1. Avant-pro­pos

Les mar­queurs dis­cur­sifs par­tagent cer­taines pro­prié­tés dont la lin­guis­tique cherche à sai­sir les enjeux. Une dis­tinc­tion théo­rique très géné­rale – dis­cu­table sans doute, et loin d’être à ce jour consen­suelle – entre deux sortes d’indications séman­tiques com­plé­men­taires, sera exploi­tée à cet effet. D’un côté l’on admet com­mu­né­ment que les énon­cés repré­sentent des états de choses, au plan de leur conte­nu pro­po­si­tion­nel, par le moyen de pré­di­ca­tions des­crip­tives à visées réfé­ren­tielles. Mais d’un autre côté les connec­teurs et autres mar­queurs dis­cur­sifs seront ana­ly­sés comme des expres­sions extra-pré­di­ca­tives consis­tant à mon­trer conven­tion­nel­le­ment diverses pro­prié­tés énon­cia­tives assu­rant l’intégration dis­cur­sive, sous la forme de points de vue sub­jec­tifs orien­tés, de telles pré­di­ca­tions dans leur por­tée. La pre­mière par­tie de cette étude (point 2 ci-des­sous) aura pour objec­tif de pré­sen­ter et de jus­ti­fier le cadre théo­rique dont pro­cède cette oppo­si­tion entre ce qui est dit, ou décrit, au plan du conte­nu des énon­cés d’une part, de l’autre ce qui est mon­tré, ou joué, au plan énonciatif.

La suite de cette étude abor­de­ra sous cet angle l’analyse de Je (n’) dis pas comme connec­teur argu­men­ta­tif poly­pho­nique. Par­mi les dif­fé­rentes sortes de mar­queurs dis­cur­sifs, ce connec­teur sera pré­sen­té comme emblé­ma­tique d’une sous-caté­go­rie de mar­queurs consis­tant à inté­grer, nous dirons démons­tra­ti­ve­ment, l’énonciation d’une pré­di­ca­tion dans le cadre d’une période dis­cur­sive impli­quant dif­fé­rents points de vue argu­men­ta­tifs. Je (n’) dis pas sera ain­si com­pa­ré notam­ment à un autre mar­queur appa­ren­té, (Il) faut dire, dont les effets sont plus élé­men­taires. Ain­si dans les exemples suivants :

Faut dire qu’elle habite à Paris
Elle habite à Paris, je n’dis pas

les connec­teurs (en gras) déter­minent ce qui sera défi­ni comme l’incom­plé­tude dis­cur­sive d’une pré­di­ca­tion (en ita­liques), moda­li­sée démons­tra­ti­ve­ment comme jus­ti­fi­ca­tive ou res­pec­ti­ve­ment conces­sive d’informations asso­ciées à une uni­té de rang dis­cur­sif supérieur.

L’objectif sera de faire appa­raître que ces pro­prié­tés ne sont pas (ou plus) syn­chro­ni­que­ment réduc­tibles à une infé­rence inter­pré­ta­tive ou même à une simple rou­tine dis­cur­sive dont elles pro­cèdent dia­chro­ni­que­ment, fon­dées sur une méta-repré­sen­ta­tion pré­di­ca­tive par le verbe dire, enri­chie de pro­prié­tés déon­tiques par le verbe fal­loir, ou d’une force de réfu­ta­tion par la marque de néga­tion. En témoigne la dif­fi­cul­té de sub­sti­tuer alors au verbe dire un verbe de parole appa­ren­té comme affir­mer, sou­te­nir. De fait, ces for­mules sont deve­nues aujourd’hui des mar­queurs dis­cur­sifs en fran­çais contem­po­rain, dans la mesure où elles ne consistent plus essen­tiel­le­ment à méta-repré­sen­ter un dire que l’on pres­crit ou que l’on réfute (Comme dans On est for­cé de dire que…, Je n’ai jamais sou­te­nu que…), mais sim­ple­ment à moda­li­ser les pro­prié­tés énon­cia­tives d’une pré­di­ca­tion à visée argu­men­ta­tive. Cet article consis­te­ra dès lors à rendre compte, sous un angle dis­tri­bu­tion­nel d’abord (point 3), ensuite sous un angle séman­tique poly­pho­nique (point 4), des pro­prié­tés argu­men­ta­tives que Je (n’) dis pas impose à toute pré­di­ca­tion dans sa portée.

 

2. Cadre et consi­dé­ra­tions théoriques

Ins­pi­rée d’une obser­va­tion de Witt­gen­stein selon laquelle : « La pro­po­si­tion montre son sens. La pro­po­si­tion montre ce qu’il en est quand elle est vraie. Et elle dit qu’il en est ain­si » (1961 [1922], je sou­ligne), la dis­tinc­tion dire-mon­trer a per­mis à Ducrot de com­men­cer à éla­bo­rer, dans les années 70, ce qui concerne l’énonciation dans la langue, la part prag­ma­tique qu’il conçoit comme inté­grée à la séman­tique linguistique :

« Lorsque quelqu’un fait une affir­ma­tion, écrit Ducrot (1984 [1980], 151), par exemple lorsque X affirme Il fera beau demain, il donne deux sortes d’indications, de nature tout à fait dif­fé­rente. L’une concerne le thème de son dis­cours (le beau temps), l’autre concerne le fait même de son énon­cia­tion, don­née comme l’assertion du beau temps, et non pas d’autre chose, ni comme une ques­tion, une pro­messe, etc. Or ces deux indi­ca­tions ont des sta­tuts tout à fait dif­fé­rents. […] les com­men­taires de l’énoncé sur son énon­cia­tion ne sont pas l’objet d’une asser­tion […] : ils sont mon­trés » (Je souligne).

Ces deux sortes d’indications consistent res­pec­ti­ve­ment, selon le Ducrot de cette époque, pour l’une à décrire véri­con­di­tion­nel­le­ment un état de choses, pour l’autre à mon­trer ou à jouer – à qua­li­fier démons­tra­ti­ve­ment dans notre jar­gon – cer­taines pro­prié­tés de l’énonciation. Quant à ce qui dis­tingue ces indi­ca­tions séman­tiques, res­pec­ti­ve­ment des­crip­tive et démons­tra­tive, Ducrot se contente alors de rele­ver : « en repre­nant le cri­tère aris­to­té­li­cien, pré­cise-t-il (Ibid.), que l’on peut carac­té­ri­ser la seconde par le fait qu’elle n’est pas pré­sen­tée comme jus­ti­ciable d’une appré­cia­tion en termes de véri­té (ou de fausseté)».

Par la suite, délais­sant Witt­gen­stein et l’heuristique aris­to­té­li­cienne de la véri­dic­tion, Ducrot s’est employé à défendre la prio­ri­té séman­tique de l’indication démons­tra­tive, pour en arri­ver assez rapi­de­ment à récu­ser toute forme d’indication séman­tique des­crip­tive (véri­dic­tive), et ce fai­sant à relé­guer les effets des­crip­tifs de l’énoncé à un niveau contex­tuel. A très grands traits, les ana­lyses d’Anscombre et Ducrot dans les années 80 (Ans­combre & Ducrot 1983, par exemple) ont consis­té à admettre que la forme des phrases délivre conven­tion­nel­le­ment un ensemble d’ins­truc­tions pour le cal­cul du sens de leurs énon­cés comme simple qua­li­fi­ca­tion, ou même tout bon­ne­ment comme pro­prié­té de l’énonciation. La forme des phrases ins­truit alors direc­te­ment le sens des énon­cés comme consis­tant à qua­li­fier cer­taines pro­prié­tés illo­cu­toires, argu­men­ta­tives, poly­pho­niques, de leur énon­cia­tion, dont découlent ensuite indi­rec­te­ment cer­tains effets des­crip­tifs contextuels.

L’héritage de Ducrot se retrouve aujourd’hui sous diverses formes non seule­ment chez Ans­combre, mais chez Carel ou Les­ca­no, ou encore sous d’autres ver­sions notam­ment chez Haillet, Nølke, Kron­ning. A ma manière, je me réclame aus­si de cet héri­tage, encore que sous une forme affai­blie. Dans ses ver­sions ascrip­ti­vistes radi­cales, la séman­tique ducro­tienne a pour issue de faire valoir que les pro­prié­tés démons­tra­tives des phrases consti­tuent une alter­na­tive avan­ta­geuse par rap­port aux approches des­crip­ti­vistes habi­tuel­le­ment mises en œuvre. Dans ses ver­sions affai­blies, elle doit affron­ter ce qui oppose et arti­cule, au plan séman­tique, les deux sortes d’indications dont il vient d’être ques­tion. Par­mi les approches héri­tières de Ducrot, celle de Kron­ning en par­ti­cu­lier cor­res­pond à l’une des ver­sions affai­blies de l’héritage ducro­tien les mieux adap­tées à ce qui sera déve­lop­pé dans cette étude. Elle s’appuie sur l’opposition modus-dic­tum selon Bal­ly pour conce­voir le sens de tout énon­cé comme « consti­tué d’un modus mon­tré et d’un dic­tum véri­di­cible » (Kron­ning 2013, 99).

Sans pré­ju­ger de l’articulation ni de l’éventuelle prio­ri­té de l’une ou l’autre sorte d’indication prise en compte, elles consti­tuent pour moi les deux élé­ments com­plé­men­taires sur les­quels repose fonc­tion­nel­le­ment le sens lin­guis­tique de tout énon­cé. L’hétérogénéité de ces élé­ments à mon sens est irré­duc­tible ; elle relève d’une dis­tinc­tion sémio­tique pro­fonde, dont l’ancrage cog­ni­tif ne sau­rait être igno­ré. Le modèle peir­cien, en ce qui concerne en par­ti­cu­lier ce qui oppose la fonc­tion « indi­ciaire » des signes à leur fonc­tion « sym­bo­lique » (Peirce 1931–58), per­met de sai­sir assez sim­ple­ment ce qui carac­té­rise le ver­sant modal énon­cia­tif à effets démons­tra­tifs du sens des énon­cés, par oppo­si­tion à leur ver­sant dic­tal à effets des­crip­tifs infor­ma­tifs. Quelle que soit l’évidence occa­sion­nelle de ce qui est mon­tré au plan énon­cia­tif indi­ciaire, il appa­raît que l’attention des sujets par­lants reste essen­tiel­le­ment cen­trée sur l’apparente objec­ti­vi­té de ce qui est décrit. Il n’est pas sur­pre­nant dans ces condi­tions que les prin­ci­paux cou­rants phi­lo­so­phiques et lin­guis­tiques se soient foca­li­sés his­to­ri­que­ment sur les effets infor­ma­tifs du sens des énon­cés, plu­tôt que sur leurs pro­prié­tés démons­tra­tives, qui se situent à l’arrière-plan sub­jec­tif de la conscience des sujets par­lants (Per­rin 2016b).

L’opposition saus­su­rienne entre « lin­guis­tique de la langue et lin­guis­tique de la parole » (1972 [1915], 36- 39) peut être appré­hen­dée comme une pre­mière ten­ta­tive (avor­tée) de sai­sir cette oppo­si­tion sous l’angle d’une heu­ris­tique consis­tant à dis­so­cier ce qui dans la langue est atta­ché à la valeur concep­tuelle des signes du sys­tème, de ce qui par ailleurs est démons­tra­tif et énon­cia­tif, atta­ché à l’emploi des signes comme acte de lan­gage (Per­rin 2018). Bien avant Ben­ve­niste et Aus­tin, l’ambition de Bal­ly d’élaborer une « lin­guis­tique de la parole » l’a conduit à abor­der la phrase comme la contre­par­tie ver­bale d’un acte de lan­gage, comme « com­mu­ni­ca­tion d’une pen­sée » (1965 [1932], 35–52). Par-delà son par­tage seg­men­tal de la « phrase expli­cite » en deux par­ties, modale et res­pec­ti­ve­ment dic­tale, l’intérêt de l’analyse de Bal­ly repose sur les « équi­va­lences fonc­tion­nelles » qu’il éta­blit entre dif­fé­rents pro­cé­dés – ver­baux et non-ver­baux, « extra-arti­cu­la­toires » (pro­so­diques, mimo ‑ges­tuels) – asso­ciés aux « formes impli­cites de l’énonciation » (Ouste !, Sor­tez !, A la porte !, doigt poin­té vers la porte, etc.), fon­dées sur l’unité sémio­tique d’un modus analogue.

Cette uni­té indi­ciaire a pour avan­tage de réunir fonc­tion­nel­le­ment un ensemble de pro­prié­tés séman­tiques et contex­tuelles hété­ro­gènes, rela­tives au fait même de l’énonciation plu­tôt qu’à ce qui s’y trouve repré­sen­té, et ce fai­sant de déchar­ger la lin­guis­tique de la lourde tâche qu’elle s’impose de rap­por­ter l’intégralité de ce qui est codé à ce qui est pré­di­qué expli­ci­te­ment au plan symbolique.

Si le sens de tout énon­cé implique irré­duc­ti­ble­ment, dans ce cadre, un ver­sant démons­tra­tif indi­ciaire (modal au sens de Bal­ly), et un autre des­crip­tif sym­bo­lique (dic­tal), il appa­raît que le par­tage et l’influence res­pec­tive de ces indi­ca­tions est très variable d’un énon­cé à l’autre, et même loca­le­ment dans le cadre d’un même énon­cé, jusqu’à s’effacer ou au contraire à domi­ner l’indication com­plé­men­taire. Ain­si le sens de cer­tains énon­cés pure­ment fac­tuels (comme Elle habite à Paris, Paul est céli­ba­taire) reste pour moi confi­né à la seule force des­crip­tive de leur conte­nu infor­ma­tif. Un adjec­tif éva­lua­tif comme gen­til, méchant, ou bon, beau, vilain, en revanche, alors même qu’il dénomme une pro­prié­té concep­tuelle objec­ti­vable de ce à quoi il réfère (la gen­tillesse, la méchan­ce­té, etc.), consiste simul­ta­né­ment à ins­truire un point de vue sub­jec­tif du locu­teur qui l’énonce (atta­ché à un acte de recom­man­da­tion ou au contraire de défiance, de déni­gre­ment). Je ferai com­plè­te­ment abs­trac­tion, dans cette étude, de nom­breuses pro­prié­tés énon­cia­tives supra­seg­men­tales de ce genre, à la fois pré­di­ca­tives et démons­tra­tives. Notre atten­tion por­te­ra ici exclu­si­ve­ment sur le rôle de cer­taines expres­sions extra- pré­di­ca­tives en quoi consistent les mar­queurs énon­cia­tifs ou dis­cur­sifs, seules sus­cep­tibles de se dépar­tir com­plé­te­ment, le cas échéant, de leur force des­crip­tive résiduelle.

Et encore, car cette mono­va­lence démons­tra­tive de mar­queurs comme Oui , Non, Certes, Mais, Pour­tant , Cepen­dant n’est géné­ra­le­ment que le terme ultime d’une évo­lu­tion dia­chro­nique sou­vent inache­vée. Ain­si un grand nombre de mar­queurs conservent à ce jour, par-delà leurs emplois extra-pré­di­ca­tifs démons­tra­tifs, une force des­crip­tive latente. C’est le cas en par­ti­cu­lier lorsque l’expression est poly­va­lente, sus­cep­tible d’être exploi­tée alter­na­ti­ve­ment à un niveau intra- ou extra-pré­di­ca­tif. Dans le cadre d’un énon­cé comme Fran­che­ment, il se fout du monde, la force démons­tra­tive d’engagement épis­té­mique domine clai­re­ment le sens de l’adverbe, mais sans le déli­vrer de la notion de fran­chise atta­chée à ses emplois pré­di­ca­tifs comme adverbe de manière. Même un adverbe comme Heu­reu­se­ment, pour ain­si dire ce jour réser­vé à ses emplois énon­cia­tifs, reste néan­moins atta­ché, sous forme latente, à la notion de bon­heur, asso­ciée aux der­niers recours pré­di­ca­tifs archaï­sants à l’adverbe de manière dont il est issu (dans le cadre d’un énon­cé comme Cette his­toire prend fin heu­reu­se­ment / de manière heu­reuse, par oppo­si­tion à ses emplois énon­cia­tifs ordi­naires comme adverbe d’énonciation). On pour­rait en dire autant de la notion de cer­ti­tude asso­ciée à Cer­tai­ne­ment, dont atteste sa déri­va­tion morphologique.

Dans ces dif­fé­rents cas, la force des­crip­tive de l’expression subit un affai­blis­se­ment gra­duel, com­pa­rable à celui de la valeur ono­ma­to­péique d’une inter­jec­tion comme Ouf !, par exemple, qui n’a plus besoin aujourd’hui d’être iden­ti­fiée à un sou­pir de satis­fac­tion pour être inter­pré­tée comme l’indice conven­tion­nel d’un sou­la­ge­ment que mani­feste le locu­teur. La force indi­ciaire de cer­tains effets prag­ma­tiques pure­ment contex­tuels à la base, deve­nus peu à peu rou­ti­niers, a fini sim­ple­ment par conta­mi­ner le sens lin­guis­tique ori­gi­nel de l’expression, et ce fai­sant à le relé­guer à l’arrière-plan de l’interprétation dans ses emplois énon­cia­tifs. Avant de se perdre dia­chro­ni­que­ment pour assu­rer la mono­va­lence adver­sa­tive d’un connec­teur comme Pour­tant, Cepen­dant, le sens des­crip­tif de nom­breuses expres­sions à usage énon­cia­tif émergent comme Main­te­nant, Après, En même temps, se trouve alors sim­ple­ment affai­bli, relé­gué à l’arrière-plan inter­pré­ta­tif de for­mules alter­na­ti­ve­ment pré­di­ca­tives ou démons­tra­tives. Il n’en demeure pas moins qu’une expres­sion comme en ce moment, par exemple, ne pour­rait en aucun cas faire l’objet d’un emploi démons­tra­tif de ce genre. Cette pro­prié­té carac­té­rise en revanche gra­duel­le­ment l’ensemble des expres­sions extra-pré­di­ca­tives en quoi consistent les connec­teurs ou autres moda­li­sa­teurs. Elle per­met d’expliquer très sim­ple­ment que la force démons­tra­tive de connec­teur conclu­sif à effets de confir­ma­tion inten­sive dévo­lue à un adverbe d’énonciation comme Déci­dé­ment, par exemple, puisse désor­mais cor­res­pondre à celle d’une for­mule ver­bale sans aucun rap­port pré­di­ca­tif comme Y’a pas à dire (Per­rin 2016a). Et qu’inversement des for­mules comme J’te dis pas et Je n’dis pas, bien qu’étroitement appa­ren­tées sous un angle pré­di­ca­tif, s’opposent désor­mais comme mar­queurs énonciatifs.

A l’exception de quelques mar­queurs comme C’est-à-dire, On dirait (que), la plu­part des for­mules énon­cia­tives for­mées sur le verbe dire (plus d’une cen­taine sans doute en fran­çais contem­po­rain) conservent à ce jour une valeur des­crip­tive latente. La dif­fi­cul­té consiste alors à faire la part de ce qui est ins­truit démons­tra­ti­ve­ment par le mar­queur, par rap­port à ce qui est sus­cep­tible d’être infé­ré contex­tuel­le­ment de sa valeur des­crip­tive résiduelle.

 

3. Approche dis­tri­bu­tion­nelle de Je (n’) dis pas comme connecteur

Par défi­ni­tion, un connec­teur ne mobi­lise pas les seules pro­prié­tés de l’acte de pré­di­ca­tion simple dont il moda­lise l’énonciation. Sous un angle pure­ment dis­tri­bu­tion­nel et séquen­tiel, la pro­prié­té défi­ni­toire la moins enga­gée de ce qui carac­té­rise un connec­teur, par­mi les dif­fé­rentes sortes de mar­queurs énon­cia­tifs, tient à l’incomplétude dis­cur­sive de toute pré­di­ca­tion dans sa por­tée. Comme son nom l’indique, un connec­teur sert à connec­ter une séquence dont il relève à une autre, anté­cé­dente ou consé­quente (qui peut être plus ou moins com­plexe et dif­fuse, par­fois sous-enten­due), en vue d’élaborer une rela­tion inter­ac­tive (Rou­let & al. 1985) assu­rant la com­plé­tude d’une inter­ven­tion ou période dis­cur­sive de rang supé­rieur. Tout énon­cé pré­fa­cé par un connec­teur est ain­si incom­plet s’il est sépa­ré de son envi­ron­ne­ment ; il ne peut être inter­pré­té que s’il est cor­ré­lé à un avant-texte d’arguments, contrar­gu­ments ou conclu­sions préa­lables, ou à un après atten­du à nou­veau comme jus­ti­fi­ca­tif, adver­sa­tif ou conclu­sif, selon les ins­truc­tions démons­tra­tives qui s’y rap­portent. L’incomplétude argu­men­ta­tive de toute pré­di­ca­tion dans la por­tée de Car, Donc ou Mais, par exemple, tient au fait que leur dis­tri­bu­tion est fonc­tion d’instructions jus­ti­fi­ca­tives, conclu­sives ou adver­sa­tives. Et de même, une for­mule ver­bale comme (Il) faut dire (abré­gée IFD désor­mais) déter­mine l’incomplétude argu­men­ta­tive d’une pré­di­ca­tion dans sa por­tée (en ita­liques dans nos exemples), moda­li­sée comme la jus­ti­fi­ca­tion cau­sale des infor­ma­tions d’un avant tex­tuel. L’effet d’explication rétro­ac­tive de IFD peut être local, satu­ré par le seul acte de dis­cours immé­dia­te­ment conjoint :

(1) Neige fraîche ; il faut dire qu’il a nei­gé toute la jour­née.
[http://www.skiinfo.fr, mail sur le site]

Mais cet effet peut aus­si ren­voyer à un ensemble d’informations dis­jointes et davan­tage dis­per­sées, répar­ties entre plu­sieurs actes et d’éventuels sous ‑enten­dus, le fruit d’une dif­fu­sion glo­bale dans l’avant-texte, de l’information justifiée :

(2) Impos­sible d’y échap­per, l’élection pré­si­den­tielle fran­çaise devient l’un des sujets majeurs de conver­sa­tion dans les chau­mières et auberges de Suisse romande. On se pas­sionne, on cri­tique, on ricane, on se moque, on admire aus­si. Tant de faconde, tant de scan­dales, tant de sus­pense, de tra­hi­sons et de rebon­dis­se­ments. La cuvée 2017 s’avère, il faut dire, tout à fait excep­tion­nelle. Ce n’est pas chez nous qu’on pour­rait se réga­ler d’un pareil bas­tringue. [MMa­ga­zine, 20.2.17]

IFD moda­lise une pré­di­ca­tion simple et expli­cite – l’énonciation d’une phrase com­plé­tive assor­tie d’une for­mule paren­thé­tique en (1), ou qua­li­fiée en incise en (2) – comme une expli­ca­tion jus­ti­fiant les infor­ma­tions d’un avant tex­tuel plus ou moins dif­fus. Cette rela­tion est attes­tée par le fait qu’elle peut être refor­mu­lée à l’aide d’un connec­teur comme parce que ou c’est que ; en (1) par exemple : Il y a de la neige fraiche parce qu’il a nei­gé toute la jour­née ou S’il y a de la neige fraiche, c’est qu’il a nei­gé… Compte tenu de la dif­fu­sion de l’information jus­ti­fiée en (2), diverses refor­mu­la­tions syn­thé­tiques feraient l’affaire, par exemple : Si tant de Suisses l’apprécient, c’est que la cuvée fran­çaise des pré­si­den­tielles 2017 est excep­tion­nelle. La sub­sti­tu­tion à IFD d’un mar­queur appa­ren­té comme Je dois dire – qui par­tage en par­tie les mêmes pro­prié­tés déon­tiques à la base – n’a pas le même effet dans cha­cun de ces exemples. Elle semble très dis­cu­table en (1), où IFD s’impose en rai­son de l’évidente cau­sa­li­té du pro­cès repré­sen­té (il a nei­gé) par rap­port à ses consé­quences (la neige). Une telle sub­sti­tu­tion semble en revanche plus aisé­ment admis­sible en (2), compte tenu de la dis­tance et de la dilu­tion de l’information justifiée.

L’incomplétude argu­men­ta­tive de toute pré­di­ca­tion dans la por­tée de Je (n’) dis pas (abré­gé JDP) n’est pas moins déter­mi­née et contrainte, mais plus com­plexe et éla­bo­rée. Comme mar­queur dis­cur­sif, JDP moda­lise démons­tra­ti­ve­ment une pré­di­ca­tion non plus comme l’explication d’une infor­ma­tion préa­lable, mais comme une sorte de réfu­ta­tion à effets conces­sifs, impli­quant un ren­ver­se­ment adver­sa­tif consé­cu­tif. Par rap­port à IFD, JDP inverse l’ordre de construc­tion dyna­mique de la période, qui n’enchaîne plus alors sur un pré­cé­dent tex­tuel, mais annonce un enchaî­ne­ment adver­sa­tif. JDP ins­taure une rela­tion pro­tase (conces­sive) –> apo­dose (adver­sa­tive), consti­tu­tive d’une période dis­cur­sive de la forme : Je ne dis pas que X (ou non‑X), mais Y, assor­tie de pro­prié­tés pro­so­diques, macro-syn­taxiques, séman­ti­co-prag­ma­tiques. Trois variantes super­fi­cielles de dis­tri­bu­tion de JDP seront oppo­sées dans un pre­mier temps, selon les pro­prié­tés séquen­tielles qui s’y rapportent.

 

3.1. La 1ère variante relève d’une période dis­cur­sive de la forme Je ne dis pas que X, mais Y, consis­tant successivement :

– à réfu­ter la force inten­sive d’une pré­di­ca­tion X dans la pro­tase concessive,

– à pro­duire un enchaî­ne­ment Y consis­tant à affai­blir X dans l’apodose adver­sa­tive, mais sans inver­ser son orien­ta­tion argumentative :

(3) Le pré­sident [russe] a ras­su­ré ses hôtes sur ses chances à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle. « Je ne dis pas que je suis sûr de gagner, mais il y a de grandes chances que je sois réélu ». [LM, 422] [1]Les exemples indexés LM sont tirés d’un cor­pus de notes à usage interne du jour­nal Le Monde.

(4) Je ne dis pas qu’aujourd’­hui [après sa défaite aux élec­tions pré­si­den­tielles] M. Bal­la­dur soit par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux, mais sou­la­gé, oui ! [LM 29]

Ce ren­ver­se­ment adver­sa­tif, que j’appellerai d’affai­blis­se­ment défen­sif, peut sur­ve­nir immé­dia­te­ment à la suite de l’énonciation conces­sive comme en (3) et (4), mais il peut aus­si être dif­fé­ré lorsqu’un enchaî­ne­ment subor­don­né vient s’intercaler entre la conces­sion et l’affaiblissement atten­du que com­mande le connecteur :

(5) Je ne dis pas que c’est le para­dis. En ce moment, je dois prendre ma douche dans les sani­taires à l’autre bout du ter­rain et je fais pipi dehors. Mais on n’est pas à plaindre. [LM 940]

Je n’dis pas que X équi­vaut alors séman­ti­que­ment à Certes non‑X ou autres for­mu­la­tions à effets conces­sifs ana­logues, sans per­tur­ba­tion majeure du sens géné­ral de la période :[2]Tout comme les mani­pu­la­tions pro­po­sées ulté­rieu­re­ment dans cette étude, les équi­va­lences (3a)-(5a) ne sont pas des para­phrases approxi­ma­tives, mais des varia­tions sys­té­ma­tiques de (3)-(5), attes­tant en l’occurrence de la force conces­sive que com­mande le connec­teur. Tout énon­cé impli­quant Je n’dis pas comme connec­teur doit pou­voir alors être refor­mu­lé par simple sub­sti­tu­tion de for­mules conces­sives de ce genre, pro­prié­té qui carac­té­rise éga­le­ment, sous d’autres condi­tions comme nous allons le voir, l’ensemble des emplois asso­ciés aux variantes pos­sibles de ce connec­teur.

(3a) Certes je ne suis pas sûr de gagner, mais
(4a) M. Bal­la­dur n’est pas par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux bien sûr, mais
(5a) Ce n’est pas le para­dis en effet. Mais

Le propre de cette 1ère variante est de foca­li­ser les effets du ren­ver­se­ment adver­sa­tif sur un simple affai­blis­se­ment de la force argu­men­ta­tive de X en Y. Les para­phrases ci-des­sus font appa­raître que JDP consiste à concé­der le sacri­fice d’un argu­ment trop fort dans sa por­tée, non pour inver­ser son orien­ta­tion, mais en vue de lui oppo­ser un argu­ment certes plus faible, mais qui pré­serve une part signi­fi­ca­tive de ses conclu­sions vir­tuelles. La contrainte fon­da­trice de cette 1ère variante tient à ain­si à la force pré­di­ca­tive de l’argument X dans la pro­tase, qu’il s’agit d’affaiblir en Y dans l’apodose. Impos­sible alors d’affaiblir X direc­te­ment dans la pro­tase conces­sive, sans rui­ner les condi­tions inter­pré­ta­tives de la période ; les bri­co­lages sui­vants abou­tissent à des construc­tions qui ne sont plus du tout interprétables :

*(3b) Je ne dis pas que je vais peut-être gagner, mais il y a de grandes chances que je sois réélu.
*(4b) Je ne dis pas que M. Bal­la­dur soit rela­ti­ve­ment heu­reux, mais sou­la­gé, oui !
*(5b) Je ne dis pas que c’est plu­tôt bien. Mais on n’est pas à plaindre.

 

3.2. La 2ème variante de dis­tri­bu­tion à prendre en compte n’est plus une conces­sion à visée d’affaiblissement défen­sif, mais une conces­sion que nous dirons offen­sive, dont les effets polé­miques sont net­te­ment plus mar­qués. Elle tient for­mel­le­ment à une double néga­tion conces­sive dans la pro­tase (Je ne dis pas que non‑X ), qui annonce éga­le­ment un ren­ver­se­ment adver­sa­tif dans l’apodose (Mais Y ), soit à nou­veau en suc­ces­sion conjointe :

(6) Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre, admet un offi­cier, mais la vic­toire risque de prendre du temps. Des mois, peut-être des années… [LM 401]

Soit en suc­ces­sion dif­fé­rée, lorsqu’un élé­ment subor­don­né vient s’intercaler entre pro­tase et apodose :

(7) Je ne dis pas que la grève n’est pas grave pour l’é­co­no­mie du pays, je com­prends leurs craintes, mais je ne peux pas accep­ter qu’ils me condamnent sans dia­logue. [LM404]

(8) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas exis­té. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étu­dié spé­cia­le­ment la ques­tion. Mais je crois que c’est un point de détail de l’his­toire de la deuxième guerre mon­diale » [J.-M. Le Pen, RTL, 11/9/1992]

La sub­sti­tu­tion de mar­queurs conces­sifs impose alors la sup­pres­sion des marques de néga­tion, tou­jours sans per­tur­ba­tion notoire du sens géné­ral de la période :

(6a) Certes on peut gagner cette guerre, mais
(7a) Bien sûr que la grève est grave pour l’é­co­no­mie, mais
(8a)[3]Cette para­phrase de (8) est pour le coup dis­cu­table. On pour­rait lui repro­cher d’être dupe du dis­cours lepé­niste, qui ne consiste pas ici seule­ment à dis­cu­ter de l’existence ou non des chambres à gaz, mais de ce que l’intéressé en dit (ou en a dit par le pas­sé). C’est que la stra­té­gie rhé­to­rique mise en œuvre par Le Pen consiste alors à se jouer pré­ci­sé­ment de la poly­va­lence atta­chée Je ne dis pas, soit comme pré­di­ca­tion méta-repré­sen­ta­tive par le verbe dire, soit comme connec­teur conces­sif – ambi­guï­té qui se reporte d’ailleurs ici acces­soi­re­ment sur la valeur … Conti­nue rea­ding Il est vrai que les chambres à gaz ont exis­té, mais je crois…

Or il appa­raît désor­mais, à l’inverse de ce qu’on a obser­vé en (3b)-(5b), que la force argu­men­ta­tive sup­porte ici sans pro­blème et tire pro­fit même d’être affai­blie dans la protase :

(6b) Je ne dis pas que l’on ne peut gagner cette guerre peut-être, mais
(7b) Je ne dis pas que la grève n’est pas rela­ti­ve­ment grave pour l’économie, mais
(8b) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas exis­té ici ou là. Mais

Ces obser­va­tions font appa­raître que JDP ne condi­tionne plus désor­mais une stra­té­gie conces­sive d’affaiblissement défen­sif. L’argument déci­sif en faveur d’une telle hypo­thèse s’appuie en outre sur la prise en compte com­pa­ra­tive d’une 3ème variante de dis­tri­bu­tion de ce connec­teur, qui res­semble fort à une ver­sion ellip­tique de la seconde.

 

3.3. Mal­gré l’absence for­melle (appa­rente) de double néga­tion, cette 3ème variante ne se dis­tingue cette fois que super­fi­ciel­le­ment de la pré­cé­dente, par dif­fé­rents effets de sur­face assez sen­sibles certes, mais sans réelles consé­quences séman­tiques. Outre l’effacement de la double néga­tion (res­ti­tuable par une com­plé­tion pos­sible de JDP en Je ne dis pas le contraire ), on peut rele­ver à ce sujet la dis­pa­ri­tion de la conjonc­tion que, l’antéposition de la pré­di­ca­tion moda­li­sée, ain­si qu’une plus grande mobi­li­té des consti­tuants de la période (inver­sion de l’ordre pro­tase-apo­dose en (10), qui entraîne la dis­pa­ri­tion du Mais, rem­pla­cé par Bon) :

(9) « C’est vrai que Ker­ry a peut-être mar­qué des points, je ne dis pas, confiait à la fin John, un mar­chand de bière por­tant cas­quette, « car­ré­ment » répu­bli­cain. Mais je pense que Bush a gagné. » [LM 883]

(10) C’est tou­jours pareil dans les villes à forte majo­ri­té magh­ré­bine : les trois-quarts sont irré­cu­pé­rables, dit-il presque en s’ex­cu­sant : « On leur paye des motos, des séjours l’é­té. Bon, il y en a qui réus­sissent, qui s’in­tègrent, je dis pas, je suis démo­crate. » [LM 426]

Or les tests appli­qués pré­cé­dem­ment font appa­raître que cette 3ème variante se rap­proche séman­ti­que­ment de la seconde (et s’oppose à la 1 ère). La redon­dance des ins­truc­tions conces­sives de C’est vrai auto­rise alors la simple sup­pres­sion de JDP en (9), sans sub­sti­tu­tion de for­mule concessive :

(9a) C’est vrai que Ker­ry a peut-être mar­qué des points, mais
(10a) […] Bon, il y en a qui réus­sissent, qui s’in­tègrent, bien sûr.

Et le test d’affaiblissement pré­di­ca­tif – dont les condi­tions sont déjà assu­rées par Peut- être en (9) – s’applique aus­si sans pro­blème, tout comme pré­cé­dem­ment en (6b)-(8b) :

(9b) C’est vrai que Ker­ry a peut-être mar­qué quelques points, je ne dis pas, mais
(10b) […] Bon, il y en a qui réus­sissent assez bien, je dis pas.

Il n’est donc pas sur­pre­nant que les exemples de cette 3ème variante puissent être refor­mu­lés sans dif­fi­cul­tés dans les termes de la seconde :

(9c) Je ne dis pas que Ker­ry n’a pas mar­qué des points. Mais je pense que Bush a gagné.
(10c) Je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui réus­sissent. Mais les trois-quarts sont irré­cu­pé­rables.

Et de même inver­se­ment, il n’est pas sur­pre­nant que les exemples (6)-(8) de la 2ème variante, moyen­nant les adap­ta­tions requises, puissent être refor­mu­lés dans les termes de cette 3ème variante :

(6c) On peut gagner cette guerre, je ne dis pas, mais
(7c) La grève est grave, je ne dis pas, mais
(8c) Les chambres à gaz ont exis­té, je ne dis pas, mais

Aucune refor­mu­la­tion de ce genre n’est com­pa­tible avec les exemples (3)-(5), comme le montre l’irrecevabilité des para­phrases suivantes :

*(3c) Je suis sûr de gagner, je ne dis pas, mais il y a de grandes chances que je sois réélu.
*(4c) M. Bal­la­dur est par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux, je ne dis pas, mais sou­la­gé oui !
*(5c) C’est le para­dis, je ne dis pas. Mais on n’est pas à plaindre.

Ces obser­va­tions confirment la dis­cor­dance des variantes 1 et 2, et auto­risent une pure et simple assi­mi­la­tion des variantes 2 et 3.

 

4. JDP comme connec­teur argu­men­ta­tif polyphonique

L’articulation des deux sortes d’indications (démons­tra­tive et des­crip­tive) dont il a été ques­tion au début de cette étude trouve son illus­tra­tion élé­men­taire dans la rela­tion de n’importe quel mar­queur à toute pré­di­ca­tion dans sa por­tée. Cette rela­tion peut être simple par­fois, consis­tant à assi­mi­ler démons­tra­ti­ve­ment telle ou telle pré­di­ca­tion des­crip­tive à un point de vue du seul locu­teur. Mais elle peut aus­si se com­plexi­fier dans le cas de cer­tains mar­queurs, jusqu’à impli­quer dif­fé­rents points de vue hété­ro­gènes et par­fois anta­go­nistes, que le locu­teur ne prend pas for­cé­ment en charge[4]Ins­pi­rée de Bakh­tine, l’hypothèse poly­pho­nique pro­po­sée par Ducrot (1984) est main­te­nant bien connue, tout comme les notions de prise en charge ou de simple prise en compte d’un point de vue par le locu­teur, le cas échéant de son impu­ta­tion à un énon­cia­teur dis­tinct. Je les repren­drai donc sans les défi­nir plus pré­ci­sé­ment, pas davan­tage que je ne pour­rai rendre jus­tice aux nom­breuses ana­lyses poly­pho­niques appli­quées ces der­nières années à dif­fé­rents mar­queurs (voir par exemple les numé­ros 154 et 161 de la revue Langue fran­çaise). Outre celles de Kron­ning (2013), les … Conti­nue rea­ding. Par com­pa­rai­son à IFD dont les effets impliquent un simple point de vue de jus­ti­fi­ca­tion cau­sale rétro­ac­tive du locu­teur, JDP est exem­plaire de cette com­plexi­té polyphonique.

IFD a été étu­dié par Pusch (2007) à par­tir d’un riche cor­pus de fran­çais par­lé. Par­mi la cen­taine d’occurrences du verbe fal­loir imper­son­nel comme semi- auxi­liaire du verbe dire à l’infinitif dans ce cor­pus, les quelques quatre-vingts occur­rences recen­sées de IFD comme mar­queur dis­cur­sif se carac­té­risent selon lui par un affai­blis­se­ment déon­tique de l’auxiliaire, au pro­fit des ins­truc­tions asso­ciées à la cau­sa­li­té jus­ti­fi­ca­tive que déter­mine ce connec­teur. Mon seul point de désac­cord avec Pusch concerne la force conces­sive qu’il prête à IFD dans cer­tains contextes. Quels que soient les dif­fé­rents points de vue sus­cep­tibles le cas échéant, sous l’influence d’autres mar­queurs, de venir enri­chir l’interprétation, IFD déter­mine à mon sens un simple point de vue du seul locu­teur, à l’exclusion de toute autre ins­tance énon­cia­tive. Même com­bi­né à un mar­queur comme Il paraît , C’est vrai, de même por­tée pré­di­ca­tive dans les variantes ci-des­sous de nos exemples (1) et (2), le point de vue atta­ché à IFD n’est pas sen­sible aux effets poly­pho­niques impliqués :

(1a) Neige fraiche ; il faut dire qu’il a nei­gé toute la jour­née, il paraît.
(2a) […] La cuvée 2017 s’avère, il faut dire, tout à fait excep­tion­nelle, c’est vrai.

C’est que pré­ci­sé­ment IFD ne concerne pas l’information qu’il a nei­gé, que la cuvée est excep­tion­nelle, mais seule­ment le point de vue du locu­teur selon lequel cette infor­ma­tion explique en l’occurrence la frai­cheur de la neige, l’intérêt des Suisses pour l’élection pré­si­den­tielle. Le point de vue que IFD impute au locu­teur res­sort d’autant plus net­te­ment qu’il se com­bine par­fois à dif­fé­rents effets poly­pho­niques étran­gers à son influence. Les effets en ques­tion font res­sor­tir en creux ce qui tient aux ins­truc­tions démons­tra­tives de IFD comme connec­teur argu­men­ta­tif auto­pho­nique (vs poly­pho­nique).

A l’opposé de ce qui carac­té­rise IFD, JDP consiste en revanche à orches­trer comme un petit dia­logue vir­tuel ou un concert de voix – en deux variantes bien dis­tinctes et appa­ren­tées – impli­quant non seule­ment le locu­teur et son des­ti­na­taire, mais dif­fé­rents énon­cia­teurs plus ou moins inden­ti­fiables. C’est à l’analyse de ces deux variantes poly­pho­niques – réglées comme deux petites hor­loges (séman­tiques) ajus­tées démons­tra­ti­ve­ment aux opé­ra­tions (prag­ma­tiques) qu’elles gou­vernent – que sera consa­crée la suite de cet article.

Compte tenu des obser­va­tions dis­tri­bu­tion­nelles pro­po­sées en 3, l’analyse de JDP sera pré­sen­tée en deux temps, cor­res­pon­dant aux deux variantes séman­tiques irré­duc­tibles de ce connec­teur. La 1ère variante de dis­tri­bu­tion sera ana­ly­sée pour com­men­cer, sous l’angle des points de vue asso­ciés à une 1ère forme séman­tique poly­pho­nique (JDP1). J’entreprendrai ensuite, sous l’angle de ce qui les oppose aux points de vue de cette 1ère variante, l’analyse de ce qui déter­mine la fusion des deux variantes res­tantes envi­sa­gées pré­cé­dem­ment, qui n’en font qu’une en réa­li­té, rela­tive à l’organisation des points de vue d’une seconde forme poly­pho­nique du même connec­teur (JDP2).

 

4.1. JDP1

La 1ère forme envi­sa­gée cor­res­pond à la variante d’affaiblissement défen­sif abor­dée en 3.1, dont je reprends ci- des­sous, sous forme sim­pli­fiée, les exemples illustratifs :

(3) Je ne dis pas que je suis sûr de gagner, mais il y a de grandes chances que je sois réélu.

(4) Je ne dis pas qu’aujourd’­hui M. Bal­la­dur soit par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux, mais sou­la­gé, oui !

(5) Je ne dis pas que c’est le para­dis. Mais on n’est pas à plaindre.

L’unité séman­tique de la période dis­cur­sive que déter­mine JDP1 repose sur l’articulation d’au moins quatre dif­fé­rents points de vue, que je passe main­te­nant en revue.

4.1.1. Dans le concert de voix de cette 1ère forme séman­tique JDP1, au cœur du dis­po­si­tif poly­pho­nique qu’elle met en œuvre, le pre­mier point de vue à prendre en compte (en ita­liques) est celui que moda­lise le mar­queur (en gras). La pro­prié­té fon­da­trice de ce pdv1 posi­tif tient à la force d’intensification de la pré­di­ca­tion qui s’y rap­porte, qui ne peut en aucun cas être affai­blie dans la pro­tase, comme le montre l’irrecevabilité de (3b)-(5b) en 3.1.

Dans le détail de son fonc­tion­ne­ment, ce pdv1 d’intensification repose sur un pdv1b neutre, non inten­si­fié (Je vais gagner, Bal­la­dur va bien, On est bien), hors de por­tée de la néga­tion en ce qui le concerne, dont la fonc­tion n’est que de sup­por­ter l’intensification (Sûr de gagner, Par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux, Le para­dis ). Nous allons voir que cette obser­va­tion a son uti­li­té aus­si aux étapes ulté­rieures de l’analyse.

Outre sa force inten­sive, ce pdv1 a encore ceci de par­ti­cu­lier qu’il ne peut être impu­té ni au locu­teur (comme en témoigne l’irrecevabilité de Je pense, Je crois , avec pdv1 dans leur por­tée rétro­ac­tive en (3)-(5) : Je ne dis pas que je suis sûr de gagner *je pense, etc.), ni au des­ti­na­taire [5]J’entends ici par des­ti­na­taire celui à qui s’adresse démons­tra­ti­ve­ment l’argumentation du locu­teur, quel que soit acces­soi­re­ment le point du vue impu­té à l’interlocuteur effec­tif. (comme le révèle le fait que Certes, Bien sûr, en effet, C’est vrai, avec pdv1 dans leur por­tée, seraient alors éga­le­ment irre­ce­vables) . La seule ins­tance de dis­cours sus­cep­tible de prendre en charge pdv1 cor­res­pond à un tiers dis­cur­sif exclu de l’interlocution, une sorte de ON-énon­cia­teur, dont témoigne la rece­va­bi­li­té de com­men­taires en incise du genre Comme dit l’autre, Contrai­re­ment à cer­tains (Je ne dis pas, contrai­re­ment à cer­tains, que je suis sûr de gagner, etc.) Quant au pdv1b (Je vais gagner), il n’engage vir­tuel­le­ment aucun énon­cia­teur en ce qui le concerne, aucune ins­tance de dis­cours iden­ti­fiable (comme le montre l’irrecevabilité de toute ten­ta­tive de l’isoler du pdv1-ON d’intensité dont il vient d’être question).

4.1.2. Le second point de vue (pdv2) de cette 1ère forme poly­pho­nique est celui de la néga­tion polé­mique simple (je ne suis pas sûr de gagner), qui s’oppose donc et ce fai­sant implique pré­ci­sé­ment de prendre en compte le pdv1-ON pour le dis­qua­li­fier.[6]Sur les effets poly­pho­niques de la néga­tion, je ren­voie à Ducrot (1984, 214s). Sur ce qui carac­té­rise à mon sens la néga­tion polé­mique (vs des­crip­tive ou méta­lin­guis­tique), voir acces­soi­re­ment Per­rin (2009). La por­tée de cette der­nière est alors non seule­ment intra- pré­di­ca­tive en (3)-(5), mais locale, foca­li­sée sur le pdv1-ON d’intensification qu’elle récuse (Je suis sûr), plu­tôt que sur le pdv1b (Je vais gagner) qui reste hors de por­tée de son influence.

Le point impor­tant à rele­ver à ce niveau est en outre que ce pdv2 néga­tif est vir­tuel­le­ment impu­té alors au des­ti­na­taire, comme le montrent indi­rec­te­ment les équi­va­lences conces­sives (3a)- (5a) en 3.1, que confirme ci-des­sous la rece­va­bi­li­té de Certes, Bien sûr, en effet, avec pdv2-D dans leur portée :

(3d) Je ne dis pas que je suis sûr de gagner certes, mais il y a de grandes chances
(4d) Je ne dis pas que M. Bal­la­dur soit aujourd’hui par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux bien sûr, mais sou­la­gé, oui !
(5d) Je ne dis pas que c’est le para­dis en effet. Mais on n’est pas à plaindre.

4.1.3. Le 3ème point de vue (pdv3) est donc celui de la conces­sion pré­ci­sé­ment, dont attestent cette fois direc­te­ment les équi­va­lences (3a)-(5a) en 3.1. Ce pdv3-L pré­sup­pose à son tour les pré­cé­dents puisqu’il pro­cède d’une adhé­sion conces­sive du locu­teur au pdv2-D néga­tif dont il vient d’être ques­tion, consis­tant à récu­ser le pdv1-ON.

L’identité de ce pdv3-L, dont le conte­nu pré­di­ca­tif est iden­tique à celui du pdv2-D, repose ici sur le seul fait de son appro­pria­tion effec­tive par le locu­teur à des fins conces­sives, qui assurent sa domi­na­tion dans la pro­tase. On com­prend ain­si que cette der­nière ne donne pas lieu alors à une réfu­ta­tion effec­tive du pdv1-ON par le locu­teur – telle que l’aurait impo­sée un mar­queur appa­ren­té comme Je ne pense pas, Je ne sais pas, Je ne trouve pas, inap­pro­priés dans ces condi­tions – mais pré­ci­sé­ment à la reprise conces­sive d’une réfu­ta­tion impu­tée au des­ti­na­taire. En tant que pro­prié­té effec­tive (vs vir­tuelle) de l’énonciation, la conces­sion occupe ain­si le niveau domi­nant dans la pro­tase[7]Voir à ce sujet l’opposition qu’établit Kron­ning (2013, 106–107) entre « points de vue posés […] dont l’instance dis­cur­sive est iden­ti­fiée par défaut au locu­teur de l’énoncé » et « points de vue indi­qués […] ne consti­tuant pas le but com­mu­ni­ca­tif de l’énoncé » (je sou­ligne)., qui conduit à l’apodose adver­sa­tive atten­due (non moins effec­tive), dont relève le 4ème point de vue que com­mande JDP1, pris en charge par le seul locu­teur à l’apogée de la période.

4.1.4. Dans le qua­tuor poly­pho­nique que met en œuvre JDP1, ce pdv4-L (Il y a de grandes chances que je sois réélu, etc.) échoit ain­si à dis­tance aux enchaî­ne­ments argu­men­ta­tifs admis­sibles au sein de la période. Dans la por­tée d’un Mais géné­ra­le­ment (ou d’un autre connec­teur adver­sa­tif), il déter­mine l’orientation argu­men­ta­tive géné­rale et les effets défen­sifs de la stratégie.

Or ce pdv4-L, com­ment s’articule-t-il alors au dis­po­si­tif ? Com­ment fait-il pour s’extraire du concert de voix qui vient d’être décrit ? Et d’où vient que ses effets puissent être per­çus comme défen­sifs ? Et défen­sifs de quoi ? Pour ébau­cher une forme de réponse à ces ques­tions, on peut rele­ver que ce pdv4-L pro­cède d’un argu­ment consis­tant alors à repê­cher le seul point de vue jusqu’ici impli­qué sans être endos­sé par per­sonne, même pas le pdv1-ON d’intensité forte ini­tia­le­ment réfu­té. Il ne s’agit que d’une reprise effec­tive de ce der­nier sous forme affai­blie, proche du pdv1b pré­sup­po­sé (Je vais gagner, Bal­la­dur va bien, On est bien ), hors de por­tée de l’intensification que prend pour cible la néga­tion polé­mique et de ce qui s’ensuit. La fonc­tion défen­sive que met en œuvre cette 1ère forme séman­tique JDP1 tient au fait pré­ci­sé­ment qu’elle ne s’en prend au point de vue de per­sonne et donc n’offense per­sonne, pour récu­pé­rer un point de vue pré­vu dès le départ et soi­gneu­se­ment pré­pa­ré, recueilli au cœur-même du dis­po­si­tif poly­pho­nique à l’arrivée.

 

4.2. JDP2

Il a été rele­vé pré­cé­dem­ment que la seconde forme séman­tique de JDP se fonde sur une double néga­tion (Je ne dis pas que non‑X), dont les effets poly­pho­niques engendrent une authen­tique variante de ce connecteur :

(6) Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre, mais la vic­toire risque de prendre du temps.

(7) Je ne dis pas que la grève n’est pas grave pour l’économie, mais je ne peux pas accep­ter

(8) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas exis­té. Mais je crois que c’est un point de détail

Les effets en ques­tion de JDP2 ne seront ici abor­dés que sous l’angle de ce qui les oppose à ceux de JDP1. L’objectif se limi­te­ra désor­mais à sai­sir en quoi ce JDP2 n’est plus une conces­sion défen­sive, mais bien une conces­sion à effets polé­miques offen­sifs, dont relèvent les deux variantes super­fi­cielles envi­sa­gées précédemment.

4.2.1. Force est de consta­ter d’abord que le pdv1 posi­tif le plus enchâs­sé de JDP2 (On peut gagner cette guerre, La grève est grave, Les chambres à gaz ont exis­té ) ne repose plus désor­mais sur l’intensification d’une pré­di­ca­tion des­ti­née à être affai­blie dans l’apodose, comme le montre la rece­va­bi­li­té de (6b)-(8b) en 3.2 (Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre peut-être, etc.) Et de sur­croit ce pdv1 n’est plus désor­mais celui d’un ON ‑énon­cia­teur exclu de l’interlocution, comme en témoigne la rece­va­bi­li­té de (6a)-(8a) (Certes on peut gagner cette guerre ). Ce pdv1-D se fonde désor­mais sur une pré­di­ca­tion posi­tive simple impu­tée au destinataire.

4.2.2. Et il appa­raît consé­quem­ment qu’aucun pdv2 néga­tif simple ne consiste désor­mais à réfu­ter l’intensité d’un pdv1-ON comme en JDP1. Une com­plexi­té séman­tique com­pa­rable à celle de ce pdv1-ON de JDP1 échoit alors au pdv2 de JDP2, en rai­son cette fois de la double néga­tion dont il pro­cède, que repren­dra ensuite à son compte le locu­teur à des fins conces­sives en pdv3‑L. Deux points de vue néga­tifs arti­cu­lés consistent en effet en son sein, pour l’un à réfu­ter tran­si­toi­re­ment le pdv1-D par un pdv2b néga­tif anta­go­niste (On ne peut pas gagner, La grève n’est pas grave, Les chambres à gaz n’ont pas exis­té), pour l’autre à réfu­ter cette pre­mière réfu­ta­tion par un pdv2-D à effets conces­sifs, consis­tant sim­ple­ment à réta­blir le pdv1-D posi­tif (On peut gagner, la grève est grave, Les chambres à gaz ont exis­té). On com­prend dans ces condi­tions que les exemple (9)-(10) évo­qués en 3.3 relèvent d’une ver­sion libre et sim­pli­fiée de JDP2, plu­tôt que d’une 3ème variante à part entière de ce connecteur :

(9) C’est vrai que Ker­ry a peut-être mar­qué des points, je ne dis pas. Mais je pense que Bush a gagné.

(10) […] Les trois-quarts sont irré­cu­pé­rables […]. Bon, il y en a qui réus­sissent, qui s’in­tègrent, je dis pas.

Au plan séquen­tiel, les exemples (9)-(10) réduisent en effet le dis­po­si­tif au seul pdv1-D posi­tif dans la pro­tase conces­sive (Ker­ry a mar­qué des points, Il y en a qui réus­sissent), assor­ti d’un simple assu­jet­tis­se­ment du pdv2b néga­tif simple à la double néga­tion de pdv2-D .

4.2.3. Qu’en est-il dès lors de l’imputation énon­cia­tive de ce pdv2b néga­tif simple pris iso­lé­ment (Ker­ry n’a pas mar­qué des points , Il n’y en a pas qui réus­sissent), sous-enten­du mais non moins impli­qué acti­ve­ment en (9)-(10), que le locu­teur se défend de sou­te­nir (ou d’avoir sou­te­nu) ? Compte tenu indi­rec­te­ment de l’acceptabilité des para­phrases conces­sives (6a)-(10a) en 3.2 et 3.3, il n’est pas sur­pre­nant que ce pdv2b ne puisse être impu­té alors au des­ti­na­taire. A l’inverse de ce qui se pro­duit en (3d)-(5d) de JDP 1 (en 4.1.2), les équi­va­lences conces­sives ci-des­sous ne sont en effet rece­vables – tant en (6d)-(8d) qu’en (9d)-(10d) – que si le pdv1-D posi­tif est dans la por­tée de Certes, Bien sûr, etc. ; irre­ce­vables en revanche avec le pdv2b néga­tif dans leur por­tée concessive :

(6d) Je ne dis pas que l’on ne peut pas gagner cette guerre certes, mais la vic­toire
(7d) Je ne dis pas que la grève n’est pas grave pour l’économie bien sûr, mais je ne peux pas accep­ter
(8d) Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas exis­té en effet. Mais je crois que c’est un point de détail
(9d) Je ne dis pas que Ker­ry n’a pas mar­qué des points c’est vrai, mais je pense que Bush a gagné.
(10d) Je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui réus­sissent sans doute. Mais les trois-quarts sont irré­cu­pé­rables.

Ces para­phrases font appa­raître que le pdv2b de JDP2 ne peut être impu­té désor­mais qu’à un ON-énon­cia­teur exclu de l’interlocution, sus­cep­tible alors d’être évo­qué en incise :

(6e) Je ne dis pas, contrai­re­ment aux défai­tistes, que l’on ne peut pas gagner cette guerre, mais la vic­toire
(7e) Je ne dis pas, comme cer­tains gau­chistes, que la grève n’est pas grave pour l’économie, mais je ne peux pas accep­ter
(8e) Je ne dis pas, en révi­sion­niste, que les chambres à gaz n’ont pas exis­té. Mais je crois que c’est un point de détail
(9e) Je ne dis pas, avec ses adver­saires, que Ker­ry n’a pas mar­qué des points, mais je pense que Bush a gagné.
(10e) Je ne dis pas, comme d’autres pes­si­mistes, qu’il n’y en a pas qui réus­sissent. Mais les trois-quarts sont irré­cu­pé­rables.

4.2.4. Tout comme pré­cé­dem­ment en JDP1, le point déli­cat concerne dès lors les pro­prié­tés du pdv4- L à l’apogée de la période, les condi­tions de son arti­cu­la­tion au concert de voix dont pro­cèdent désor­mais les effets offen­sifs de JDP 2. Je ter­mi­ne­rai donc par quelques der­nières consi­dé­ra­tions com­pa­ra­tives sur ce point, qui feront aus­si office de conclu­sion de cette étude.

 

5. Conclu­sion

Le pdv4-L de JDP1 consis­tait on l’a vu à res­tau­rer autant que pos­sible, par le moyen d’un argu­ment affai­bli dans l’apodose (J’ai de grandes chances d’être réélu, Bal­la­dur est sou­la­gé, On n’est pas à plaindre), la vali­di­té d’un pdv1-ON d’intensification (Je suis sûr de gagner, Bal­la­dur est par­ti­cu­liè­re­ment heu­reux, C’est le para­dis) ini­tia­le­ment réfu­té par le pdv2-D néga­tif (Pas sûr, Pas par­ti­cu­liè­re­ment, Pas le para­dis) concé­dé au des­ti­na­taire en pdv3-L dans la pro­tase. La fonc­tion défen­sive de JDP1 s’expliquait ain­si en rai­son du fait que le point de vue que défend fina­le­ment le locu­teur dans l’apodose ne consiste qu’à assu­rer un affai­blis­se­ment limi­té de celui dont le sacri­fice est concé­dé ini­tia­le­ment au des­ti­na­taire. Le pro­cé­dé en ques­tion peut donc s’analyser comme consis­tant à argu­men­ter en faveur du pdv1b posi­tif (Je vais gagner, Bal­la­dur va bien, On est bien) qu’aucun énon­cia­teur ne défend ni ne conteste, pour ain­si dire inaper­çu et igno­ré au départ, hors de por­tée de l’intensification que sacri­fie pré­ven­ti­ve­ment le locuteur.

Quant au pdv4-L cor­res­pon­dant de JDP2 (La vic­toire risque de prendre du temps, Je ne peux pas accep­ter qu’ils me condamnent, Les chambres à gaz sont un point de détail), quel point de vue consiste-t- il dès lors à extraire du dis­po­si­tif en vue de le réha­bi­li­ter ? De toute évi­dence, il ne s’agit plus désor­mais du pdv1-D posi­tif le plus enfoui (On peut gagner cette guerre, La grève est grave, Les chambres à gaz ont exis­té) que le locu­teur fait mine alors de concé­der au des­ti­na­taire en pdv3-L. Le point de vue qu’appuie ici le locu­teur dans l’apodose cor­res­pond à une forme de res­tau­ra­tion déses­pé­rée du pdv2b-ON néga­tif simple (On ne peut pas gagner, La grève n’est pas grave, Les chambres à gaz n’ont pas exis­té), résor­bé par la double néga­tion polé­mique concé­dée au des­ti­na­taire dans la pro­tase. Certes le locu­teur évite alors de se contre­dire en repro­dui­sant lit­té­ra­le­ment, en pdv4-L , la pré­di­ca­tion ini­tia­le­ment asso­ciée au pdv2b-ON. Mais il l’appuie néan­moins, au prix d’une forme de déné­ga­tion argu­men­ta­tive qui donne tout son sel à l’opération (et jusqu’au par­fum de scan­dale avec l’affaire Le Pen des chambres à gaz). On com­prend dans ces condi­tions d’où pro­cède la force offen­sive de JDP2, à savoir d’un petit dia­logue fic­tif où le locu­teur finit par appuyer le point de vue même dont il fait mine d’abord de concé­der la réfu­ta­tion au des­ti­na­taire, où locu­teur autre­ment dit finit pas s’attaquer à un point de vue qu’il com­mence d’abord par concé­der au destinataire.

Non­obs­tant la rela­tive com­plexi­té de ce qui oppose les formes séman­tiques défi­nies comme défen­sive et res­pec­ti­ve­ment offen­sive de JDP en langue fran­çaise, l’objectif de cette étude était sur­tout de faire appa­raître que la séman­tique de cer­tains mar­queurs dis­cur­sifs gagne à être abor­dée sous un angle poly­pho­nique ins­pi­ré de Ducrot. Pour ce faire, je me suis appuyé sur une concep­tion affai­blie de son approche prag­ma­tique inté­grée, selon laquelle les connec­teurs et autres mar­queurs sont des expres­sions extra-pré­di­ca­tives consis­tant à qua­li­fier leur énon­cia­tion comme impli­quant dif­fé­rents points de vue asso­ciés à une pré­di­ca­tion dans leur por­tée démons­tra­tive, en vue de son inté­gra­tion séman­tique à un consti­tuant dis­cur­sif de rang supé­rieur. Par oppo­si­tion à un connec­teur simple comme IFD, impli­quant un seul et unique point de vue du locu­teur, JDP implique à cet effet dif­fé­rents points de vue, arti­cu­lés on l’a vu de façon plus com­plexe et élaborée.

Laurent PERRIN

Uni­ver­si­té de Paris-Est Cré­teil, CEDITECEA 3119

 

Biblio­gra­phie

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WITTGENSTEIN, Lud­wig (1961 [1922]), Trac­ta­tus logi­co-phi­lo­so­phi­cus, Paris, Gallimard.

 

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Notes

Notes
1 Les exemples indexés LM sont tirés d’un cor­pus de notes à usage interne du jour­nal Le Monde.
2 Tout comme les mani­pu­la­tions pro­po­sées ulté­rieu­re­ment dans cette étude, les équi­va­lences (3a)-(5a) ne sont pas des para­phrases approxi­ma­tives, mais des varia­tions sys­té­ma­tiques de (3)-(5), attes­tant en l’occurrence de la force conces­sive que com­mande le connec­teur. Tout énon­cé impli­quant Je n’dis pas comme connec­teur doit pou­voir alors être refor­mu­lé par simple sub­sti­tu­tion de for­mules conces­sives de ce genre, pro­prié­té qui carac­té­rise éga­le­ment, sous d’autres condi­tions comme nous allons le voir, l’ensemble des emplois asso­ciés aux variantes pos­sibles de ce connecteur.
3 Cette para­phrase de (8) est pour le coup dis­cu­table. On pour­rait lui repro­cher d’être dupe du dis­cours lepé­niste, qui ne consiste pas ici seule­ment à dis­cu­ter de l’existence ou non des chambres à gaz, mais de ce que l’intéressé en dit (ou en a dit par le pas­sé). C’est que la stra­té­gie rhé­to­rique mise en œuvre par Le Pen consiste alors à se jouer pré­ci­sé­ment de la poly­va­lence atta­chée Je ne dis pas, soit comme pré­di­ca­tion méta-repré­sen­ta­tive par le verbe dire, soit comme connec­teur conces­sif – ambi­guï­té qui se reporte d’ailleurs ici acces­soi­re­ment sur la valeur de Je crois dans l’apodose, soit comme verbe de pen­sée à effets méta-repré­sen­ta­tifs, soit comme moda­li­sa­teur épis­té­mique. La rece­va­bi­li­té ou non de (8a) comme para­phrase de (8) rend compte de cette alter­na­tive interprétative. 
4 Ins­pi­rée de Bakh­tine, l’hypothèse poly­pho­nique pro­po­sée par Ducrot (1984) est main­te­nant bien connue, tout comme les notions de prise en charge ou de simple prise en compte d’un point de vue par le locu­teur, le cas échéant de son impu­ta­tion à un énon­cia­teur dis­tinct. Je les repren­drai donc sans les défi­nir plus pré­ci­sé­ment, pas davan­tage que je ne pour­rai rendre jus­tice aux nom­breuses ana­lyses poly­pho­niques appli­quées ces der­nières années à dif­fé­rents mar­queurs (voir par exemple les numé­ros 154 et 161 de la revue Langue fran­çaise). Outre celles de Kron­ning (2013), les ana­lyses de Haillet (2007) sur la notion de point de vue, l’organisation séman­tique poly­pho­nique qui en découle, ont été pour moi une source pré­cieuse d’inspiration.
5 J’entends ici par des­ti­na­taire celui à qui s’adresse démons­tra­ti­ve­ment l’argumentation du locu­teur, quel que soit acces­soi­re­ment le point du vue impu­té à l’interlocuteur effectif.
6 Sur les effets poly­pho­niques de la néga­tion, je ren­voie à Ducrot (1984, 214s). Sur ce qui carac­té­rise à mon sens la néga­tion polé­mique (vs des­crip­tive ou méta­lin­guis­tique), voir acces­soi­re­ment Per­rin (2009).
7 Voir à ce sujet l’opposition qu’établit Kron­ning (2013, 106–107) entre « points de vue posés […] dont l’instance dis­cur­sive est iden­ti­fiée par défaut au locu­teur de l’énoncé » et « points de vue indi­qués […] ne consti­tuant pas le but com­mu­ni­ca­tif de l’énoncé » (je souligne).