Laurent Perrin,
Université de Paris Est Créteil, CEDITEC, EA 3119
lperrinaiassa@gmail.com laurentperrin.com
Dans Gérard Petit, Patrick Haillet et Xavier-Laurent Salvador (dir.)
La dénomination : lexique et discours, Paris, Champion, 2017, p. 185–202
Introduction
Au sens le plus large, le figement linguistique peut être défini comme ce qui entrave la mobilité de toute combinatoire morpho-syntaxicosémantique ou inférence pragmatique. Le figement concerne l’ensemble des idiotismes, des métaphores lexicalisées aux locutions, phrases idiomatiques et proverbes. Contrairement aux expressions libres, les expressions figées ont un sens lexical unitaire globalement codé, certes partiellement analysable, mais qui ne repose pas intégralement sur la composition de ses parties. Le sens des expressions figées ne se compose pas, mais se décompose ou se recompose en contexte, selon les contraintes de son sens lexical unitaire ; il ne se construit pas, mais se déconstruit dans l’interprétation, en vue de redistribuer le fruit des énonciations passées de l’expression qui s’est progressivement lexicalisé. A l’interface de la linguistique et de la pragmatique, de la langue et de la parole, sous un angle à la fois diachronique et synchronique, le sens des expressions figées renverse l’ordre habituellement imparti à la formation et à l’interprétation de l’expression[1]Cette étude recoupe certains éléments abordés notamment dans Perrin (2013), dans le cadre d’un numéro de la revue Pratiques consacré aux formes de figement linguistique, ainsi que de défigement interprétatif et discursif. L’objectif est ici à la fois de préciser certains points, ainsi que de généraliser à l’ensemble des formes de figements, diverses hypothèses initialement centrées sur le sens des locutions dans une œuvre de Giono..
- lexique et discours
Lorsque l’on cherche à rendre compte des relations entre lexique et discours, la première difficulté consiste à faire la part de ce qui est préconstruit et fixé dans le lexique, par opposition d’un côté à ce qui est construit au moyen de syntagmes et de phrases, de l’autre à ce qui est interprété en fonction d’un contexte et de périodes discursives plus vastes. Parmi les questions à débattre, se pose notamment celle de l’ordre d’articulation entre ces niveaux de découpage du sens. Le point de vue dominant en linguistique nous incite à concevoir le langage comme un dispositif consistant, à partir de ce qui est reconnu et mémorisé dans le lexique, à transiter du lexème au syntagme et à la phrase, et ensuite de l’énoncé au discours, texte et contexte. Selon ce modèle très général et consensuel, le sens se construit par étapes successives, de l’appréhension empirique des unités lexicales de surface à leur organisation morphosyntaxique, puis vers les hauteurs plus abstraites de la composition sémantique et finalement de l’interprétation pragmatique [2]Diverses approches viennent bien sûr traverser et lézarder cet édifice, soit en réduisant radicalement la part de ce qui est codé, mémorisé lexicalement, notamment les effets polysémiques attachés aux expressions (les approches dites « constructivistes » de Cadiot et Visetti 2001), soit en s’appuyant sur une appréhension textuelle des traits sémantiques à différents niveaux (la « sémantique interprétative » de Rastier 2009), soit même en inversant l’ordre de préséance compositionnel des parties sur le tout (les approches fondés sur l’« … Continue reading.
Au plan strictement linguistique de ce qui a trait au sens des mots et aux phrases hors contexte, ce modèle repose sur un principe selon lequel le sens d’une expression complexe résulte de l’assemblage de ses parties. Le principe dit de « compositionnalité »[3]Attribué à Frege, et fondateur ensuite de différentes théories linguistiques, notamment de la grammaire générative transformationnelle. est un modèle interprétatif par emboîtements successifs de combinatoires autonomes, stipulant que l’interprétation des parties doit être complète pour qu’elles puissent se combiner entre elles à un niveau supérieur. Une interprétation compositionnelle part des éléments linéaires de surface, stockés dans la mémoire linguistique à long terme des sujets parlants, c’est‑à-dire des lexèmes, que l’on délinéarise aux différents plans morphosyntaxico-sémantiques en les associant par étapes à des constructions plus complexes et plus abstraites. Tamba (2011) parle à ce sujet de « montée » compositionnelle du sens des éléments vers la synthèse phrastique. La procédure s’applique récursivement jusqu’à la saturation
des variables linguistiques, qui détermine le passage au plan pragmatique. Outre les difficultés associées à l’indétermination de ce qui est mémorisé à long terme dans le lexique à l’entrée du dispositif (input), d’autres problèmes surgissent lorsqu’il s’agit de définir ce qui met fin au processus et en fixe la sortie (output), qui concerne ensuite l’interprétation pragmatique des énoncés en contexte et la mémoire discursive à court terme des sujets parlants. Entre les deux, le principe de compositionnalité est censé s’appliquer sans entraves.
Un premier niveau de difficultés que rencontre ce modèle tient au fait que la mémoire à long terme, dont relève le lexique, n’est pas cognitivement un système limité à un ensemble prédéfini d’éléments simples, confinés à l’entrée du dispositif interprétatif ; la mémoire est un espace dynamique dont l’activation – largement tributaire des opérations sémantico-pragmatiques qu’elle nourrit – intervient à chaque étape de l’interprétation, et à différents niveaux de structuration. Ainsi, non seulement les mots, mais également les locutions, métaphores lexicalisées et autres idiotismes, mobilisent la mémoire à long terme des sujets parlants. Les lexicographes ne se sont jamais privés d’ailleurs d’en dresser des inventaires sous la forme de dictionnaires divers. Et par ailleurs, un second niveau de difficultés tient au fait que les locutions et métaphores lexicalisées mettent en question le statut dérivé du sens pragmatique et rhétorique de l’expression. Loin d’être relégué à la sortie (output) du dispositif interprétatif, le sens pragmatique des locutions est pour partie codé dans le lexique, et ainsi ramené à la source (input) de ce dispositif. À un niveau très général et définitoire du champ même de la linguistique, les locutions et autres expressions figées mettent en question ce qui oppose les traits sémantiques des expressions aux effets contextuels des énoncés. Elles imposent un partage et un ordre d’articulation différent de ce qui tient d’une part aux instructions sémantiques linguistiques, d’autre part à l’interprétation et aux inférences contextuelles des énoncés et des discours.
- locutions et exPressions figées Polylexicales
On sait que les locutions sont des unités polylexicales dont les propriétés syntaxiques se trouvent plus ou moins entravées (Gross 1975, Ruwet 1983, Mejri 2002), mais plus profondément dont l’interprétation n’est pas compositionnelle (Katz & Postal 1963, Gross 1981, 1997, 2003, Tamba 2011). Contrairement aux expressions libres comme casser une assiette, rouler sa cigarette ou C’est un jeu de gamin, les locutions comme casser la croûte, rouler sa bosse ou C’est un jeu d’enfant ont un sens codé unitaire, certes partiellement analysable, mais qui ne repose pas sur la composition de ses parties. Ce sont au contraire les parties qui semblent alors dépendantes de leur assemblage. On comprend le sens du substantif croûte en fonction de l’action de manger (un morceau de pain), ou celui du verbe rouler en fonction de l’idée de voyage (d’un bossu), celui de jeu en fonction de l’idée de facilité (pour un enfant).
À la suite de Nunberg et alii (1994), Tamba (2011 : 113) relève à ce sujet que le sens des locutions ne repose pas sur l’assemblage compositionnel des parties d’un tout, mais sur un mouvement inverse de redistribution d’un tout unitaire que l’interprète tente parfois de décomposer, avec plus ou moins de bonheur ; le sens des locutions redistribue un tout préétabli sur les parties les moins opaques de l’expression. Pour Nunberg et alii, la part compositionnelle du sens des locutions tient à leur degré d’analysibilité[4]«Their compositionality – that is, the degree to which phrasal meaning, once known, can be analyzed in terms of contributions of the idiom parts » (Nunberg et alii 1994, p. 498).. Tamba réserve quant à elle la notion de « compositionnalité » aux sens des expressions libres, et parle d’« analysibilité » graduelle du sens des locutions et proverbes. Plus une expression est analysable, plus elle permet une redistribution de son sens unitaire sur ses parties, et plus elle est perçue comme transparente. Et inversement donc, moins une expression est analysable, plus elle est opaque. Les locutions parfaitement transparentes comme noyer son chagrin dans la bouteille, blanc comme neige sont des cas limites ; la plupart des locutions comme rouler sa bosse, reprendre du poil de la bête, bayer aux corneilles recèlent un certain degré d’opacité. L’opacité complète d’une expression peut être due au fait que son sens codé unitaire est sans rapport saisissable avec son sens compositionnel, et donc inapte à toute redistribution sur ses parties (comme dans poser un lapin, prendre la mouche), ou parce que l’expression est désormais indécomposable en raison de l’évolution diachronique du système (dans le cas d’expressions comme avoir maille à partir, à tire-larigot).
Bien entendu, cette décomposition ou recomposition analytique en quoi consiste le sens des locutions, non seulement n’est que facultative et partielle, toujours plus ou moins inachevée, mais ne peut être le fruit d’une simple inversion de l’application du principe de compositionnalité. C’est un tout unitaire, et non le résultat d’une quelconque composition, qui est alors à la source de l’interprétation. Rien n’indique que la part d’analysibilité des locutions redistribue systématiquement les éléments hérités de la composition des expressions libres dont elles sont issues. Le sens unitaire des locutions ne se confond pas avec le point de saturation des variables linguistiques que vise le principe de compositionnalité, pas davantage qu’avec le sens référentiel et contextuel qui en découle. Ce n’est pas un sens compositionnel issu d’une combinatoire linguistique à visée référentielle qui se trouve alors redistribué sur les parties de l’expression, mais une dénomination générique unitaire et codée. Le sens générique ou dénominatif de casser la croûte pour « manger », rouler sa bosse pour « voyager », c’est un jeu d’enfant pour « c’est facile », en témoigne notamment, par opposition au sens compositionnel à visée référentielle (ou événementielle) de casser une assiette, rouler sa cigarette ou jeu de gamin.
Par-delà leur rigidité formelle au plan syntaxique, les locutions ont un sens générique unitaire plus ou moins opaque, qui transcende et contrôle à différents degrés leur analysibilité, et ce faisant la relative transparence associée à la visée référentielle et inférentielle qui s’y rapporte. Comme expression libre et compositionnelle, casser une assiette réfère à une action dont on peut inférer contextuellement qu’elle témoigne le cas échéant d’une maladresse, ou au contraire de l’adresse d’un tireur (aux pigeons), ou encore d’un geste de colère irrépressible, etc. Si en revanche une expression figée comme casser la croûte signifie « manger », c’est avant tout pour avoir été d’abord mémorisée comme une unité préalablement codée en ce sens (une dénomination selon Kleiber 1984, 2001). Quelle que soit leur complexité formelle, les locutions sont des dénominations, c’est‑à-dire des unités génériques mémorisées à long terme dans le lexique. On peut certes ensuite analyser casser la croûte comme le produit d’une figure événementielle concernant une croûte de pain que l’on brise sous la dent (dont atteste notamment la variation avec casser la graine). Outre qu’il n’est pas forcément exact historiquement (à l’origine, casser la croûte impliquait plutôt une idée de partage du pain rompu entre amis), ce sens analytique métonymique nécessite en tout cas d’avoir mémorisé par avance le sens codé de l’expression sur laquelle repose l’inférence. Alors qu’une expression libre comme jeu de gamin réfère à un événement compatible avec toutes sortes d’inférences contextuelles associées à l’amusement, à l’insouciance ou au ridicule, c’est un jeu d’enfant en revanche signifie « c’est facile », plutôt qu’«amusant » ou « bébête », quitte à remotiver ensuite accessoirement cette convention par une inférence associant les jeux d’enfants à la facilité. Le sens codé de l’expression figée contrôle alors et contraint les inférences contextuelles susceptibles d’être associées à son sens référentiel et compositionnel résiduel (Coulmas 1981, Moeschler 1992, Rey 1997). Nous observerons dans cette étude que cette redistribution analytique du sens unitaire des expressions figées repose sur une forme d’allusion échoïque à un sens compositionnel purement virtuel, qui ne peut de toute façon aboutir qu’à travers un défigement interprétatif de l’expression.
- métaPhores figées
Parmi d’autres propriétés, les locutions et expressions figées polylexicales sont souvent assimilées à des métaphores mortes ou autres figures lexicalisées. Les locutions sont d’ailleurs bien souvent définies comme des sortes de métaphores ou figures figées. Et par ailleurs on parle parfois de métaphores figées pour rendre compte du sens métaphorique d’unités lexicales simples, plutôt que de rang syntagmatique ; si l’on dit, par exemple, que Pierre est un âne, un coq, un paon, un ours, un singe, un bulldozer (ou à l’aide d’un verbe support comme faire l’âne, le coq, le paon…), par opposition au sens référentiel de ces expressions lorsqu’elles désignent un animal ou une machine de chantier (ou à nombre d’expressions comme un sanglier, un chimpanzé, un vélo, une voiture, qui ne sont pas assorties des mêmes propriétés). Dans un énoncé comme « Marie est une bécasse » (« fait la bécasse » ou « est un peu bécasse »), le sens métaphorique est figé, inscrit dans les virtualités sémantiques du mot bécasse, qui ne fait même plus du tout référence à l’oiseau. Le figement n’entrave alors bien évidemment pas les propriétés syntaxiques d’une unité polylexicale, mais une simple combinatoire de traits sémantiques abstraits, qui fixe notamment les propriétés prédicatives (vs référentielles) de l’expression.
Les métaphores vives en revanche ne sont en rien figées. Dans l’exemple ci-dessous, le mot marcassin, même appliqué à un humain, réfère à l’animal, car la métaphore n’est en rien figée. Elle se déploie alors à un niveau exclusivement référentiel et inférentiel, et doit ainsi être motivée explicitement pour pouvoir être interprétée dans tel ou tel sens, selon le jeu des homologies symboliques à l’oeuvre dans l’allégorie de Moati en marcassin :
Moati est un marcassin. Rond, agité, facétieux, il ne pose pas ses questions, il les renifle, à petit coup, comme ce sylvestre animal lorsque, tout excité, il cherche sa pitance. [Libération, 11 janvier 2000]
De même en ce qui concerne le substantif lapin dans ce passage de Céline, qui donne lieu à une métaphore vive appliquant au cœur comme organe des émotions l’image d’un lapin affolé[5]Sur les figures vives comme représentations attachées à une image littérale contrefactuelle, assortie d’un sens figuré implicite et factuel, je renvoie à Perrin (1996). :
Mon cœur au chaud, ce lapin, derrière sa petite grille de côtes, agité, blotti, stupide… [Céline, Voyage au bout de la nuit]
Le sens du mot lapin ne doit pas se confondre alors avec sa fonction dans le cadre d’une séquence du genre « Ce chaud lapin de Paul… », où l’expression chaud lapin ne fait plus forcément référence ni inférence à l’animal (sauf à être défigée contextuellement, comme nous allons le voir dans la dernière partie de cette étude). Dans le cas des locutions comme dans celui des métaphores lexicalisées, l’expression n’est pas librement interprétée selon sa visée référentielle et les inférences contextuelles et situationnelles qui s’y rapportent[6]Sur les métaphores figées, ou lexicalisées, se référer à Prandi (1992), Cadiot (1994), Tamba (2000, 2011)..
Certes, le figement n’est pas de même nature et n’a pas forcément les mêmes effets selon qu’il prend pour objet un polysème associé à une unité lexicale simple, une locution de rang syntagmatique, ou encore une phrase complète, idiomatique ou proverbiale (voir sur ce point Tamba 2011, Perrin 2012). La question se pose néanmoins de la légitimité d’un tel rapprochement de ces différents niveaux d’application de la notion. Y a‑t-il un quelconque recoupement entre ces formes de figement de portées différentes ? Les locutions notamment, qui sont de rang syntagmatique, ont-elles quelque chose en commun avec les métaphores figées de rang lexical simple, dont les frontières sont plus difficiles à discerner car elles sont dépourvues d’effets syntaxiques internes ? Le figement ne concerne pas alors les propriétés syntaxiques d’une unité polylexicale, mais une simple combinatoire de traits sémantiques abstraits et une opposition d’emplois (prédicatif/référentiel) non marquée (repérable néanmoins à partir de tests linguistiques). Pour les locutions en revanche, le plan sémantique peut être laissé de côté si l’on se concentre sur leurs propriétés syntaxiques. Elles peuvent alors être appréhendées (et ont été de fait appréhendées) sous un angle syntaxique (Gross 1975, Ruwet 1983), sans forcément tenir compte de ce qui entrave sémantiquement la compositionalité du sens, la combinatoire sémantique qui s’y rapporte. Leurs effets métaphoriques peuvent-ils être alors pour autant définitivement ignorés, ou relégués à un niveau purement contextuel ? On retombe ici sur la question de savoir s’il existe un domaine de faits sémantiques autonomes à l’intérieur du champ linguistique, entre la morphologie et la syntaxe des mots et des phrases d’une part, et l’interprétation pragmatique des énoncés en contexte d’autre part.
Une approche du figement focalisée sur le plan syntaxique permet d’ignorer ce qui se joue au plan sémantique aussi bien des locutions que des lexèmes métaphoriques. Tel qu’il est en revanche appréhendé dans cette étude, le figement en soi concerne aussi bien les locutions que l’encodage de certains effets contextuels susceptibles d’être associés aux unités lexicales simples, notamment métaphoriques ou métonymiques (Mortureux 2003). Le figement n’entrave alors bien évidemment pas l’application de règles syntaxiques, mais exclusivement de propriétés morphologiques, parfois seulement de certains traits sémantiques des expressions. Ainsi le sens prédicatif du mot bécasse entrave les propriétés combinatoires de certains de ses traits référentiels. « Ma sœur est une bécasse » ne signifie pas que ma sœur est un oiseau. L’ensemble des effets polysémiques associés à une expression résulte d’une forme de figement de ses effets contextuels en traits sémantiques. Si le mot boîte s’applique en français à un night-club ou à une entreprise, plutôt qu’à une voiture, et inversement le mot caisse à une voiture et non à un night-club ou une entreprise (tout comme bahut s’applique à un lycée, armoire à un individu imposant, etc.), c’est en vertu d’une forme de figement qui fixe dans chaque cas certaines potentialités sémantiques associées à des termes interchangeables comme métaphores vives au plan contextuel. Vu sous cet angle, le figement porte indifféremment sur l’application de n’importe quel ensemble de règles associées à une expression.
Bien souvent, le sens notamment métonymique ou métaphorique de certaines unités lexicales simples semble inséparable de l’analysibilité de locutions ou autres formes de figement de rang syntagmatique. Ainsi le sens métaphorique du substantif bécasse (au sens métaphorique de « sotte », « nigaude ») est lié à l’analysibilité d’une locution comme faire la bécasse, tout comme un sens du mot boîte est lié à l’analysibilité de l’expression boîte de nuit, ou du mot armoire à l’expression armoire à glace, ou encore comme certains sens du mot rayon semblent indissociables de l’analysibilité de locutions comme c’est mon rayon, en connaître un rayon. De façon sans doute plus diffuse, les mots épine et rose ne sont pas sans rapport avec l’analysibilité de diverses locutions, collocations ou proverbes comme tirer une épine du pied, frais comme une rose, il n’y a pas de roses sans épines. Le même genre de correspondance peut évidemment être établi, à d’autres niveaux de découpage syntagmatique, par exemple entre de nombreuses locutions verbales comme vendre la peau de l’ours, mettre la charrue avant les bœufs et l’analysibilité des proverbes correspondants (Perrin 2012)
L’hermétisme et la rigidité de ce qui constitue, dans la tradition linguistique, la barrière du lexème – qui détermine le pré-carré de la morphologie et lexicologie – constitue sans doute paradoxalement un obstacle à l’appréhension du sens lexical. Cette barrière du lexème se trouve mise à mal au moins à deux niveaux. Au plan d’abord de ce qui oppose les mots composés aux locutions, qui n’est de loin pas clarifié. Les premiers seraient des lexèmes, contrairement aux secondes (qualifiées parfois de « lexies » pour contourner la difficulté) ; mais comment expliquer ce qui fait basculer une locution comme casser la croûte ou jeu d’enfant en simple verbe ou attribut comme tenir tête ou tire-au-flanc ? S’agit-il alors de mots composés, comme les substantifs portefeuille ou tête‑à-queue ? Y a‑t-il une différence, et de quelle nature, entre figement et lexicalisation ? (Lecolle 2006) Et par ailleurs, la barrière du lexème est aussi mise à mal en raison du fait que le figement ne s’arrête pas, comme on l’a vu, à la polylexicalité et à la syntaxe, mais concerne aussi bien la polysémie d’unités lexicales simples. Le figement ne concerne plus alors la question de la frontière entre syntaxe et sémantique lexicale, mais à nouveau celle bien plus générale de la limite entre sens construit en contexte et sens instruit linguistiquement, dont découlent les effets polysémiques associés aux expressions dans les dictionnaires. Tout comme les précédentes, cette question fait elle aussi largement débat (Cadiot 1994, Kleiber 1999, Prandi 2010).
- figement diachronique et sens synchronique délocutif des exPressions figées
Parmi les questions à débattre, celle de la dimension diachronique du figement (Combettes 2013) – et surtout de ses effets sur le sens synchronique des expressions – est centrale. Personne ne conteste la dimension diachronique du figement qui conduit certains faits de parole, notamment certaines métaphores vives, par simple effet de répétition, à se figer progressivement et finalement à se lexicaliser. Mais la question des effets graduels de cette évolution diachronique sur le sens synchronique des expressions n’est pas clarifiée. Diachroniquement, le figement concerne l’établissement progressif de tout ce qui est préconstruit dans le langage, c’est‑à-dire de ce qui est codé lexicalement et donc pré-mémorisé à l’intérieur du sens, par opposition d’une part à ce qui est grammaticalement construit, d’autre part à ce qui est inféré contextuellement. Le figement est un processus diachronique qui a pour effet de transférer dans le lexique, à travers l’établissement de routines interprétatives fondées sur la répétition de formes plus ou moins identiques, ce qui tient initialement aux opérations de construction morphosyntaxique et sémantico-pragmatique sur lesquelles se fonde l’interprétation des énoncés. Les explications classiques (par exemple Morgan 1978, Sperber et Wilson 1989) associent le figement diachronique à une évolution progressive, de conventions d’usage en conventions de langue, qui aboutit à une consignation linguistique graduelle, sous la forme de traits sémantiques, de ce qui tient initialement aux effets contextuels de certains énoncés. Qu’elles soient simples ou complexes, mono ou polylexicales, les expressions figées sont en voie de lexicalisation inachevée. Elles se situent donc par définition à mi-chemin, ou à cheval, entre ce qui est construit et ce qui est mémorisé.
Le degré de figement des expressions se mesure synchroniquement à leur degré d’opacité (ou inversement de transparence) sémantique, c’est‑à-dire à leur degré d’analysibilité. Entre casser sa pipe, casser les pieds, qui sont des expressions figées très contraintes et opaques, et casser son assiette, la vaisselle, constructions libres et totalement transparentes, diverses locutions comme casser la croûte, casser la baraque, casser les oreilles, casser sa tirelire, casser l’ambiance sont perçues comme plus ou moins engagées sur le chemin de l’évolution diachronique en quoi consiste le figement, et corrélativement comme plus ou moins soumises aux contraintes interprétatives qui s’y rapportent au plan synchronique. Ces jugements reposent notamment sur le degré de tolérance des locutions face à diverses transformations syntaxiques par substitution d’éléments, complétion, substantivation, passivation, clivage, etc. Casser les oreilles ou sa tirelire sont moins figées que casser sa pipe, casser les pieds, ou même que casser la croûte, comme en témoignent l’existence de substantifs dérivés comme casse-pipe, casse-pieds, casse-croûte (vs *casse-oreilles). Casser les oreilles supporte mieux en revanche la passivation (« Les oreilles du public ont été cassées, écorchées lors de ce concert » vs « ? La croûte a été cassée par les convives à la bonne franquette », « *Les pieds de Paul ont été cassés par Pierre »). La transparence sémantique de l’expression s’en ressent ; casser les oreilles ou sa tirelire sont plus transparentes que casser la croûte, casser la baraque, qui sont elles-mêmes moins opaques que casser sa pipe, casser les pieds. Parmi les métaphores lexicales simples, un oiseau, une baleine, un éléphant même sont par défaut plus transparentes que un coq, un paon, un ours, un singe (compte tenu notamment de l’existence de locutions comme faire le coq, le paon, l’ours, le singe), elles-mêmes sans doute moins opaques que un âne, une bécasse (ou faire l’âne, la bécasse), qui ne mobilisent même plus forcément de représentation métaphorique animalière la plupart du temps.
Sémantiquement, les expressions figées sont donc ambivalentes ; derrière leur sens lexical unitaire émergeant diachroniquement que j’ai appelé ailleurs « descendant » (dans Perrin 2011, 2013), ces expressions possèdent un sens « ascendant », souvent métaphorique ou tropique, analysé par les sujets parlants comme à l’origine du précédent. Selon le degré de figement de l’expression, son sens lexical descendant peut être plus ou moins analysable, et corrélativement son sens ascendant plus ou moins accessible et recomposable. Plus une expression est figée, moins son sens codé descendant est analysable, et moins son sens ascendant est recomposable. À terme, lorsque la lexicalisation d’une expression s’achève diachroniquement, son sens codé descendant finit par s’opacifier totalement, et son sens ascendant par se perdre de vue. Poser un lapin, casser les pieds sont ainsi devenues pour ainsi dire inanalysables, et l’on ne capte plus aujourd’hui, derrière l’expression avoir maille à partir, de figure associée à un difficile partage (partir) de menue monnaie (maille) ; pas davantage que le verbe voler au sens de « dérober » ne recèle aujourd’hui de sens ascendant métaphorique associé à la chasse au vol (par un faucon). Et inversement donc, moins une expression est figée, plus son sens codé descendant est analysable, et plus son sens ascendant métaphorique est intelligible. Si la transparence assurant la recomposition du sens ascendant de certaines expressions figées (comme casser l’ambiance, noyer son chagrin dans la bouteille) paraît totale, la plupart se situent à mi-chemin entre transparence et opacité.
Ainsi définie, l’ambivalence interprétative des expressions figées semble relativement simple, mais il faut tenir compte du fait qu’à partir d’un certain degré de figement diachronique, le sens ascendant recomposé des expressions figées s’écarte parfois de leur sens compositionnel d’origine historiquement avéré. Comme on l’a vu, l’image métonymique de la croûte du pain qui se brise sous la dent, attachée au sens ascendant de casser la croûte, diverge de son sens historique associé à un partage du pain rompu entre amis. De même, la métaphore à laquelle renvoie l’expression figée de forme négative ne pas faire long feu au sens de « ne pas durer longtemps » ne résulte pas diachroniquement d’une métaphore associée à la brièveté d’un feu (comme dans feu de paille), mais d’une phrase négative intégrant la locution de forme positive correspondante faire long feu au sens d’« échouer à faire feu », « consumer trop lentement la mèche d’un fusil pour amorcer la cartouche », issue du langage technique des artificiers. Dans ne pas faire long feu, un sens ascendant métaphorique imaginaire entre aujourd’hui en résonance avec d’autres locutions associées à l’embrasement d’un feu (comme feu de paille, avoir le feu au cul, y’a pas le feu), pour occulter synchroniquement leur sens diachronique originel. Ce mouvement de recomposition d’un sens ascendant imaginaire entraîne parfois les sujets parlants sur des pistes interprétatives d’autant plus hasardeuses que le sens codé de l’expression est devenu opaque. Une expression comme avoir maille à partir pourrait par exemple inspirer la recomposition d’un sens ascendant associé aux mailles d’un chandail qui s’effilent, casser sa pipe ou poser un lapin renvoyer à dieu sait quelles images de pipes ou de lapins, au gré des inspirations de l’interprète.
Quoi qu’il en soit de ces dérives interprétatives, elles révèlent que le sens diachronique ascendant des expressions figées n’est pas en soi déterminant sous un angle synchronique, que ce sens ascendant n’est pas un fait historique avéré, mais le fruit d’une projection interprétative, qui assortit l’expression d’un sens entendu comme hérité du passé, issu de ses énonciations antérieures. Quel que soit le passé réel de l’expression vérifiable historiquement, l’analysibilité de son sens codé descendant engage une interprétation consistant à recomposer par analogie, par ressemblance formelle, un sens ascendant virtuellement attribué aux énonciations passées d’une expression perçue comme ancestrale, identifiée au langage des anciens, du moins à une habitude collective dévolue à un « on-locuteur » imaginaire (Anscombre 2005). Ainsi définie, l’analysibilité du sens descendant des expressions figées détermine un effet de relecture citative, une forme d’écho virtuel à un sens ascendant, souvent métaphorique ou tropique, attribué à leurs énonciations passées[7]On comprend accessoirement dans ces conditions que les expressions figées puissent être assimilées à des expressions dites « idiomatiques », qui ne se confondent pas avec les expressions libres et transparentes de la langue commune, propres à l’ensemble des sujets parlants, mais qui appartiennent au registre d’un groupe social particulier, identifié au on-locuteur des énonciations auxquelles elles font écho. En ce qui concerne les propriétés échoïques (au sens de Sperber et Wilson 1989) des expressions idiomatiques et proverbes, voir notamment Gouvard (1996), et … Continue reading. Que ce sens ascendant soit ou non avéré historiquement ne joue aucun rôle. Compte tenu du fait qu’elle n’est en rien codée dans le sens descendant de l’expression casser la croûte, l’idée de partage n’est donc pas (ou plus) aujourd’hui en mesure d’en déterminer l’analysibilité ni le sens ascendant, qui ne trouve dès lors à se recomposer qu’en faisant écho à l’évocation figurale d’une croûte de pain craquant sous la dent.
En raison de son analysibilité, le sens codé descendant des expressions figées ne dénomme pas un concept pur et simple, mais un concept analysable, par ressemblance formelle, comme le produit d’un sens ascendant identifié à ce que sont censées avoir représenté figurément leurs énonciations passées imputées à un on-locuteur. Une telle approche revient en fait à assimiler les expressions figées à des expressions synchroniquement « délocutives » de leurs énonciations passées[8]La première approche linguistique de la notion de « délocutivité» revient à Benveniste (1966). Sur la généralisation et l’exploitation de cette notion en synchronie, voir Cornulier (1976), Anscombre et Ducrot (1983). Voir aussi Anscombre (1985).. L’allusion délocutive (ou autodélocutive) attachée à l’analysibilité des expressions figées est une instruction donnée à l’interprète de recomposer par analogie une construction libre exprimant une figure vive virtuellement attribuée aux énonciations passées auxquelles elles font écho. L’affinité des expressions figées avec « comme on dit », « comme dit l’expression », « on dit que…» (ou avec toute autre forme de qualification générique explicite de leurs énonciations passées) atteste notamment de cette force délocutive attachée à l’analysibilité de leur sens codé descendant, qui ne se perd définitivement que lorsque ce dernier s’opacifie complètement, et ce faisant neutralise à la source toute tentative de recomposition d’un sens ascendant délocuté.
- défigement interPrétatif et discursif de l’exPression
La difficulté attachée à l’interprétation comme à l’appréhension théorique des expressions figées tient au fait que leur ambivalence sémantique les expose en discours, soit à se fondre parmi les unités lexicales ordinaires et à passer inaperçues, soit, à l’inverse, à être défigées dans l’interprétation sous la forme de figures vives. Le piège à éviter serait d’ignorer ce qui articule ces deux versants de la signification des expressions figées, qui les expose tantôt à se confondre avec de simples unités lexicales en vertu de leur sens codé descendant unitaire, tantôt à être défigées contextuellement sous l’effet d’une actualisation discursive de leur sens ascendant délocuté, et ce faisant à se muer en figures de rhétorique. Or l’intérêt des expressions figées, qui justifie d’y avoir si fréquemment recours, est précisément de tirer parti de ces deux versants complémentaires de leur signification.
Si l’on dit par exemple que Jacques Chirac a été réélu dans un fauteuil face à Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, le sens codé descendant unitaire de l’expression dans un fauteuil (au sens de « confortablement » ou « aisément ») est comparable à celui d’une expression comme les doigts dans le nez (au sens de « facilement », « sans peine »). A ce premier niveau d’interprétation, à condition de faire abstraction de ce qui a trait à leur analysibilité et à leur sens ascendant, ces expressions sont substituables sans trop de dommages. Ce qui bloque leur substitution n’intervient que si l’on prend en compte la force délocutive attachée à l’analysibilité de leur sens codé descendant, en vertu de laquelle elles font respectivement écho à un sens ascendant identifié à leurs énonciations passées ayant impliqué figurément, soit le confort et le repos que procure un fauteuil, soit la désinvolture, l’assurance de celui dont le succès est assuré. Dire que Jacques Chirac a été réélu dans un fauteuil ou dire qu’il l’a été les doigts dans le nez implique respectivement des effets ascendants différents, susceptibles d’être jugés plus ou moins appropriés à la situation effective à laquelle l’énoncé réfère, plus généralement à la productivité interprétative contextuelle de l’expression.
Sous-estimer ces effets conduit à réduire le sens à sa fonction représentative la plus élémentaire, détachée de toute forme d’analysibilité de ce qui est lexicalement codé ; autrement dit à ignorer ce qui est propre aux formes de figement qui parcourent le sens parfois insidieusement, pour être fréquemment défigées dans l’interprétation sous la forme de figures vives. Bien que par défaut en retrait du sens intentionné par le locuteur, cantonnés à l’arrière-plan de ce qui est ostensiblement communiqué, ces effets ascendants sont néanmoins toujours susceptibles d’être activés par l’interprète, au risque de perturber et d’affaiblir, ou au contraire de renforcer la pertinence de telle ou telle expression en contexte. Le défigement discursif consiste à actualiser contextuellement le sens ascendant délocuté des expressions figées, le cas échéant à ranimer la figure, l’image métaphorique ou métonymique qu’elles recèlent, en vue d’assurer figurément la pertinence attachée à l’analysibilité de leur sens codé descendant[9]Conformément au « principe de pertinence » de Sperber et Wilson (1989), le défigement vient alors enrichir le sens intentionné par le locuteur, en vue de compenser le surcoût d’effort interprétatif dû à l’analysibilité du sens descendant de l’expression, qui conduit à son sens ascendant.. Avant de se fondre diachroniquement dans le lexique et de passer inaperçues, les expressions figées ne sont bien souvent exploitées discursivement que pour leurs virtualités de défigement, les jeux rhétoriques associée aux énonciations passées auxquelles elles font échos. Ainsi définies, les expressions figées sont celles qui incitent à être défigées figurément pour être interprétées.
S’il prend conscience, parfois avec un temps de retard, que les propriétés contextuelles de ce à quoi il réfère risquent de contredire les effets rhétoriques ascendants associées à l’analysibilité du sens codé descendant de telle ou telle expression figée à laquelle il a recours (par exemple en qualifiant de jeu d’enfant un comportement qui pourrait être jugé enfantin, ou de dire d’un bossu qu’il a roulé sa bosse), le locuteur ne peut rattraper le faux pas que par la formule « c’est le cas de le dire », qui a précisément pour seule fonction de jouer ce rôle. Les formules comme « on dit que », « comme on dit » sont en revanche un levier dont dispose le locuteur en vue non seulement d’annoncer les effets figuraux ascendants des expressions figées auxquelles il a recours, mais surtout d’en tirer profit par une forme ou une autre de défigement rhétorique. Dans le passage suivant, par exemple, l’enchaînement métaphorique « moi j’avais fondu toute l’armoire à fusibles » a pour effet d’actualiser rétroactivement le sens ascendant délocuté de l’expression péter les plombs, dont le défigement est alors annoncée par la formule « on dit (de x) que » :
On dit des gens qu’ils pètent les plombs, moi j’avais fondu toute l’armoire à fusibles [Libération, 8 septembre 2013]
Le même genre de défigement rhétorique est à l’oeuvre dans le passage ci-dessous, à ceci près que l’activation du sens ascendant de l’expression dans un fauteuil n’est alors nullement favorisée proactivement par une formule du type « on dit que » ou « comme on dit ». Seul l’enchaînement « Un très immense fauteuil… » assure ici rétroactivement le défigement rhétorique de l’expression :
Jacques Chirac est réélu. dans un fauteuil. Un très immense fauteuil dont chacun, et lui-même, sent bien le côté excessivement monumental pour être vraiment garanti d’époque. Mais il l’occupe désormais. Pour cinq ans. Et en sachant que ledit fauteuil est déjà redevenu une très compliquée citrouille. [Le Monde, 7 mai 2002]
Dans ces deux exemples, aucune expression de sens équivalent ne peut être substituée aux expressions figées. De même que péter les plombs n’est pas remplaçable par une expression comme craquer nerveusement, par exemple, centrée sur une simple reformulation de son sens codé descendant, l’expression dans un fauteuil ne pourrait évidemment être remplacé par les doigts dans le nez, ou même par confortablement. Ce blocage tient au fait que l’expression figée n’est alors énoncée que pour être aussitôt défigée par un enchaînement qui actualise rétroactivement les effets de son sens ascendant. Le sens codé descendant de l’expression dans un fauteuil au sens de « confortablement » n’a d’autre but en l’occurrence que de contrôler et ce faisant de motiver la recomposition d’un sens ascendant associé à l’image métaphorique de Chirac installé dans un fauteuil, en vue de décrire ensuite figurément sa réélection dans sa complexité, comme à la fois confortable et finalement trop large pour ne pas lui procurer aussi une forme d’inconfort ou d’instabilité. Le sens codé descendant de l’expression figée ne fonctionne alors que pour amorcer, en vertu de son analysibilité, la recomposition d’un sens ascendant fondé sur son propre défigement discursif dans la suite de la chronique, afin d’assurer projectivement la motivation d’une métaphore vive[10]Conformément toujours au « principe de pertinence » de Sperber et Wilson (1989), le défigement de l’expression tend alors non seulement à rentabiliser son analysibilité, mais à motiver et ce faisant à alléger l’effort consacré à l’interprétation de cette métaphore vive..
Comme il est courant dans le discours, le sens d’une figure vive s’appuie alors sur le défigement c’est‑à-dire sur l’actualisation contextuelle d’un sens ascendant attribué aux énonciations délocutées auxquelles fait écho l’analysibilité de telle ou telle expression figée (Perrin 2013). Bien souvent, l’expression figée source d’un défigement discursif n’est même pas énoncée explicitement. Dans le passage précédent, par exemple, l’enchaînement « Mais il l’occupe désormais… » renvoie par anaphore à une tout autre valeur sémantique du mot fauteuil, associés cette fois à une expression figée métonymique centrée le rôle présidentiel (lorsqu’on parle d’occuper le fauteuil « de président » ou « de premier ministre »), avant que le filage allégorique ne métamorphose finalement « ledit fauteuil » de carrosse en citrouille de Cendrillon. De manière analogue, dans le passage suivant, les expressions en gras n’ont de sens que par le défigement figural de l’expression manger son chapeau, en vue de décrire les reniements successifs du Ministre de la Justice, forcé de reculer et finalement d’abdiquer face aux résistances à sa proposition de loi sur l’avortement :
Après avoir grignoté son chapeau, Dominique Perben le mange tout cru. Vendredi, sur Europe 1, le ministre de la Justice a déclaré qu’il lui paraissait « préférable d’abandonner » l’amendement Garraud créant un délit d’interruption involontaire de grossesse, alors qu’il y a quelques jours, il envisageait seulement de le « réécrire ». [Libération, 6–7 septembre 2003]
Le défigement discursif est un jeu rhétorique qui s’engage à partir d’un certain degré de figement diachronique des expressions, ceci par une activation (ou réactivation) contextuelle de leur sens ascendant, au besoin sous l’influence de manipulations syntaxiques ou séquentielles (ici par la substitution du verbe grignoter au verbe manger dans l’expression manger son chapeau, ensuite par la complétion adverbiale manger « tout cru »). Il n’est pas sans intérêt d’observer que les différents tests de substitution, complétion, détachement, clivage, passivation, qui permettent accessoirement aux linguistes de mesurer les degrés de figement des expressions en langue, rendent compte aussi bien de leurs virtualités de défigement interprétatif en discours (Mejri 2013). Les mêmes opérations qui permettent aux linguistes de circonscrire le champ de leurs observables, constituent empiriquement ce qui intéresse l’analyse du discours et la sémantique ou pragmatique interprétative (Maingueneau & Gresillon 1984, Rastier 1997), notamment en ce qui concerne le défigement de la langue à des fins poétiques et stylistique dans certains textes littéraires (Lawson 2013, Perrin 2013). La logogenèse des textes littéraires (Privat 2009), entre autres approches, n’est rien de moins qu’une poétique ou herméneutique du défigement de l’expression comme principe d’interprétation des textes. La logogenèse comme herméneutique pourrait s’intéresser au fait que dans le passage de Céline évoqué précédemment (partie 3) :
Mon cœur au chaud, ce lapin, derrière sa petite grille de côtes, agité, blotti, stupide…
le mot lapin déclenche certes frontalement une métaphore vive appliquée aux émotions qui font battre le cœur à l’image d’un lapin affolé, mais que par ailleurs la cooccurrence avec l’adjectif chaud appelle insidieusement à remotiver cette métaphore par un défigement interprétatif de l’expression ce chaud lapin (fondée sur un détachement de l’adjectif), dont les effets rhétoriques ne sont pas à négliger. Il en découle que le malheureux sujet célinien abandonné à ses tourments est peut‑être moins innocent qu’il n’y paraît au premier abord.
La problématique de la dénomination se situe au carrefour de plusieurs champs disciplinaires : la Linguistique, la Terminologie, la Lexicographie, la Psychologie, la Psychanalyse, la Sociologie, la Philosophie (qu’elle soit du langage ou non), la Logique ou encore la Politique et le marketing. Épistémologiquement, la dénomination fournit une notion qui appartient de plein droit à l’appareil descriptif des langues. Le nom dénomination, et le verbe dénommer dont il est dérivé sont respectivement attestés en français depuis le XIVe et le XIIe siècle. Le concept qui leur est associé accompagne le processus de constitution des langues, et plus particulièrement du lexique. C’est dire qu’il se perd dans la nuit des temps. La dénomination est née avec le besoin de l’homme de classer le réel, de le symboliser par la verbalisation, de synthétiser son expérience cognitive sur le monde et d’échanger avec ses semblables. Le présent ouvrage cherche à analyser la dénomination aussi bien comme procédure d’identification et de classement que comme notion appartenant à l’appareil théorique des Sciences du langage, que ce soit au plan du lexique que de celui des discours.
Sous la direction de Gérard PETIT, Patrick HAILLET et Xavier-Laurent SALVADOR, avec les contributions de : Jean-Jacques BRIU, Sandrine DELOOR, Loïc DEPECKER, Dardo DE VECCHI, Maria Luisa DONAIRE, Marco FASCIOLO, Olivia GUERIN, Adelaida HERMOSO, Mustapha KRAZEM, Philippe MONNERET, Laurent PERRIN, Gérard PETIT, Laurence ROSIER, Jean-François SABLAYROLLES, Xavier-Laurent SALVADOR, Zina SIBACHIR, Jean SZLAMOWICZ.
LEXICA
Mots et Dictionnaires No 33
Notes
⇧1 | Cette étude recoupe certains éléments abordés notamment dans Perrin (2013), dans le cadre d’un numéro de la revue Pratiques consacré aux formes de figement linguistique, ainsi que de défigement interprétatif et discursif. L’objectif est ici à la fois de préciser certains points, ainsi que de généraliser à l’ensemble des formes de figements, diverses hypothèses initialement centrées sur le sens des locutions dans une œuvre de Giono. |
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⇧2 | Diverses approches viennent bien sûr traverser et lézarder cet édifice, soit en réduisant radicalement la part de ce qui est codé, mémorisé lexicalement, notamment les effets polysémiques attachés aux expressions (les approches dites « constructivistes » de Cadiot et Visetti 2001), soit en s’appuyant sur une appréhension textuelle des traits sémantiques à différents niveaux (la « sémantique interprétative » de Rastier 2009), soit même en inversant l’ordre de préséance compositionnel des parties sur le tout (les approches fondés sur l’« analysibilité » des expressions dont il sera question ici-même, par exemple Nunberg et al. 1994, Tamba 2011), ou encore en déléguant pragmatiquement certaines propriétés lexicales des expressions (les approches dites « externalistes » inspirées de Putnam 1988, par exemple Recanati 1997), jusqu’à assimiler certains effets contextuels des énoncés aux traits sémantiques des expressions (les approches pragmatiques « intégrées » d’Anscombre et Ducrot 1983). Les observations apportées dans cette étude s’inscrivent dans leur sillage. |
⇧3 | Attribué à Frege, et fondateur ensuite de différentes théories linguistiques, notamment de la grammaire générative transformationnelle. |
⇧4 | « Their compositionality – that is, the degree to which phrasal meaning, once known, can be analyzed in terms of contributions of the idiom parts » (Nunberg et alii 1994, p. 498). |
⇧5 | Sur les figures vives comme représentations attachées à une image littérale contrefactuelle, assortie d’un sens figuré implicite et factuel, je renvoie à Perrin (1996). |
⇧6 | Sur les métaphores figées, ou lexicalisées, se référer à Prandi (1992), Cadiot (1994), Tamba (2000, 2011). |
⇧7 | On comprend accessoirement dans ces conditions que les expressions figées puissent être assimilées à des expressions dites « idiomatiques », qui ne se confondent pas avec les expressions libres et transparentes de la langue commune, propres à l’ensemble des sujets parlants, mais qui appartiennent au registre d’un groupe social particulier, identifié au on-locuteur des énonciations auxquelles elles font écho. En ce qui concerne les propriétés échoïques (au sens de Sperber et Wilson 1989) des expressions idiomatiques et proverbes, voir notamment Gouvard (1996), et Kleiber (2008). Voir aussi sur ce sujet Perrin (2011 et 2012). |
⇧8 | La première approche linguistique de la notion de « délocutivité» revient à Benveniste (1966). Sur la généralisation et l’exploitation de cette notion en synchronie, voir Cornulier (1976), Anscombre et Ducrot (1983). Voir aussi Anscombre (1985). |
⇧9 | Conformément au « principe de pertinence » de Sperber et Wilson (1989), le défigement vient alors enrichir le sens intentionné par le locuteur, en vue de compenser le surcoût d’effort interprétatif dû à l’analysibilité du sens descendant de l’expression, qui conduit à son sens ascendant. |
⇧10 | Conformément toujours au « principe de pertinence » de Sperber et Wilson (1989), le défigement de l’expression tend alors non seulement à rentabiliser son analysibilité, mais à motiver et ce faisant à alléger l’effort consacré à l’interprétation de cette métaphore vive. |