« Je (n’) dis pas » comme marqueur argumentatif polyphonique

1. Avant-pro­pos

Les mar­queurs dis­cur­sifs par­tagent cer­taines pro­prié­tés dont la lin­guis­tique cherche à sai­sir les enjeux. Une dis­tinc­tion théo­rique très géné­rale – dis­cu­table sans doute, et loin d’être à ce jour consen­suelle – entre deux sortes d’indications séman­tiques com­plé­men­taires, sera exploi­tée à cet effet. D’un côté l’on admet com­mu­né­ment que les énon­cés repré­sentent des états de choses, au plan de leur conte­nu pro­po­si­tion­nel, par le moyen de pré­di­ca­tions des­crip­tives à visées réfé­ren­tielles. Mais d’un autre côté les connec­teurs et autres mar­queurs dis­cur­sifs seront ana­ly­sés comme des expres­sions extra-pré­di­ca­tives consis­tant à mon­trer conven­tion­nel­le­ment diverses pro­prié­tés énon­cia­tives assu­rant l’intégration dis­cur­sive, sous la forme de points de vue sub­jec­tifs orien­tés, de telles pré­di­ca­tions dans leur por­tée. La pre­mière par­tie de cette étude (point 2 ci-des­sous) aura pour objec­tif de pré­sen­ter et de jus­ti­fier le cadre théo­rique dont pro­cède cette oppo­si­tion entre ce qui est dit, ou décrit, au plan du conte­nu des énon­cés d’une part, de l’autre ce qui est mon­tré, ou joué, au plan énonciatif.

La suite de cette étude abor­de­ra sous cet angle l’analyse de Je (n’) dis pas comme connec­teur argu­men­ta­tif poly­pho­nique. Par­mi les dif­fé­rentes sortes de mar­queurs dis­cur­sifs, ce connec­teur sera pré­sen­té comme emblé­ma­tique d’une sous-caté­go­rie de mar­queurs consis­tant à inté­grer, nous dirons démons­tra­ti­ve­ment, l’énonciation d’une pré­di­ca­tion dans le cadre d’une période dis­cur­sive impli­quant dif­fé­rents points de vue argu­men­ta­tifs. Je (n’) dis pas sera ain­si com­pa­ré notam­ment à un autre mar­queur appa­ren­té, (Il) faut dire, dont les effets sont plus élé­men­taires. Ain­si dans les exemples suivants :

Faut dire qu’elle habite à Paris
Elle habite à Paris, je n’dis pas

les connec­teurs (en gras) déter­minent ce qui sera défi­ni comme l’incom­plé­tude dis­cur­sive d’une pré­di­ca­tion (en ita­liques), moda­li­sée démons­tra­ti­ve­ment comme jus­ti­fi­ca­tive ou res­pec­ti­ve­ment conces­sive d’informations asso­ciées à une uni­té de rang dis­cur­sif supérieur.

L’objectif sera de faire appa­raître que ces pro­prié­tés ne sont pas (ou plus) syn­chro­ni­que­ment réduc­tibles à une infé­rence inter­pré­ta­tive ou même à une simple rou­tine dis­cur­sive dont elles pro­cèdent dia­chro­ni­que­ment, fon­dées sur une méta-repré­sen­ta­tion pré­di­ca­tive par le verbe dire, enri­chie de pro­prié­tés déon­tiques par le verbe fal­loir, ou d’une force de réfu­ta­tion par la marque de néga­tion. En témoigne la dif­fi­cul­té de sub­sti­tuer alors au verbe dire un verbe de parole appa­ren­té comme affir­mer, sou­te­nir. De fait, ces for­mules sont deve­nues aujourd’hui des mar­queurs dis­cur­sifs en fran­çais contem­po­rain, dans la mesure où elles ne consistent plus essen­tiel­le­ment à méta-repré­sen­ter un dire que l’on pres­crit ou que l’on réfute (Comme dans On est for­cé de dire que…, Je n’ai jamais sou­te­nu que…), mais sim­ple­ment à moda­li­ser les pro­prié­tés énon­cia­tives d’une pré­di­ca­tion à visée argu­men­ta­tive. Cet article consis­te­ra dès lors à rendre compte, sous un angle dis­tri­bu­tion­nel d’abord (point 3), ensuite sous un angle séman­tique poly­pho­nique (point 4), des pro­prié­tés argu­men­ta­tives que Je (n’) dis pas impose à toute pré­di­ca­tion dans sa portée.

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