Pratiques n° 123–124, 2004, 7–26
Laurent Perrin
Université de Metz
Mots clés : Linguistique, analyse du discours, polyphonie, dialogisme, énonciation, séquence écho, reformulation, point de vue, sujet parlant, locuteur, énonciateur.
Cette étude aborde différentes approches de la dimension dialogique ou polyphonique du langage. En partant des écrits du linguiste russe Mikhaïl Bakhtine, qui en a fait des concepts opératoires en sciences du langage, nous tenterons d’évaluer ce qu’il advient aujourd’hui de ces notions dans le cadre de différentes approches énonciatives du sens.
Les approches en question s’inscrivent dans une tradition dont l’un des pionniers, à qui l’histoire n’a sans doute pas encore complètement rendu justice, est incontestablement Charles Bally. Oswald Ducrot reconnaît notamment avoir puisé chez Bally certaines observations fondatrices de sa conception selon laquelle les phrases de la langue qualifient leur propre énonciation comme émanant de différentes voix, de différents points de vue.
Après celles de Bakhtine et de Bally, certaines propositions de Ducrot seront prises en compte et confrontées à d’autres approches. Il apparaîtra que cette notion de polyphonie est encore loin d’être stabilisée, mais qu’elle annonce peut-être un vrai renouvellement de nos conceptions du sens. À condition de s’entendre et de parvenir à harmoniser les forces en présence, les approches et tentatives de descriptions diverses, portant sur des faits polyphoniques plus ou moins apparentés. Cette étude voudrait y contribuer.
I. Dialogisme et polyphonie selon Bakhtine
L’originalité de Bakhtine a consisté à mettre en question, dès les années 1930, l’idée toujours actuellement bien ancrée que le langage n’implique subjectivement que son auteur effectif, le sujet parlant qui le produit. En vertu de la métaphore musicale qu’elle met en œuvre, la notion de polyphonie renvoie à un ensemble de voix orchestrées dans le langage. Celle de dialogisme indique que ces voix s’interpellent et se répondent réciproquement. Les approches qui s’en réclament considèrent que le sens des énoncés et des discours, loin de consister simplement à exprimer la pensée d’un sujet parlant empirique impliqué dans une interaction effective (une conversation par exemple, un échange épistolaire, la publication d’un article de presse), consiste avant tout à mettre verbalement en scène une interrelation de paroles et de points de vue imputés à des instances plus ou moins abstraites, que l’interprète est chargé d’identifier pour comprendre ce qui est dit.
À partir des années 1970, les hypothèses de Bakhtine ont trouvé en France un terrain favorable à leur influence, à l’intersection de divers courants philosophiques, psychanalytiques, littéraires et linguistiques. Parmi d’autres approches comme celle de Julia Kristeva (1969), de Tzvetan Todorov (1981), les analyses de Jacqueline Authier-Revuz (1982, 1995) en témoignent notamment, qui cherchent à saisir la façon dont le discours se représente lui-même, dans le processus même où il s’énonce, comme émanant d’autres discours et d’un langage hétérogène. Les travaux de Sophie Moirand (1990) sur le dialogisme, plus récemment de Jacques Bres (1998, 1999), de Jeanne Marie Barbéris (Barbéris et Bres 2002), de Bertrand Vérine (Bres et Verine 2003) à Montpellier, pour ne relever que quelques exemples représentatifs, s’inspirent aujourd’hui de Bakhtine. On peut également citer le modèle genevois d’analyse du discours développé à Genève autour d’Eddy Roulet (1985, 2001), qui accorde une large place aux notions bakhtiniennes de dialogisme et de polyphonie. En théorie littéraire et en narratologie, les hypothèses de Bakhtine ont recoupé certaines observations de Gérard Genette (1972, 1983) sur la voix, la focalisation dans le récit littéraire. Diverses approches du point de vue dans le récit comme celle d’Alain Rabatel (1998), ou encore de Laurent Adert (1996) à propos de Flaubert, font référence à Bakhtine. C’est essentiellement à Oswald Ducrot (1982, 1984) que l’on doit l’introduction de la notion de polyphonie en sémantique, dans le cadre d’une théorie fondée sur une conception énonciative du sens inspirée de Bally (1932). Plutôt qu’à Bakhtine à qui Ducrot emprunte la notion de polyphonie sans s’interroger plus avant sur sa théorie, c’est essentiellement chez Bally que l’on trouve en germe les conditions de la théorie polyphonique dont il sera finalement question dans cette étude. Mais avant d’en arriver là, restons-en pour l’instant à Bakhtine, à sa conception dialogique ou polyphonique du sens des énoncés et des discours.
Selon Bakhtine, le sens des énoncés subit une double influence, respectivement interdiscursive et interlocutive (selon la terminologie adoptée notamment par Bres 1999). D’une part, les énoncés entrent systématiquement en résonance interdiscursive (ou intertextuelle) avec ce qui a déjà été dit à l’aide des mêmes mots ou à propos du même objet ; ils font écho et réagissent à d’autres paroles ou points de vue qu’ils intègrent. « Sur toutes ses voies vers l’objet, dans toutes les directions, le discours en rencontre un autre, ‘étranger’, et ne peut éviter une action vive et intense avec lui. Seul l’Adam mythique abordant avec sa première parole un monde pas encore mis en question, vierge, seul Adam-le-solitaire pouvait éviter totalement cette orientation dialogique sur l’objet avec la parole d’autrui » relève à ce sujet Bakhtine (1934, 102). Et d’autre part, au plan interlocutif cette fois, les énoncés non seulement répondent, mais ils anticipent aussi sur les interprétations, annoncent les répliques potentielles d’un destinataire, réel ou virtuel, auquel ils s’adressent. « Se constituant dans l’atmosphère du ‘déjà dit’, le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue » écrit Bakhtine (1934, 103). N’importe quel fragment de conversation fait apparaître en quoi le partage des rôles entre interlocuteurs ne se réduit pas à l’alternance de leurs tours de parole. En parlant chacun rejoue constamment la partition de l’autre, lui emprunte ou anticipe ses jugements, ses formulations. Cela est avéré non seulement dans le dialogue, mais jusque dans les formes de discours les plus détachées de toute interaction effective apparente. « Les discours les plus intimes sont eux aussi traversés par des évaluations d’un auditeur virtuel, d’un auditoire potentiel, même si la représentation d’un tel auditoire n’apparaît pas clairement à l’esprit du locuteur » relève sur ce point Bakhtine (1953, 294). Cette « dialogisation intérieure du discours, précise-t-il ailleurs, […] pénètre dans toute sa structure, dans toutes ses couches sémantiques et expressives » (1934, 102).[1]Bien avant différents sociologues ou psycholinguistes américains comme Erving Goffman (1967, 1981), William Labov (1972) ou John J. Gumperz (1982), dont l’empirisme et les méthodes sont évidemment parfaitement étrangers Bakhtine, ce dernier avait néanmoins pressenti le rôle que joue l’interaction en ce qui concerne la dimension interlocutive du sens des énoncés. Dans le cadre de certaines analyses comme celle de Roulet (1985), de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980, 1990), l’influences de ces courants, issus de l’analyses d’interactions conversationnelles, se conjuguent et … Continue reading
L’idée de Bakhtine est que le sens des formes linguistiques et autres séquences discursives, à quelque niveau que ce soit, émerge d’interrelations abstraites impliquant d’autres discours ou points de vue, l’idée que le sens émane activement d’autres paroles (et non pas passivement de la parole, comme le supposait Saussure). Il ne s’agit pas pour Bakhtine de définir le sens en fonction d’un système de valeurs en soi ou a priori comme le fait Saussure, mais en fonction d’un ensemble de voix impliquées dans l’usage des formes linguistiques, dans les idées exprimées, le fait de s’adresser à quelqu’un, d’aborder tel ou tel sujet, dans tel ou tel contexte, etc. Le langage selon Bakhtine est une caisse de résonance où des voix se répondent, interagissent, s’articulent à différents niveaux derrière ce qui est dit. Que ce soit dans la conversation quotidienne ou dans la presse écrite, par exemple, d’où proviennent la plupart des exemples analysés dans cette étude, les faits dialogiques ou polyphoniques abondent. Un journaliste s’exprime généralement au nom de ses sources ou de différents témoignages, de son lecteur supposé, de l’opinion commune. Non seulement les mots, les expressions, les phrases réalisées, mais les contenus, les idées exprimées, ne sont pas forcément assumés par le journaliste, comme le montre l’exemple ci-dessous :
(1) Vendredi prochain 19 mars s’ouvre à la porte de Versailles l’annuel Salon du livre. La première idée qui vient, comme à tout auteur publiant au plus fort d’une actualité extra-littéraire chargée : « Ça tombe mal, avec ce qui s’est passé à Madrid, à deux jours de nos élections régionales… et du printemps ! » Mauvais coup pour la « chose écrite » et le « support papier », comme on dit maintenant de peur que le simple mot de « livre » ne date, que l’imprimé s’avoue incapable de coller aux urgences.
Mais est-ce si sûr ? De la coïncidence entre une fête de la lecture et une réalité dramatique, ne peut-on pas tirer une leçon inverse ? […] [Le Monde, Bertrand Poirot-Delpech, 17/3/04]
Retranscrites en italique et entre guillemets dans le texte original, selon les procédés typographiques signalant une citation directe, certaines séquences discursives sont explicitement présentées d’abord comme le fait de « tout auteur publiant au plus fort d’une actualité extra-linguistique chargée », ensuite comme le fait d’un « on » anonyme auquel le sujet parlant ne fait qu’emprunter les notions de « chose écrite » et de « support papier ». Ces premières formes de dialogisme ou de polyphonie consistent à prétendre rapporter, à citer l’énonciation d’autrui, sans forcément renoncer à revendiquer personnellement ce qui s’y trouve exprimé. Elles révèlent que les mots, les expressions, les phrases et autres séquences discursives peuvent être l’émanation de voix étrangères que le sujet parlant évoque, avec lesquelles il semble entamer une sorte de ‘dialogue’ abstrait dans le cadre de son propre discours.[2]Les analyses de Jacqueline Authier-Revuz se concentrent essentiellement sur ce premier niveau de faits dialogiques ou polyphoniques. Les formes d’hétérogénéité dont il vient d’être question, qu’elle définit comme montrées par le sujet parlant, s’articulent à ce qu’elle conçoit comme l’hétérogénéité constitutive des unités linguistiques dans le discours, de la langue elle-même qui appartient par définition à l’autre, à la communauté linguistique, hétérogénéité que le sujet parlant cherche ponctuellement à circonscrire, par le jeu de … Continue reading
Dans d’autres cas le dialogisme et la polyphonie ne tiennent pas tant aux mots des autres, aux formulations et expressions linguistiques, qu’aux seuls contenus, aux opinions exprimées, relativement à tel ou tel objet de discours. À plusieurs reprises, Bakhtine insiste sur le fait que l’autre dans le discours ne tient pas seulement aux mots employés, mais aux points de vue, aux évaluations exprimées, parfois tout à fait indépendamment des formulations auxquelles on a recours. On peut par exemple relever à ce sujet que le journaliste assume l’expression « mauvais coup » en (1), mais pas le point de vue selon lequel les attentats de Madrid et les prochaines élections régionales seraient défavorables au Salon du livre. Même si dans ce cas l’énonciation de l’expression « mauvais coup » n’est pas en cause, il n’en reste pas moins que le sujet parlant reformule alors le point de vue d’autrui précédemment cité, sans le prendre personnellement en charge, comme le confirme l’enchaînement qui aussitôt met ce point de vue en doute (« Mais est-ce si sûr ? »), initiant une séquence discursive exprimant un point de vue inverse.
Les notions de dialogisme ou de polyphonie selon Bakhtine s’appliquent à différents ensembles de faits, à différents niveaux d’organisation linguistique ou discursive, dont les liens ne sont pas toujours apparents, jusqu’à embrasser certaines formes d’hétérogénéité énonciative associées simplement à la nature de ce qui est dit. Si l’on prend, par exemple, le tout premier énoncé de (1), précisant les dates et le lieu du Salon du livre, on peut relever qu’il n’a pas exactement le même statut énonciatif, compte tenu de l’identité factuelle de ce qu’il exprime, que les énoncés d’opinion dont il vient d’être question, qui expriment un point de vue argumentatif. Dans le cas d’un énoncé générique par exemple, ou d’un énoncé établissant des faits historiques comme c’est le cas en l’occurrence, le sujet parlant ne s’engage pas de la même façon que dans un énoncé d’opinion. Et de même, dans l’exemple suivant, le journaliste engage un récit impliquant différents points de vue qu’il ne prend pas tous identiquement en charge. En parlant tantôt du « jeune garçon » et de « ses parents », tantôt de l’« imposteur » ou du « faux Léo », le journaliste ne joue pas sur différentes expressions ou formulations, mais sur différents points de vue imputés aux personnages de l’histoire qu’il relate :
(2) Le 21 février, les gendarmes reçoivent l’appel d’un garçon, voix fluette, angoissée. Il dit s’appeler Léo Belley. Le nom d’un petit garçon disparu à l’été 1996, à l’âge de 6 ans […] Les enquêteurs ont choisi de ne pas prévenir les parents, pour ne pas risquer de fausse joie. […] L’imposteur a soigneusement attiré les gendarmes à lui. […] Ils lui ont demandé son nom. Le jeune garçon a répondu « Léo ». Il avait l’air tout étonné. […] Lorsque les gendarmes lui ont dit qu’il n’était pas Léo, ils ont vu le garçon se métamorphoser. Le petit Léo à la voix timorée s’est mis à parler avec une voix d’homme. Il a soulevé un lourd fauteuil pour le lancer sur les enquêteurs. Les gendarmes l’ont maîtrisé, avant de prendre ses empreintes digitales et de l’écrouer. Ils ont appris ainsi que le faux Léo s’appelle Frédéric Bourdin, qu’il a 30 ans […] [Libération, 8/3/2004]
Le journaliste glisse ici alternativement d’un point de vue naïf, celui des gendarmes au début du récit, croyant avoir affaire au petit Léo, à un point de vue informé de l’imposture, résultant de l’expérience de l’ensemble de la diégèse. Contrairement aux points de vue impliqués dans l’interlocution entre le journaliste et son lecteur en (1) (« Mais est-ce si sûr ? »), ceux de l’exemple (2) se rapportent aux événements de l’histoire ; leur fonction n’est plus argumentative et interlocutive, mais narrative (c’est-à-dire temporelle, causale, psychologique, etc.) Dépourvue de ses dimensions argumentatives et interlocutives, la notion de dialogisme semble parfois moins aisément recevable, même au sens technico-métaphorique de Bakhtine, car le narrateur ne s’adresse pas et même n’argumente pas, ne cherche pas à convaincre, mais raconte, par la voix de personnages absorbés par la diégèse, saturés par leur fonction diégétique. Dans le cadre de certains récits généralement hétérodiégétiques et écrits (plutôt qu’homodiégétiques et oraux, conversationnels), le narrateur ne s’implique pas personnellement et n’implique pas son lecteur derrière les points de vue qu’il met en scène ; il ne hiérarchise pas ces points de vue en fonction de ce qu’il cherche personnellement à communiquer.
Il n’est pas établi en quoi consiste précisément la distinction entre dialogisme et polyphonie selon Bakhtine, lequel n’avait d’ailleurs probablement pas à l’esprit une distinction conceptuelle bien définie entre ces notions auxquelles il a recours dans des écrits distincts rédigés à des époques différentes. La notion de polyphonie semble néanmoins s’appliquer pour lui, si ce n’est exclusivement à Dostoïevski, du moins à un genre de récit éminemment littéraire et plus ou moins affranchi, émancipé de la tutelle interlocutive qui pèse sur la parole ordinaire, détaché des contraintes d’explicitation, de marquage, d’organisation, de hiérarchisation, qui régissent la parole ordinaire. C’est le cas des récits de Dostoïevski, mais aussi de nombreux autres récits pas forcément littéraires.[3]La spécificité de certains récits littéraires ne tient pas tant au récit en soi et aux faits polyphoniques qu’il met en jeu qu’à une forme de contrôle et d’exploitation que l’on pourrait dire à long terme des faits en question dans le discours, qui permet au narrateur de s’effacer durablement derrière tel ou tel point de vue qu’il met en scène. C’est ainsi que dans Madame Bovary, par exemple, le narrateur s’absente totalement et adopte le point de vue d’Emma tout au long du roman, jusqu’à la mort de son héroïne, avant de conclure son récit du point de vue de … Continue reading C’est même l’une des fonctions essentielles du récit que de se couper ainsi de l’interaction effective dont il relève et de certains effets interlocutifs qui en découlent. Bakhtine aurait-il accepté d’appliquer la notion de polyphonie à ce qui se produit en (2), tout en réservant celle de dialogisme à des exemples plus argumentatifs et interlocutifs comme en (1) ?
La question est assez vaine. Certains spécialistes de Bakhtine auront peut-être d’autres explications, non moins argumentées et convaincantes, de ce qui distingue les faits dialogiques et polyphoniques. Certains calqueront peut-être tout bonnement cette distinction sur ce qui oppose l’interlocutif et l’interdiscursif, sans faire référence à la narration ; d’autres la rapprocheront de ce qui sépare, chez Authier-Revuz, l’hétérogénéité constitutive du discours et l’hétérogénéité montrée ; d’autres encore de ce qui oppose le dialogisme en langue et la polyphonie en discours, ou l’inverse. En l’absence de théorie unitaire et d’arbitrage définitif, la notion de polyphonie me semble préférable à un niveau général, étant plus ouverte et aussi moins contraignante, moins confusément liée à l’idée de dialogue, qu’elle n’exclut pas bien entendu, mais dont elle n’est pas non plus intégralement tributaire. Quoi qu’on en dise, à faire le choix inverse, on met l’accent sur la dimension interlocutive du phénomène, ce qui oriente d’entrée de jeu l’analyse. La notion de polyphonie n’a pas cet inconvénient. Cela n’aura sans doute pas échappé à Ducrot qui évite soigneusement la notion de dialogisme, pourtant bien plus courante chez Bakhtine et ses commentateurs les plus fidèles.
Diverses théories se réclament aujourd’hui de Bakhtine, sur le marché des sciences du langage, sans être forcément en accord sur le sens à donner à cet héritage, sur la leçon qu’il faut en tirer en linguistique et en analyse du discours. Chez Authier-Revuz notamment, l’accent est mis sur la façon dont le discours permet de présenter les formes linguistiques dont il se compose comme venues d’ailleurs, comme émanant d’autres discours. L’approche d’Authier-Revuz se concentre essentiellement sur l’altérité énonciative des formes linguistiques en soi, par le jeu de diverses formes de modalisation autonymique, sur l’hétérogénéité locutoire du discours pourrait-on dire, dont attestent notamment l’énonciation des expressions « chose écrite » et « support papier » en (1). Mais comment saisir alors ce qui se produit lorsque la forme linguistique n’est pas directement en cause, lorsque la polyphonie ne tient pas tant à l’énonciation de telle ou telle expression qu’à un point de vue qu’elle exprime, comme c’est le cas notamment lorsqu’il est question d’un « mauvais coup » pour le Salon du livre en (1), du « petit Léo » en (2) ? Aucune forme d’autonymie dans les cas de ce genre, de citation directe ou locutoire. Quels que soient l’intérêt et la pertinence des observations d’Authier-Revuz, celles-ci n’en restent pas moins tributaires d’une conception locutoire de l’énonciation qui ne s’applique pas à l’ensemble des faits dialogiques ou polyphoniques selon Bakhtine.
Est-ce bien étonnant ? Je ne le pense pas. Aucune théorie unitaire ne saurait à ce jour embrasser l’ensemble des faits polyphoniques ou dialogiques selon Bakhtine, qui comme on l’a vu se déploie à différents niveaux, parfois sans lien apparent les uns aux autres. Les analyses bakhtiniennes sont plus proches d’une heuristique permettant à diverses approches d’organiser et d’approfondir leurs observations que d’une théorie structurée et empiriquement fondée. L’avenir nous dira si les intuitions de Bakhtine peuvent aboutir finalement à une théorie unitaire. En attendant, il faudra se contenter d’appréhender l’ensemble des fais dialogiques ou polyphoniques comme à travers un kaléidoscope, comme un patchwork ou une mosaïque, dont diverses théories s’approprient chacune quelques fragments, plutôt que comme un domaine de faits structurés et homogènes.
Chez Roulet, la notion de polyphonie s’applique notamment à la reformulation d’un discours objet ou d’un point de vue, indépendamment de toute reprise citative ou autre forme de modalisation autonymique. Moins contraignante sur ce point que celle d’Authier-Revuz, elle reste néanmoins elle aussi, sur d’autres plans, plus limitée que celle de Ducrot, par exemple, qui conçoit la polyphonie comme une architecture de voix simultanées associées aux phrases de la langue, plutôt que comme une simple ordonnance de voix associées aux séquences successives de certains discours. Bakhtine avait-il à l’esprit une image aussi paradigmatique et abstraite de la polyphonie, conforme à l’exploitation plus sémantique que strictement syntagmatique et discursive élaborée par Ducrot ? Quoi qu’il en soit, la notion de polyphonie selon Ducrot, bien qu’héritée de Bakhtine, repose sur une conception énonciative du sens remontant en premier lieu à Bally. Ce double héritage n’a rien de contradictoire. À différents nivaux – en ce qui concerne notamment l’énonciation, le style, la grammaire, le lexique, la relation langue-parole, etc. – les convergences entre Bally et Bakhtine sont nombreuses, sans qu’il soit toujours facile de déterminer s’il s’agit d’une réelle influence de Bally ou d’une simple concordance de vues fondée sur certains désaccords identiques à l’égard de Saussure.[4]On sait que les auteurs du cercle Bakhtine ne se privent pas de citer Bally à plusieurs reprise dans leurs derniers travaux (notamment en ce qui concerne le style indirect libre).
II. Sujet parlant et sujet modal selon Bally
Bien avant Emile Benveniste (1966) et John L. Austin (1962), on doit à Bally (1932) d’avoir relevé que les phrases de la langue ne consistent pas simplement à décrire le monde à travers les contenus qu’elles expriment ; qu’elles consistent aussi à qualifier et à mettre en scène leur propre énonciation. Selon Bally (1932, 35–36), les phrases comprennent non seulement un dictum, consacré à l’expression de leur contenu, c’est-à-dire à la description d’états de choses auxquels elles réfèrent, mais un modus, voué à une sorte de mise en scène conventionnelle de l’opération même consistant à penser et à décrire les états de choses en question. Bally cherche à faire apparaître que l’énonciation est aussi l’objet du sens, que le sens consiste non seulement à décrire le monde, mais à montrer l’énonciation, à en présenter une image (sui-référentielle ou réflexive) à travers un style aussi bien que de certaines formules expressives ou modales au sens large, certaines marques prosodiques à l’oral, etc.[5]Voir à ce sujet l’article de Jean-Louis Chiss (1985), voir également l’ouvrage de Sylvie Durrer (1996). En digne héritier de Bally, Ducrot précise bien à ce sujet que l’objet de la pragmatique linguistique (ou pragmatique intégrée) ne tient pas « de ce que l’on fait en parlant, mais de ce que la parole, d’après l’énoncé lui-même, est censée faire » (1984 : 174). Il est évident que dans bien des cas ces sortes de présentations ou représentations théâtralisées que délivre la parole de son dispositif énonciatif (c’est-à-dire de celui qui la produit et de celui à qui elle est adressée, du moment, du lieu où elle est énoncée, des croyances et des actes de paroles qu’elle met en jeu, etc.) coïncident avec ce que l’on conçoit de sa situation effective. Mais il est également fréquent que certaines distorsions se produisent, à différents niveaux, entre l’énonciation réelle et l’énonciation telle qu’elle se trouve présentée dans le discours, dans le sens même des phrases énoncées. C’est le cas dans le passage ci-dessous, par exemple, tiré d’un article du Nouvel Observateur où un journaliste s’adresse en ces termes à ses lecteurs :
(3) C’est bonnard. T’es une vedette de cinéma, d’Hollywood, tu te présentes à l’élection de gouverneur en Californie. Pof ! t’es élu. C’est ce qui est arrivé à Schwarzenegger et vous savez quoi ? Il tient des vies d’hommes dans ses mains, maintenant, Schwarzenegger. Après l’illusion, la chair et le sang. Le premier condamné à qui il pouvait accorder la grâce, qu’il lui a refusée, sera exécuté le 10 février. […] [Le Nouvel Observateur, 5–11/2/04]
En vertu de ses diverses propriétés stylistiques (au sens de Bally), ce passage commence par présenter son énonciation comme émanant d’une conversation familière entre admirateurs d’Arnold Schwarzenegger et du rêve américain. Or le lecteur sait pertinemment qu’il est en train de lire un article de presse hostile à l’acteur. Ce faisant le lecteur distingue l’auteur effectif de l’article, ses idées, la gravité de son propos, de celui qui endosse la légèreté de ton, l’oralité fondée sur le registre (« C’est bonnard »), le tutoiement, les phrases clivées et elliptiques (« T’es une vedette de cinéma, d’Hollywood, tu te présentes… »), les onomatopées et abréviations (« Pof ! t’es élu »), etc. Contrairement au sujet parlant qui est un être empirique, responsable de l’activité effective (articulatoire ou scripturale, cognitive, sociale) en quoi consiste la parole, le sujet modal est une image intérieure au sens. Ce dernier n’est pas celui qui parle et pense effectivement, le responsable empirique de la parole, mais celui que le langage présente, dans son sens même, comme celui qui parle et pense ce qui est dit. Cette distinction de Bally a de longtemps précédé et sans doute inspiré les observations de Benveniste (1966) sur la subjectivité dans le langage, l’appareil formel de l’énonciation, et ce faisant les approches qui y font allusion notamment en analyse du discours. La notion de scénographie chez Dominique Maingueneau (1998, 71–76), par exemple, présuppose une telle dissociation, de même que plus généralement l’ensemble des approches émanant de ce que Maingueneau définit comme mettant « au premier plan l’organisation textuelle ou le repérage de marques d’énonciation » (Charaudeau et Maingueneau, 2002, 44). La distinction entre « ethos discursif » et « ethos préalable ou prédiscursif » en particulier renvoie à ce qui oppose sujet modal et sujet parlant.
Comme l’écrit Bally, « le sujet modal peut être le plus souvent en même temps le sujet parlant » (1932, 37), mais pour autant les exemples ne manquent pas d’une dissociation plus ou moins nette entre le producteur effectif de la parole et celui qui s’y trouve présenté comme assumant une telle responsabilité. Ainsi personne ne songera, dans un roman de science-fiction, que celui qui raconte son voyage sur la planète Mars doit être identifié au sujet parlant réel. La distinction qu’a pu faire Genette entre l’auteur d’un roman, dont on sait qu’il est la source effective et bien réelle d’un récit de fiction, et le narrateur, qui n’est qu’une image fictive, intérieure au sens, de celui qui raconte une histoire vécue, illustre elle aussi parfaitement l’opposition générale proposée par Bally. Dans les termes de Ducrot, il faudrait dire alors que le locuteur, auquel renvoient notamment les pronoms de première personne, ne coïncide pas avec le sujet parlant, dont le nom est écrit sur la couverture. Pour prendre un tout autre exemple, un énoncé comme « Je me bois frais ! » ou « Secouez-moi ! » sur une bouteille de jus de fruit renvoie aussi à un locuteur parfaitement fictif, qui ne correspond à aucun sujet parlant réel. Quant au locuteur d’un proverbe ou d’un énoncé générique, il coïncide avec une instance collective à laquelle le sujet parlant ne fait au mieux que s’associer indirectement. D’où l’étrangeté d’un énoncé comme « A mon avis les chats mangent les souris » ou « Je trouve que l’habit ne fait pas le moine ».[6]Sur cette propriété des énoncés génériques et des proverbes, se référer à Georges Kleiber (1988, 1989) . En ce qui concerne la notion de locuteur générique, de ON-locuteur, voir Jean-Claude Anscombre (2000). Certains énoncés n’ont parfois tout bonnement pas de locuteur identifiable, même s’ils sont toujours le fait bien évidemment d’un sujet parlant empirique. Un énoncé comme « Hélas la chaussée est glissante aujourd’hui ! », par exemple, serait assez inadéquat sur un panneau électronique au-dessus d’une autoroute, contrairement à une variante dépourvue d’allusion marquée à l’énonciation.
Afin d’illustrer ce qui oppose le locuteur au sujet parlant, Ducrot prend le cas d’une circulaire de la forme « Je soussigné… », dont le locuteur est absent tant qu’elle n’a pas été remplie par quelqu’un. Dans ce cas également le locuteur n’a nul besoin de coïncider avec l’être empirique effectivement responsable de la rédaction du texte. Selon Ducrot, le rôle de la signature est précisément « d’assurer l’identité entre le locuteur indiqué dans le texte et un [quelconque] individu empirique […] grâce à une norme sociale qui veut que la signature soit authentique […] l’auteur empirique de la signature doit être identique avec l’être indiqué, dans le sens de l’énoncé, comme son locuteur. Dans la conversation quotidienne, c’est la voix […] qui authentifie l’assimilation du locuteur à un individu empirique particulier, celui qui produit effectivement la parole » (1984,194–195). Bien souvent ces deux instances, respectivement empirique et discursive, ne se confondent que partiellement dans l’interprétation sans que cela entraîne de difficultés. Dans l’exemple suivant, la journaliste ne coïncide pas exactement avec la locutrice. Certaines de leurs propriétés correspondent ; les marques de genre, par exemple (« Je suis préparée à la défaite »), représentent bien l’identité féminine de la journaliste, mais les hésitations de la locutrice, en ce qui concerne son anti-américanisme, n’ont pas la même force représentative et ne sont même que pur artifice rhétorique :
(4) J’hésite : faudra-t-il désespérer « des Américains » si à coup de millions et de trucages divers l’actuel président parvient à garder son poste ? Faudra-t-il les rendre responsables de la gabegie politique où nous sommes entraînés s’ils en réélisent le fauteur ? J’avoue qu’une telle reconversion me coûterait. La pression s’accroît pour que je me prépare à faire le pas, mais j’hésite.
L’anti-américanisme est une région trop instable à mon goût. Si cette foi dépend du résultat des urnes, c’est qu’elle est bien superficielle. Surtout pour quelqu’un comme moi, du genre démocrate, qui a accepté les divisions de la société et ses conflits internes. J’ai mes opinions, que je voudrais voir partagées largement, mais je suis préparée à la défaite. Ni les victoires ni les échecs ne sont définitifs. Les sociétés politiquement ouvertes découragent les illusions mais protègent du désespoir. Mes amis démocrates aux Etats-Unis sont inquiets, ce n’est pas le moment de les lâcher ; ils ont besoin de moi. […]
La coterie qui démontre son incompétence à la Maison-Blanche n’a plus de politique pour l’organisation du monde. L’anti-américanisme ne la remplacerait pas. Il n’y a donc plus à hésiter, j’y renonce définitivement. [Le Temps, 2/6/04]
Personne ne comprend que la journaliste est réellement tentée, au moment de commencer son article, par l’anti-américanisme, pour se convaincre elle-même du contraire au contact de ses propres arguments, et finalement y renoncer dans le dernier paragraphe. On comprend que les hésitations de la locutrice sont un rôle énonciatif, une mise en scène discursive, plutôt qu’un simple événement de la réalité, une émanation de ses réelles hésitations face à une tentation. Mais en quoi consiste précisément ce rôle ?
Selon Ducrot, le locuteur a parfois deux faces, deux visages différents. Ducrot parle du locuteur en tant que tel et du locuteur en tant qu’être du monde. Le locuteur en tant que tel est celui qui est présenté comme le responsable du choix des mots, du style, de l’ethos et pathos discursif. Il est celui qui endosse la grossièreté lorsqu’on se met à jurer, qui assume les émotions ou autres états psychologiques associés à l’énonciation par toute formule modale ou expressive ; c’est lui qui est vu comme triste lorsqu’on dit « Hélas ! », heureux lorsqu’on s’écrie « Chic ! », soulagé dans « Ouf ! ». C’est lui qui engage une supposition lorsqu’on dit « Je pense que… », « J’imagine que… ». Il prend aussi logiquement en charge la force assertive, interrogative ou directive des actes illocutoires. Au-delà des attitudes associées aux formules modales ou performatives, le locuteur comme tel assume également l’ensemble des mimiques et autres signes mimo-gestuels émanant de ce que contrôle le sujet parlant en vue de la production du sens. Il polarise tout ce qui est revendiqué par le fait de dire ce qu’on dit. Il est le rôle de responsable de l’énonciation, qui peut être plus ou moins en accord avec ce que l’on sait par ailleurs ou que révèle malgré lui le sujet parlant. En (3), le locuteur en tant que tel est celui qui admire Arnold Schwarzenegger, en décalage avec le sujet parlant qui ne partage nullement cette admiration.
En (4) le cas est un peu plus complexe, car la locutrice comme telle se double d’une autre figure, qui est celle de l’être du monde représenté dans le discours, par le truchement notamment des marques de première personne dans le second paragraphe (celle qui est censée avoir des opinions qu’elle voudrait voir partagées, celle qui a des amis démocrates aux Etats-Unis qu’elle ne désire pas décevoir). Il apparaît nettement, dans ce passage, que la locutrice comme être du monde ne se confond pas avec la locutrice comme telle, mise en jeu notamment dans les formules comme « J’hésite », « J’avoue », « J’y renonce », qui ponctuent l’article. Le locuteur comme tel est une sorte de projection que la parole exhibe, ou montre, par le simple fait d’être produite, de celui qui en prend la responsabilité ; il tient à certaines conventions énonciatives associées au modus de Bally. L’être du monde en revanche est un objet de discours parmi d’autres, susceptible d’être pris en compte véri-conditionnellement comme tout ce qui est dit. Il n’est autre que celui que le discours représente, au niveau de ses contenus propositionnels, lorsque le sujet parlant se prend lui-même pour objet de son propos. Dans l’exemple ci-dessus, seule la locutrice comme telle est en décalage avec le sujet parlant. Rien ne cloche en ce qui concerne la locutrice comme être du monde ; aucune raison de percevoir une forme ou une autre de tromperie ou même une quelconque exagération dans ce que la journaliste dit d’elle-même en tant qu’être du monde. Le sujet parlant dit la vérité sur elle-même comme être du monde, mais ne s’associe pas forcément au rôle de locutrice en tant que telle. Tout l’intérêt de cet exemple est de faire ressortir les tensions qui peuvent exister entre ces deux faces de la locutrice et le sujet parlant.
Ducrot ne s’arrête à ce qui oppose le sujet parlant au locuteur dans le discours que pour mieux aborder ce qui divise, à un second niveau proprement linguistique, le locuteur lui-même, ce qui décompose sa voix indépendamment des circonstances effectives de la parole. Il n’élabore la notion de sujet parlant que pour mieux l’exclure de ses observables. La polyphonie ne renvoie pas chez lui à différents types (ou degrés) de désaccord entre sens et situation, entre rôles énonciatifs et instances énonciatives réelles, mais à diverses formes de feuilletages énonciatifs à l’intérieur du sens des énoncés pris isolément, aux différentes voix énonciatives qu’ils mettent en jeu, indépendamment de toute situation réelle.
Ainsi en (3) par exemple, l’image en quoi consiste le locuteur évolue dans le temps certes, mais il n’y a qu’un seul locuteur à la fois, plus ou moins distinct du sujet parlant réel. Le locuteur commence par être présenté comme participant à une conversation familière entre admirateurs d’Arnold Schwarzenegger, avant d’évoluer vers des représentations plus en accord avec la situation d’énonciation effective. À un niveau discursif donc, si l’on prend en compte la succession des énoncés dont le texte se compose et la figure du sujet parlant, le locuteur se transforme et évolue, et l’on pourrait dire en ce sens que le texte est polyphonique. Néanmoins aucun des énoncés de ce texte n’est alors pour autant défini comme polyphonique en soi, c’est-à-dire pris isolément, indépendamment de la dynamique du discours dont il relève et de la prise en compte du sujet parlant, de sa situation réelle.
En (4) également la locutrice comme telle évolue de ses hésitations initiales à son renoncement conclusif, mieux accordé sans doute au réel état d’esprit de la journaliste lors de la rédaction de son article. Ce premier niveau de polyphonie fait intervenir la dynamique du discours et la situation réelle. Mais une telle évolution se fait ici sous l’influence des opinions attribuées à la locutrice comme être du monde, c’est-à-dire sous l’influence d’une dissociation des points de vue attribués aux deux faces de la locutrice. Entre la locutrice comme telle qui prétend hésiter, qui s’interroge au début de l’article, et la locutrice comme être du monde dont les convictions sont qualifiées et même rapportées dans le second paragraphe, la distorsion n’est pas forcément très sensible, mais ne relève en rien de la situation réelle. Un énoncé comme « L’anti-américanisme est une région trop instable à mon goût », au début du second paragraphe, attribue à l’être du monde une opinion qui temporairement diverge des hésitations, toujours valides, qui viennent d’être revendiquées par la locutrice en tant que telle. Cette dernière n’affirme pas dès lors directement (ou simplement) que l’anti-américanisme est une région trop instable ; elle ne condamne pas ce sentiment dans l’énonciation comme si elle avait dit « Je trouve que l’anti-américanisme est une région trop instable ». Elle éprouve au contraire la tentation de succomber à l’anti-américanisme, elle hésite à y succomber, tout en attribuant un jugement critique à l’être du monde qu’elle incarne. À ce stade, la locutrice en tant que telle affirme seulement que pour l’être du monde qu’elle incarne par ailleurs et auquel elle réfère, l’anti-américanisme est une région trop instable. Elle s’attribue à elle-même un jugement contraire à ce qu’elle éprouve dans l’énonciation.[7]Sur la question des rapports de ce genre de procédé à l’affirmation simple d’une part, et au discours rapporté d’autre part, je renvoie à Perrin (2000), en particulier au chapitre intitulé : « Auto-allusion au discours ou point de vue du locuteur comme être du monde ». Les deux faces de la locutrice se contredisent alors ou tout au moins divergent. Cette divergence relève d’un niveau, d’une forme de polyphonie qui ne concerne en rien le sujet parlant et la situation réelle. Revenons brièvement à ce sujet aux premiers exemples analysés dans cette étude.
Incontestablement les formes de polyphonie qui s’y trouvent impliquées ne tiennent pas d’une opposition entre sujet parlant et locuteur. Les citations directes instaurent une sorte de dédoublement du locuteur en (1), indépendamment des intentions que l’on prête au sujet parlant. Et de même en ce qui concerne le point de vue selon lequel les attentats de Madrid et les élections régionales coïncident mal avec le Salon du livre. En (2) les distinctions de points de vue dans le récit ne concernent en rien ce que pense effectivement le journaliste. Le sujet parlant n’est pas directement concerné dans les cas de ce genre, fondés sur un dédoublement, une sorte de dislocation, soit du locuteur et de l’énonciation qui s’y rapporte, soit plus abstraitement des points de vue mis en scène dans le cadre de cette énonciation. Ainsi dans l’exemple ci-dessous, le point de vue introduit par « certes » ne s’oppose pas au point de vue du sujet parlant, mais à celui du locuteur en tant que responsable de l’énonciation. Hostile au président Bush, le point de vue en question, pourrait même être considéré comme relativement proche de celui du sujet parlant en l’occurrence, si l’on tient compte du fait que Le Nouvel Observateur n’est pas un journal favorable à l’actuel président américain :
(5) Certes, si la piste du terrorisme islamiste se confirme à Madrid, les attentats seraient aussi la preuve d’un échec de la politique de Bush. Trois ans après le 11 septembre, Ben Laden court toujours, et les terroristes qu’il inspire n’auraient rien perdu de leur capacité à massacrer des innocents. Pas plus qu’ils n’avaient vu venir le 11 septembre 2001, les services de renseignement américains n’ont vu venir le 11 mars 2004. Les critiques contre la guerre en Irak n’ont rien perdu de leur force aux Etats-Unis, au contraire : l’ennemi le plus dangereux, pour les détracteurs de Bush, n’était pas Saddam Hussein, mais bien Al-Qaeda. Pourquoi alors avoir dépensé dans la guerre d’Irak des dizaines de milliards de dollars qui auraient pu être mieux utilisés pour traquer les terroristes ou pour éteindre les foyers de haine qui nourrissent le terrorisme ? Plus grave : la guerre en Irak n’a‑t-elle pas, en elle-même, donné une nouvelle impulsion au terrorisme, comme le suggère l’ex-chef des inspecteurs de l’ONU en Irak, Hans Blix ? Mais ces arguments ont du mal à faire leur chemin dans le contexte plus émotionnel de l’Amérique de l’après-11septembre. [Libération, 15/3/04]
En tant que marqueur de concession, « certes » indique que l’énoncé « si la piste du terrorisme se confirme, les attentats seraient aussi la preuve d’un échec de la politique de Bush » (et plus largement l’ensemble des arguments développés dans ce passage) exprime une opinion du destinataire auquel le texte s’adresse (qui ne coïncide pas forcément avec le lecteur réel). Relayé par le conditionnel épistémique d’ouï-dire (« les attentats seraient la preuve… », « les terroristes n’auraient rien perdu de leur force… »), qui annonce l’allusion ultérieure aux détracteurs américains de Bush, « certes » instaure une dissociation entre le locuteur en tant que tel, qui prend en charge l’énonciation, et les différents points de vue que cette énonciation exprime, imputés aux adversaires de Bush auxquels le texte s’adresse. Contrairement à ce qui se produit en (3) et (4), ce genre de polyphonie n’implique pas le sujet parlant et son lecteur au niveau de la situation d’énonciation effective, mais le locuteur en tant que tel et son destinataire au niveau de la situation d’énonciation représentée. L’analyse de Ducrot s’applique essentiellement à ce genre de fait polyphonique.
III. Diverses formes de polyphonie
Dans son étude fondatrice de la notion de polyphonie en sémantique, Ducrot assimile à une première forme de polyphonie les cas de « double énonciation » (1984, 203) dont relèvent la citation directe, les faits de modalisation autonymique impliqués dans notre premier exemple. Nous ne nous y arrêterons que pour souligner ce qui les oppose à une seconde forme de polyphonie, sur laquelle se concentre en particulier sa théorie. Mais avant d’en arriver là, voyons brièvement en quoi consiste cette première forme de polyphonie à partir d’un nouvel exemple :
(6) « Vous n’êtes ni Seguin, ni Jospin. » L’argument a été lancé par Jacques Chirac à Alain Juppé au téléphone et aurait produit un certain effet sur l’intéressé. En d’autres termes, le maire de Bordeaux ne serait pas de la trempe de ces hommes qui abandonnent brutalement le combat comme Philippe Séguin ou Lionel Jospin. Pourtant, hier à Marseille le chef de l’Etat a semblé résigné à devoir se passer des services de son « cher Alain ». [Libération, 3/2/04]
Ce passage s’ouvre (et se clôt) sur une citation directe, c’est-à-dire sur une séquence dont l’énonciation est présentée comme double, comme le fait de deux locuteurs superposés. Elle renvoie d’une part à une énonciation de premier niveau consistant à reproduire mimétiquement un discours objet (énonciation imputable à un locuteur que l’on pourrait dire rapporteur, coïncidant en l’occurrence avec le sujet parlant, c’est-à-dire le journaliste).[8]Je renvoie à ce sujet à l’article de Clark H. & Gerrig R. J. (1990) sur la citation comme signe démonstratif, c’est-à-dire iconique, fondé sur une forme de ressemblance à l’égard de ce qui a été dit. Voir également sur ce sujet Perrin (2003b). Et elle renvoie d’autre part simultanément à l’énonciation même de ce discours objet imputable à un locuteur de second niveau que l’on pourrait dire rapporté (coïncidant avec Jacques Chirac). Il est bien connu que le locuteur de premier niveau n’est pas explicitement marqué dans une citation directe, dont les pronoms personnels et autres embrayeurs, lorsqu’ils apparaissent, renvoient au second niveau d’énonciation présenté, à savoir au locuteur rapporté (Jacques Chirac) et à son destinataire (Alain Juppé dans le cas de notre exemple, à qui réfèrent les pronoms de deuxième personne).
Le premier niveau d’énonciation est celui de la mimésis, c’est-à-dire de l’opération consistant à reproduire ce qui a été dit, parfois dans un but essentiellement informatif. Mais d’autres fonctions peuvent être associée aux citations directes, qui font ressortir le rôle du locuteur rapporteur et la dimension polyphonique assimilable à toute forme de double énonciation. Ainsi lorsqu’on a recours à un proverbe, par exemple, ou à n’importe quel effet d’intertextualité, à n’importe quel type de reprise citative d’un discours objet dans son propre discours, la double énonciation peut avoir pour but non pas d’informer de ce qui a été dit par autrui, mais plutôt de modaliser allusivement ce que le locuteur de premier niveau cherche personnellement à faire entendre (afin d’en préciser la source énonciative et ainsi de lui attribuer plus d’authenticité, de force de conviction, ou encore de ne pas en prendre toute la responsabilité, de s’en tenir à distance). À la fin de l’exemple ci-dessus notamment, la citation n’a pas tant pour objectif de nous informer de ce que Jacques Chirac appelle Alain Juppé son « cher Alain » que de permettre au locuteur rapporteur de prendre personnellement en charge une affirmation partiellement exprimée dans les termes de Jacques Chirac. Incontestablement cette dernière citation met elle aussi en jeu deux locuteurs distincts, toujours le journaliste et Jacques Chirac, relevant de deux niveaux d’énonciation distincts, hiérarchisés, mais d’égale importance. C’est aussi le cas dans notre exemple (1), où la voix du locuteur interagit citativement avec celle d’un « on ». Quelle que soit la plus ou moins grande complexité des différents cas de double énonciation susceptibles d’être mis en jeu dans le discours, les formes de polyphonie qui s’y trouvent impliquées sont toutes fondées sur une pluralité de locuteurs, c’est-à-dire d’énonciations distinctes, sur une pluralité de paroles différentes, jouées simultanément sur la scène énonciative du discours.
Comme on l’a relevé précédemment à propos de l’exemple (1), ces dédoublements énonciatifs, fondés sur une forme de modalisation autonymique au sens d’Authier-Revuz, ne sont pas les seules formes de polyphonie. En (6) par exemple, après avoir eu recours à une première citation portant sur une déclaration imputée à Jacques Chirac, le locuteur reformule ensuite en ses propres termes le contenu de cette déclaration, le point de vue qu’elle exprime si l’on préfère, qu’il ne prend pas personnellement à son compte, dans le cadre de l’énoncé préfacé par « En d’autres termes ». Dans l’exemple ci-dessous, ce genre de reformulation fonctionne indépendamment de toute citation directe :
(7) Marc Dutroux le gentil, le sauveur, le philanthrope, le philosophe, le scrupuleux, la victime, le repentant. Tel est le portrait ahurissant que l’accusé le plus honni de Belgique a dressé de lui-même durant son premier interrogatoire devant la Cour d’assises d’Arlon. [Le Temps, 4/3/04]
Certes ce passage fait allusion à une parole étrangère, celle de Marc Dutroux lors de son procès, mais cette parole n’est alors nullement citée, aucune expression ne fait ici écho à une énonciation de Marc Dutroux. Néanmoins peut-on se contenter de relever que ce passage fait simplement allusion au discours de Marc Dutroux ? Cela est vrai de la seconde phrase où il est question du portrait ahurissant que ce dernier donne de lui-même à son procès ; mais que dire de la première phrase, où il est question de « Marc Dutroux le gentil, le sauveur, le philanthrope… » ? Le locuteur ne rejoue-t-il pas ici le point de vue qu’il s’apprête à disqualifier ? Incontestablement, le langage permet de mettre en scène un point de vue que le locuteur exprime, mais qu’il ne prend pas personnellement à son compte, et ceci sans forcément renvoyer à une situation d’énonciation et à un locuteur distinct. Le locuteur assume alors le choix des mots et des formulations (c’est lui qui réfère à Marc Dutroux par son nom propre, qui sélectionne les mots « gentil », « sauveur », « philanthrope »), mais pas le point de vue que ces mots expriment. C’est le cas de toute forme d’énoncé ironique ou au style indirect libre. Certains connecteurs comme « puisque », « certes », peuvent imposer ce genre de scission entre énonciation et point de vue. Comme on l’a relevé précédemment à propos de « certes » en (5), certaines formes de polyphonie ne reposent sur aucune espèce de citation, ne recèlent aucune valeur autonymique, mais instaurent une sorte de dissociation parmi les opérations en quoi consiste l’énonciation. Aucune forme de double énonciation dans les cas de ce genre, de dédoublement énonciatif, mais bien une distorsion entre le point de vue du locuteur et ce qu’il exprime. « D’où l’idée que le sens de l’énoncé, dans la représentation qu’il donne de l’énonciation, peut faire apparaître des voix qui ne sont pas celle d’un locuteur » écrit à ce sujet Ducrot (1984, 204).[9]Je relève au passage que cette opposition entre double énonciation et polyphonie, telle qu’elle est conçue par Ducrot, permet de rendre compte de diverses oppositions bien connues, à différents niveaux d’analyse. Ce qui la différencie des oppositions susceptibles d’être établies entre style direct style indirect, entre forme proverbiale et simple énoncé doxique ou générique, entre parodie et ironie, intertexte et interdiscours (au sens de Charaudeau 1993), et j’en passe, n’est à mon sens que la contrepartie de ce qui distingue l’analyse pragmatique des énoncés pris … Continue reading
Sur ce point également l’approche de Ducrot s’inspire de Bally. Dans l’article qu’il lui consacre, Ducrot (1989) cherche démêler en quoi il lui est redevable non seulement de sa distinction entre sujet modal et sujet parlant – c’est-à-dire entre mise en scène énonciative et énonciation effective – mais de l’observation selon laquelle le sujet modal ne s’accorde pas nécessairement aux points de vue associés à ce qu’il exprime. Même lorsque ce dernier « est identique au sujet parlant, il faut prendre garde de confondre pensée personnelle et pensée communiquée. Cette distinction est de la plus haute importance et s’explique par la nature du signe linguistique lui-même. Le sujet peut énoncer une pensée qu’il donne pour sienne bien qu’elle lui soit étrangère » écrit à ce sujet Bally (1932, 37). Autrement dit, le sujet modal peut lui-même être clivé, quel que soit son lien au sujet parlant, lorsqu’il exprime un point de vue qui n’est pas le sien, qu’il ne prend pas personnellement en charge. Pour bien marquer la dissociation qui s’impose dans certains cas entre le locuteur, présenté dans le sens de l’énoncé comme le responsable de l’énonciation, c’est-à-dire du fait même de la parole, des mots utilisés, du style, etc., et le responsable des points de vue que l’énonciation exprime, Ducrot introduit la notion d’énonciateur, qu’il applique à de nouveaux êtres de discours abstraits censés prendre en charge exclusivement ces points de vue. « J’appelle énonciateurs ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils parlent, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles » écrit à ce sujet Ducrot (idem).
Différents exemples de reformulation du discours de l’interlocuteur dans le dialogue, de style indirect libre et d’ironie, plus ou moins analogues à ce qui se produit en (7), permettent à Ducrot d’étayer dans un premier temps son hypothèse, à partir de laquelle il élabore ensuite sans transition une théorie sémantique nouvelle, applicable à l’ensemble des phrases de la langue indépendamment de tout contexte. Sommairement résumée, cette théorie postule que les phrases qualifient en langue leurs énonciations potentielles comme le fait d’au moins un locuteur d’une part, responsable du fait de dire mais non de ce qui est dit, du ou des points de vue qu’elles expriment, points de vue présentés d’autre part comme le fait d’énonciateurs susceptibles d’être, selon les cas, plus ou moins dissociés ou au contraire identifiés au locuteur.
Dans les cas les plus simples, l’énoncé ne met en scène qu’un seul énonciateur coïncidant avec un seul locuteur (lui-même conforme au sujet parlant). Ce serait le cas d’un énoncé comme « Il fait un temps magnifique » prononcé par quelqu’un qui trouve effectivement que le temps est magnifique et cherche simplement à faire part de ce sentiment sans y mettre aucune ironie, sans prétendre faire écho à quelque parole ou même simplement confirmer ainsi ce que vient de dire son interlocuteur. Mais même dans ce cas, la parfaite coïncidence du locuteur et de l’énonciateur n’est alors qu’un effet de sens par défaut. C’est l’interprète de l’énoncé qui détermine, à partir de facteurs contextuels et parfois de marques linguistiques, si tel ou tel point de vue est placé sous la responsabilité du seul locuteur ou d’un autre énonciateur, plus ou moins distinct du locuteur. Dans le second cas, l’interprète doit alors évaluer qui est cet énonciateur, s’il s’agit d’un être individuel ou d’une instance collective, éventuellement d’un simple point de vue anonyme, et si le locuteur est plus ou moins en accord ou au contraire en désaccord avec cet énonciateur.
Selon Ducrot, les énoncés mettent généralement en scène plusieurs énonciateurs, qui non seulement ne sont pas tous identifiés au locuteur, mais qui sont plus ou moins en accord ou en désaccord avec son point de vue. Ainsi l’énonciateur d’un contenu présupposé, par exemple, est assimilé par Ducrot à une instance collective à laquelle le locuteur s’accorde, tandis que les énoncés négatifs sont réputés mettre en scène un point de vue positif associé à un énonciateur auquel le locuteur s’oppose. Diverses analyses sémantiques multipliant les énonciateurs au gré des enchâssements, clivages, appositions, connecteurs, modalisateurs et opérateurs divers se sont ainsi développées ces dernières années. Parmi d’autres recherches inspirées de Ducrot, un groupe de linguistes scandinaves s’est constitué ces dernières années, autour de Henning Nølke, en vue d’élaborer une sémantique polyphonique intitulée la ScaPoLine (la théorie Scandinave de la Polyphonie Linguistique), théorie qui constitue sans doute à ce jour la proposition la plus élaborée et explicite en ce qui concerne la façon dont les phrases organisent différents points de vue constitutifs de leur signification (Nølke, Fløttum & Norén 2004, Nølke 2001, Nølke & Olsen 2000). Outre la façon dont les phrases organisent structurellement ces points de vue, la ScaPoLine clarifie notamment la question des liens (de responsabilité, prise en charge, accord, désaccord, etc.) susceptibles de mettre le locuteur en rapport avec les points de vue en question, parfois de relier ces points de vue à d’autres instances discursives comme l’interlocuteur ou différents tiers plus ou moins abstraits, jusqu’à certaines voix collectives, vérités générales, impliquées dans les énoncés historiques ou génériques. Les travaux scandinaves ont aussi le mérite de bien faire la distinction entre ce qui a trait aux instructions linguistiques et aux aspects pragmatiques de la polyphonie, entre ce qui tient à la « structure polyphonique » des phrases de la langue et ce qui relève des « configurations polyphoniques » associées aux aménagements interprétatifs que ces phrases entraînent, lorsqu’il s’agit d’accéder aux sens des énoncés en contexte et des discours.
Ce dernier point est important car il concerne la nature des faits auxquels s’applique la notion de polyphonie. On sait que l’entreprise générale de Ducrot consiste à ancrer les faits pragmatiques en amont de l’interprétation des énoncés, dans la structure linguistique des phrases de la langue, à les affranchir au mieux de toute influence contextuelle. Or une telle entreprise entraîne un glissement des faits pris en compte, un changement de nature des observables. Ainsi l’intégration progressive de sa théorie de l’argumentation dans la langue a conduit Ducrot à dissocier toujours plus scrupuleusement l’objet de son analyse, à savoir les instructions argumentatives propres aux mots et aux phrases, des raisonnements argumentatifs visant à la persuasion dans le discours. À tel point qu’aucun lien ne peut plus aujourd’hui être établi entre deux pôles qui étaient tout de même reliés au départ, destinés à être articulés dans la théorie. En ce qui concerne la notion de polyphonie, d’ailleurs associée par Ducrot à sa théorie de l’argumentation, le glissement est comparable, même si la rupture ne semble pas encore définitivement consommée dans les esprits. Contrairement à la notion d’argumentation dans la langue au sens d’Anscombre et Ducrot (1983), que plus personne aujourd’hui ne confond avec celle d’argumentation au sens commun, inspirée d’Aristote et de la tradition rhétorique, la notion de polyphonie selon Ducrot (1984) se prête encore à diverses interprétations qui oscillent entre langue et discours selon les cas.
Certaines analyses comme celle des polyphonistes scandinaves cherchent à déterminer comment la polyphonie s’inscrit dans la langue, indépendamment de toute influence contextuelle, afin de décrire les distinctions de points de vue, notamment d’orientation argumentative, qui parcourent le sens des phrases à différents niveaux. C’est ainsi que les phrases négatives ou interrogatives ont été définies comme consistant à mettre en scène, indépendamment de tout contexte, un point de vue qu’elles servent à nier ou à interroger, que l’opposition entre marque modale et contenu propositionnel, ou entre les éléments articulés par un connecteur comme « mais » ou « si », par exemple, se prête à une multiplication des énonciateurs mis en jeu. Une telle entreprise cherche à rendre compte linguistiquement de certains effets d’hétérogénéité énonciative plus ou moins perceptibles en contexte, mais elle fait l’impasse sur ce qui rend précisément ces effets plus ou moins perceptibles en contexte. Il faut alors trouver d’autres moyens d’analyser ce qui caractérise les énoncés ironiques ou au style indirect libre, par exemple, ou encore ce qui se produit en (7) où le locuteur paraphrase le point de vue de Marc Dutroux dans son propre discours. Les faits mêmes qui justifièrent empiriquement d’avoir recours à une approche polyphonique risquent alors d’échapper à l’analyse.
D’autres approches, en revanche, comme celle de Roulet & al. (1985), de Christian Rubattel (1990), insistent sur ce qui caractérise en propre, par opposition aux énoncés ordinaires impliquant différents points de vue argumentatifs, certains énoncés consistant à représenter un point de vue étranger à l’énonciation effective du locuteur, une voix extérieure au discours effectif du locuteur si l’on préfère. Ainsi selon Rubattel (1990, 6), « énonciation et argumentation sont deux phénomènes distincts et, sans vouloir revenir à la thèse de l’unicité du sujet parlant, on peut parfaitement admettre qu’un seul et même énonciateur prend la responsabilité d’arguments anti-orientés et résout la contradiction. […] Il faut distinguer entre une voix, qui a son origine dans une énonciation ou un simulacre d’énonciation, et un simple point de vue ». La notion de polyphonie s’applique ici exclusivement à certaines formes de reprise ou de reformulation proches de ce qui se produit en (7), plutôt qu’à n’importe quelle phrase de la langue hors contexte. Les marques de la négation, les connecteurs argumentatifs, les modalisateurs ne sont pas ici en soi polyphoniques. Plutôt qu’à toute phrase négative par exemple, la notion de polyphonie s’applique alors exclusivement à certains usages de la négation. Dans le passage ci-dessous, par exemple (tiré d’une interview sociolinguistique de l’Université Laval, Québec), la polyphonie ne tient pas à la négation en soi mais au fait que l’énoncé « C’est pas grand » reproduit ce qu’il réfute, que l’adjectif « grand » reformule ou tout au moins fait écho et semble ainsi intégrer ce que vient de dire l’intervieweuse (« c’est une grande maison »). Ce genre d’effet polyphonique ne tient pas tant à la négation en langue, au morphème de négation en soi, qu’à une exploitation pragmatique de la négation consistant à faire écho au point de vue positif que l’interviewé commence par réfuter, avant d’y adhérer finalement en le reformulant à nouveau sous forme plus atténuée (« c’est quand même pas mal plus grand que l’appartement ») :
(8) Intervieweuse. Puis au niveau de la maison : Vous étiez en appartement à Outremont, ici c’est une grande maison c’est :
Interviewé. Oui c’est : c’est pas grand mais disons que c’est pas mal plus grand que l’appartement oui effectivement il y a un terrain il y a : il y a trois chambres : un sous-sol un garage [Corpus Montréal,117’84]
Et de même, plutôt qu’à toute forme de modalisateur comme « évidemment », ou à toute forme de « si » hypothétique, la notion de polyphonie s’applique alors uniquement à certains de leurs emplois comme dans la réponse d’Ansermet en (9) (où il est question des refus de Diagilev, le directeur des Ballets russes, à payer les droits qu’il doit à Stravinski) :
(9) Lettre d’Igor Stravinski à Ernest Ansermet (Morges, le 16 mai 1919)
Je le laisse tranquille et heureusement peux très bien me passer de lui. Mais le jour où il aura besoin de moi qu’il prenne garde ! Je m’en souviendrai…
Réponse d’Ernest Ansermet à Igor Stravinski (Londres, le 25 mai 1919)
Votre lettre m’arrive : évidemment il ne reste plus qu’à attendre votre revanche. Si vous avez pu trouver d’autres ressources que lui, tout va bien.
En stipulant que le simple fait d’avoir recours à un adverbe modal comme « évidemment », à un « si » hypothétique, implique de mettre en scène un énonciateur distinct assumant le point de vue que modalise ou suppose hypothétiquement le locuteur, et quel que soit par ailleurs l’intérêt d’une telle hypothèse, on ne fait que repousser et exiger plus urgemment la clarification de ce qui se produit lorsque les procédés en question s’articulent à une forme de reprise, de reformulation du point de vue de l’interlocuteur, comme c’est le cas en (9). Une fois associée à la structure linguistique des phrases de la langue, la notion de polyphonie ne permet plus d’appréhender l’effet d’écho que produisent ici les propositions « il ne reste plus qu’à attendre votre revanche » et « vous avez pu trouver d’autres ressources que lui » dans la réponse d’Ansermet, par rapport aux propositions « le jour où il aura besoin de moi qu’il prenne garde » et « je peux très bien me passer de lui » dans la lettre de Stravinski. De toute évidence, ces effets reformulatifs s’ajoutent, se combinent, mais ne découlent pas automatiquement d’instructions linguistiques associées à « évidemment » ou au « si » hypothétique.[10]On a affaire, dans ces deux derniers exemples, à des reprises de type diaphonique (au sens de Roulet 1985, 1993), c’est-à-dire à des reprises de ce que vient de dire l’interlocuteur. En ce qui concerne le cas particulier des reprises diaphoniques locales, c’est-à-dire des répétions et reformulations immédiates des propos de l’interlocuteur dans la conversation, je renvoie à Perrin, Deshaies & Paradis (2003).
Certaines marques comme « il paraît (que) », « selon (Paul) », « comme dit (Pierre) », « puisque », « certes », « en effet », certaines formes de négations antéposées comme « c’est pas que », « il est faux que » semblent en revanche imposer une telle interprétation. C’est le cas de l’adverbe « effectivement » assorti de la formule d’assentiment que constitue la particule « oui » en (8). « Oui effectivement » indique que le locuteur reformule le point de vue de son interlocuteur, tout comme « selon Paul » indique que le locuteur reformule le point de vue de Paul et « il paraît (que) » celui d’un tiers anonyme. Toutes ces formulations diffèrent bien entendu en ce qui concerne la fonction qu’elles attribuent respectivement à l’énonciateur de la séquence écho dans le discours du locuteur, en ce qui concerne le partage des rôles qui en découle, la relation intersubjective qu’elles mettent sémantiquement en scène pourrait-on dire. Si la réfutation manifeste un désaccord du locuteur, les adverbes comme « effectivement » ou « évidemment » indiquent que le locuteur est d’accord avec l’énonciateur, qu’il adopte même son point de vue ; « puisque » marque que le locuteur fait un argument du point de vue de cet énonciateur, dont il tire certaines conclusions personnelles ; « certes » qu’il en fait un contre-argument ; « il paraît que », « selon » permettent au locuteur de se tenir à distance relative de l’énonciateur mis en jeu dans la séquence écho, de ne pas se trouver personnellement trop engagé dans la prise en charge de son point de vue. Seul le discours rapporté n’instaure parfois aucune ambiguïté ou confusion de rôle énonciatif, aucune relation même entre le locuteur et l’énonciateur mis en jeu dans le cadre d’une phrase complétive au style indirect (entre le locuteur rapporteur et le locuteur rapporté lors d’une citation directe).
Des formes explicites du discours rapporté aux formes non marquées comme en (7), en passant par certains modalisateurs ou connecteurs, la langue dispose de toute une gamme d’instructions polyphoniques qui ne se confondent pas avec l’ensemble des marques argumentatives servant à dissocier différents points de vue, différentes orientations argumentatives à l’intérieur des phrases. Comme nous le rappelle Rubattel (1990, 3), « les discours rapportés direct, indirect et indirect libre sont selon Bakhtine les prototypes de l’intégration du discours d’autrui et donc des énoncés polyphoniques ». Ces formes prototypiques ne sont bien entendu que la partie émergente de l’iceberg polyphonique, dont les couches profondes restent pour l’heure en partie inexplorées et inconnues. Rien d’étonnant dès lors que les diverses approches des faits en question ne soient pas forcément convergentes.
Conclusion
L’objectif de cette étude n’était pas de prendre position pour une option théorique ou pour une autre, pour tel ou tel niveau d’analyse ou de découpage des faits plutôt que tel autre, mais surtout de passer en revue, de chercher à concilier, à articuler conceptuellement, différentes approches de la polyphonie relatives à différents niveaux de faits pertinents. Il s’agissait de surmonter l’indétermination, l’instabilité d’une notion appliquée à un domaine de faits qui n’est pas homogène, même s’il existe certains liens de parenté entre les différents aspects du langage dont il vient d’être question.
Non seulement la notion de polyphonie s’applique à différentes sortes d’hétérogénéité énonciative à l’intérieur du sens, à différentes sortes de faits observables, mais elle se trouve être en quelque sorte tiraillée, écartelée même, entre le pôle instructionnel ou linguistique des phénomènes qu’elle prend pour objet d’une part, et leur pôle contextuel ou pragmatique d’autre part. D’un côté la polyphonie est une propriété générale de la signification des phrases de la langue ; de l’autre il s’agit d’un effet de sens particulier lié à diverses formes d’échos, d’intégrations mimétiques du discours ou du point de vue d’autrui dans un discours de premier niveau. Même limitée aux acceptions découlant des analyses de Ducrot, la notion de polyphonie s’expose ainsi à un risque de dilution ou d’éclatement susceptible de l’affaiblir si l’on n’y prend garde.
Trop souple et impressionniste sans doute, applicable à un ensemble de faits parfois sans lien apparent ou empiriquement saisissable, elle pourrait finir par perdre de vue son objet qui déjà se dilue entre différents niveaux d’analyse et différentes approches divergentes. Cela dit, rien n’interdit non plus de conclure sur une note moins pessimiste, comme le fait Nølke sous l’entrée ‘Polyphonie’ du Dictionnaire d’analyse du discours de Maingueneau et Charaudeau (2002). Selon lui « La polyphonie semble jouer à plusieurs niveaux de l’analyse. Indiquée par divers moyens linguistiques (lexicaux, syntaxiques, etc.), elle se manifeste dans l’interprétation du discours. […] Or rien ne semble empêcher la collaboration des différentes approches. On pourrait imaginer un modèle modulaire où l’analyse linguistique fournirait des matériaux à l’analyse du discours qui, à son tour, servirait aux analyses littéraires. Ou bien, en sens inverse, que les analyses littéraires et de discours fourniraient des données au développement de la théorisation linguistique ». Tout un programme en perspective, dont la notion de polyphonie ne serait pas la seule à bénéficier parmi les différents aspects de ce que l’on appelle le sens.
Références
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Notes
⇧1 | Bien avant différents sociologues ou psycholinguistes américains comme Erving Goffman (1967, 1981), William Labov (1972) ou John J. Gumperz (1982), dont l’empirisme et les méthodes sont évidemment parfaitement étrangers Bakhtine, ce dernier avait néanmoins pressenti le rôle que joue l’interaction en ce qui concerne la dimension interlocutive du sens des énoncés. Dans le cadre de certaines analyses comme celle de Roulet (1985), de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1980, 1990), l’influences de ces courants, issus de l’analyses d’interactions conversationnelles, se conjuguent et recoupent partiellement l’héritage de Bakhtine. |
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⇧2 | Les analyses de Jacqueline Authier-Revuz se concentrent essentiellement sur ce premier niveau de faits dialogiques ou polyphoniques. Les formes d’hétérogénéité dont il vient d’être question, qu’elle définit comme montrées par le sujet parlant, s’articulent à ce qu’elle conçoit comme l’hétérogénéité constitutive des unités linguistiques dans le discours, de la langue elle-même qui appartient par définition à l’autre, à la communauté linguistique, hétérogénéité que le sujet parlant cherche ponctuellement à circonscrire, par le jeu de l’hétérogénéité montrée, à travers diverses formes de modalisation autonymique. Cela est particulièrement sensible dans le cas des expressions idiolectales, idiomatiques et autres formes figées, proverbes, etc., dont la signification fait systématiquement allusion aux emplois antérieurs dont elles émanent. On trouvera une approche de cette dimension de la signification des proverbes dans Perrin (2000). Voir également Perrin (2002, 2003a) pour l’examen de cet aspect de la signification des expressions idiomatiques et des métaphores figées. |
⇧3 | La spécificité de certains récits littéraires ne tient pas tant au récit en soi et aux faits polyphoniques qu’il met en jeu qu’à une forme de contrôle et d’exploitation que l’on pourrait dire à long terme des faits en question dans le discours, qui permet au narrateur de s’effacer durablement derrière tel ou tel point de vue qu’il met en scène. C’est ainsi que dans Madame Bovary, par exemple, le narrateur s’absente totalement et adopte le point de vue d’Emma tout au long du roman, jusqu’à la mort de son héroïne, avant de conclure son récit du point de vue de Charles. Ce genre de procédé, qui fait dire à Laurent Adert que « l’esthétique de Flaubert repose sur l’effacement de tout discours auctorial, effacement aussi bien de l’auteur que du narrateur, accompagné d’une suspension de jugement et d’une abstention de tout métadiscours ou commentaire » (1996, 10), ne se rencontre évidemment pas dans les récits non littéraires comme en (2). |
⇧4 | On sait que les auteurs du cercle Bakhtine ne se privent pas de citer Bally à plusieurs reprise dans leurs derniers travaux (notamment en ce qui concerne le style indirect libre). |
⇧5 | Voir à ce sujet l’article de Jean-Louis Chiss (1985), voir également l’ouvrage de Sylvie Durrer (1996). |
⇧6 | Sur cette propriété des énoncés génériques et des proverbes, se référer à Georges Kleiber (1988, 1989) . En ce qui concerne la notion de locuteur générique, de ON-locuteur, voir Jean-Claude Anscombre (2000). |
⇧7 | Sur la question des rapports de ce genre de procédé à l’affirmation simple d’une part, et au discours rapporté d’autre part, je renvoie à Perrin (2000), en particulier au chapitre intitulé : « Auto-allusion au discours ou point de vue du locuteur comme être du monde ». |
⇧8 | Je renvoie à ce sujet à l’article de Clark H. & Gerrig R. J. (1990) sur la citation comme signe démonstratif, c’est-à-dire iconique, fondé sur une forme de ressemblance à l’égard de ce qui a été dit. Voir également sur ce sujet Perrin (2003b). |
⇧9 | Je relève au passage que cette opposition entre double énonciation et polyphonie, telle qu’elle est conçue par Ducrot, permet de rendre compte de diverses oppositions bien connues, à différents niveaux d’analyse. Ce qui la différencie des oppositions susceptibles d’être établies entre style direct style indirect, entre forme proverbiale et simple énoncé doxique ou générique, entre parodie et ironie, intertexte et interdiscours (au sens de Charaudeau 1993), et j’en passe, n’est à mon sens que la contrepartie de ce qui distingue l’analyse pragmatique des énoncés pris isolément et abstraitement, comme chez Ducrot, et l’analyse du discours à différents niveaux d’appréhension empirique. |
⇧10 | On a affaire, dans ces deux derniers exemples, à des reprises de type diaphonique (au sens de Roulet 1985, 1993), c’est-à-dire à des reprises de ce que vient de dire l’interlocuteur. En ce qui concerne le cas particulier des reprises diaphoniques locales, c’est-à-dire des répétions et reformulations immédiates des propos de l’interlocuteur dans la conversation, je renvoie à Perrin, Deshaies & Paradis (2003). |