.

 

1.4. L’objectif désor­mais sera donc de ten­ter de cir­cons­crire ce qui dans la langue consiste à coder l’exercice même de la parole, plu­tôt que le sys­tème concep­tuel auto­nome qu’elle met en œuvre. Confor­mé­ment en cela aux pos­tu­lats de la prag­ma­tique aus­ti­nienne des actes de lan­gage, mais ini­tia­le­ment d’abord à cer­taines intui­tions sup­po­sées de Saus­sure, relayées par diverses obser­va­tions notam­ment de Bal­ly, Ben­ve­niste, et fina­le­ment par une cer­taine tra­di­tion lin­guis­tique récente (que j’appellerai énon­cia­tive).[5]Cette tra­di­tion ren­voie ici à Bal­ly, Ben­ve­niste, Aus­tin, et ensuite notam­ment à Ducrot (ain­si qu’à cer­tains de ses héri­tiers). Elle n’engage pas for­cé­ment la lin­guis­tique des « opé­ra­tions énon­cia­tives » de Culio­li, qui n’instaure à pre­mière vue aucune dis­con­ti­nui­té séman­tique ou sémio­tique entre langue et parole. Il s’agira de faire valoir à cet effet l’intérêt théo­rique d’une divi­sion lin­guis­tique irré­duc­tible entre deux com­po­santes de ce qui est codé dans la langue, dévo­lues res­pec­ti­ve­ment à ce qui est dit (ou décrit), iden­ti­fié à ce qui est repré­sen­té concep­tuel­le­ment au plan séman­ti­co-réfé­ren­tiel, et par ailleurs à ce qui est mon­tré par le sens lin­guis­tique des énon­cés (Kron­ning 2013), iden­ti­fié à ce qui est énon­cia­tif (pro­cé­du­ral et dis­cur­sif) au plan séman­ti­co-prag­ma­tique. Cette dis­con­ti­nui­té entre deux dimen­sions hété­ro­gènes du sens des énon­cés rend compte de ce qui ren­voie séman­ti­que­ment à un monde de réfé­rence d’une part (qui peut être réel, vir­tuel ou fic­tif), que les énon­cés repré­sentent par média­tion sym­bo­lique, et d’autre part de ce qui concerne l’énonciation effec­tive des énon­cés en ques­tion, qui ne relève pas d’un monde repré­sen­té sym­bo­li­que­ment, mais dont les énon­cés délivrent une expé­rience énon­cia­tive défi­nis­sable comme indi­ciaire (vs sym­bo­lique) sous un angle sémio­tique peir­cien.[6]Le par­tage de ce qui est véri­con­di­tion­nel (qui inter­vient dans la déter­mi­na­tion des condi­tions de véri­té de l’énoncé) et de ce qui est non-véri­con­di­tion­nel à l’intérieur du sens des énon­cés (qui enri­chit le sens, mais sans tou­cher aux condi­tions de véri­té de l’énoncé) peut être évo­qué comme le cri­tère de recon­nais­sance déter­mi­nant d’une telle oppo­si­tion. C’est à étayer cette hypo­thèse d’une divi­sion sémio­tique irré­duc­tible du sens lin­guis­tique en deux com­po­santes dis­jointes, de la langue et de la parole selon Saus­sure, que sera consa­crée la suite de cette étude.

Par­mi nombre de pro­prié­tés énon­cia­tives sus­cep­tibles d’être asso­ciées aux phrases de la langue, les dif­fé­rents types de phrases (asser­tif, inter­ro­ga­tif, injonc­tif, excla­ma­tif), iden­ti­fiés aux pro­prié­tés mor­pho­syn­taxiques et pro­so­diques qui les opposent, consti­tuent sans doute le lieu d’inscription élé­men­taire de ce que la forme des phrases montre conven­tion­nel­le­ment de leur énon­cia­tion comme acte de lan­gage. La pré­pon­dé­rance his­to­ri­que­ment accor­dée par les gram­mai­riens au type asser­tif s’explique peut-être en rai­son du fait qu’il per­met plus aisé­ment de faire abs­trac­tion des pro­prié­tés énon­cia­tives qui le carac­té­risent, réduc­tion qui les a par­fois inci­tés à déri­ver les types inter­ro­ga­tif, injonc­tif ou excla­ma­tif d’un type asser­tif élé­men­taire, dépour­vu de toute pro­prié­té énon­cia­tive en ce qui le concerne (si ce n’est pro­so­dique). C’est ain­si que Chom­sky lui-même a d’abord ten­té de rendre compte syn­taxi­que­ment des dif­fé­rents types et formes de phrases pos­sibles en les déri­vant par trans­for­ma­tion (addi­tion, sup­pres­sion ou dépla­ce­ment d’éléments) d’un type asser­tif de base dans une pre­mière ver­sion de son modèle (1957), avant d’asseoir sa théo­rie stan­dard (1965) sur l’inscription expresse, en struc­ture pro­fonde, de l’un ou l’autre de ces types abs­traits, qua­li­fiés d’obligatoires en rai­son du fait qu’ils s’excluent réci­pro­que­ment. Ain­si défi­nie comme l’articulation d’un élé­ment fon­da­men­tal (ou noyau) neutre à un type énon­cia­tif pré­dé­ter­mi­né, dépour­vu de réa­li­sa­tion mor­pho­lo­gique en struc­ture pro­fonde, l’organisation syn­taxique super­fi­cielle des phrases de la langue pou­vait dès lors résul­ter de l’application de règles de réécri­ture et trans­for­ma­tion­nelles cor­res­pon­dant aux ins­truc­tions res­pec­tives de cha­cun des types obli­ga­toires consi­dé­rés, pour se déployer ensuite en formes de phrases déri­vées répu­tées facul­ta­tives (néga­tives, pas­sives, imper­son­nelles, empha­tiques… et pour­quoi pas ensuite déta­chées, dis­lo­quées, cli­vées, aver­bales, etc.), selon les besoins de chaque langue consi­dé­rée. La dif­fi­cul­té de ce modèle demeure néan­moins qu’il est cen­sé pré­voir et contrô­ler pro­jec­ti­ve­ment en struc­ture pro­fonde l’ensemble des formes lin­guis­tiques pos­sibles en struc­ture de sur­face, sans accor­der de rôle au moindre acci­dent de l’expression ou de la communication.

Or le lan­gage est far­ci d’accidents dévo­lus par Chom­sky à la per­for­mance dis­cur­sive, dont l’accumulation répé­ti­tive finit par engen­drer dia­chro­ni­que­ment l’intégralité de ce qui oppose entre elles les dif­fé­rentes langues, sans comp­ter les effets de sens accor­dés par­fois aux registres, genres, niveaux de langue, et jusqu’aux dif­fé­rents styles dis­cur­sifs indi­vi­duels. Quelle que soit l’influence attri­buée à la gou­ver­nance syn­taxique de la phrase en struc­ture pro­fonde, par la com­pé­tence lin­guis­tique humaine, elle ne suf­fit pas pour moi à assu­rer la com­po­si­tion du sens des énon­cés.[7]Com­po­si­tion qui repose intrin­sè­que­ment d’ailleurs sur un ordre de struc­tu­ra­tion dyna­mique inverse de celui que la gram­maire géné­ra­tive a accor­dé his­to­ri­que­ment à la syn­taxe ; un ordre ascen­dant bot­tom-up (vs top-down) remon­tant par abs­trac­tions des élé­ments linéaires de sur­face à la syn­thèse phras­tique (Per­rin 2017). Le pro­gramme de recherche « mini­ma­liste » (note 4 supra, point 1.3.) cor­rige ce défaut de diver­gence, mais sans per­mettre d’intégrer fonc­tion­nel­le­ment aux ins­truc­tions lin­guis­tiques, ni les pro­prié­tés que j’appelle énon­cia­tives, ni évi­dem­ment les … Conti­nue rea­ding C’est par les formes de sur­face plus ou moins acci­den­telles, y com­pris par toutes sortes de construc­tions ad hoc et autres traces énon­cia­tives de la parole, que les sujets par­lants remontent sys­té­ma­ti­que­ment du dis­cours à ces contraintes uni­ver­selles, à com­men­cer par ce qui concerne les actes de lan­gage aux­quels ren­voient les dif­fé­rents types de phrases recen­sés par les gram­mai­riens. Une chose est d’extrapoler les contraintes abs­traites de la gram­maire uni­ver­selle, déter­mi­nant la marge de varia­tion des langues humaines pos­sibles et des dis­cours indi­vi­duels, une autre à mon sens de rendre compte des pro­cé­dés sémio­tiques sus­cep­tibles d’assurer la rela­tion des formes lin­guis­tiques de sur­face à ces contraintes, y com­pris d’y relier nombre de gestes et autre cris ou bruits au plan dis­cur­sif. C’est ici que l’expé­rience indi­ciaire, asso­ciée à la nature de formes énon­cia­tives plus ou moins codées, joue selon moi un rôle déter­mi­nant dont il faut tenir compte. L’expérience en ques­tion concerne non seule­ment la tota­li­té des faits prag­ma­tiques infé­ren­tiels dont pro­cèdent les rela­tions inter­pré­ta­tives et dis­cur­sives asso­ciées à l’occurrence des phrases et aux actes de lan­gage, mais ce fai­sant éga­le­ment les ins­truc­tions lin­guis­tiques qui s’y rap­portent, objet d’une lin­guis­tique de la parole selon à Saussure.

 

1.5. L’article de Bal­ly (1932) sobre­ment inti­tu­lé « La phrase » révèle à ce sujet cer­taines intui­tions inabou­ties de Saus­sure, et annonce une tra­di­tion lin­guis­tique énon­cia­tive qui n’a ces­sé depuis lors de se déve­lop­per et de cher­cher sa voie sans par­ve­nir à s’unifier ni à se sta­bi­li­ser. L’intérêt de la lec­ture de Bal­ly tient pour moi aus­si bien à l’ancrage cog­ni­tif de ses obser­va­tions (sur lequel nous allons reve­nir), qu’à l’organisation de la phrase qui s’y rap­porte, dont relèvent les pro­prié­tés énon­cia­tives qu’il lui attri­bue. Sui­vons-le donc un ins­tant pas à pas dans l’introduction de cet article, qui cla­ri­fie plu­sieurs points abor­dés pré­cé­dem­ment. Ayant qua­li­fié son objet de recherche en pré­am­bule – « l’énonciation de la pen­sée par la langue », dont relèvent empi­ri­que­ment « les réa­li­sa­tions de la parole » – et sou­li­gné les dif­fi­cul­tés que l’on éprouve à sai­sir par intros­pec­tion ce qui le condi­tionne « logi­que­ment, psy­cho­lo­gi­que­ment et lin­guis­ti­que­ment », Bal­ly pré­sente ensuite la phrase comme « la forme la plus simple pos­sible de l’organisation de la pen­sée », elle-même défi­nie comme consis­tant à « réagir à une repré­sen­ta­tion en la consta­tant, en l’appréciant ou en la dési­rant. […] La pen­sée, pré­cise-t-il, ne se ramène donc pas à la repré­sen­ta­tion pure et simple, en l’absence de toute par­ti­ci­pa­tion active d’un sujet pen­sant » (id., 35). C’est à par­tir d’une défi­ni­tion cog­ni­tive iden­ti­fiant la phrase à la forme d’une pen­sée consis­tant à « réagir à une repré­sen­ta­tion », plu­tôt qu’à repré­sen­ter sim­ple­ment un état de choses, que Bal­ly éla­bore son modèle de la phrase comme « forme [qui] dis­tingue net­te­ment la repré­sen­ta­tion reçue par les sens, la mémoire ou l’imagination, et l’opé­ra­tion psy­chique que le sujet opère sur elle » (les ita­liques sont de moi dans ces der­nières cita­tions de Bal­ly). On touche ici à ce qui concerne l’interdépendance du lan­gage et de l’esprit par l’irréductible divi­sion qui va nous inté­res­ser. Voi­ci ce que Bal­ly en dit ensuite au plan linguistique :

« La phrase expli­cite com­prend donc deux par­ties : l’une est le cor­ré­la­tif du pro­cès qui consti­tue la repré­sen­ta­tion ; nous l’appellerons, à l’exemple des logi­ciens, le dic­tum. L’autre contient la pièce maî­tresse de la phrase, sans laquelle il n’y a pas de phrase, à savoir l’expression de la moda­li­té, cor­ré­la­tive à l’opération du sujet pen­sant. […] [C’est] le modus com­plé­men­taire du dic­tum. La moda­li­té est l’âme de la phrase, de même que de la pen­sée. Elle est consti­tuée essen­tiel­le­ment par l’opération active du sujet par­lant. On ne peut donc pas attri­buer la valeur de phrase à une énon­cia­tion tant qu’on n’y a pas décou­vert l’expression, quelle qu’elle soit, de la moda­li­té. » (id. 36)

Par-delà son hypo­thèse bien connue selon laquelle la « phrase expli­cite com­prend deux par­ties », modale et res­pec­ti­ve­ment dic­tale, l’intérêt de ce pas­sage de Bal­ly tient à son obser­va­tion que « la moda­li­té est l’âme de la phrase, de même que de la pen­sée […] consti­tuée essen­tiel­le­ment par l’opération active du sujet par­lant » ; toute phrase pro­cède consti­tu­ti­ve­ment, selon Bal­ly, d’une pro­prié­té modale, expli­cite ou impli­cite, condi­tion­nant sa force énon­cia­tive comme contre­par­tie d’un acte de lan­gage. A l’arrière-plan de la repré­sen­ta­tion expri­mée au plan dic­tal, la phrase se pré­sente comme énon­cée par un sujet « par­lant » et ce fai­sant, mani­feste la « réac­tion » d’un sujet « pen­sant » à une telle repré­sen­ta­tion. La forme lin­guis­tique à ce niveau ne repré­sente pas le monde concep­tuel­le­ment, mais fonc­tionne comme le symp­tôme d’une réac­tion sub­jec­tive à la repré­sen­ta­tion que par ailleurs elle exprime. C’est ici que la notion peir­cienne de rela­tion sémio­tique indi­ciaire (et par­fois ico­nique) (vs sym­bo­lique) trouve son uti­li­té. La forme lin­guis­tique n’instruit plus fonc­tion­nel­le­ment sous cet angle une rela­tion sym­bo­lique à visée des­crip­tive réfé­ren­tielle, mais une rela­tion indi­ciaire (par­tie-tout ou par­tie-reste), ins­tau­rant une relec­ture énon­cia­tive dis­jointe, appli­quée par­tiel­le­ment au même maté­riau sym­bo­lique lin­guis­tique. A l’inverse de Chom­sky qui pré­tend contrô­ler pro­jec­ti­ve­ment cette pro­prié­té, en struc­ture pro­fonde, par des règles de réécri­ture atta­chées à cer­tains types abs­traits déma­té­ria­li­sés, Bal­ly la conçoit comme un effet maté­riel de sur­face, de sub­stance for­melle pour­rait-on dire, que mani­feste symp­to­ma­ti­que­ment, par ses pro­prié­tés modales, la forme des phrases réalisées.

L’effet en ques­tion peut être iden­ti­fié à une simple relec­ture indi­ciaire (asser­tive, inter­ro­ga­tive, injonc­tive ou excla­ma­tive) de ce qui engage par ailleurs une repré­sen­ta­tion sym­bo­lique pré­di­ca­tive au plan dic­tal, mais il peut aus­si rele­ver de cer­taines expres­sions extra-pré­di­ca­tives dédiées (pré­fixes per­for­ma­tifs, moda­li­sa­teurs et autres mar­queurs énon­cia­tifs ou dis­cur­sifs), aus­si bien que par de nom­breuses pro­prié­tés dis­cur­sives ou sty­lis­tiques plus ou moins acci­den­telles, y com­pris non ver­bales, pro­so­diques et mimo-ges­tuelles. Dépour­vus d’effets sym­bo­liques en ce qui les concerne, les expres­sions extra-pré­di­ca­tives en quoi consistent les mar­queurs dis­cur­sifs divers (inter­jec­tions, verbes per­for­ma­tifs et adverbes d’énonciation, connec­teurs et opé­ra­teurs argu­men­ta­tifs) – dont l’unité fonc­tion­nelle reste encore lar­ge­ment à pré­ci­ser – sont emblé­ma­tiques de ce qui dans la langue ne concerne en rien ce qui est dit (ou décrit) au plan sym­bo­lique, mais exclu­si­ve­ment ce qui est mon­tré au plan énon­cia­tif (Per­rin 2016a). Par­mi ces mar­queurs, iden­ti­fiés à la « par­tie » modale de la phrase chez Bal­ly, les moda­li­sa­teurs cen­trés sur un verbe d’attitude pro­po­si­tion­nelle à la pre­mière per­sonne (comme Je pense que…, je crois que…) cor­res­pondent à ce qui carac­té­rise expli­ci­te­ment, selon Bal­ly, « l’expression logique et ana­ly­tique » de ce qui échoit au « modus, com­plé­men­taire du dic­tum » (ibid.), qu’il défi­nit comme fon­da­teur de « la phrase explicite ».

 

1.6. Cette divi­sion du sens des phrases de la langue selon Bal­ly n’est pas sans rap­port avec ce qui dis­tingue les « deux modes de signi­fiance » lin­guis­tique que pro­pose Ben­ve­niste (1974), qu’il qua­li­fie res­pec­ti­ve­ment de « sémio­tique » et de « séman­tique » (note 3 supra, point 1.2.2.). On retrouve éga­le­ment, der­rière cette nou­velle divi­sion, l’opposition saus­su­rienne de ce qui échoit res­pec­ti­ve­ment à la lin­guis­tique de la langue et à celle de la parole. Voi­ci ce qu’en dit Ben­ve­niste (les ita­liques sont de moi, les petites capi­tales de Benveniste) :

« La langue com­bine deux modes dis­tincts de signi­fiance, que nous appel­le­rons le mode sémio­tique d’une part, et le mode séman­tique de l’autre. Le sémio­tique désigne le mode de signi­fiance qui est propre au signe lin­guis­tique et qui le consti­tue comme uni­té, […] pure iden­ti­té en soi, pure alté­ri­té à tout autre, base signi­fiante de la langue, maté­riau néces­saire à l’énonciation. […] Avec le séman­tique, nous entrons dans le mode spé­ci­fique de signi­fiance qui est engen­dré par le dis­cours. Les pro­blèmes qui se posent ici sont fonc­tion de la langue comme pro­duc­trice de mes­sages. […] L’ordre séman­tique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du dis­cours. » (1974, 63–64)

« Fonc­tion de la langue comme pro­duc­trice de mes­sages », l’ordre asso­cié à ce « mode spé­ci­fique de signi­fiance […] engen­dré par le dis­cours », que Ben­ve­niste désigne comme séman­tique (vs sémio­tique), ne relève pas pour lui d’une média­tion sym­bo­lique « propre au signe lin­guis­tique », mais d’une forme de recon­nais­sance selon laquelle « l’ordre séman­tique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du dis­cours ». Tout comme chez Bal­ly trente ans plus tôt, on retrouve ici pré­ci­sé­ment le rôle de ce qui pour moi est indi­ciaire. Curieu­se­ment, Ben­ve­niste ne fait pas allu­sion alors à ce qui asso­cie ce « mode spé­ci­fique de signi­fiance » (ibid.) à « l’appareil for­mel de l’énonciation » (1974, 79) qu’il cherche par ailleurs à appré­hen­der, dont relèvent les mar­queurs lin­guis­tiques de la parole en quoi consiste l’énonciation dans la langue. Par­mi ces mar­queurs, les moda­li­sa­teurs cen­trés sur un verbe d’attitude pro­po­si­tion­nelle à la pre­mière per­sonne sont au cœur de ce qui consti­tue, selon le titre d’un article célèbre de Ben­ve­niste, « l’expression de la sub­jec­ti­vi­té dans le lan­gage » (1966, 258). La rela­tion indi­ciaire qui nous inté­resse se mani­feste alors néga­ti­ve­ment par ce qui déchoit toute expres­sion extra-pré­di­ca­tive des effets des­crip­tifs atta­chés ordi­nai­re­ment aux repré­sen­ta­tions sym­bo­liques. Hor­mis ce point essen­tiel, l’analyse de Ben­ve­niste recoupe de très près les obser­va­tions de Bal­ly rela­tives à l’articulation modus-dic­tum, aux pro­prié­tés séman­tiques qui s’y rap­portent (les ita­liques de foca­li­sa­tion sont de moi, ceux de cita­tion de Benveniste) :

« Est-ce que je me décris croyant quand je dis je crois (que le temps va chan­ger) ? Sûre­ment non. L’opération de pen­sée n’est nul­le­ment l’objet de l’énoncé ; je crois (que…) équi­vaut à une asser­tion miti­gée. En disant je crois (que…), je conver­tis en une énon­cia­tion sub­jec­tive le fait asser­té imper­son­nel­le­ment, à savoir que le temps va chan­ger, qui est la véri­table pro­po­si­tion. […] sup­po­ser, pré­su­mer, conclure, mis à la pre­mière per­sonne, ne se com­portent pas comme font, par exemple, rai­son­ner, réflé­chir, qui semblent pour­tant très voi­sins. Les formes je rai­sonne, je réflé­chis me décrivent rai­son­nant, réflé­chis­sant. Tout autre chose est je sup­pose, je pré­sume, je conclus. En disant je conclus (que…), je ne me décris pas occu­pé à conclure […] Je ne me pré­sente pas en train de sup­po­ser, de pré­su­mer, quand je dis je sup­pose, je pré­sume. Ce que je conclus indique, est que, de la situa­tion posée, je tire un rap­port de conclu­sion […] De même je sup­pose, je pré­sume sont très loin de je pose, je résume. Dans je sup­pose, je pré­sume, il y a une atti­tude indi­quée, non une opé­ra­tion décrite. En incluant dans mon dis­cours je sup­pose, je pré­sume, j’implique que je prends une cer­taine atti­tude à l’égard de l’énoncé qui suit. On aura noté que tous les verbes cités sont sui­vis de que et une pro­po­si­tion : celle-ci est le véri­table énon­cé, non la forme ver­bale per­son­nelle qui la gou­verne. Mais cette forme per­son­nelle en revanche est, si l’on peut dire, l’indicateur de sub­jec­ti­vi­té. Elle donne à l’assertion qui suit le contexte sub­jec­tif – doute, pré­somp­tion, infé­rence – propre à carac­té­ri­ser l’attitude du locu­teur vis-à-vis de l’énoncé qu’il pro­fère. » (1966, 264)

La démons­tra­tion de Ben­ve­niste repose ici de bout en bout sur l’opposition com­pa­ra­tive de ce qui énon­cia­tif à ce qui est des­crip­tif à l’intérieur du sens. Si l’on s’en tient à son tout pre­mier exemple, étant don­né que la pro­po­si­tion le temps va chan­ger repré­sente un état de chose météo­ro­lo­gique par­fai­te­ment indé­pen­dant de ses pro­prié­tés lin­guis­tiques, Ben­ve­niste n’aurait jamais écrit que cette pro­po­si­tion équi­vaut à l’état de choses que le temps va chan­ger. Sa for­mu­la­tion selon laquelle « Je crois (que…) équi­vaut à une asser­tion miti­gée » résume ain­si à elle seule la ques­tion débat­tue dans cette étude. Ben­ve­niste oppose alors à la média­tion sym­bo­lique ordi­nai­re­ment atta­chée à la forme (concep­tuelle) de pré­di­ca­tions des­crip­tives, une autre sorte de rela­tion lin­guis­tique, qu’il conçoit comme une « équi­va­lence » ou « conver­sion » énon­cia­tive de l’expression en acte de lan­gage, dont relève pour moi la force indi­ciaire notam­ment des « indi­ca­teurs de sub­jec­ti­vi­té » et autres mar­queurs énon­cia­tifs extra-pré­di­ca­tifs aux­quels il fait allu­sion. Ces obser­va­tions de Ben­ve­niste annoncent cer­taines hypo­thèses que for­mu­le­ra ensuite la prag­ma­tique aus­ti­nienne des actes de lan­gage. A la page sui­vante du même article, l’analyse de Ben­ve­niste recoupe par­fai­te­ment ce qu’Austin est en train d’élaborer, à peu près à la même époque, à pro­pos des énon­cés per­for­ma­tifs et des actes illocutoires :

« Je jure est une forme de valeur sin­gu­lière, en ce qu’elle place sur celui qui énonce je la réa­li­té du ser­ment. Cette énon­cia­tion est un accom­plis­se­ment : « jurer » consiste pré­ci­sé­ment en l’énonciation je jure, par quoi Ego est lié. L’énonciation je jure est l’acte même qui m’engage, non la des­crip­tion de l’acte que j’accomplis. En disant je pro­mets, je garan­tis, je pro­mets et je garan­tis effec­ti­ve­ment. […] Alors que je jure est un enga­ge­ment, il jure n’est qu’une des­crip­tion, au même plan que il court, il fume. » [id., 265]

 

1.7. L’objectif ini­tial du pre­mier volet de cette étude était de faire valoir que si Saus­sure est bien le père fon­da­teur de la lin­guis­tique moderne, comme le répète inlas­sa­ble­ment le récit conve­nu des heures glo­rieuses du struc­tu­ra­lisme, c’est peut-être que son héri­tage com­porte aus­si en germe ce qui a conduit notam­ment Bal­ly ou Ben­ve­niste à ouvrir une brèche ascrip­ti­viste en lin­guis­tique, en vue de remettre la langue en phase avec la parole. Si elle avait abou­ti, l’entreprise aurait sans doute per­mis à la lin­guis­tique de ne pas réduire la langue à l’organisation syn­taxique de repré­sen­ta­tions consis­tant à décrire des états de choses.

Ce qui s’est pas­sé en fait, on ne le sait que trop bien. Bal­ly et Ben­ve­niste ont ins­pi­ré quelques réflexions théo­riques fruc­tueuses en séman­tique énon­cia­tive, qui ne sont pas par­ve­nues à essai­mer très au-delà des fron­tières et de la fran­co­pho­nie lin­guis­tique. Par d’autres voies liées à son obé­dience phi­lo­so­phique anglo-saxonne et au ren­fort de Searle, Aus­tin a connu une meilleure for­tune, mais sans par­ve­nir à inflé­chir dura­ble­ment la séman­tique lin­guis­tique. Après l’engouement sus­ci­té par son approche ascrip­ti­viste des actes illo­cu­toires et énon­cés per­for­ma­tifs, Aus­tin est entré dans l’histoire des idées, mais le cou­rant des­crip­ti­viste a aujourd’hui repris la main. Au prix d’élaborations théo­riques par­fois coû­teuses, cette tra­di­tion domi­nante (dont la force de rési­lience est à toute épreuve) a fait ce qu’elle pou­vait depuis un demi-siècle pour garan­tir l’homogénéité du champ séman­tique lin­guis­tique par média­tion sym­bo­lique (déno­ta­tive, concep­tuelle, logi­co-pré­di­ca­tive ou pro­po­si­tion­nelle). Déve­lop­pant à cet effet diverses démons­tra­tions cher­chant à inté­grer syn­taxi­que­ment ce qui est énon­cia­tif (par les types de phrase en gram­maire, l’hypo­thèse per­for­ma­tive de Ross (1970), reprise par Lakoff (1976), jusqu’au nœud Expres­sion de Ban­field 1982) ; ou sous un angle séman­tique, à tra­vers l’élaboration de logiques (for­melles ou natu­relles) des moda­li­tés, des mondes pos­sibles ou uni­vers de croyance, par exemple. Quel que soit leur inté­rêt par­fois indis­cu­table, ces pro­po­si­tions passent géné­ra­le­ment par diverses mani­pu­la­tions des­crip­tives de ce qui est énon­cia­tif à l’intérieur du sens.[8]Qui conduisent par­fois à des apo­ries comme avec le fameux per­for­ma­doxe (Lycan 1984), qui ne vaut que s’il s’applique à une lec­ture des­crip­tive du pré­fixe per­for­ma­tif, tout à fait exclue d’entrée de jeu par Aus­tin. Ces reprises en main des­crip­ti­vistes ont eu pour effet sur­tout de rompre dura­ble­ment toute cor­ré­la­tion du sens lin­guis­tique à celui de l’interprétation des énon­cés et des dis­cours en contexte, et à l’herméneutique des textes.

L’objectif prin­ci­pal de ce pre­mier volet était de conce­voir les phrases de la langue comme une inter­face entre deux com­po­santes séman­tiques dis­jointes, qui se recoupent par­tiel­le­ment pour agir conjoin­te­ment à l’intérieur du sens lin­guis­tique des énon­cés. Cette dis­tinc­tion consiste sim­ple­ment à prendre au sérieux ce qui oppose com­mu­né­ment la phrase comme forme syn­taxique abs­traite à effets sym­bo­liques, aux énon­cés de cette phrase comme actes de lan­gage), dont la forme sub­stan­tielle mobi­lise une expé­rience énon­cia­tive asso­ciée à un vaste ensemble de pro­prié­tés indi­ciaires plus ou moins codées, étran­gères à la syn­taxe et à la séman­tique véri­con­di­tion­nelle. La phrase mobi­lise sous cet angle l’expérience maté­rielle des actes de lan­gage dont elle pro­cède (selon un mode opé­ra­toire appli­cable à toute expé­rience des choses ou évé­ne­ments pour­vus de sens pour l’esprit humain). La dif­fi­cul­té consiste alors à iden­ti­fier, par­mi les nom­breux indices plus ou moins acci­den­tels asso­ciés aux pro­prié­tés prag­ma­tiques des énon­cés et des dis­cours, ceux qui sont codés par la forme indi­ciaire des phrases de la langue, qui concernent la séman­tique énon­cia­tive des excla­ma­tions, inter­jec­tions, inter­pel­la­tions, injonc­tions, moda­li­sa­teurs, connec­teurs et opé­ra­teurs argu­men­ta­tifs (sans par­ler des effets poly­pho­niques atta­chés aux réfu­ta­tions, conces­sions, pré­sup­po­si­tions, cli­vages et autres dis­lo­ca­tions macro-syn­taxiques). La meilleure façon de sai­sir ces élé­ments passe à mon sens par une forme ou une autre de prag­ma­tique inté­grée, impli­quant de dis­so­cier ce qui est énon­cia­tif de ce qui est des­crip­tif à l’intérieur du sens lin­guis­tique des énoncés.

 

2. La sub­jec­ti­vi­té de l’esprit comme pro­prié­té énonciative

2.1. Les résis­tances des­crip­ti­vistes à l’ascrip­ti­visme ne se can­tonnent pas à la lin­guis­tique et aux sciences du lan­gage. Elles sévissent éga­le­ment en sciences cog­ni­tives, qui réduisent les opé­ra­tions de l’esprit à la com­pu­ta­tion d’informations abou­tis­sant aux repré­sen­ta­tions des­crip­tives d’un lan­gage de la pen­sée, le célèbre men­ta­lais dont il est ques­tion chez Fodor (1983). Issues des cap­teurs sen­so­riels de notre sys­tème ner­veux et des traces mémo­rielles de nos expé­riences pas­sées, les infor­ma­tions trai­tées par nos esprits s’organisent à cet effet par les apti­tudes concep­tuelles et com­pu­ta­tion­nelles de notre com­pé­tence lin­guis­tique. Iden­ti­fiée à un module cog­ni­tif péri­phé­rique, issu d’une muta­tion récente de l’esprit humain,[9]Remon­tant à moins de 100ˈ000 ans peut-être, 50ˈ000 à 60ˈ000 ans seule­ment pour Fodor ou Chom­sky. la gram­maire uni­ver­selle assu­re­rait depuis lors l’élaboration des repré­sen­ta­tions de notre pen­sée sym­bo­lique, dont la sub­stance sen­so­rielle relève d’autres dis­po­si­tifs (audi­tifs, visuels, etc.), éga­le­ment péri­phé­riques et modu­laires, remon­tant aux ori­gines très loin­taines de l’évolution. La pen­sée humaine repose essen­tiel­le­ment dans ces condi­tions sur la com­pé­tence lin­guis­tique interne dont elle pro­cède, dont la fonc­tion serait d’externaliser les repré­sen­ta­tions qui nous per­mettent de rai­son­ner, par infé­rence inter­pré­ta­tive, le cas échéant dans la com­mu­ni­ca­tion. C’est au niveau supé­rieur d’un sys­tème cen­tral de l’esprit humain dévo­lu au rai­son­ne­ment, que se conçoivent alors les éva­lua­tions sub­jec­tives et les valeurs attri­buées aux repré­sen­ta­tions des­crip­tives de notre pen­sée, les inten­tions conscientes qui s’y rap­portent ; lorsqu’on pèse le pour et le contre de nos déci­sions, par exemple, pour les ins­tru­men­ta­li­ser dans la communication.

 

2.2. L’objectif ici ne sera pas de spé­cu­ler sur ce que le lan­gage humain a pu appor­ter à l’esprit, ou réci­pro­que­ment ; la com­pé­tence lin­guis­tique et le lan­gage de la pen­sée font peut-être de l’humain une excep­tion dans le règne ani­mal, mais la ques­tion pour moi n’est pas là. Quoiqu’il en soit du codage sym­bo­lique de l’information sur laquelle se fondent les rai­son­ne­ments qui nous per­mettent de com­prendre ce qui se passe autour de nous, et de dire éven­tuel­le­ment ce que nous en pen­sons, le lan­gage humain peut-il être réduit à cela ? Est-il appa­ru ain­si subi­te­ment dans l’évolution pour appor­ter à l’esprit humain la pen­sée ? Serait-ce la pen­sée au contraire qui serait d’abord adve­nue au ser­vice du lan­gage humain ? Cette alter­na­tive même a‑t-elle un sens si les deux se sont arti­cu­lés l’un à l’autre au cours de l’évolution ? Ain­si for­mu­lées, ces ques­tions ne sont-elles pas trop cen­trées sur nos intros­pec­tions humaines pour appor­ter une réponse à la dif­fi­cile ques­tion de nos ori­gines ? La com­pé­tence lin­guis­tique dont pro­cède nos pen­sées, ce lan­gage de la pen­sée que décrit Fodor, est-il réel­le­ment la clé de ce qui déter­mine le lan­gage tout court ? Si l’on voit un arbre, par exemple, com­bien de temps doit-on y pen­ser pour en dire quelque chose de sen­sé ? Et cette pen­sée même sera-t-elle jamais conforme à ce que l’on pour­rait en dire ? Le lan­gage n’a‑t-il pas tou­jours consis­té d’abord à réagir à ce que l’on vit dans l’instant (par l’esprit) pour se le com­mu­ni­quer, sans for­cé­ment prendre le temps d’y pen­ser sérieu­se­ment et de rai­son­ner à ce sujet, quitte à y reve­nir ensuite plus scru­pu­leu­se­ment ? Le lan­gage autre­ment dit ne pro­cède-t-il pas de fac­teurs plus opé­ra­tion­nels que rai­son­neurs au départ (comme s’affronter, s’imposer, se séduire les uns les autres, par exemple), mieux par­ta­gés en tout cas entre les espèces ani­males évo­luées, et bien anté­rieurs à l’émergence de la pen­sée dans le lan­gage et l’esprit humain tels qu’on les connaît à ce jour ?

 

2.2.1. Poser ces ques­tions c’est y répondre et, pour moi, la véri­table inter­ro­ga­tion porte sur ce qui dis­tingue et arti­cule, cor­ré­la­ti­ve­ment à l’expression ver­bale, ce qui concerne res­pec­ti­ve­ment l’expérience des choses vécues et leur repré­sen­ta­tion men­tale ; le rap­port par exemple entre voir un arbre et le res­sen­tir pour y réagir, et se le repré­sen­ter men­ta­le­ment pour en dire quelque chose. Pour s’être ins­tal­lées dans l’esprit par étapes suc­ces­sives de l’évolution, ces opé­ra­tions se retrouvent aujourd’hui dans le lan­gage humain, mais l’ordre d’articulation qui les concerne est ici sujet à spé­cu­la­tion. La tra­di­tion des­crip­ti­viste – dont relève le cog­ni­ti­visme fodo­rien comme la lin­guis­tique for­melle et la prag­ma­tique infé­ren­tielle – nous explique que si l’on fait l’expérience des choses, c’est pour se les repré­sen­ter d’abord men­ta­le­ment par notre com­pé­tence lin­guis­tique, afin de pou­voir les éva­luer et les inter­pré­ter ensuite, le cas échéant pour se les com­mu­ni­quer. La com­pé­tence lin­guis­tique inter­vient dès lors essen­tiel­le­ment pour tra­duire nos per­cep­tions en lan­gage de la pen­sée, les per­cepts en concepts et en repré­sen­ta­tions men­tales, et notre rai­son­ne­ment prend ensuite le relais éva­lua­tif au plan inter­pré­ta­tif et dans la com­mu­ni­ca­tion. Le défaut de ce modèle du lan­gage au ser­vice de la pen­sée et de la rai­son est pour moi de faire l’impasse sur l’expérience des choses vécues par l’esprit, qui déter­mine la qua­li­té des infor­ma­tions bien avant la for­ma­tion et l’évaluation des repré­sen­ta­tions de la pen­sée consciente. Plu­tôt que d’être assi­mi­lé à un dis­po­si­tif de cal­cul et d’externalisation, de loco­mo­tion de la pen­sée (ce qu’il est aus­si sans doute), le lan­gage n’est-il pas d’abord un com­por­te­ment humain, un art de vivre élé­men­taire et spon­ta­né, pro­cé­dant de l’expérience des choses vécues par l’esprit ? Plu­tôt qu’à dire (ou se dire à soi-même) ce que l’on pense, la fonc­tion du lan­gage ordi­naire (et de l’éloquence même) n’est-elle pas d’abord de faire par­ta­ger spon­ta­né­ment ce que l’on vit par l’expérience sub­jec­tive de ce qui attire notre atten­tion ? L’objectif ici sera de faire res­sor­tir ce qui fait défaut aux approches cog­ni­tives, qui ne font jamais allu­sion à la motri­ci­té et à la sub­jec­ti­vi­té de l’esprit ni aux pro­prié­tés énon­cia­tives qui s’y rapportent.

 

2.2.2. La ques­tion que l’on se pose dans cette étude concerne le lieu d’inscription embryon­naire de la sub­jec­ti­vi­té de l’esprit, des valeurs per­son­nelles qui lui sont asso­ciées – qui nous dif­fé­ren­cient les uns des autres comme indi­vi­dus par les condi­tion­ne­ments de notre envi­ron­ne­ment social et cultu­rel – et cor­ré­la­ti­ve­ment ce qui concerne la dyna­mique énon­cia­tive des inten­tions et des actes de lan­gage dans la com­mu­ni­ca­tion bien sûr, mais par l’esprit d’abord et dans la parole, avant de mobi­li­ser les hautes sphères de la pen­sée. Plu­tôt que de conce­voir ces opé­ra­tions sub­jec­tives de l’esprit comme la consé­quence tar­dive de repré­sen­ta­tions des­crip­tives éla­bo­rées objec­ti­ve­ment dans un pre­mier temps, nous défen­drons l’hypothèse qu’elles inter­viennent au contraire très pré­co­ce­ment, sous la forme d’expériences sub­jec­tives pré­cé­dant la volon­té consciente et la rai­son des sujets par­lants (pen­sants ou inter­pré­tants). Comme la marche ou la danse, la parole est avant tout pour l’esprit humain une expé­rience sub­jec­tive de la valeur des choses qu’en l’occurrence elle exprime. Les pro­prié­tés énon­cia­tives du sens (indi­ciaire) pré­cèdent par consé­quent les repré­sen­ta­tions men­tales en quoi consiste le sens des­crip­tif (sym­bo­lique) des énon­cés. La dis­tinc­tion dis­cu­tée pré­cé­dem­ment entre ce qui est repré­sen­té par la langue sous une forme des­crip­tive et ce qui concerne la parole par l’expérience énon­cia­tive prend racine au plus pro­fond de l’esprit, avant même qu’il puisse être ques­tion men­ta­le­ment d’une quel­conque forme de conscience objec­tive ou sub­jec­tive de quoi que ce soit par les sujets humains. Cette pré­séance se mani­feste de dif­fé­rentes façons. Les pro­chaines consi­dé­ra­tions se feront à l’appui de recherches récentes en neu­ros­ciences et en psy­cho­lo­gie expérimentale.

 

2.3. Après avoir été occul­tée durant près d’un demi-siècle par le cou­rant beha­viou­riste, la conscience revient aujourd’hui au cœur des débats scien­ti­fiques par les neu­ros­ciences. Bien avant l’apparition évo­lu­tive récente de la pen­sée et du rai­son­ne­ment humain, elle serait appa­rue ini­tia­le­ment pour per­mettre à cer­taines espèces ani­males de pro­lon­ger le temps de trai­te­ment de l’information par rap­port à celui de l’activation sen­so­rielle des sti­mu­li de l’environnement, et ce fai­sant per­mettre à l’esprit d’appréhender glo­ba­le­ment ce qui se passe dans sa com­plexi­té (dont l’essentiel des élé­ments n’est pas cap­té par les sens, mais recons­ti­tué et orga­ni­sé par les condi­tion­ne­ments de l’esprit). Le retard de la conscience sur l’esprit se mani­feste sous un angle phy­lo­gé­né­tique (tous les ani­maux ne sont pas conscients), onto­gé­né­tique (la conscience ne se déve­loppe que pro­gres­si­ve­ment après la nais­sance), et sous l’angle du trai­te­ment conti­nu de l’information par l’esprit. « L’embrasement de la conscience » dans le cer­veau humain dont il est ques­tion chez Dehane (2014), aujourd’hui obser­vable par ima­ge­rie céré­brale, inter­vient plus de 200 mil­li­se­condes après que l’esprit a entre­pris de trai­ter les infor­ma­tions dont il pro­cède – les réac­tions de type réflexe per­met­tant de sup­pléer à ce han­di­cap. En deçà de 60 mil­li­se­condes, mas­quée par un cache, l’information reste sub­li­mi­nale, ce qui n’empêche pas l’esprit d’en conser­ver la trace. Les condi­tion­ne­ments de l’esprit par l’expérience sen­so­ri­mo­trice, cer­taines formes de mémoire même, n’ont que faire de la conscience, tout comme la plu­part de nos acti­vi­tés rou­ti­nières acquises par l’apprentissage et l’exercice (comme suivre un iti­né­raire fami­lier, conduire une voi­ture dans la cir­cu­la­tion, s’adonner à la musique pour un musi­cien). La conscience humaine est un puis­sant moyen d’analyse et d’apprentissage, qui nous a per­mis de conqué­rir le monde, mais l’énergie qu’elle mobi­lise, la len­teur labo­rieuse des opé­ra­tions qu’elle gou­verne, imposent à l’esprit de délé­guer la régie de nos opé­ra­tions acquises à des conduites incons­cientes, que l’on maî­trise par­fois alors en vir­tuose. Le lan­gage ne fait pas excep­tion à cette règle géné­rale, même si le trai­te­ment de cer­taines infor­ma­tions expri­mées abou­tit fina­le­ment à la pen­sée consciente et au raisonnement.

 

2.3.1. Les infor­ma­tions trai­tées par l’esprit reposent à la base sur quelques grands réseaux plus ou moins dis­tincts de connexions neu­ro­nales, dont relèvent glo­ba­le­ment deux sortes de signaux asso­ciés à deux sortes de sen­so­ria­li­té, celle du dedans et celle du dehors (Hol­ley), du soi et du non-soi selon Edelman :

« Deux prin­ci­pales sortes de signaux sont déci­sives : ceux du soi, qui consti­tuent les sys­tèmes de valeur et les élé­ments régu­la­teurs du cer­veau et du corps ain­si que leurs com­po­sants sen­so­riels, et ceux du non-soi, signaux issus du monde, qui sont trans­for­més par le biais des encar­tages glo­baux » (2004, 74).

Les signaux du non-soi se rap­portent au trai­te­ment par l’esprit de la sen­so­ria­li­té externe (exté­ro­cep­tive) de l’organisme aux sti­mu­li de l’environnement ; ils conduisent l’information des cap­teurs sen­so­riels du sys­tème ner­veux péri­phé­rique aux régions concer­nées du cor­tex céré­bral (visuel, audi­tif, olfac­tif, etc.). « Trans­for­més par le biais des encar­tages glo­baux » dont il est ques­tion chez Edel­man, ces signaux du non-soi par­ti­cipent alors aux facul­tés de caté­go­ri­sa­tion de cer­tains ani­maux évo­lués, dont relève à l’arrivée l’élaboration sym­bo­lique des repré­sen­ta­tions concep­tuelles du lan­gage et de la pen­sée dans l’esprit humain.

 

2.3.2. Les signaux du soi se rap­portent en ce qui les concerne au trai­te­ment de sen­sa­tions internes (somes­thé­siques) en quoi consiste la sen­si­bi­li­té de l’esprit aux chan­ge­ments d’états internes de l’organisme, que pro­voquent en lui les sti­mu­li de l’environnement dont il vient d’être ques­tion. Ils relèvent d’une part de sen­sa­tions dites pro­prio­cep­tives (ou kines­thé­siques) issues de contrac­tions mus­cu­laires de la motri­ci­té (mou­ve­ments, dépla­ce­ments, fige­ments, pos­tures, équi­libre), d’autre part de sen­sa­tions dites inté­ro­cep­tives de la contrac­tion d’organes comme l’estomac, l’intestin (sen­sa­tions vis­cé­rales), de la res­pi­ra­tion et du rythme car­diaque, de l’épiderme et de l’érection pileuse, chair de poule, suda­tion, tem­pé­ra­ture cor­po­relle, etc. Contrai­re­ment aux signaux du non-soi dont les effets caté­go­riels s’apparentent, dès le départ pour ain­si dire, à un sys­tème de connais­sance pré­sym­bo­lique, les signaux du soi sont de nature indi­ciaire et se tra­duisent dans l’esprit par des valeurs (Edel­man), des besoins ou aver­sions (Hol­ley), des émo­tions (Dama­sio, Ledoux). Ils consti­tuent pour Edel­man « les sys­tèmes de valeur et les élé­ments régu­la­teurs » déter­mi­nant – sous l’effet de neu­ro­trans­met­teurs comme la dopa­mine – la valence hédo­nique (posi­tive ou néga­tive) que l’esprit asso­cie à ce que par ailleurs il appré­hende au plan caté­go­riel. Les signaux du soi sont donc sans objet ni fonc­tion sémio­tique pour l’esprit s’ils ne peuvent être iden­ti­fiés à des valeurs indi­ciaires attri­buées à une quel­conque infor­ma­tion caté­go­ri­sable de non-soi, et inver­se­ment les signaux du non-soi sont sans valeur s’ils sont décon­nec­tés des sen­sa­tions du soi (Dama­sio). Cette arti­cu­la­tion indi­ciaire de signaux de valeur du soi à des signaux caté­go­riels du non-soi consti­tue la base incons­ciente de ce qui per­met à l’esprit d’appréhender et d’évaluer les sti­mu­li de l’environnement pour y réagir, cor­ré­la­ti­ve­ment à mon sens à la motri­ci­té et à la sub­jec­ti­vi­té énon­cia­tive asso­ciée à l’expérience de ce qui est fina­le­ment repré­sen­té consciem­ment dans le lan­gage et l’esprit humain.

 

2.4. Selon Edel­man, l’émergence évo­lu­tive de la conscience pro­cède d’une éla­bo­ra­tion de l’esprit visant à affron­ter l’organisation com­plexe et diver­si­fiée de la scène uni­fiée de ce qui sol­li­cite l’attention et déclenche une réponse adé­quate des ani­maux évo­lués. Outre les innom­brables sti­mu­li de l’environnement acces­sibles à l’esprit, la conscience mobi­lise à cet effet les traces mémo­rielles d’expériences pas­sées ana­logues que l’esprit asso­cie, par des voies neu­ro­nales « réen­trantes », aux pro­prié­tés de l’expérience vécue et aux états internes qui s’y rap­portent. La « conscience pri­maire » relève pour Edel­man d’une pre­mière boucle réen­trante, appa­rue très tôt, notam­ment dans le cer­veau des oiseaux et des mam­mi­fères, entre les aires cor­ti­cales atta­chées aux diverses moda­li­tés sen­so­rielles et motrices d’une part, et les aires dévo­lues à une « mémoire de valeur-caté­go­rie » d’autre part. Voi­ci ce qu’en dit Edelman :

« Les signaux de valeur et les signaux caté­go­riques venus du monde exté­rieur sont cor­ré­lés et donnent la mémoire, laquelle est capable d’une caté­go­ri­sa­tion concep­tuelle. Cette mémoire de valeur-caté­go­rie est liée, par des voies réen­trantes, à la caté­go­ri­sa­tion per­cep­tive actuelle des signaux du monde. Cette liai­son réen­trante repré­sente le déve­lop­pe­ment évo­lu­tif essen­tiel qui se tra­duit par la conscience pri­maire, […] celle d’une « scène » faite de réponses à des objets et à des évé­ne­ments, cer­tains n’étant pas néces­sai­re­ment connec­tés les uns aux autres. […] Le carac­tère remar­quable des divers élé­ments contri­buant à la scène consciente est régi par l’histoire des récom­penses et des puni­tions qui a mar­qué le com­por­te­ment pas­sé de l’animal. Cette his­toire joue un rôle clé dans les réponses émo­tion­nelles et les sen­ti­ments qui leur sont asso­ciés. L’aptitude à construire une scène consciente en une frac­tion de seconde est l’aptitude à construire un pré­sent remé­mo­ré. » (id., 74–77)

 

2.4.1. La notion de « caté­go­ri­sa­tion concep­tuelle » employée ici par Edel­man est pour moi dis­cu­table, à ce stade « pri­maire » de la conscience, car la notion de concept s’articule dans cette étude à celle de repré­sen­ta­tion sym­bo­lique ; ces deux notions concernent notre apti­tude à conce­voir les choses indé­pen­dam­ment de soi pour les objec­ti­ver. Or selon Edel­man, la conscience pri­maire du pré­sent remé­mo­ré ne per­met pas à l’esprit de dis­so­cier les caté­go­ries du non-soi des valeurs du soi qui s’y rap­portent.[10]Les choses et les évé­ne­ments à ce niveau se fondent sur des per­cepts atta­chés à l’expérience sub­jec­tive de valeurs-caté­go­ries asso­ciées à ce que l’esprit res­sent et per­çoit inté­rieu­re­ment (par des classes défi­nies en exten­sion) – plu­tôt que sur les concepts d’une connais­sance objec­ti­vable de ce que l’esprit conçoit (par des classes défi­nies en inten­sion), dont relève notre capa­ci­té à dénom­mer et à décrire ce à quoi l’on réfère par les repré­sen­ta­tions véri­con­di­tion­nelles du lan­gage et de la pen­sée. La conscience pri­maire n’appréhende les choses que comme une sorte d’incarnation des valeurs atta­chées aux besoins, envies ou aver­sions que l’on éprouve à leur égard, par leurs effets sen­so­riels et moteurs sur nos orga­nismes et les réponses émo­tion­nelles qui s’y rap­portent. On parle par­fois à ce sujet d’une expé­rience des choses vécues « à la pre­mière per­sonne », qui donne une valeur aux choses en fonc­tion de soi, au contact de soi (par conti­guï­té indi­ciaire). Cette pre­mière forme de conscience appré­hende par exemple une chaise en fonc­tion d’un besoin que l’on éprouve de s’asseoir, une carotte par son envie de la cro­quer, un bâton comme une forme de menace, de peur ou même de dou­leur. Or les pro­prié­tés énon­cia­tives du lan­gage humain mobi­lisent à mon sens, tout comme le cri ani­mal dont elles sont issues, la conscience pri­maire atta­chée à la valeur des choses vécues à la pre­mière per­sonne (Per­rin 2016b).

 

2.4.2. La sai­sie objec­tive de l’environnement mobi­lise en revanche une forme de conscience « d’ordre supé­rieur » selon Edel­man (Id. 125), atta­chée à ce que l’esprit humain conçoit par ce qu’on appelle la pen­sée (plu­tôt qu’à ce qu’il per­çoit et res­sent inté­rieu­re­ment). Cette « conscience d’ordre supé­rieur » mobi­lise pour Edel­man « d’autres cir­cuits de réen­trance », reliant cette fois la mémoire de valeur-caté­go­rie non plus direc­te­ment aux régions sen­so­ri­mo­trices et émo­tives, mais à cer­taines régions du néo­cor­tex impli­quant les aires « de Bro­ca » et « de Wer­nicke », dont relève pour le coup notre com­pé­tence lin­guis­tique. Déli­vrée des contin­gences de la per­cep­tion et de l’émotion atta­chées à l’expérience indi­ciaire de valeurs atta­chées aux choses vécues à la pre­mière per­sonne, la conscience s’apparente peut-être alors à un « lan­gage de la pen­sée », impli­quant un savoir « à la troi­sième per­sonne » et une nou­velle forme de mémoire, désor­mais expli­cite et consciente. C’est la mani­pu­la­tion de sym­boles asso­ciés à des formes concep­tuelles, qui per­met à l’esprit humain de se déta­cher des contin­gences de l’ici-et-main­te­nant du pré­sent remé­mo­ré de la conscience pri­maire, pour appré­hen­der consciem­ment, non seule­ment le pas­sé et l’avenir, mais le pos­sible et l’impossible, le vrai et le faux, l’hypothétique et le fic­tif, jusqu’au para­doxal et à l’absurde. C’est ain­si que l’esprit humain trouve le moyen d’élaborer et de mani­pu­ler, d’enchâsser indé­fi­ni­ment plu­sieurs niveaux de (méta)représentations par les opé­ra­tions de la rai­son (logique et infé­ren­tielle). Il s’ensuit que par­mi les ani­maux doués de conscience, l’être humain est le seul peut-être à en être conscient (la « conscience de la conscience » relève de la conscience d’ordre supé­rieur selon Edel­man), le seul à savoir par exemple qu’il est né et va mou­rir un jour, ou tout bon­ne­ment à pou­voir se dire qu’il a tort ou rai­son de pen­ser ce qu’il pense. Tout ceci est cohé­rent par rap­port au modèle de Chom­sky-Fodor dont il a été ques­tion pré­cé­dem­ment, à ceci près que ce qui a trait à la conscience pri­maire s’y trouve esca­mo­té, non sans consé­quences sérieuses sur l’articulation du lan­gage humain à l’esprit.

« Il ne faut jamais oublier, nous rap­pelle à ce sujet Edel­man (id. 79), que la conscience pri­maire est l’état fon­da­men­tal : sans elle, pas de conscience d’ordre supé­rieur ». Cette der­nière s’apparente en effet à un second étage de la conscience, dont les repré­sen­ta­tions concep­tuelles se détachent certes, mais s’appuient néan­moins sur une appré­hen­sion caté­go­rielle atta­chée fonc­tion­nel­le­ment à des valeurs issues de l’expérience des choses du monde qu’elle repré­sente, valeurs que l’esprit humain res­sent mais qu’il ne par­vient pas aisé­ment à se repré­sen­ter objec­ti­ve­ment. C’est en effet à l’arrière-plan de ce que l’on conçoit men­ta­le­ment par la conscience supé­rieure des repré­sen­ta­tions de la pen­sée humaine, hors de por­tée de cette der­nière et des repré­sen­ta­tions qui s’y rap­portent, que la conscience pri­maire atta­chée à l’expérience sub­jec­tive de ce dont il est ques­tion déter­mine la valeur des choses dont on parle et aux­quelles on pense (Per­rin 2016b). Bien avant que nous ne soyons en mesure d’évaluer les repré­sen­ta­tions de notre pen­sée consciente, d’en peser le pour et le contre en vue de sai­sir indi­rec­te­ment les rai­sons objec­tives de nos pré­fé­rences et de nos aver­sions, c’est l’expérience des choses vécues par l’esprit qui déter­mine la qua­li­té sub­jec­tive des infor­ma­tions repré­sen­tées dans le lan­gage humain et la pen­sée. C’est toutes faites et éva­luées qua­li­ta­ti­ve­ment par les pro­prié­tés sen­so­ri­mo­trices de nos orga­nismes, dont pro­cèdent notam­ment l’expérience énon­cia­tive de ce dont il est ques­tion dans le lan­gage, que ces infor­ma­tions par­viennent à la conscience supé­rieure et à la rai­son des sujets par­lant que nous sommes.

 

2.5. On retrouve ici la divi­sion lin­guis­tique éta­blie pré­cé­dem­ment entre deux com­po­santes sémio­tiques dis­jointes, que prennent pour objets res­pec­ti­ve­ment la lin­guis­tique de la langue et de celle de la parole selon Saus­sure, pré­sen­tées par Bal­ly comme la contre­par­tie ver­bale d’une divi­sion rela­tive à ce que construit men­ta­le­ment l’esprit humain. Cette divi­sion ou dis­con­ti­nui­té lin­guis­tique irré­duc­tible entre deux com­po­santes de ce qui est codé dans la langue – dévo­lues à ce qui est repré­sen­té par média­tion sym­bo­lique au plan séman­ti­co-réfé­ren­tiel, et res­pec­ti­ve­ment à ce qui est mon­tré au plan énon­cia­tif indi­ciaire – mobi­lise ain­si ce qui dis­tingue la conscience supé­rieure des repré­sen­ta­tions de la pen­sée d’une part, et la conscience pri­maire de l’expérience sub­jec­tive de ce dont il est ques­tion pour l’esprit d’autre part. Ces deux angles d’approches dis­ci­pli­naires, lin­guis­tique et neu­ro­phy­sio­lo­gique, prennent pour objet une seule et même divi­sion du lan­gage et de l’esprit. On com­prend mieux dans ces condi­tions ce qui déter­mine l’irréductibilité lin­guis­tique des pro­prié­tés énon­cia­tives de la parole à celles de la langue comme système.

 

2.5.1. Cette dis­con­ti­nui­té sémio­tique a été sou­vent obser­vée en neu­ro­psy­cho­lo­gie expé­ri­men­tale de l’acquisition du lan­gage et des troubles de l’aphasie. Avant de conclure cette étude, il ne me semble pas inutile de citer à ce sujet deux articles consa­crés à ces obser­va­tions. Le pre­mier, de Danon-Boi­leau, se rap­porte aux stades d’acquisition du lan­gage chez l’enfant ; il met en évi­dence la pré­séance onto­gé­né­tique des pro­prié­tés énon­cia­tives du sens, et oppose ce fai­sant, à un stade pré­coce de l’acquisition lin­guis­tique, l’expression des affects et res­pec­ti­ve­ment de la motri­ci­té énon­cia­tive selon deux axes dif­fé­rents, annon­çant par avance la divi­sion sémio­tique dont il a été ques­tion au long de cette étude. Contrai­re­ment aux affects atta­chés aux inter­jec­tions et autres for­mules énon­cia­tives, dont la fonc­tion indi­ciaire semble défi­ni­ti­ve­ment éta­blie et immuable avant l’acquisition des apti­tudes sym­bo­liques, la motri­ci­té atta­chée aux ono­ma­to­pées pré­fi­gure alors fonc­tion­nel­le­ment, selon Danon-Boi­leau, ce que la conscience supé­rieure asso­cie­ra ulté­rieu­re­ment aux repré­sen­ta­tions séman­ti­co-réfé­ren­tielles :[11]Selon la ter­mi­no­lo­gie adop­tée dans cette étude, je pré­cise encore une fois que la notion de repré­sen­ta­tion est pour moi inadé­quate au stade pri­maire de la conscience dont parle ici Danon-Boi­leau ; celle d’appré­hen­sion sub­jec­tive de ce dont il est ques­tion pour l’esprit serait alors plus appro­priée.

« Vers 12 ou 16 mois, les pre­miers mots de l’enfant marquent les affects vis à vis des chan­ge­ments qu’il observe et pro­voque dans le monde. La pro­duc­tion de pro­to­mots comme « encore », « voi­là », ou « apu » exprime son res­sen­ti face aux trans­for­ma­tions de son envi­ron­ne­ment. L’emploi de « voi­là » expri­me­ra la satis­fac­tion d’avoir atteint un objec­tif. L’utilisation de « encore » tra­dui­ra l’attente du retour d’une satis­fac­tion atten­due. Ces termes expriment le sou­hait d’un retour à un état dési­ré dont l’enfant a for­mé la repré­sen­ta­tion. Il convient d’y ajou­ter « ça ». Asso­cié au poin­tage et à la mimique de sur­prise, le « ça » sou­ligne la rela­tion éta­blie par l’enfant entre un sou­ve­nir et quelque chose qu’il per­çoit au moment où il prend la parole. Ces trois pro­to­mots ne nous apprennent rien sur leurs réfé­rents […], mais signalent la manière dont celui qui parle appré­cie le chan­ge­ment qui s’est pro­duit ou qu’il envi­sage. […] A la même époque, et paral­lè­le­ment à cette ligne de pro­duc­tion lin­guis­tique, appa­raissent des ono­ma­to­pées qui ont au contraire à voir avec le tra­vail de la motri­ci­té. Ici, le lan­gage ne tra­duit plus des affects ou un juge­ment sur les repré­sen­ta­tions, mais désigne plu­tôt la repré­sen­ta­tion dans sa dimen­sion motrice. Ain­si « vroum » repré­sente d’abord le bruit que pro­duit papa en fai­sant rou­ler la petite voi­ture, puis celui que reprend l’enfant en jouant à son tour. D’une cer­taine manière, l’onomatopée ouvre un ordre de signi­fiant plus direc­te­ment réfé­ren­tiel puisque l’enfant ne dit pas « vroum » quand il joue avec une vache, ni « meuh » quand il joue avec une petite voi­ture. En com­pa­rai­son avec le pre­mier axe de déve­lop­pe­ment (où chaque mot cor­res­pond à une iden­ti­té de res­sen­ti), ce second axe (qui met en jeu la motri­ci­té) exige une dif­fé­ren­cia­tion indi­rec­te­ment liée à la nature du monde dési­gné. » (Danon-Boi­leau 2005, 298)

 

2.5.2. Quant au second article, de Nes­pou­lous, il s’appuie lui aus­si sur la divi­sion ana­ly­sée dans cette étude, pour obser­ver que les troubles dys­pha­siques (ano­mique ou agram­ma­tique) pré­servent géné­ra­le­ment les pro­prié­tés énon­cia­tives de la conscience pri­maire. La dégé­né­res­cence céré­brale ren­verse l’ordre de pré­séance onto­gé­né­tique de l’acquisition dont il est ques­tion chez Danon-Boi­leau. Cha­cun à leur manière, ces deux articles viennent docu­men­ter les nom­breuses obser­va­tions sus­cep­tibles de ren­for­cer la vali­di­té des hypo­thèses for­mu­lées dans cette étude :

« Chez l’aphasique, il est aisé de consta­ter que le « dis­cours réfé­ren­tiel » se trouve la plu­part du temps per­tur­bé, tan­dis que le com­por­te­ment « moda­li­sa­teur », répon­dant à d’autres objec­tifs fonc­tion­nels, demeure, de son côté, lar­ge­ment acces­sible. […] Selon une hié­rar­chi­sa­tion pro­po­sée par John Hugh­lings Jack­son (1958), les com­por­te­ments humains les plus sophis­ti­qués et les plus com­plexes seraient ain­si de nature « pro­po­si­tion­nelle ». Eux seuls, […] seraient per­tur­bés à la suite d’une lésion du sys­tème ner­veux cen­tral, lais­sant sub­sis­ter des com­por­te­ments qui sont à fina­li­té essen­tiel­le­ment « cen­tri­pètes » (orien­tés vers le locu­teur lui-même) et néces­si­tant une pla­ni­fi­ca­tion et un effort cog­ni­tif moindres. […] Hugh­lings Jack­son et Baillar­ger ont qua­li­fié cette dis­so­cia­tion d’«automatico-volontaire », indi­quant ain­si que seuls les com­por­te­ments « volon­taires », « pro­po­si­tion­nels », seraient vul­né­rables en cas d’aphasie parce que « coû­teux » cog­ni­ti­ve­ment. A l’inverse, les com­por­te­ments « moda­li­sa­teurs » devraient leur pré­ser­va­tion à leur moindre coût de trai­te­ment, à leur moindre degré de com­plexi­té dans l’architecture hié­rar­chique du sys­tème ner­veux. » (Nes­pou­lous 2005, 442–443)

 

Conclu­sion

Les deux volets de cette étude portent sur une seule et même divi­sion entre ce qui est conçu et ce qui est vécu dans le lan­gage et pour l’esprit, qui concerne ce qui oppose les idées géné­rales aux expé­riences sin­gu­lières en phi­lo­so­phie. D’un côté le lan­gage consiste à repré­sen­ter ce que conçoit le sujet humain au plan réfé­ren­tiel ; de l’autre à appré­hen­der ce qu’il éprouve par l’expérience de ce dont il est ques­tion au plan énon­cia­tif. Or il appa­raît que ce qui est éprou­vé anti­cipe ce qui est sai­si consciem­ment et repré­sen­té, quitte à y reve­nir ensuite men­ta­le­ment bien sûr, en vue de pré­ci­ser et réorien­ter si besoin les juge­ments de valeur asso­ciés aux réac­tions sub­jec­tives de l’esprit, dont pro­cède la dyna­mique énon­cia­tive du dis­cours en actes. L’objectif était de plai­der en faveur d’une lin­guis­tique saus­su­rienne à deux visages ou à deux faces, cor­res­pon­dant res­pec­ti­ve­ment à ce que le lan­gage per­met de pen­ser par la langue d’une part, de vivre et d’éprouver par la parole d’autre part.

Le prin­ci­pal défaut du cou­rant actuel­le­ment domi­nant dans les sciences du lan­gage et cog­ni­tives, impli­quant la gram­maire géné­ra­tive et la prag­ma­tique infé­ren­tielle, est d’avoir relé­gué soit aux acci­dents la per­for­mance dis­cur­sive, soit aux éla­bo­ra­tions de la pen­sée et au rai­son­ne­ment logique toute la dyna­mique asso­ciée à l’actualisation de la langue en dis­cours. Le lan­gage sous cet angle est com­plè­te­ment déma­té­ria­li­sé, assi­mi­lé à un pur algo­rithme cog­ni­tif de la com­pu­ta­tion sym­bo­lique incons­ciente au plan lin­guis­tique, ensuite de la rai­son consciente, inten­tion­nelle et infé­ren­tielle au plan prag­ma­tique. L’intérêt de ce modèle domi­nant n’a à être ni démon­tré ni contes­té en pro­fon­deur ; la notion de « rai­son humaine » et le modèle qui en rend compte nous encou­ragent tous à évo­luer dans le bon sens, peut-être. Mais le pro­blème, c’est que le lan­gage et l’esprit humain, ça ne marche pas comme ça ![12]Pour reprendre le titre du der­nier ouvrage de Fodor (2003), qui recadre assez ver­te­ment les ambas­sa­deurs trop zélés de son modèle cog­ni­tif de la rai­son logique et de la com­pu­ta­tion men­tale.

C’est en effet à l’arrière-plan des repré­sen­ta­tions lin­guis­tiques de la rai­son objec­tive, que s’élabore l’expérience sub­jec­tive de ce qui est appré­hen­dé dans l’instant de la parole, les valeurs asso­ciées au fait de sup­po­ser ou de consta­ter quelque chose, de s’exclamer, de deman­der ou d’ordonner ceci ou cela en situa­tion, d’énoncer telle ou telle forme lin­guis­tique plus ou moins codée à cet effet. Nul besoin dans ces condi­tions de le conce­voir objec­ti­ve­ment ni de l’évaluer contex­tuel­le­ment pour sai­sir men­ta­le­ment que ce qui est dit pro­cède d’un juge­ment cri­tique ou d’un com­pli­ment, par exemple, plu­tôt que d’une simple sup­po­si­tion, d’une excla­ma­tion, ou encore d’une forme de requête. Tout se passe ici pour l’esprit comme lorsqu’on voit un arbre, une carotte ou un bâton ; il suf­fit d’en faire l’expérience, énon­cia­tive en l’occurrence. A vou­loir pur­ger la lin­guis­tique, la prag­ma­tique et l’analyse du dis­cours de tout ce qui vient coder l’exercice et l’expérience énon­cia­tive, on passe à côté si ce n’est de l’essentiel, du moins de ce qui condi­tionne en pro­fon­deur à la fois le lan­gage et la pensée.

L’avenir est pour moi à la conci­lia­tion et à l’articulation des approches anta­go­nistes dis­cu­tées dans cette étude. Le par­tage épis­té­mo­lo­gique que Saus­sure appe­lait de ses vœux, entre la « lin­guis­tique de la langue » et celle « de la parole », mobi­lise à mon sens la divi­sion des niveaux de conscience que pro­pose notam­ment Edel­man, dont relève ce qui oppose dans l’esprit humain l’ordre sémio­tique sym­bo­lique – du concep­tuel au pro­po­si­tion­nel – à l’ordre des « traces », « indices », et autres formes de « mar­queurs », « signaux », « sin­signes » énon­cia­tifs ou même « qua­li­signes » (au sens peir­cien). Sans des­sai­sir la lin­guis­tique for­melle ni la prag­ma­tique infé­ren­tielle de l’essentiel de leurs pré­ro­ga­tives, la divi­sion lin­guis­tique dont il a été ques­tion per­met­trait à mon sens de les déles­ter de ce qui n’est pas de leur res­sort et dont elles peinent à rendre compte, qui a trait à l’expérience énon­cia­tive et à l’exercice dis­cur­sif de la parole. Une réponse ima­gi­naire du ber­ger saus­su­rien à la ber­gère lin­guis­tique, en quelque sorte.

 

Réfé­rences

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Notes

Notes
1 Quant à la frange la moins scru­pu­leuse des héri­tiers de Saus­sure et de la tra­di­tion struc­tu­ra­liste, qui a fran­chi allè­gre­ment la bar­rière de la phrase sans s’embarrasser des exi­gences dont il vient d’être ques­tion, elle a explo­ré par­fois fruc­tueu­se­ment mais aus­si sou­vent per­du le fil de ses inves­ti­ga­tions, sans plus savoir ni où ni com­ment inter­rompre à un moment l’analyse lin­guis­tique ou sémio­tique des uni­tés com­plexes, hété­ro­gènes et dis­con­ti­nues que l’on doit affron­ter au plan dis­cur­sif. Pour un Fran­çois Ras­tier (2001), fin connais­seur de Saus­sure – dont le modèle inter­pré­ta­tif des iso­to­pies-para­to­pies dis­cur­sives par les traits séman­tiques affé­rants des lexèmes abou­tit à une her­mé­neu­tique tex­tuelle appro­fon­die, impli­quant notam­ment les notions de période dis­cur­sive et fina­le­ment de pas­sage tex­tuel – com­bien de ten­ta­tives plus ou moins fruc­tueuses qui se sont enli­sées dans leurs décou­pages, éti­que­tages et cata­lo­gages des uni­tés de sens tex­tuel, des fonc­tions dis­cur­sives qui s’y rap­portent au gré des situa­tions, des genres, des usages et des trou­vailles rhétoriques ?
2 La ques­tion de ce qui dis­tingue et arti­cule, par exemple, la fonc­tion conces­sive d’un consti­tuant de rang dis­cur­sif élé­men­taire comme bien qu’il pleuve, à celle de cir­cons­tant d’un élé­ment syn­taxique péri­phé­rique comme mal­gré la pluie, n’a pas trou­vé de réponse défi­ni­tive à ce jour.
3 « Ce dépas­se­ment se fera par deux voies, ajoute ensuite à ce sujet Ben­ve­niste (ibid.) :
– dans l’analyse intra­lin­guis­tique, par l’ouverture d’une nou­velle dimen­sion de signi­fiance, celle du dis­cours, que nous appe­lons séman­tique, désor­mais dis­tincte de celle qui est liée au signe, qui sera sémio­tique ;
– dans l’analyse trans­lin­guis­tique des textes, des œuvres, par l’élaboration d’une méta­sé­man­tique qui se construi­ra sur la séman­tique de l’énonciation ».
4 Je pré­cise que les obser­va­tions qui pré­cèdent portent sur les hypo­thèses his­to­riques de la gram­maire géné­ra­tive, sans tenir compte des évo­lu­tions récentes du pro­gramme de recherche « mini­ma­liste » mis en œuvre par Chom­sky (1995), qui l’ont ame­né à revoir en pro­fon­deur ses hypo­thèses ini­tiales (id., 2002). Par­mi d’autres évo­lu­tions, ces der­nières révi­sions ont consis­té notam­ment à ren­ver­ser l’ordre de struc­tu­ra­tion top-down dont il vient d’être ques­tion. L’analyse géné­ra­tive des phrases repose désor­mais sur une pro­cé­dure bot­tom-up imli­quant une pre­mière phase opé­ra­tion­nelle (appe­lée « numé­ra­tion »), à laquelle suc­cède une seconde phase (« merge »), asso­ciée à des contraintes sur l’interprétation de cer­tains traits syn­taxiques. Quel que soit l’intérêt de ce revi­re­ment, dont les effets se font sen­tir non seule­ment sur l’articulation des com­po­santes syn­taxique et séman­tique, mais sur les ins­truc­tions qui s’ensuivent au plan prag­ma­tique, il ne pos­tule aucune inté­gra­tion lin­guis­tique des pro­prié­tés prag­ma­tiques du sens, aucune lin­guis­tique de la parole, au sens enten­du dans cette étude.
5 Cette tra­di­tion ren­voie ici à Bal­ly, Ben­ve­niste, Aus­tin, et ensuite notam­ment à Ducrot (ain­si qu’à cer­tains de ses héri­tiers). Elle n’engage pas for­cé­ment la lin­guis­tique des « opé­ra­tions énon­cia­tives » de Culio­li, qui n’instaure à pre­mière vue aucune dis­con­ti­nui­té séman­tique ou sémio­tique entre langue et parole.
6 Le par­tage de ce qui est véri­con­di­tion­nel (qui inter­vient dans la déter­mi­na­tion des condi­tions de véri­té de l’énoncé) et de ce qui est non-véri­con­di­tion­nel à l’intérieur du sens des énon­cés (qui enri­chit le sens, mais sans tou­cher aux condi­tions de véri­té de l’énoncé) peut être évo­qué comme le cri­tère de recon­nais­sance déter­mi­nant d’une telle opposition.
7 Com­po­si­tion qui repose intrin­sè­que­ment d’ailleurs sur un ordre de struc­tu­ra­tion dyna­mique inverse de celui que la gram­maire géné­ra­tive a accor­dé his­to­ri­que­ment à la syn­taxe ; un ordre ascen­dant bot­tom-up (vs top-down) remon­tant par abs­trac­tions des élé­ments linéaires de sur­face à la syn­thèse phras­tique (Per­rin 2017). Le pro­gramme de recherche « mini­ma­liste » (note 4 supra, point 1.3.) cor­rige ce défaut de diver­gence, mais sans per­mettre d’intégrer fonc­tion­nel­le­ment aux ins­truc­tions lin­guis­tiques, ni les pro­prié­tés que j’appelle énon­cia­tives, ni évi­dem­ment les acci­dents de la per­for­mance et autres pro­prié­tés discursives.
8 Qui conduisent par­fois à des apo­ries comme avec le fameux per­for­ma­doxe (Lycan 1984), qui ne vaut que s’il s’applique à une lec­ture des­crip­tive du pré­fixe per­for­ma­tif, tout à fait exclue d’entrée de jeu par Austin.
9 Remon­tant à moins de 100ˈ000 ans peut-être, 50ˈ000 à 60ˈ000 ans seule­ment pour Fodor ou Chomsky.
10 Les choses et les évé­ne­ments à ce niveau se fondent sur des per­cepts atta­chés à l’expérience sub­jec­tive de valeurs-caté­go­ries asso­ciées à ce que l’esprit res­sent et per­çoit inté­rieu­re­ment (par des classes défi­nies en exten­sion) – plu­tôt que sur les concepts d’une connais­sance objec­ti­vable de ce que l’esprit conçoit (par des classes défi­nies en inten­sion), dont relève notre capa­ci­té à dénom­mer et à décrire ce à quoi l’on réfère par les repré­sen­ta­tions véri­con­di­tion­nelles du lan­gage et de la pensée.
11 Selon la ter­mi­no­lo­gie adop­tée dans cette étude, je pré­cise encore une fois que la notion de repré­sen­ta­tion est pour moi inadé­quate au stade pri­maire de la conscience dont parle ici Danon-Boi­leau ; celle d’appré­hen­sion sub­jec­tive de ce dont il est ques­tion pour l’esprit serait alors plus appropriée.
12 Pour reprendre le titre du der­nier ouvrage de Fodor (2003), qui recadre assez ver­te­ment les ambas­sa­deurs trop zélés de son modèle cog­ni­tif de la rai­son logique et de la com­pu­ta­tion mentale.