1. Avant-propos
Les marqueurs discursifs partagent certaines propriétés dont la linguistique cherche à saisir les enjeux. Une distinction théorique très générale – discutable sans doute, et loin d’être à ce jour consensuelle – entre deux sortes d’indications sémantiques complémentaires, sera exploitée à cet effet. D’un côté l’on admet communément que les énoncés représentent des états de choses, au plan de leur contenu propositionnel, par le moyen de prédications descriptives à visées référentielles. Mais d’un autre côté les connecteurs et autres marqueurs discursifs seront analysés comme des expressions extra-prédicatives consistant à montrer conventionnellement diverses propriétés énonciatives assurant l’intégration discursive, sous la forme de points de vue subjectifs orientés, de telles prédications dans leur portée. La première partie de cette étude (point 2 ci-dessous) aura pour objectif de présenter et de justifier le cadre théorique dont procède cette opposition entre ce qui est dit, ou décrit, au plan du contenu des énoncés d’une part, de l’autre ce qui est montré, ou joué, au plan énonciatif.
La suite de cette étude abordera sous cet angle l’analyse de Je (n’) dis pas comme connecteur argumentatif polyphonique. Parmi les différentes sortes de marqueurs discursifs, ce connecteur sera présenté comme emblématique d’une sous-catégorie de marqueurs consistant à intégrer, nous dirons démonstrativement, l’énonciation d’une prédication dans le cadre d’une période discursive impliquant différents points de vue argumentatifs. Je (n’) dis pas sera ainsi comparé notamment à un autre marqueur apparenté, (Il) faut dire, dont les effets sont plus élémentaires. Ainsi dans les exemples suivants :
Faut dire qu’elle habite à Paris
Elle habite à Paris, je n’dis pas
les connecteurs (en gras) déterminent ce qui sera défini comme l’incomplétude discursive d’une prédication (en italiques), modalisée démonstrativement comme justificative ou respectivement concessive d’informations associées à une unité de rang discursif supérieur.
L’objectif sera de faire apparaître que ces propriétés ne sont pas (ou plus) synchroniquement réductibles à une inférence interprétative ou même à une simple routine discursive dont elles procèdent diachroniquement, fondées sur une méta-représentation prédicative par le verbe dire, enrichie de propriétés déontiques par le verbe falloir, ou d’une force de réfutation par la marque de négation. En témoigne la difficulté de substituer alors au verbe dire un verbe de parole apparenté comme affirmer, soutenir. De fait, ces formules sont devenues aujourd’hui des marqueurs discursifs en français contemporain, dans la mesure où elles ne consistent plus essentiellement à méta-représenter un dire que l’on prescrit ou que l’on réfute (Comme dans On est forcé de dire que…, Je n’ai jamais soutenu que…), mais simplement à modaliser les propriétés énonciatives d’une prédication à visée argumentative. Cet article consistera dès lors à rendre compte, sous un angle distributionnel d’abord (point 3), ensuite sous un angle sémantique polyphonique (point 4), des propriétés argumentatives que Je (n’) dis pas impose à toute prédication dans sa portée.
2. Cadre et considérations théoriques
Inspirée d’une observation de Wittgenstein selon laquelle : « La proposition montre son sens. La proposition montre ce qu’il en est quand elle est vraie. Et elle dit qu’il en est ainsi » (1961 [1922], je souligne), la distinction dire-montrer a permis à Ducrot de commencer à élaborer, dans les années 70, ce qui concerne l’énonciation dans la langue, la part pragmatique qu’il conçoit comme intégrée à la sémantique linguistique :
« Lorsque quelqu’un fait une affirmation, écrit Ducrot (1984 [1980], 151), par exemple lorsque X affirme Il fera beau demain, il donne deux sortes d’indications, de nature tout à fait différente. L’une concerne le thème de son discours (le beau temps), l’autre concerne le fait même de son énonciation, donnée comme l’assertion du beau temps, et non pas d’autre chose, ni comme une question, une promesse, etc. Or ces deux indications ont des statuts tout à fait différents. […] les commentaires de l’énoncé sur son énonciation ne sont pas l’objet d’une assertion […] : ils sont montrés » (Je souligne).
Ces deux sortes d’indications consistent respectivement, selon le Ducrot de cette époque, pour l’une à décrire vériconditionnellement un état de choses, pour l’autre à montrer ou à jouer – à qualifier démonstrativement dans notre jargon – certaines propriétés de l’énonciation. Quant à ce qui distingue ces indications sémantiques, respectivement descriptive et démonstrative, Ducrot se contente alors de relever : « en reprenant le critère aristotélicien, précise-t-il (Ibid.), que l’on peut caractériser la seconde par le fait qu’elle n’est pas présentée comme justiciable d’une appréciation en termes de vérité (ou de fausseté)».
Par la suite, délaissant Wittgenstein et l’heuristique aristotélicienne de la véridiction, Ducrot s’est employé à défendre la priorité sémantique de l’indication démonstrative, pour en arriver assez rapidement à récuser toute forme d’indication sémantique descriptive (véridictive), et ce faisant à reléguer les effets descriptifs de l’énoncé à un niveau contextuel. A très grands traits, les analyses d’Anscombre et Ducrot dans les années 80 (Anscombre & Ducrot 1983, par exemple) ont consisté à admettre que la forme des phrases délivre conventionnellement un ensemble d’instructions pour le calcul du sens de leurs énoncés comme simple qualification, ou même tout bonnement comme propriété de l’énonciation. La forme des phrases instruit alors directement le sens des énoncés comme consistant à qualifier certaines propriétés illocutoires, argumentatives, polyphoniques, de leur énonciation, dont découlent ensuite indirectement certains effets descriptifs contextuels.
L’héritage de Ducrot se retrouve aujourd’hui sous diverses formes non seulement chez Anscombre, mais chez Carel ou Lescano, ou encore sous d’autres versions notamment chez Haillet, Nølke, Kronning. A ma manière, je me réclame aussi de cet héritage, encore que sous une forme affaiblie. Dans ses versions ascriptivistes radicales, la sémantique ducrotienne a pour issue de faire valoir que les propriétés démonstratives des phrases constituent une alternative avantageuse par rapport aux approches descriptivistes habituellement mises en œuvre. Dans ses versions affaiblies, elle doit affronter ce qui oppose et articule, au plan sémantique, les deux sortes d’indications dont il vient d’être question. Parmi les approches héritières de Ducrot, celle de Kronning en particulier correspond à l’une des versions affaiblies de l’héritage ducrotien les mieux adaptées à ce qui sera développé dans cette étude. Elle s’appuie sur l’opposition modus-dictum selon Bally pour concevoir le sens de tout énoncé comme « constitué d’un modus montré et d’un dictum véridicible » (Kronning 2013, 99).
Sans préjuger de l’articulation ni de l’éventuelle priorité de l’une ou l’autre sorte d’indication prise en compte, elles constituent pour moi les deux éléments complémentaires sur lesquels repose fonctionnellement le sens linguistique de tout énoncé. L’hétérogénéité de ces éléments à mon sens est irréductible ; elle relève d’une distinction sémiotique profonde, dont l’ancrage cognitif ne saurait être ignoré. Le modèle peircien, en ce qui concerne en particulier ce qui oppose la fonction « indiciaire » des signes à leur fonction « symbolique » (Peirce 1931–58), permet de saisir assez simplement ce qui caractérise le versant modal énonciatif à effets démonstratifs du sens des énoncés, par opposition à leur versant dictal à effets descriptifs informatifs. Quelle que soit l’évidence occasionnelle de ce qui est montré au plan énonciatif indiciaire, il apparaît que l’attention des sujets parlants reste essentiellement centrée sur l’apparente objectivité de ce qui est décrit. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que les principaux courants philosophiques et linguistiques se soient focalisés historiquement sur les effets informatifs du sens des énoncés, plutôt que sur leurs propriétés démonstratives, qui se situent à l’arrière-plan subjectif de la conscience des sujets parlants (Perrin 2016b).
L’opposition saussurienne entre « linguistique de la langue et linguistique de la parole » (1972 [1915], 36- 39) peut être appréhendée comme une première tentative (avortée) de saisir cette opposition sous l’angle d’une heuristique consistant à dissocier ce qui dans la langue est attaché à la valeur conceptuelle des signes du système, de ce qui par ailleurs est démonstratif et énonciatif, attaché à l’emploi des signes comme acte de langage (Perrin 2018). Bien avant Benveniste et Austin, l’ambition de Bally d’élaborer une « linguistique de la parole » l’a conduit à aborder la phrase comme la contrepartie verbale d’un acte de langage, comme « communication d’une pensée » (1965 [1932], 35–52). Par-delà son partage segmental de la « phrase explicite » en deux parties, modale et respectivement dictale, l’intérêt de l’analyse de Bally repose sur les « équivalences fonctionnelles » qu’il établit entre différents procédés – verbaux et non-verbaux, « extra-articulatoires » (prosodiques, mimo ‑gestuels) – associés aux « formes implicites de l’énonciation » (Ouste !, Sortez !, A la porte !, doigt pointé vers la porte, etc.), fondées sur l’unité sémiotique d’un modus analogue.
Cette unité indiciaire a pour avantage de réunir fonctionnellement un ensemble de propriétés sémantiques et contextuelles hétérogènes, relatives au fait même de l’énonciation plutôt qu’à ce qui s’y trouve représenté, et ce faisant de décharger la linguistique de la lourde tâche qu’elle s’impose de rapporter l’intégralité de ce qui est codé à ce qui est prédiqué explicitement au plan symbolique.
Si le sens de tout énoncé implique irréductiblement, dans ce cadre, un versant démonstratif indiciaire (modal au sens de Bally), et un autre descriptif symbolique (dictal), il apparaît que le partage et l’influence respective de ces indications est très variable d’un énoncé à l’autre, et même localement dans le cadre d’un même énoncé, jusqu’à s’effacer ou au contraire à dominer l’indication complémentaire. Ainsi le sens de certains énoncés purement factuels (comme Elle habite à Paris, Paul est célibataire) reste pour moi confiné à la seule force descriptive de leur contenu informatif. Un adjectif évaluatif comme gentil, méchant, ou bon, beau, vilain, en revanche, alors même qu’il dénomme une propriété conceptuelle objectivable de ce à quoi il réfère (la gentillesse, la méchanceté, etc.), consiste simultanément à instruire un point de vue subjectif du locuteur qui l’énonce (attaché à un acte de recommandation ou au contraire de défiance, de dénigrement). Je ferai complètement abstraction, dans cette étude, de nombreuses propriétés énonciatives suprasegmentales de ce genre, à la fois prédicatives et démonstratives. Notre attention portera ici exclusivement sur le rôle de certaines expressions extra- prédicatives en quoi consistent les marqueurs énonciatifs ou discursifs, seules susceptibles de se départir complétement, le cas échéant, de leur force descriptive résiduelle.
Et encore, car cette monovalence démonstrative de marqueurs comme Oui , Non, Certes, Mais, Pourtant , Cependant n’est généralement que le terme ultime d’une évolution diachronique souvent inachevée. Ainsi un grand nombre de marqueurs conservent à ce jour, par-delà leurs emplois extra-prédicatifs démonstratifs, une force descriptive latente. C’est le cas en particulier lorsque l’expression est polyvalente, susceptible d’être exploitée alternativement à un niveau intra- ou extra-prédicatif. Dans le cadre d’un énoncé comme Franchement, il se fout du monde, la force démonstrative d’engagement épistémique domine clairement le sens de l’adverbe, mais sans le délivrer de la notion de franchise attachée à ses emplois prédicatifs comme adverbe de manière. Même un adverbe comme Heureusement, pour ainsi dire ce jour réservé à ses emplois énonciatifs, reste néanmoins attaché, sous forme latente, à la notion de bonheur, associée aux derniers recours prédicatifs archaïsants à l’adverbe de manière dont il est issu (dans le cadre d’un énoncé comme Cette histoire prend fin heureusement / de manière heureuse, par opposition à ses emplois énonciatifs ordinaires comme adverbe d’énonciation). On pourrait en dire autant de la notion de certitude associée à Certainement, dont atteste sa dérivation morphologique.
Dans ces différents cas, la force descriptive de l’expression subit un affaiblissement graduel, comparable à celui de la valeur onomatopéique d’une interjection comme Ouf !, par exemple, qui n’a plus besoin aujourd’hui d’être identifiée à un soupir de satisfaction pour être interprétée comme l’indice conventionnel d’un soulagement que manifeste le locuteur. La force indiciaire de certains effets pragmatiques purement contextuels à la base, devenus peu à peu routiniers, a fini simplement par contaminer le sens linguistique originel de l’expression, et ce faisant à le reléguer à l’arrière-plan de l’interprétation dans ses emplois énonciatifs. Avant de se perdre diachroniquement pour assurer la monovalence adversative d’un connecteur comme Pourtant, Cependant, le sens descriptif de nombreuses expressions à usage énonciatif émergent comme Maintenant, Après, En même temps, se trouve alors simplement affaibli, relégué à l’arrière-plan interprétatif de formules alternativement prédicatives ou démonstratives. Il n’en demeure pas moins qu’une expression comme en ce moment, par exemple, ne pourrait en aucun cas faire l’objet d’un emploi démonstratif de ce genre. Cette propriété caractérise en revanche graduellement l’ensemble des expressions extra-prédicatives en quoi consistent les connecteurs ou autres modalisateurs. Elle permet d’expliquer très simplement que la force démonstrative de connecteur conclusif à effets de confirmation intensive dévolue à un adverbe d’énonciation comme Décidément, par exemple, puisse désormais correspondre à celle d’une formule verbale sans aucun rapport prédicatif comme Y’a pas à dire (Perrin 2016a). Et qu’inversement des formules comme J’te dis pas et Je n’dis pas, bien qu’étroitement apparentées sous un angle prédicatif, s’opposent désormais comme marqueurs énonciatifs.
A l’exception de quelques marqueurs comme C’est-à-dire, On dirait (que), la plupart des formules énonciatives formées sur le verbe dire (plus d’une centaine sans doute en français contemporain) conservent à ce jour une valeur descriptive latente. La difficulté consiste alors à faire la part de ce qui est instruit démonstrativement par le marqueur, par rapport à ce qui est susceptible d’être inféré contextuellement de sa valeur descriptive résiduelle.
3. Approche distributionnelle de Je (n’) dis pas comme connecteur
Par définition, un connecteur ne mobilise pas les seules propriétés de l’acte de prédication simple dont il modalise l’énonciation. Sous un angle purement distributionnel et séquentiel, la propriété définitoire la moins engagée de ce qui caractérise un connecteur, parmi les différentes sortes de marqueurs énonciatifs, tient à l’incomplétude discursive de toute prédication dans sa portée. Comme son nom l’indique, un connecteur sert à connecter une séquence dont il relève à une autre, antécédente ou conséquente (qui peut être plus ou moins complexe et diffuse, parfois sous-entendue), en vue d’élaborer une relation interactive (Roulet & al. 1985) assurant la complétude d’une intervention ou période discursive de rang supérieur. Tout énoncé préfacé par un connecteur est ainsi incomplet s’il est séparé de son environnement ; il ne peut être interprété que s’il est corrélé à un avant-texte d’arguments, contrarguments ou conclusions préalables, ou à un après attendu à nouveau comme justificatif, adversatif ou conclusif, selon les instructions démonstratives qui s’y rapportent. L’incomplétude argumentative de toute prédication dans la portée de Car, Donc ou Mais, par exemple, tient au fait que leur distribution est fonction d’instructions justificatives, conclusives ou adversatives. Et de même, une formule verbale comme (Il) faut dire (abrégée IFD désormais) détermine l’incomplétude argumentative d’une prédication dans sa portée (en italiques dans nos exemples), modalisée comme la justification causale des informations d’un avant textuel. L’effet d’explication rétroactive de IFD peut être local, saturé par le seul acte de discours immédiatement conjoint :
(1) Neige fraîche ; il faut dire qu’il a neigé toute la journée.
[http://www.skiinfo.fr, mail sur le site]
Mais cet effet peut aussi renvoyer à un ensemble d’informations disjointes et davantage dispersées, réparties entre plusieurs actes et d’éventuels sous ‑entendus, le fruit d’une diffusion globale dans l’avant-texte, de l’information justifiée :
(2) Impossible d’y échapper, l’élection présidentielle française devient l’un des sujets majeurs de conversation dans les chaumières et auberges de Suisse romande. On se passionne, on critique, on ricane, on se moque, on admire aussi. Tant de faconde, tant de scandales, tant de suspense, de trahisons et de rebondissements. La cuvée 2017 s’avère, il faut dire, tout à fait exceptionnelle. Ce n’est pas chez nous qu’on pourrait se régaler d’un pareil bastringue. [MMagazine, 20.2.17]
IFD modalise une prédication simple et explicite – l’énonciation d’une phrase complétive assortie d’une formule parenthétique en (1), ou qualifiée en incise en (2) – comme une explication justifiant les informations d’un avant textuel plus ou moins diffus. Cette relation est attestée par le fait qu’elle peut être reformulée à l’aide d’un connecteur comme parce que ou c’est que ; en (1) par exemple : Il y a de la neige fraiche parce qu’il a neigé toute la journée ou S’il y a de la neige fraiche, c’est qu’il a neigé… Compte tenu de la diffusion de l’information justifiée en (2), diverses reformulations synthétiques feraient l’affaire, par exemple : Si tant de Suisses l’apprécient, c’est que la cuvée française des présidentielles 2017 est exceptionnelle. La substitution à IFD d’un marqueur apparenté comme Je dois dire – qui partage en partie les mêmes propriétés déontiques à la base – n’a pas le même effet dans chacun de ces exemples. Elle semble très discutable en (1), où IFD s’impose en raison de l’évidente causalité du procès représenté (il a neigé) par rapport à ses conséquences (la neige). Une telle substitution semble en revanche plus aisément admissible en (2), compte tenu de la distance et de la dilution de l’information justifiée.
L’incomplétude argumentative de toute prédication dans la portée de Je (n’) dis pas (abrégé JDP) n’est pas moins déterminée et contrainte, mais plus complexe et élaborée. Comme marqueur discursif, JDP modalise démonstrativement une prédication non plus comme l’explication d’une information préalable, mais comme une sorte de réfutation à effets concessifs, impliquant un renversement adversatif consécutif. Par rapport à IFD, JDP inverse l’ordre de construction dynamique de la période, qui n’enchaîne plus alors sur un précédent textuel, mais annonce un enchaînement adversatif. JDP instaure une relation protase (concessive) –> apodose (adversative), constitutive d’une période discursive de la forme : Je ne dis pas que X (ou non‑X), mais Y, assortie de propriétés prosodiques, macro-syntaxiques, sémantico-pragmatiques. Trois variantes superficielles de distribution de JDP seront opposées dans un premier temps, selon les propriétés séquentielles qui s’y rapportent.
3.1. La 1ère variante relève d’une période discursive de la forme Je ne dis pas que X, mais Y, consistant successivement :
– à réfuter la force intensive d’une prédication X dans la protase concessive,
– à produire un enchaînement Y consistant à affaiblir X dans l’apodose adversative, mais sans inverser son orientation argumentative :
(3) Le président [russe] a rassuré ses hôtes sur ses chances à l’élection présidentielle. « Je ne dis pas que je suis sûr de gagner, mais il y a de grandes chances que je sois réélu ». [LM, 422] [1]Les exemples indexés LM sont tirés d’un corpus de notes à usage interne du journal Le Monde.
(4) Je ne dis pas qu’aujourd’hui [après sa défaite aux élections présidentielles] M. Balladur soit particulièrement heureux, mais soulagé, oui ! [LM 29]
Ce renversement adversatif, que j’appellerai d’affaiblissement défensif, peut survenir immédiatement à la suite de l’énonciation concessive comme en (3) et (4), mais il peut aussi être différé lorsqu’un enchaînement subordonné vient s’intercaler entre la concession et l’affaiblissement attendu que commande le connecteur :
(5) Je ne dis pas que c’est le paradis. En ce moment, je dois prendre ma douche dans les sanitaires à l’autre bout du terrain et je fais pipi dehors. Mais on n’est pas à plaindre. [LM 940]
Je n’dis pas que X équivaut alors sémantiquement à Certes non‑X ou autres formulations à effets concessifs analogues, sans perturbation majeure du sens général de la période :[2]Tout comme les manipulations proposées ultérieurement dans cette étude, les équivalences (3a)-(5a) ne sont pas des paraphrases approximatives, mais des variations systématiques de (3)-(5), attestant en l’occurrence de la force concessive que commande le connecteur. Tout énoncé impliquant Je n’dis pas comme connecteur doit pouvoir alors être reformulé par simple substitution de formules concessives de ce genre, propriété qui caractérise également, sous d’autres conditions comme nous allons le voir, l’ensemble des emplois associés aux variantes possibles de ce connecteur.
(3a) Certes je ne suis pas sûr de gagner, mais…
(4a) M. Balladur n’est pas particulièrement heureux bien sûr, mais…
(5a) Ce n’est pas le paradis en effet. Mais…
Le propre de cette 1ère variante est de focaliser les effets du renversement adversatif sur un simple affaiblissement de la force argumentative de X en Y. Les paraphrases ci-dessus font apparaître que JDP consiste à concéder le sacrifice d’un argument trop fort dans sa portée, non pour inverser son orientation, mais en vue de lui opposer un argument certes plus faible, mais qui préserve une part significative de ses conclusions virtuelles. La contrainte fondatrice de cette 1ère variante tient à ainsi à la force prédicative de l’argument X dans la protase, qu’il s’agit d’affaiblir en Y dans l’apodose. Impossible alors d’affaiblir X directement dans la protase concessive, sans ruiner les conditions interprétatives de la période ; les bricolages suivants aboutissent à des constructions qui ne sont plus du tout interprétables :
*(3b) Je ne dis pas que je vais peut-être gagner, mais il y a de grandes chances que je sois réélu.
*(4b) Je ne dis pas que M. Balladur soit relativement heureux, mais soulagé, oui !
*(5b) Je ne dis pas que c’est plutôt bien. Mais on n’est pas à plaindre.
3.2. La 2ème variante de distribution à prendre en compte n’est plus une concession à visée d’affaiblissement défensif, mais une concession que nous dirons offensive, dont les effets polémiques sont nettement plus marqués. Elle tient formellement à une double négation concessive dans la protase (Je ne dis pas que non‑X ), qui annonce également un renversement adversatif dans l’apodose (Mais Y ), soit à nouveau en succession conjointe :
(6) Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre, admet un officier, mais la victoire risque de prendre du temps. Des mois, peut-être des années… [LM 401]
Soit en succession différée, lorsqu’un élément subordonné vient s’intercaler entre protase et apodose :
(7) Je ne dis pas que la grève n’est pas grave pour l’économie du pays, je comprends leurs craintes, mais je ne peux pas accepter qu’ils me condamnent sans dialogue. [LM404]
(8) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la deuxième guerre mondiale » [J.-M. Le Pen, RTL, 11/9/1992]
La substitution de marqueurs concessifs impose alors la suppression des marques de négation, toujours sans perturbation notoire du sens général de la période :
(6a) Certes on peut gagner cette guerre, mais…
(7a) Bien sûr que la grève est grave pour l’économie, mais…
(8a)[3]Cette paraphrase de (8) est pour le coup discutable. On pourrait lui reprocher d’être dupe du discours lepéniste, qui ne consiste pas ici seulement à discuter de l’existence ou non des chambres à gaz, mais de ce que l’intéressé en dit (ou en a dit par le passé). C’est que la stratégie rhétorique mise en œuvre par Le Pen consiste alors à se jouer précisément de la polyvalence attachée Je ne dis pas, soit comme prédication méta-représentative par le verbe dire, soit comme connecteur concessif – ambiguïté qui se reporte d’ailleurs ici accessoirement sur la valeur … Continue reading Il est vrai que les chambres à gaz ont existé, mais je crois…
Or il apparaît désormais, à l’inverse de ce qu’on a observé en (3b)-(5b), que la force argumentative supporte ici sans problème et tire profit même d’être affaiblie dans la protase :
(6b) Je ne dis pas que l’on ne peut gagner cette guerre peut-être, mais…
(7b) Je ne dis pas que la grève n’est pas relativement grave pour l’économie, mais…
(8b) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé ici ou là. Mais…
Ces observations font apparaître que JDP ne conditionne plus désormais une stratégie concessive d’affaiblissement défensif. L’argument décisif en faveur d’une telle hypothèse s’appuie en outre sur la prise en compte comparative d’une 3ème variante de distribution de ce connecteur, qui ressemble fort à une version elliptique de la seconde.
3.3. Malgré l’absence formelle (apparente) de double négation, cette 3ème variante ne se distingue cette fois que superficiellement de la précédente, par différents effets de surface assez sensibles certes, mais sans réelles conséquences sémantiques. Outre l’effacement de la double négation (restituable par une complétion possible de JDP en Je ne dis pas le contraire ), on peut relever à ce sujet la disparition de la conjonction que, l’antéposition de la prédication modalisée, ainsi qu’une plus grande mobilité des constituants de la période (inversion de l’ordre protase-apodose en (10), qui entraîne la disparition du Mais, remplacé par Bon) :
(9) « C’est vrai que Kerry a peut-être marqué des points, je ne dis pas, confiait à la fin John, un marchand de bière portant casquette, « carrément » républicain. Mais je pense que Bush a gagné. » [LM 883]
(10) C’est toujours pareil dans les villes à forte majorité maghrébine : les trois-quarts sont irrécupérables, dit-il presque en s’excusant : « On leur paye des motos, des séjours l’été. Bon, il y en a qui réussissent, qui s’intègrent, je dis pas, je suis démocrate. » [LM 426]
Or les tests appliqués précédemment font apparaître que cette 3ème variante se rapproche sémantiquement de la seconde (et s’oppose à la 1 ère). La redondance des instructions concessives de C’est vrai autorise alors la simple suppression de JDP en (9), sans substitution de formule concessive :
(9a) C’est vrai que Kerry a peut-être marqué des points, mais…
(10a) […] Bon, il y en a qui réussissent, qui s’intègrent, bien sûr.
Et le test d’affaiblissement prédicatif – dont les conditions sont déjà assurées par Peut- être en (9) – s’applique aussi sans problème, tout comme précédemment en (6b)-(8b) :
(9b) C’est vrai que Kerry a peut-être marqué quelques points, je ne dis pas, mais…
(10b) […] Bon, il y en a qui réussissent assez bien, je dis pas.
Il n’est donc pas surprenant que les exemples de cette 3ème variante puissent être reformulés sans difficultés dans les termes de la seconde :
(9c) Je ne dis pas que Kerry n’a pas marqué des points. Mais je pense que Bush a gagné.
(10c) Je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui réussissent. Mais les trois-quarts sont irrécupérables.
Et de même inversement, il n’est pas surprenant que les exemples (6)-(8) de la 2ème variante, moyennant les adaptations requises, puissent être reformulés dans les termes de cette 3ème variante :
(6c) On peut gagner cette guerre, je ne dis pas, mais…
(7c) La grève est grave, je ne dis pas, mais…
(8c) Les chambres à gaz ont existé, je ne dis pas, mais…
Aucune reformulation de ce genre n’est compatible avec les exemples (3)-(5), comme le montre l’irrecevabilité des paraphrases suivantes :
*(3c) Je suis sûr de gagner, je ne dis pas, mais il y a de grandes chances que je sois réélu.
*(4c) M. Balladur est particulièrement heureux, je ne dis pas, mais soulagé oui !
*(5c) C’est le paradis, je ne dis pas. Mais on n’est pas à plaindre.
Ces observations confirment la discordance des variantes 1 et 2, et autorisent une pure et simple assimilation des variantes 2 et 3.
4. JDP comme connecteur argumentatif polyphonique
L’articulation des deux sortes d’indications (démonstrative et descriptive) dont il a été question au début de cette étude trouve son illustration élémentaire dans la relation de n’importe quel marqueur à toute prédication dans sa portée. Cette relation peut être simple parfois, consistant à assimiler démonstrativement telle ou telle prédication descriptive à un point de vue du seul locuteur. Mais elle peut aussi se complexifier dans le cas de certains marqueurs, jusqu’à impliquer différents points de vue hétérogènes et parfois antagonistes, que le locuteur ne prend pas forcément en charge[4]Inspirée de Bakhtine, l’hypothèse polyphonique proposée par Ducrot (1984) est maintenant bien connue, tout comme les notions de prise en charge ou de simple prise en compte d’un point de vue par le locuteur, le cas échéant de son imputation à un énonciateur distinct. Je les reprendrai donc sans les définir plus précisément, pas davantage que je ne pourrai rendre justice aux nombreuses analyses polyphoniques appliquées ces dernières années à différents marqueurs (voir par exemple les numéros 154 et 161 de la revue Langue française). Outre celles de Kronning (2013), les … Continue reading. Par comparaison à IFD dont les effets impliquent un simple point de vue de justification causale rétroactive du locuteur, JDP est exemplaire de cette complexité polyphonique.
IFD a été étudié par Pusch (2007) à partir d’un riche corpus de français parlé. Parmi la centaine d’occurrences du verbe falloir impersonnel comme semi- auxiliaire du verbe dire à l’infinitif dans ce corpus, les quelques quatre-vingts occurrences recensées de IFD comme marqueur discursif se caractérisent selon lui par un affaiblissement déontique de l’auxiliaire, au profit des instructions associées à la causalité justificative que détermine ce connecteur. Mon seul point de désaccord avec Pusch concerne la force concessive qu’il prête à IFD dans certains contextes. Quels que soient les différents points de vue susceptibles le cas échéant, sous l’influence d’autres marqueurs, de venir enrichir l’interprétation, IFD détermine à mon sens un simple point de vue du seul locuteur, à l’exclusion de toute autre instance énonciative. Même combiné à un marqueur comme Il paraît , C’est vrai, de même portée prédicative dans les variantes ci-dessous de nos exemples (1) et (2), le point de vue attaché à IFD n’est pas sensible aux effets polyphoniques impliqués :
(1a) Neige fraiche ; il faut dire qu’il a neigé toute la journée, il paraît.
(2a) […] La cuvée 2017 s’avère, il faut dire, tout à fait exceptionnelle, c’est vrai.
C’est que précisément IFD ne concerne pas l’information qu’il a neigé, que la cuvée est exceptionnelle, mais seulement le point de vue du locuteur selon lequel cette information explique en l’occurrence la fraicheur de la neige, l’intérêt des Suisses pour l’élection présidentielle. Le point de vue que IFD impute au locuteur ressort d’autant plus nettement qu’il se combine parfois à différents effets polyphoniques étrangers à son influence. Les effets en question font ressortir en creux ce qui tient aux instructions démonstratives de IFD comme connecteur argumentatif autophonique (vs polyphonique).
A l’opposé de ce qui caractérise IFD, JDP consiste en revanche à orchestrer comme un petit dialogue virtuel ou un concert de voix – en deux variantes bien distinctes et apparentées – impliquant non seulement le locuteur et son destinataire, mais différents énonciateurs plus ou moins indentifiables. C’est à l’analyse de ces deux variantes polyphoniques – réglées comme deux petites horloges (sémantiques) ajustées démonstrativement aux opérations (pragmatiques) qu’elles gouvernent – que sera consacrée la suite de cet article.
Compte tenu des observations distributionnelles proposées en 3, l’analyse de JDP sera présentée en deux temps, correspondant aux deux variantes sémantiques irréductibles de ce connecteur. La 1ère variante de distribution sera analysée pour commencer, sous l’angle des points de vue associés à une 1ère forme sémantique polyphonique (JDP1). J’entreprendrai ensuite, sous l’angle de ce qui les oppose aux points de vue de cette 1ère variante, l’analyse de ce qui détermine la fusion des deux variantes restantes envisagées précédemment, qui n’en font qu’une en réalité, relative à l’organisation des points de vue d’une seconde forme polyphonique du même connecteur (JDP2).
4.1. JDP1
La 1ère forme envisagée correspond à la variante d’affaiblissement défensif abordée en 3.1, dont je reprends ci- dessous, sous forme simplifiée, les exemples illustratifs :
(3) Je ne dis pas que je suis sûr de gagner, mais il y a de grandes chances que je sois réélu.
(4) Je ne dis pas qu’aujourd’hui M. Balladur soit particulièrement heureux, mais soulagé, oui !
(5) Je ne dis pas que c’est le paradis. Mais on n’est pas à plaindre.
L’unité sémantique de la période discursive que détermine JDP1 repose sur l’articulation d’au moins quatre différents points de vue, que je passe maintenant en revue.
4.1.1. Dans le concert de voix de cette 1ère forme sémantique JDP1, au cœur du dispositif polyphonique qu’elle met en œuvre, le premier point de vue à prendre en compte (en italiques) est celui que modalise le marqueur (en gras). La propriété fondatrice de ce pdv1 positif tient à la force d’intensification de la prédication qui s’y rapporte, qui ne peut en aucun cas être affaiblie dans la protase, comme le montre l’irrecevabilité de (3b)-(5b) en 3.1.
Dans le détail de son fonctionnement, ce pdv1 d’intensification repose sur un pdv1b neutre, non intensifié (Je vais gagner, Balladur va bien, On est bien), hors de portée de la négation en ce qui le concerne, dont la fonction n’est que de supporter l’intensification (Sûr de gagner, Particulièrement heureux, Le paradis ). Nous allons voir que cette observation a son utilité aussi aux étapes ultérieures de l’analyse.
Outre sa force intensive, ce pdv1 a encore ceci de particulier qu’il ne peut être imputé ni au locuteur (comme en témoigne l’irrecevabilité de Je pense, Je crois , avec pdv1 dans leur portée rétroactive en (3)-(5) : Je ne dis pas que je suis sûr de gagner *je pense, etc.), ni au destinataire [5]J’entends ici par destinataire celui à qui s’adresse démonstrativement l’argumentation du locuteur, quel que soit accessoirement le point du vue imputé à l’interlocuteur effectif. (comme le révèle le fait que Certes, Bien sûr, en effet, C’est vrai, avec pdv1 dans leur portée, seraient alors également irrecevables) . La seule instance de discours susceptible de prendre en charge pdv1 correspond à un tiers discursif exclu de l’interlocution, une sorte de ON-énonciateur, dont témoigne la recevabilité de commentaires en incise du genre Comme dit l’autre, Contrairement à certains (Je ne dis pas, contrairement à certains, que je suis sûr de gagner, etc.) Quant au pdv1b (Je vais gagner), il n’engage virtuellement aucun énonciateur en ce qui le concerne, aucune instance de discours identifiable (comme le montre l’irrecevabilité de toute tentative de l’isoler du pdv1-ON d’intensité dont il vient d’être question).
4.1.2. Le second point de vue (pdv2) de cette 1ère forme polyphonique est celui de la négation polémique simple (je ne suis pas sûr de gagner), qui s’oppose donc et ce faisant implique précisément de prendre en compte le pdv1-ON pour le disqualifier.[6]Sur les effets polyphoniques de la négation, je renvoie à Ducrot (1984, 214s). Sur ce qui caractérise à mon sens la négation polémique (vs descriptive ou métalinguistique), voir accessoirement Perrin (2009). La portée de cette dernière est alors non seulement intra- prédicative en (3)-(5), mais locale, focalisée sur le pdv1-ON d’intensification qu’elle récuse (Je suis sûr), plutôt que sur le pdv1b (Je vais gagner) qui reste hors de portée de son influence.
Le point important à relever à ce niveau est en outre que ce pdv2 négatif est virtuellement imputé alors au destinataire, comme le montrent indirectement les équivalences concessives (3a)- (5a) en 3.1, que confirme ci-dessous la recevabilité de Certes, Bien sûr, en effet, avec pdv2-D dans leur portée :
(3d) Je ne dis pas que je suis sûr de gagner certes, mais il y a de grandes chances…
(4d) Je ne dis pas que M. Balladur soit aujourd’hui particulièrement heureux bien sûr, mais soulagé, oui !
(5d) Je ne dis pas que c’est le paradis en effet. Mais on n’est pas à plaindre.
4.1.3. Le 3ème point de vue (pdv3) est donc celui de la concession précisément, dont attestent cette fois directement les équivalences (3a)-(5a) en 3.1. Ce pdv3-L présuppose à son tour les précédents puisqu’il procède d’une adhésion concessive du locuteur au pdv2-D négatif dont il vient d’être question, consistant à récuser le pdv1-ON.
L’identité de ce pdv3-L, dont le contenu prédicatif est identique à celui du pdv2-D, repose ici sur le seul fait de son appropriation effective par le locuteur à des fins concessives, qui assurent sa domination dans la protase. On comprend ainsi que cette dernière ne donne pas lieu alors à une réfutation effective du pdv1-ON par le locuteur – telle que l’aurait imposée un marqueur apparenté comme Je ne pense pas, Je ne sais pas, Je ne trouve pas, inappropriés dans ces conditions – mais précisément à la reprise concessive d’une réfutation imputée au destinataire. En tant que propriété effective (vs virtuelle) de l’énonciation, la concession occupe ainsi le niveau dominant dans la protase[7]Voir à ce sujet l’opposition qu’établit Kronning (2013, 106–107) entre « points de vue posés […] dont l’instance discursive est identifiée par défaut au locuteur de l’énoncé » et « points de vue indiqués […] ne constituant pas le but communicatif de l’énoncé » (je souligne)., qui conduit à l’apodose adversative attendue (non moins effective), dont relève le 4ème point de vue que commande JDP1, pris en charge par le seul locuteur à l’apogée de la période.
4.1.4. Dans le quatuor polyphonique que met en œuvre JDP1, ce pdv4-L (Il y a de grandes chances que je sois réélu, etc.) échoit ainsi à distance aux enchaînements argumentatifs admissibles au sein de la période. Dans la portée d’un Mais généralement (ou d’un autre connecteur adversatif), il détermine l’orientation argumentative générale et les effets défensifs de la stratégie.
Or ce pdv4-L, comment s’articule-t-il alors au dispositif ? Comment fait-il pour s’extraire du concert de voix qui vient d’être décrit ? Et d’où vient que ses effets puissent être perçus comme défensifs ? Et défensifs de quoi ? Pour ébaucher une forme de réponse à ces questions, on peut relever que ce pdv4-L procède d’un argument consistant alors à repêcher le seul point de vue jusqu’ici impliqué sans être endossé par personne, même pas le pdv1-ON d’intensité forte initialement réfuté. Il ne s’agit que d’une reprise effective de ce dernier sous forme affaiblie, proche du pdv1b présupposé (Je vais gagner, Balladur va bien, On est bien ), hors de portée de l’intensification que prend pour cible la négation polémique et de ce qui s’ensuit. La fonction défensive que met en œuvre cette 1ère forme sémantique JDP1 tient au fait précisément qu’elle ne s’en prend au point de vue de personne et donc n’offense personne, pour récupérer un point de vue prévu dès le départ et soigneusement préparé, recueilli au cœur-même du dispositif polyphonique à l’arrivée.
4.2. JDP2
Il a été relevé précédemment que la seconde forme sémantique de JDP se fonde sur une double négation (Je ne dis pas que non‑X), dont les effets polyphoniques engendrent une authentique variante de ce connecteur :
(6) Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre, mais la victoire risque de prendre du temps.
(7) Je ne dis pas que la grève n’est pas grave pour l’économie, mais je ne peux pas accepter…
(8) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Mais je crois que c’est un point de détail…
Les effets en question de JDP2 ne seront ici abordés que sous l’angle de ce qui les oppose à ceux de JDP1. L’objectif se limitera désormais à saisir en quoi ce JDP2 n’est plus une concession défensive, mais bien une concession à effets polémiques offensifs, dont relèvent les deux variantes superficielles envisagées précédemment.
4.2.1. Force est de constater d’abord que le pdv1 positif le plus enchâssé de JDP2 (On peut gagner cette guerre, La grève est grave, Les chambres à gaz ont existé ) ne repose plus désormais sur l’intensification d’une prédication destinée à être affaiblie dans l’apodose, comme le montre la recevabilité de (6b)-(8b) en 3.2 (Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre peut-être, etc.) Et de surcroit ce pdv1 n’est plus désormais celui d’un ON ‑énonciateur exclu de l’interlocution, comme en témoigne la recevabilité de (6a)-(8a) (Certes on peut gagner cette guerre ). Ce pdv1-D se fonde désormais sur une prédication positive simple imputée au destinataire.
4.2.2. Et il apparaît conséquemment qu’aucun pdv2 négatif simple ne consiste désormais à réfuter l’intensité d’un pdv1-ON comme en JDP1. Une complexité sémantique comparable à celle de ce pdv1-ON de JDP1 échoit alors au pdv2 de JDP2, en raison cette fois de la double négation dont il procède, que reprendra ensuite à son compte le locuteur à des fins concessives en pdv3‑L. Deux points de vue négatifs articulés consistent en effet en son sein, pour l’un à réfuter transitoirement le pdv1-D par un pdv2b négatif antagoniste (On ne peut pas gagner, La grève n’est pas grave, Les chambres à gaz n’ont pas existé), pour l’autre à réfuter cette première réfutation par un pdv2-D à effets concessifs, consistant simplement à rétablir le pdv1-D positif (On peut gagner, la grève est grave, Les chambres à gaz ont existé). On comprend dans ces conditions que les exemple (9)-(10) évoqués en 3.3 relèvent d’une version libre et simplifiée de JDP2, plutôt que d’une 3ème variante à part entière de ce connecteur :
(9) C’est vrai que Kerry a peut-être marqué des points, je ne dis pas. Mais je pense que Bush a gagné.
(10) […] Les trois-quarts sont irrécupérables […]. Bon, il y en a qui réussissent, qui s’intègrent, je dis pas.
Au plan séquentiel, les exemples (9)-(10) réduisent en effet le dispositif au seul pdv1-D positif dans la protase concessive (Kerry a marqué des points, Il y en a qui réussissent), assorti d’un simple assujettissement du pdv2b négatif simple à la double négation de pdv2-D .
4.2.3. Qu’en est-il dès lors de l’imputation énonciative de ce pdv2b négatif simple pris isolément (Kerry n’a pas marqué des points , Il n’y en a pas qui réussissent), sous-entendu mais non moins impliqué activement en (9)-(10), que le locuteur se défend de soutenir (ou d’avoir soutenu) ? Compte tenu indirectement de l’acceptabilité des paraphrases concessives (6a)-(10a) en 3.2 et 3.3, il n’est pas surprenant que ce pdv2b ne puisse être imputé alors au destinataire. A l’inverse de ce qui se produit en (3d)-(5d) de JDP 1 (en 4.1.2), les équivalences concessives ci-dessous ne sont en effet recevables – tant en (6d)-(8d) qu’en (9d)-(10d) – que si le pdv1-D positif est dans la portée de Certes, Bien sûr, etc. ; irrecevables en revanche avec le pdv2b négatif dans leur portée concessive :
(6d) Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre certes, mais la victoire…
(7d) Je ne dis pas que la grève n’est pas grave pour l’économie bien sûr, mais je ne peux pas accepter…
(8d) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé en effet. Mais je crois que c’est un point de détail…
(9d) Je ne dis pas que Kerry n’a pas marqué des points c’est vrai, mais je pense que Bush a gagné.
(10d) Je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui réussissent sans doute. Mais les trois-quarts sont irrécupérables.
Ces paraphrases font apparaître que le pdv2b de JDP2 ne peut être imputé désormais qu’à un ON-énonciateur exclu de l’interlocution, susceptible alors d’être évoqué en incise :
(6e) Je ne dis pas, contrairement aux défaitistes, que l’on ne peut pas gagner cette guerre, mais la victoire…
(7e) Je ne dis pas, comme certains gauchistes, que la grève n’est pas grave pour l’économie, mais je ne peux pas accepter…
(8e) Je ne dis pas, en révisionniste, que les chambres à gaz n’ont pas existé. Mais je crois que c’est un point de détail…
(9e) Je ne dis pas, avec ses adversaires, que Kerry n’a pas marqué des points, mais je pense que Bush a gagné.
(10e) Je ne dis pas, comme d’autres pessimistes, qu’il n’y en a pas qui réussissent. Mais les trois-quarts sont irrécupérables.
4.2.4. Tout comme précédemment en JDP1, le point délicat concerne dès lors les propriétés du pdv4- L à l’apogée de la période, les conditions de son articulation au concert de voix dont procèdent désormais les effets offensifs de JDP 2. Je terminerai donc par quelques dernières considérations comparatives sur ce point, qui feront aussi office de conclusion de cette étude.
5. Conclusion
Le pdv4-L de JDP1 consistait on l’a vu à restaurer autant que possible, par le moyen d’un argument affaibli dans l’apodose (J’ai de grandes chances d’être réélu, Balladur est soulagé, On n’est pas à plaindre), la validité d’un pdv1-ON d’intensification (Je suis sûr de gagner, Balladur est particulièrement heureux, C’est le paradis) initialement réfuté par le pdv2-D négatif (Pas sûr, Pas particulièrement, Pas le paradis) concédé au destinataire en pdv3-L dans la protase. La fonction défensive de JDP1 s’expliquait ainsi en raison du fait que le point de vue que défend finalement le locuteur dans l’apodose ne consiste qu’à assurer un affaiblissement limité de celui dont le sacrifice est concédé initialement au destinataire. Le procédé en question peut donc s’analyser comme consistant à argumenter en faveur du pdv1b positif (Je vais gagner, Balladur va bien, On est bien) qu’aucun énonciateur ne défend ni ne conteste, pour ainsi dire inaperçu et ignoré au départ, hors de portée de l’intensification que sacrifie préventivement le locuteur.
Quant au pdv4-L correspondant de JDP2 (La victoire risque de prendre du temps, Je ne peux pas accepter qu’ils me condamnent, Les chambres à gaz sont un point de détail), quel point de vue consiste-t- il dès lors à extraire du dispositif en vue de le réhabiliter ? De toute évidence, il ne s’agit plus désormais du pdv1-D positif le plus enfoui (On peut gagner cette guerre, La grève est grave, Les chambres à gaz ont existé) que le locuteur fait mine alors de concéder au destinataire en pdv3-L. Le point de vue qu’appuie ici le locuteur dans l’apodose correspond à une forme de restauration désespérée du pdv2b-ON négatif simple (On ne peut pas gagner, La grève n’est pas grave, Les chambres à gaz n’ont pas existé), résorbé par la double négation polémique concédée au destinataire dans la protase. Certes le locuteur évite alors de se contredire en reproduisant littéralement, en pdv4-L , la prédication initialement associée au pdv2b-ON. Mais il l’appuie néanmoins, au prix d’une forme de dénégation argumentative qui donne tout son sel à l’opération (et jusqu’au parfum de scandale avec l’affaire Le Pen des chambres à gaz). On comprend dans ces conditions d’où procède la force offensive de JDP2, à savoir d’un petit dialogue fictif où le locuteur finit par appuyer le point de vue même dont il fait mine d’abord de concéder la réfutation au destinataire, où locuteur autrement dit finit pas s’attaquer à un point de vue qu’il commence d’abord par concéder au destinataire.
Nonobstant la relative complexité de ce qui oppose les formes sémantiques définies comme défensive et respectivement offensive de JDP en langue française, l’objectif de cette étude était surtout de faire apparaître que la sémantique de certains marqueurs discursifs gagne à être abordée sous un angle polyphonique inspiré de Ducrot. Pour ce faire, je me suis appuyé sur une conception affaiblie de son approche pragmatique intégrée, selon laquelle les connecteurs et autres marqueurs sont des expressions extra-prédicatives consistant à qualifier leur énonciation comme impliquant différents points de vue associés à une prédication dans leur portée démonstrative, en vue de son intégration sémantique à un constituant discursif de rang supérieur. Par opposition à un connecteur simple comme IFD, impliquant un seul et unique point de vue du locuteur, JDP implique à cet effet différents points de vue, articulés on l’a vu de façon plus complexe et élaborée.
Laurent PERRIN
Université de Paris-Est Créteil, CEDITEC – EA 3119
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Notes
⇧1 | Les exemples indexés LM sont tirés d’un corpus de notes à usage interne du journal Le Monde. |
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⇧2 | Tout comme les manipulations proposées ultérieurement dans cette étude, les équivalences (3a)-(5a) ne sont pas des paraphrases approximatives, mais des variations systématiques de (3)-(5), attestant en l’occurrence de la force concessive que commande le connecteur. Tout énoncé impliquant Je n’dis pas comme connecteur doit pouvoir alors être reformulé par simple substitution de formules concessives de ce genre, propriété qui caractérise également, sous d’autres conditions comme nous allons le voir, l’ensemble des emplois associés aux variantes possibles de ce connecteur. |
⇧3 | Cette paraphrase de (8) est pour le coup discutable. On pourrait lui reprocher d’être dupe du discours lepéniste, qui ne consiste pas ici seulement à discuter de l’existence ou non des chambres à gaz, mais de ce que l’intéressé en dit (ou en a dit par le passé). C’est que la stratégie rhétorique mise en œuvre par Le Pen consiste alors à se jouer précisément de la polyvalence attachée Je ne dis pas, soit comme prédication méta-représentative par le verbe dire, soit comme connecteur concessif – ambiguïté qui se reporte d’ailleurs ici accessoirement sur la valeur de Je crois dans l’apodose, soit comme verbe de pensée à effets méta-représentatifs, soit comme modalisateur épistémique. La recevabilité ou non de (8a) comme paraphrase de (8) rend compte de cette alternative interprétative. |
⇧4 | Inspirée de Bakhtine, l’hypothèse polyphonique proposée par Ducrot (1984) est maintenant bien connue, tout comme les notions de prise en charge ou de simple prise en compte d’un point de vue par le locuteur, le cas échéant de son imputation à un énonciateur distinct. Je les reprendrai donc sans les définir plus précisément, pas davantage que je ne pourrai rendre justice aux nombreuses analyses polyphoniques appliquées ces dernières années à différents marqueurs (voir par exemple les numéros 154 et 161 de la revue Langue française). Outre celles de Kronning (2013), les analyses de Haillet (2007) sur la notion de point de vue, l’organisation sémantique polyphonique qui en découle, ont été pour moi une source précieuse d’inspiration. |
⇧5 | J’entends ici par destinataire celui à qui s’adresse démonstrativement l’argumentation du locuteur, quel que soit accessoirement le point du vue imputé à l’interlocuteur effectif. |
⇧6 | Sur les effets polyphoniques de la négation, je renvoie à Ducrot (1984, 214s). Sur ce qui caractérise à mon sens la négation polémique (vs descriptive ou métalinguistique), voir accessoirement Perrin (2009). |
⇧7 | Voir à ce sujet l’opposition qu’établit Kronning (2013, 106–107) entre « points de vue posés […] dont l’instance discursive est identifiée par défaut au locuteur de l’énoncé » et « points de vue indiqués […] ne constituant pas le but communicatif de l’énoncé » (je souligne). |