Laurent Perrin,
Sorbonne université, EA 4509 STIH (Sens Textes Informatique Histoire)
Cahier de Praxématique n°75, 2021.
- Avant-propos de cadrage théorique
Telle qu’elle sera abordée dans cette étude, l’énonciation se situe à l’interface de ce qui a trait d’un côté au vaste champ de l’analyse pragmatique et interactionnelle des discours, de l’autre à celui de la sémantique linguistique. Elle constitue l’élément fondateur d’un recoupement de ces champs disciplinaires. Partiellement codées dans la langue, les propriétés de l’énonciation qui vont nous intéresser ne tiennent pas exclusivement aux effets contextuels associés à l’emploi de formes linguistiques descriptives (prédicatives et véridictives), relatives aux états de choses auxquels les énoncés réfèrent. Elles procèdent en outre d’instructions sémantiques indiciaires (vs symboliques), associées à certaines informations extra-prédicatives (aussi appelées montrées ou démonstratives), délivrées par diverses sortes de modalisateurs, connecteurs argumentatifs, ou autres formes de marqueurs discursifs.[1]Une telle opposition s’appuie sur une distinction de Wittgenstein (1922), dont s’inspire notamment Ducrot (1984, 151), visant à rendre compte de ce qui distingue deux composantes complémentaires irréductibles du sens linguistique des énoncés, consistant respectivement à décrire différents états de choses auxquels ils réfèrent, et à montrer certaines de leurs propriétés énonciatives. Voir à ce sujet l’ouvrage collectif dirigé par Constantin de Chanay, Colas-Blaise & Le Guern (2013). Quant à ce qui caractérise sous cet angle les marqueurs discursifs qui vont ici … Continue reading
Les marqueurs en question (en gras dans nos exemples) ne consistent donc pas à décrire, mais nous dirons à modaliser démonstrativement la prise en charge ou parfois la simple prise en compte de différents points de vue argumentatifs (en italiques), imputés à des énonciateurs plus ou moins identifiables. Attribués par défaut au locuteur responsable de l’énonciation, identifiable à un sujet parlant empirique le cas échéant, les points de vue en question peuvent être aussi dévolus démonstrativement à un destinataire à qui le locuteur s’adresse, identifiable à un interlocuteur du sujet parlant, ou encore à un sujet tiers exclu de l’interlocution. Autrement dit, les actes de parole effectifs auxquels donne lieu l’énonciation au plan pragmatique et interactionnel – dont procède l’organisation de ce que nous appellerons la scène discursive – ont une contrepartie sémantique que nous dirons scénographique, impliquant les voix et points de vue d’instances énonciatives virtuelles. La notion de modalisation énonciative ou démonstrative s’appliquera dans ce cadre à certaines instructions sémantiques dites parfois polyphoniques (au sens de Ducrot 1984) ou encore dialogiques (au sens de Bres, Nowakowska & Sarale 2019), déterminant les propriétés scénographiques de l’énonciation.[2]Empruntées à Maingueneau (1999), les notions de scène discursive et de scénographie énonciative s’appliqueront ici respectivement aux propriétés des interactions verbales dont procède le dialogue, et à l’organisation dialogique-polyphonique associée aux marqueurs discursifs qui s’y rapportent. Inspirée de Bakhtine, la sémantique polyphonique de Ducrot (1984) est maintenant bien connue, tout comme les analyses polyphoniques appliquées ces dernières années à différents marqueurs (voir par exemple les numéros 154 et 161 de la revue Langue française). Outre celle des … Continue reading
Nous allons nous intéresser plus particulièrement, dans cette étude, à un sous-ensemble de marqueurs discursifs, dont les instructions démonstratives se rapportent aux destinataires des énoncés dont ils modalisent l’énonciation. Les notions de dialogisme et de diaphonie (au sens de Roulet & al. 1985) s’appliqueront ici à deux degrés d’inscription scénographique de ce qui a trait à l’adresse d’un énoncé à un destinataire virtuel. Nous parlerons de modalisation dialogique pour rendre compte de ce qui qualifie une énonciation comme adressée au sens faible à un quelconque destinataire, dans le cadre d’une intervention associée à un échange de paroles (id.). Et nous parlerons de modalisation diaphonique pour rendre compte de ce qui qualifie en outre cette énonciation comme intégrant une forme ou une autre de reprise, par le locuteur, d’un point de vue de ce destinataire, à qui ce dernier s’adresse alors au sens fort. Une part significative des séquences discursives intègrent des reprises diaphoniques de ce genre, associées à la contrepartie scénographique de ce qui constitue les réponses échoïques d’un sujet parlant à son interlocuteur au plan scénique.[3]L’un des intérêts majeurs des recherches genevoises autour d’Eddy Roulet, dans les années 1980–2000, est d’avoir tenté d’articuler la sémantique énonciative de Ducrot, issue d’une pragmatique intégrée de tradition continentale, aux recherches socio-interactionnelles américaines, issues notamment de Goffman (1973). Les analyses de Kerbrat-Orecchioni (1990) relèvent d’une entreprise analogue. Quant aux reprises diaphoniques dont il sera ici question, elles procèdent d’un sous-ensemble de formes polyphoniques au plan scénographique, assorties des effets échoïques … Continue reading
Compte tenu de ce qui articule les reprises diaphoniques scénographiques à certains effets échoïques au plan scénique, nos observations seront fondées sur l’analyse d’exemples authentiques organisés selon trois sortes de corrélations entre scénographie énonciative et scène discursive. Nous commencerons par examiner les propriétés sémantico-pragmatiques de reprises que nous appellerons proximales, associées à l’organisation d’échanges de paroles issus d’interactions conversationnelles effectives en face à face à l’oral. Nous poursuivrons ensuite cet examen par l’analyse de reprises que nous dirons distales, dont la fonction scénographique est de reconstituer la cohésion d’échanges désynchronisés par le caractère indirect et différé des interactions dont elles procèdent. Et nous bouclerons finalement cette étude par l’analyse de reprises associées à des échanges de paroles purement fictifs, dont l’organisation scénographique n’est la contrepartie d’aucune interaction dialogale effective au plan scénique. L’objectif général de cette étude sera de faire ressortir ce qui articule systématiquement – sous l’angles des reprises diaphoniques à effets échoïques qui vont ici nous intéresser – les propriétés énonciatives scénographiques aux propriétés scéniques de l’énonciation en contexte argumentatif.
- Reprises diaphoniques proximales en face à face
La scène dialogale et la scénographie dialogique des échanges de paroles sont comme le recto et le verso d’une même expérience associée aux interactions verbales en face à face à l’oral. La succession dynamique des tours de parole au plan scénique consiste alors à enchaîner les interventions constitutives d’échanges successifs en temps réel, articulées par différents modalisateurs et autres marqueurs discursifs au plan scénographique. La proximité spatio-temporelle des tours de parole autorise dès lors diverses formes de reprises diaphoniques parfois implicites, parfois assorties de répétitions ou encore de reformulations paraphrastiques, consistant à faire écho aux propos de l’interlocuteur en vue de renforcer l’adresse, d’assurer la cohésion des échanges, et ce faisant la poursuite du dialogue. Considérons à ce sujet un premier exemple, emprunté à Icart-Séguy (1976), analysable comme une forme d’interview sociolinguistique au plan scénique, dans le cadre d’un groupe-femmes débattant de leur condition :
[A1] Mais vous avez finalement essentiellement vécu parmi des femmes, jeune ?
[B1] Beaucoup oui… euh jeunes non, jeunes non. J’ai vécu parmi des femmes âgées.
[A2] Non non je veux dire quand vous, vous étiez jeune.
[B2] Ah ! quand j’étais jeune, oui oui oui oui ! Depuis toute petite, je n’avais ni frère ni sœur, et je n’avais jamais eu d’amis.
[A3] Mais pourquoi vous n’aviez pas d’amis ? Parce que quand même, dans le milieu de l’école vous auriez pu avoir des possibilités ?
[B3] A l’école ? A l’école oui. A l’école oui. Mais euh… Ce n’est pas pareil quand on est à l’école. Bon, vous sortez en récréation, vous vous amusez. Mais j’étais de… d’un tempérament très renfermé.
Le premier tour de parole A1 correspond à une question de l’intervieweuse animatrice de la séance, consistant à ouvrir un échange de paroles. Rien n’indique ici sémantiquement que cette question fermée consiste en outre à faire écho à un point de vue de l’interviewée. Les marqueurs « mais » et « finalement » ne consistent qu’à réorienter démonstrativement un point de vue soumis à l’aval de cette dernière, que « finalement » modalise en outre comme une forme d’hétéro-reformulation (Gülich & Kotschi 1983) d’un point de vue de source indéterminée au plan scénographique. Le point de vue en question n’est ici que pris en compte dans la question de l’intervieweuse, sa prise en charge éventuelle étant suspendue à la réponse attendue de l’interviewée, à laquelle la locutrice s’adresse alors au sens faible.
Dans la réponse B1 de l’interviewée en revanche, « oui » et « non » sont des marqueurs diaphoniques à fonction d’assentiment et respectivement de réfutation du point de vue précédemment pris en compte par l’intervieweuse, associés successivement à une première reformulation échoïque antéposée de ce point de vue, présenté comme pris en charge par la locutrice (« Beaucoup oui »), ensuite à une double répétition impliquant une reformulation alternative du point de vue en question, désormais réfuté par la locutrice (« jeunes non, jeunes non »). Le marqueur d’assentiment a pour fonction ce faisant de coorienter le point de vue de la locutrice avec celui de son interlocutrice auquel elle fait écho dans sa réponse, tandis que celui de réfutation les oppose. Dans les deux cas le point de vue modalisé dans l’intervention réactive, sous couvert d’ajuster la réponse de la locutrice à la question de l’intervieweuse, consiste en fait à accorder la question à sa réponse. C’est à ce genre de reprises diaphoniques réactives au plan scénographique, assorties des effets échoïques qui s’y rapportent au plan scénique, que sera consacrée cette étude.
Nous ne nous attarderons pas ici sur les effets démonstratifs du marqueur « euh » en B1, dont la fonction scénographique n’est en rien diaphonique ou même dialogique. Le marqueur en question manifeste en l’occurrence une forme d’hésitation de l’interviewée concernant la portée de l’adjectif « jeune » en A1, dont procède ensuite la relance rectificative de l’intervieweuse en A2 (« Non non je veux dire… »), qui entraîne une nouvelle reprise échoïque de l’interviewée en B2 (« Ah ! quand j’étais jeune »), préfacée par un marqueur diaphonique de prise en compte surprise (« Ah !), et dans la portée rétroactive d’une quadruple répétition intensive du marqueur d’assentiment postposé (« oui oui oui oui »).[4]Pour une vue générale des fonctions pragmatiques associées à ce type de reprises diaphoniques proximales en contexte conversationnel, je renvoie à Perrin, Deshaies & Paradis (2003).
Cette intervention B2 constitue un point charnière du dialogue, dans la mesure où le point de vue que reformule alors l’interviewée, prétendument conforme à la correction A2 de l’intervieweuse, ne s’accorde en fait nullement à celui formulé initialement en A1 et relancé en A2, relatif à l’entourage féminin de l’interviewée qui intéresse l’intervieweuse. Par-delà l’automatisme quasi réflexe des réajustements de points de vue dont il vient d’être question, l’interviewée poursuit imperturbablement en B2 son argumentation sur la solitude de son enfance entourée d’adultes (« je n’avais ni frère ni sœur, et je n’avais jamais eu d’amis »). L’intervention B2 de l’interviewée confirme ainsi que sous couvert d’ajuster ses réponses aux questions de l’intervieweuse, les effets échoïques associés au reprises diaphoniques consistent en fait inversement à réaccorder au coup par coup, à l’insu de sa bonne foi sans doute, les questions posées à ses réponses au plan scénique.[5]Le procédé en question peut être parfois plus ou moins sciemment exploité dans le dialogue, notamment par les politiques, en vue d’infléchir ou parfois de manipuler, sans en avoir l’air, l’orientation critique des questions de leurs adversaires.
Conformément à son rôle scénique d’enquêtrice attentive et modérée, l’intervieweuse révise ensuite ses objectifs en A3, par une question ouverte adressée à l’interviewée (en « pourquoi ? ») sur les raisons de l’isolement dont elle a souffert dans son enfance, assortie d’un argument (en « parce que ») modalisé comme anti-orienté (par « mais », « quand même ») au point de vue de cette dernière. Et le dialogue d’aboutir en B3 à une double opération concessive-adversative de l’interviewée (en « oui mais… », « bon… mais… »), qui intègre notamment, par le marqueur de négation, une forme de réfutation diaphonique (« ce n’est pas pareil quand on est à l’école ») d’un point de vue positif imputé à l’intervieweuse (« c’est pareil »). L’organisation polyphonique des voix et points de vue associés à cette dernière intervention de l’interviewée mériterait à elle seule une analyse plus détaillée, dont nous allons faire ici l’économie.[6]Sur les effets polyphoniques de la négation, je renvoie à Ducrot (1984, 214s), et accessoirement à Perrin (2009) pour ce qui concerne la négation polémique (vs descriptive ou métalinguistique). Nous reviendrons plus loin sur l’articulation des effets scénographiques associés aux reprises diaphoniques concessives-adversatives et respectivement polémiques.
Le jeu réglé des opérations scénographiques sur lesquelles se fonde, sous l’effet modalisateur de différents marqueurs discursifs, l’intégration dialogique de diverses reprises diaphoniques à effets échoïques au plan scénique, s’articule très généralement à deux attitudes opposées dont procède le dialogue, associées à l’accord et respectivement au désaccord interactionnel des interlocuteurs. L’art du dialogue implique idéalement un équilibrage scénographique de ces attitudes. Si la concession est au cœur du dialogue et plus profondément de l’argumentation, c’est précisément qu’elle constitue notamment, parmi d’autres procédés diaphoniques apparentés, le meilleur moyen scénographique d’assurer la poursuite et le développement de l’interaction. Privé de cet équilibre, cette dernière aboutit inéluctablement, soit à une forme de connivence et d’entente cordiale des interlocuteurs, soit à l’affrontement polémique et à la discorde. L’accord univoque des interlocuteurs met fin au dialogue par une succession de reprises diaphoniques d’assentiment aboutissant à la fusion échoïque des voix et des points de vue dans le cadre des échanges, dont les tours de parole finissent par se confondre et devenir interchangeables. Quant au désaccord biunivoque engendré par une trop longue succession de reprises diaphoniques à fonction de réfutation, il expose les interlocuteurs à un dialogue de sourds agonal, dont l’issue conflictuelle est pour ainsi dire inévitable. Les deux exemples suivants illustrent chacun de ces cas.
Emprunté à Jeanneret (1999), le premier exemple relève à nouveau d’une forme d’interview, par une étudiante francophone native (A), d’une étudiante polonaise non-native de la langue française (B). Par-delà ce qui concerne l’assistance locutoire dont bénéficie l’interviewée en A2, il demeure que la coénonciation des séquences discursives qui intéresse Jeanneret, à partir de laquelle le dialogue se désorganise dialogiquement dans ce passage, procède d’une accumulation de reprises diaphoniques d’assentiment superposées. Il devient difficile alors, sinon impossible au plan scénographique, de distinguer les interventions respectives des interlocutrices, qui correspondent à l’expression d’un seul et même point de vue, reformulé successivement par reprises diaphoniques interposées :
[B1] [On se demande pourquoi] les les Français ou ou euh les Suisses n’ont pas besoin d’apprendre euh le polonais, par exemple [rires]. Mais ils disent euh, sans savoir très bien ce que c’est que c’est très difficile pour eux.
[A1] Oui oui
[B2] Pourtant euh…
[A2] Ben il n’y a pas de raison que ce soit plus difficile
[B3] pour des Français
[A3] Absolument !
[B4] que le français pour les Polonais [rires]
[A5] pour les Polonais ça c’est sûr qu’il n’y a absolument aucune raison.
Quant à l’exemple suivant, tiré d’un corpus d’auto-enregistrements de conversations familiales montréalaises (Vincent, Laforest & Martel 1995), il met aux prises l’insistance désespérée d’une fille adolescente (A), face à l’intransigeance inflexible que lui oppose sa mère (B) :
[A1] Si je te dis que je vais rentrer tu sais que je vais rentrer.
[B1] Oui mais à une heure c’est pas… je sais que tu vas rentrer mais moi je trouve… on trouve ça trop tard à une heure. […] Je sauterai pas de onze heures et demie à une heure.
[A2] Oui onze heures et demie ! Ça a pas été onze heures et demie.
[B2] Je… [A3] Maman écoute ! [B3] Je… [A4] Fais juste m’écouter OK ?
Ayant préalablement épuisé tous les arguments possibles en vue d’obtenir l’autorisation que sa mère lui refuse, la fille essuie dans ce passage un ultime refus catégorique, fondé sur diverses reprises d’opposition diaphonique en B1, qui déclenche de sa part un dernier sursaut échoïque de protestation en A2, dont les effets polémiques finissent par couper court aux échanges. Si l’organisation du dialogue se dérègle et s’enlise à la fin de ce passage, c’est en raison d’un désaccord irréconciliable des interlocutrices au plan scénique
- Reprises diaphoniques distales et interactions indirectes
Les reprises diaphoniques associées aux échanges de paroles en face à face dont il vient d’être question se retrouvent notamment dans le cadre d’interactions que nous dirons indirectes ou différées, dont les propriétés scéniques entravent la dynamique interactionnelle de co-construction proximale des échanges. C’est le cas notamment à l’écrit, dans le cadre d’une correspondance épistolaire par exemple, ou dans un débat parlementaire à l’oral, comme dans toute forme de dialogue arbitré par un modérateur. Outre l’abolition des interruptions et chevauchements sur lesquels se fonde ordinairement l’alternance des tours en face à face, le dispositif scénique du dialogue a pour effet dans ces conditions de différer les réactions de l’interlocuteur, et ce faisant d’entraîner diverses formes de reprises diaphoniques distales, assurant l’articulation des interventions dont se composent les échanges. Ces derniers ne sont plus alors la simple contrepartie scénographique d’une interaction verbale dynamique en temps réel, autogérée par les participants, mais le fruit d’une reconstitution purement scénographique à la base, dont le réglage fonctionnel se complexifie. Ainsi les reprises diaphoniques reposent moins systématiquement dans ces conditions sur de simples répétitions séquentielles ou autres reformulations proximales des points de vue auxquels elles font écho. Elles s’appuient notamment sur diverses formes de discours rapportés diaphoniques explicites, à effets non moins échoïques, mais dont la fonction prioritaire est en outre de restaurer la cohésion d’échanges désynchronisés par le caractère différé de l’interaction.
Considérons à ce sujet un échange de parole pris en cours de déroulement, tiré d’une correspondance épistolaire entre le compositeur Igor Stravinski (établi en Suisse à Morges) et le chef d’orchestre genevois Ernest Ansermet (en séjour à Paris). Stravinski réagit dans ce passage, non sans irritation, à une lettre préalable d’Ansermet relative aux tergiversations de Serge Diaghilev (le directeur des Ballets russes) à s’acquitter des droits qui lui sont dus pour la programmation de ses œuvres. Et Ansermet de lui répondre ensuite en cherchant à calmer le jeu. Chacune des interventions de cet échange est adressée au sens fort à l’interlocuteur, par reprises diaphoniques interposées :
[Stravinski, le 16 mai 1919] […] Mon cher, je veux vous dire 2 mots seulement en complément de mon télégramme d’hier. J’ai reçu donc votre lettre du 7 mai et bien apprécié l’attitude de Diaghilev envers moi, envers ses obligations etc… Inutil [sic] de vous dire qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toutes ses assertions. C’est un mansonge [sic] tout à fait conscient et calculé et vos suppositions quand au brusque changement de son attitude à mon égard sont parfaitement justes. Je connais trop bien ce gaillard-là pour me tromper. […] Je le laisse tranquille et heureusement peux très bien m’empasser de lui [sic]. Mais le jour où il aura besoin de moi – qu’il prenne garde ! Je m’en souviendrai… […]
[Ansermet, le 25 mai 1919] Cher Igor, votre lettre m’arrive : évidemment il ne reste plus qu’à attendre votre revanche. Si vous avez pu trouver d’autres ressources que lui, tout va bien. Le terrible avec cet homme, et ce qui fait sa force, c’est que tout de même, c’est le seul directeur de théâtre qui fasse des choses intéressantes. Alors on est toujours obligé d’en revenir à lui. Vous me direz que lui, de son côté, a besoin de matériaux. Sans doute, et pour les obtenir, il n’a pas encore trouvé votre remplaçant. Mais il est habile à user de l’Ersatz : Scarlatti-Bakst, Rossini-Derain, bientôt Pergolèse ? Et avec cela, il peut, pendant un certain temps, tromper son public. […]
Plutôt que sur une simple reprise des propos d’Ansermet dans le cadre de sa réponse, l’intervention de Stravinsky s’appuie désormais sur diverses allusions à sa lettre du 7 mai, aboutissant à une forme de discours rapporté à effets échoïques (« …vos suppositions quant au brusque changement de son attitude à mon égard… ») [7]La reprise diaphonique fait ici écho à un passage de la lettre de 7 mai où Ansermet avait écrit : « Dimanche soir […] j’ai voulu avoir un autre entretien avec Diag. à votre sujet ; je l’ai trouvé et nous avons causé longuement. Mais je l’ai trouvé en d’autre dispositions que précédemment […] », dont la fonction diaphonique n’est plus seulement dès lors de renforcer l’adresse et d’assurer la cohésion d’un échange de paroles, mais d’en restaurer la scénographie dialogique, désynchronisée pas le caractère différé de l’interaction au plan scénique. L’assentiment qui s’y rapporte s’appuie désormais sur une expression prédicative (« …sont parfaitement justes »), assortie de diverses observations dépréciatives exprimant le désaccord du locuteur à l’encontre de Diaghilev (« C’est un mensonge… Je connais trop bien ce gaillard-là pour me tromper… je m’en souviendrai ! »). Stravinsky instancie ce faisant son interlocuteur comme une sorte de porte-parole scénique de l’expression offensive de son ressentiment.
Quant à la réponse d’Ansermet, elle s’appuie à nouveau sur un simple renvoi à la précédente lettre de Stravinski (« Votre lettre m’arrive »), sur lequel se fonde ensuite la restauration scénographique de l’échange dont procède son intervention réactive, qu’il enchaîne alors sans autre transition, comme dans un dialogue oral en face à face. A ceci près que la réponse d’Ansermet se construit ici par étages argumentatifs successifs, pour tenter de faire évoluer en douceur l’intransigeance de Stravinski. L’adverbe « évidemment » constitue à cet effet un marqueur d’assentiment diaphonique associé à une première reformulation échoïque (« il ne reste plus qu’à attendre votre revanche »), que relaie ensuite une seconde forme de reprise (« Si vous avez pu trouver d’autres ressources que lui ») assortie d’une formule consécutive (« tout va bien ») consistant à suspendre temporairement le renversement adversatif ultérieur. Modalisé finalement par « tout de même » et intégré à une phrase pseudo-clivée ou disloquée (« Le terrible avec cet homme, c’est que… », ce renversement apparaît dès lors en position enchâssée, sous la forme d’un point de vue favorable à la cause de Diaghilev (« c’est le seul directeur de théâtre qui fasse des choses intéressantes. Alors… »). Et Ansermet de reconduire ensuite son argumentation par le moyen d’un discours rapporté à effets diaphoniques, consistant à faire écho à une réaction attendue de l’interlocuteur (« Vous me direz que lui, de son côté, a besoin de matériaux »), assortie d’effets concessifs-adversatifs analogues (« Sans doute… mais… »). L’intérêt de cette dernière reprise tient à sa force projective, hypothétique et anticipatoire, consistant à faire virtuellement écho à une intervention imaginaire de Stravinski, en vue de prolonger le déroulement du dialogue.
Les reprises diaphoniques distales dont il vient d’être question, associées à la scénographie d’interactions différées au plan scénique, ne sont pas propres à l’écrit. Les débats parlementaires, par exemple, dont les participants se succèdent à la tribune pour s’interpeller et se répondre à distance, ou encore les débats médiatiques arbitrés par un modérateur, les incitent également à reconstituer a posteriori leurs échanges, par reprises diaphoniques interposées, parfois à les anticiper projectivement comme on vient de le voir. Le passage suivant est issu d’un débat télévisé précédant le second tour de l’élection présidentielle française de 1988, entre François Mitterrand et Jacques Chirac. On y retrouve accessoirement diverses formes de discours rapportés diaphoniques à effets échoïques, dévolus à la restauration scénographique de leurs échanges.[8]Pour une analyse approfondie des formes et fonctions du discours rapporté dans les débats présidentiels télévisés, je renvoie à la thèse de Domitille Caillat (2016). Sur les propriétés générales du genre, se référer à l’ouvrage de Catherine Kerbrat-Orecchioni (2017).
Mais ce qui fait surtout l’intérêt de cet exemple en l’occurrence tient au fait qu’il relève d’un dispositif scénique qui impose en outre aux interlocuteurs, plutôt que de chercher à accorder leurs points de vue, d’assurer conjointement la poursuite conflictuelle du dialogue, dont l’issue ne peut être que la victoire ou la défaite à l’élection présidentielle. A la différence de ce qui régit habituellement les interactions verbales, qu’elles soient directes ou différées, l’objectif praxéologique des interlocuteurs n’est plus dans ces conditions de se convaincre mutuellement, mais de se disqualifier réciproquement, face à l’arbitrage scénique d’un public de téléspectateurs-électeurs. La double adresse interactionnelle divergente associée au dispositif scénique impose alors aux interlocuteurs de s’affronter dans la durée, en évitant cependant toute dérive polémique trop accentuée ou autre dérapage, susceptible de déplaire au public assistant au débat ; un dialogue régi par le désaccord et l’affrontement contrôlé des interlocuteurs au plan scénique, dont la contrepartie scénographique recèle un grand nombre de reprises diaphoniques distales, à visées offensives plus ou moins ostentatoires. Plutôt que sur des procédés concessifs-adversatifs par trop consensuels, l’organisation scénographique des échanges entre Chirac et Mitterrand procède alors de reprises diaphoniques à fonction de disqualification des points de vue de l’interlocuteur, mais dont les effets échoïques sont plus indirects et masqués :
[Chirac] […] Moi je suis prêt à gouverner, il n’y a aucune incertitude sur l’avenir, sur les combinaisons à mettre au point pour avoir un gouvernement qui soit éventuellement soutenu, pour partie de son action, par l’Assemblée, et le tout débouchant, naturellement, sur des élections législatives, un nouveau débat et de nouveaux retards dans l’effort que nous devons faire. […] Votre appréciation, Monsieur Mitterrand, c’est « Je veux nommer quelqu’un le plus largement possible, je vais essayer d’attirer quelques-uns ici, quelques-uns là pour […] »
[Mitterrand] Je veux unir et rassembler, comme je l’ai dit dimanche soir, sur des valeurs démocratiques, et pas au-delà de mes propres convictions. Vous disiez « il n’y a pas d’incertitude ». Il y en a une, Monsieur le premier ministre, une très grave, la plus difficile à franchir, c’est votre élection. […]
Très clairement l’intervention de Chirac, sous couvert de soutenir un point de vue négatif selon lequel sa politique ne recèle « aucune incertitude sur l’avenir, sur les combinaisons à mettre au point… » a d’abord ici pour objectif de faire écho à un point de vue de Mitterrand consistant à revendiquer une telle « incertitude » de sa propre politique, que Chirac s’emploie ce faisant à récuser. La présupposition associée au pronom personnel (« Moi je suis prêt à gouverner ») annonce une telle interprétation (contrairement à vous), dont atteste ensuite rétroactivement le pronom indéfini substantivé (« le tout ») qui ne renvoie pas alors au point de vue de Chirac (modalisé par « naturellement »), mais bien au point de vue reproché à Mitterrand, assorti de prévisions sur « des élections législatives, un nouveau débat et de nouveaux retards… ». Sous couvert de décrire sa propre politique, Chirac s’adresse ainsi au sens fort à Mitterrand pour disqualifier son point de vue. Le discours rapporté au style direct sur lequel se clôt cette intervention (« Votre appréciation, Monsieur Mitterrand, c’est : Je veux nommer quelqu’un le plus largement possible… ») n’a ensuite pour fonction que d’enfoncer le clou, confirmant a posteriori les effets diaphoniques offensifs dont il vient d’être question. Bien que dépourvu de toute contrepartie effective au plan scénique, le procédé en question consiste ici bel et bien à faire écho, par reprise diaphonique interposée, à un point de vue que Mitterrand n’a en fait jamais tenu en réalité, en vue de le disqualifier au plan scénographique.
La révision défensive par Mitterrand des reformulations chiraquiennes de son « appréciation » ne se fait évidemment pas attendre. D’entrée de jeu Mitterrand s’appuie à son tour sur un opérateur de négation (« pas ») consistant à réfuter un point de vue positif dans sa portée (« au-delà de mes propres convictions »), correspondant en l’occurrence à une reprise échoïque du point de vue même que Chirac vient de lui reprocher (« Je veux nommer quelqu’un le plus largement possible… »). Et Mitterrand de passer ensuite à l’offensive proprement dite par une nouvelle reprise diaphonique distale, consistant à manipuler par amputation une affirmation de Chirac à laquelle elle fait écho (« Vous disiez il n’y a pas d’incertitude »), pour mieux la disqualifier comme il se doit (« Il y en a une, Monsieur le premier ministre… »). Ce faisant Mitterrand fait mine de répondre à une affirmation de son adversaire exprimant l’assurance de sa réélection, pour lui rappeler cruellement que cette dernière n’est pas assurée. Les jeux diaphoniques à effets échoïques offensifs de Mitterrand comme de Chirac, dans ce dernier exemple, consistent à exploiter les opérations rétroactives de réajustement impliqués dans les interactions en face à face dont il a été question précédemment (note 5).
- Reprises diaphoniques en situation d’interactions fictives
Les reprises diaphoniques à effets échoïques analysées dans cette étude – notamment concessives-adversatives ou de réfutations polémiques – se retrouvent un peu partout dans le discours argumentatif, y compris lorsque la scénographie qui s’y rapporte n’est la contrepartie d’aucune interaction effective au plan scénique. C’est le cas notamment dans la presse écrite, dont la scénographie dialogique n’a nul besoin, pour mettre en œuvre les procédés en question, d’impliquer empiriquement le lecteur réel auquel s’adresse alors le journaliste au plan scénique. Ainsi rien n’interdit à un éditorialiste, par exemple, de réagir ou même de faire écho à un point de vue modalisé comme celui d’une instance énonciative indéterminée, dépourvue de contrepartie scénique, mais néanmoins identifiable à un destinataire virtuel auquel le discours s’adresse. Purement scénographiques à la base, les effets diaphoniques échoïques dont il est ici question sont alors purement fictifs, associés à une scène interlocutive imaginaire.
Dans les passages ci-dessous notamment, diverses reprises diaphoniques font apparaître que les procédés échoïques qui nous ont intéressés, purement scénographiques à la base, n’exigent nullement de s’ajuster pragmatiquement à une interaction effective entre interlocuteurs au plan scénique. Quelles que soient les circonstances scéniques associée à toute forme de discours argumentatif, rien n’interdit au locuteur de s’adresser au sens fort à un destinataire virtuel, identifiable le cas échéant à une figure fictive du lecteur, ou à tout autre protagoniste imaginable de l’interdiscours. Comme destinataire effectif de l’éditorial au plan scénique, le lecteur réel a toute latitude alors de cautionner ou au contraire de désavouer le destinataire auquel le discours s’adresse au plan scénographique. L’alternative qui cependant lui incombe dans ces conditions n’est pas neutre, dans la mesure où elle l’autorise soit à se reconnaître en tant que destinataire par défaut, soit au contraire à se détacher de l’adresse interlocutive, pour adopter une posture de témoin dans sa lecture, le cas échéant à partager le point de vue même que prend en charge le journaliste en tant que locuteur :
La crise gravissime que traverse l’Europe ne se résoudra pas dans les invectives ou les représailles. Bien sûr, on peut maudire l’Angleterre et les Anglais. Bien sûr, on peut déplorer ce navrant usage de la démocratie qui consiste à confier l’avenir d’un continent à une nation insulaire composée, nous explique-t-on avec mépris, d’ilotes xénophobes et de vieillards égrotants. On peut dénoncer, comme BHL, « la victoire du souverainisme le plus rance, du nationalisme le plus bête, la victoire de l’Angleterre moisie ». Mais on ne changera rien à l’évidence : interrogé sur l’Europe, un peuple a dit non. [A. Brézet, Le Figaro, 27 juin 2016]
Le marqueur de négation « ne… pas » modalise ici d’entrée de jeu la reprise diaphonique d’un point de vue que réfute alors l’éditorialiste, selon lequel la crise européenne pourrait trouver une issue « dans les invectives ou les représailles ». L’adresse au sens fort qui s’y rapporte instancie ce faisant l’énonciateur de ce point de vue comme un destinataire indéterminé auquel le locuteur fait écho, susceptible d’être identifié à n’importe quelle figure fictive à laquelle il s’adresse. La valeur concessive associée au marqueur diaphonique de reprise (« Bien sûr ») confirme ensuite et renforce une telle interprétation, à deux reprises successives, par une reformulation bel et bien échoïque du point de vue en question (« on peut maudire l’Angleterre et les Anglais », « On peut déplorer… »), dont la source est finalement indiquée en incise (« nous explique-t-on avec mépris »), avant le renversement adversatif conclusif (« Mais on ne changera rien à l’évidence… »). Initialement identifié à une figure fictive d’un quelconque destinataire au plan scénique, le point de vue de l’énonciateur auquel s’adresse alors et s’oppose le journaliste au plan scénographique se trouve ainsi reformulé successivement sous différents angles fonctionnels (réfutatifs et concessifs), pour être finalement imputés à des sources diverses (« On », « BHL »), identifiées à quiconque serait susceptible de nourrir un quelconque ressentiment à l’encontre des Anglais pour avoir voté le Brexit. L’exemple suivant repose sur des procédés analogues, mais dont l’organisation discursive diffère :
Le coronavirus n’est certes pas encore vaincu, mais déjà, la question du déconfinement se pose. Non parce que certains Français montrent des signes d’impatience. Ni parce que Mélenchon exige un « droit de savoir ». Mais, plus simplement, parce qu’une assignation à résidence est, par définition, temporaire.
[Yves Thréard, Le Figaro, 3 avril 2020]
Plutôt que de récuser d’entrée de jeu et ensuite de concéder différents points de vue imputés successivement à un même destinataire auquel le discours s’adresse au sens fort, les effets en question se superposent alors hiérarchiquement dans le premier énoncé de ce passage (« Le coronavirus n’est certes pas encore vaincu »). Le point de vue négatif que concède alors le locuteur à un destinataire fictif (par l’emploi de « certes »), relatif à une évidence contextuelle en l’occurrence (« Le coronavirus n’est pas encore vaincu »), consiste à récuser un point de vue positif contrefactuel (« Le coronavirus est vaincu »), hors de portée de l’adresse concessive dominante et dépourvu d’effets échoïques en ce qui le concerne. Le locuteur commence ainsi par concéder un point de vue négatif à un destinataire fictif auquel il fait écho, consistant lui-même à réfuter le point de vue positif d’un énonciateur distinct, exclu d’entrée de jeu de l’adresse et de l’interlocution fictive qui s’y rapporte[9]Sur l’articulation hiérarchique de différents points de vue, sous l’effet combinatoire d’un seul marqueur ou de différents marqueurs discursifs, je renvoie à Perrin (2019).. Avant de procéder au renversement adversatif attendu dans l’apodose (« mais déjà, la question du déconfinement se pose »), le journaliste commence ainsi par s’associer, dans la protase concessive, au point de vue de son destinataire. Mais ce dernier ne perd rien pour attendre, dans ce passage, car l’enchaînement suivant procède ensuite d’un mouvement discursif consistant bel et bien à réfuter, à deux reprises successives, le point de vue de ce destinataire, comme susceptible en l’occurrence de justifier, pour les raisons évoquées (« parce que certains Français montrent des signes d’impatience », « parce que Mélenchon exige un droit de savoir »), le déconfinement annoncé par le locuteur. Non seulement les reprises en question consistent alors à faire écho aux arguments virtuels d’une instance fictive que le locuteur récuse, mais elles reposent pour le coup sur un marqueur de réfutation polémique directe au plan scénographique (« Non »), dont les effets dialogiques-interlocutifs sont plus saillants que ceux d’un simple opérateur de négation.
Dans ces deux derniers exemples, comme dans toute forme de discours argumentatif, les reprises diaphoniques engagent une figure virtuelle du destinataire auquel s’adresse l’éditorialiste, dont les effets interlocutifs procèdent de mouvements scénographiques consistant respectivement, d’abord à réfuter un point de vue positif ultérieurement concédé à un destinataire imaginaire dans le premier exemple ; destinataire auquel il concède d’entrée de jeu un point de vue négatif dans le deuxième exemple, assorti d’un renversement adversatif dont les causes seront ensuite réfutées. Compte tenu du caractère fictif de la scène interactionnelle associée à la dynamique énonciative du discours journalistique, le lecteur a alors toute latitude interprétative d’orchestrer la mise en scène interactionnelle qui convient le mieux à ses propres opinions sur la question débattue par le journaliste au plan scénographique.
- Synthèse conclusive
Les reprises diaphoniques analysées dans cette étude – d’assentiment concessif et de réfutation polémique – ont des propriétés scénographiques apparentées, dont procède la force réactive d’interventions consistant à reformuler en écho, dans le cadre d’un échange de paroles effectif ou virtuel au plan scénique, le point de vue d’un destinataire auquel le discours s’adresse. Ces propriétés ont été analysées sous l’angle de trois sortes de corrélations entre la scénographie dialogique dont elles procèdent et la scène interactionnelle qui s’y rapporte.
Les reprises diaphoniques que nous avons appelées proximales, propres aux interactions verbales en face à face à l’oral, consistent essentiellement à renforcer l’adresse associée aux réponses qu’elles contribuent à instruire démonstrativement en temps réel au plan scénographique, et ce faisant de les ajuster aux interventions initiatives auxquelles elles font écho, dans le cadre d’échanges de paroles effectifs au plan scénique. Elles ont en outre pour fonction scénographique d’équilibrer l’accord et le désaccord des interlocuteurs, et ce faisant d’assurer la poursuite interactionnelle du dialogue au plan scénique.
Les reprises diaphoniques que nous avons appelées distales, en ce qui les concerne, ont en outre pour fonction d’assurer la cohésion scénographique d’échanges disloqués par la distance spatio-temporelle entre les tours de parole d’interactions différées. Elles intègrent à cet effet diverses formes de discours rapportés spécifiant la source distale des reprises responsives du locuteur, susceptibles le cas échéant de viser par anticipation une objection prévisible de l’interlocuteur, ou même de lui imputer un point de vue imaginaire, en vue de reconfigurer virtuellement la cohésion du dialogue et la dynamique interactionnelle qui s’y rapporte.
Quant au dernier genre de reprises diaphoniques abordées dans cette étude, dont la contrepartie scénique ne procède d’aucune interaction effective entre le journaliste et ses lecteurs dans la presse écrite, elles n’ont dès lors pour effet que de créer l’illusion d’une forme d’adresse à un destinataire virtuel, identifié à un interlocuteur fictif auquel le locuteur fait écho. La scénographie dialogique associée à toute forme de discours argumentatif se suffit à elle-même dans ces conditions, tout en incitant le lecteur à prendre position en s’impliquant personnellement au plan scénique.
Les trois étages de corrélation sur lesquels s’appuient successivement les analyses élaborées dans cette étude font apparaître que les reprises diaphoniques qui nous ont intéressés, propre à toute forme de discours argumentatif, ne sont que l’envers scénographique d’effets scéniques échoïques hérités d’interactions orales ordinaires en face à face à la base, reconstitués au besoin virtuellement dans l’interprétation, ou fictivement selon les circonstances.
Références
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Notes
⇧1 | Une telle opposition s’appuie sur une distinction de Wittgenstein (1922), dont s’inspire notamment Ducrot (1984, 151), visant à rendre compte de ce qui distingue deux composantes complémentaires irréductibles du sens linguistique des énoncés, consistant respectivement à décrire différents états de choses auxquels ils réfèrent, et à montrer certaines de leurs propriétés énonciatives. Voir à ce sujet l’ouvrage collectif dirigé par Constantin de Chanay, Colas-Blaise & Le Guern (2013). Quant à ce qui caractérise sous cet angle les marqueurs discursifs qui vont ici nous intéresser, je renvoie à Perrin (2019). |
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⇧2 | Empruntées à Maingueneau (1999), les notions de scène discursive et de scénographie énonciative s’appliqueront ici respectivement aux propriétés des interactions verbales dont procède le dialogue, et à l’organisation dialogique-polyphonique associée aux marqueurs discursifs qui s’y rapportent. Inspirée de Bakhtine, la sémantique polyphonique de Ducrot (1984) est maintenant bien connue, tout comme les analyses polyphoniques appliquées ces dernières années à différents marqueurs (voir par exemple les numéros 154 et 161 de la revue Langue française). Outre celle des polyphonistes scandinaves (Nølke, Fløttum & Norén, 2004) et notamment de Kronning (2013), les analyses de Haillet (2007) sur la notion de point de vue, ont été pour moi une source précieuse d’inspiration. |
⇧3 | L’un des intérêts majeurs des recherches genevoises autour d’Eddy Roulet, dans les années 1980–2000, est d’avoir tenté d’articuler la sémantique énonciative de Ducrot, issue d’une pragmatique intégrée de tradition continentale, aux recherches socio-interactionnelles américaines, issues notamment de Goffman (1973). Les analyses de Kerbrat-Orecchioni (1990) relèvent d’une entreprise analogue. Quant aux reprises diaphoniques dont il sera ici question, elles procèdent d’un sous-ensemble de formes polyphoniques au plan scénographique, assorties des effets échoïques interlocutifs qui vont ici nous intéresser au plan scénique. Elles correspondent grosso modo à des reprises dialogiques interlocutives, au sens de Bres, Nowakowska & Sarale (2019). |
⇧4 | Pour une vue générale des fonctions pragmatiques associées à ce type de reprises diaphoniques proximales en contexte conversationnel, je renvoie à Perrin, Deshaies & Paradis (2003). |
⇧5 | Le procédé en question peut être parfois plus ou moins sciemment exploité dans le dialogue, notamment par les politiques, en vue d’infléchir ou parfois de manipuler, sans en avoir l’air, l’orientation critique des questions de leurs adversaires. |
⇧6 | Sur les effets polyphoniques de la négation, je renvoie à Ducrot (1984, 214s), et accessoirement à Perrin (2009) pour ce qui concerne la négation polémique (vs descriptive ou métalinguistique). Nous reviendrons plus loin sur l’articulation des effets scénographiques associés aux reprises diaphoniques concessives-adversatives et respectivement polémiques. |
⇧7 | La reprise diaphonique fait ici écho à un passage de la lettre de 7 mai où Ansermet avait écrit : « Dimanche soir […] j’ai voulu avoir un autre entretien avec Diag. à votre sujet ; je l’ai trouvé et nous avons causé longuement. Mais je l’ai trouvé en d’autre dispositions que précédemment […] » |
⇧8 | Pour une analyse approfondie des formes et fonctions du discours rapporté dans les débats présidentiels télévisés, je renvoie à la thèse de Domitille Caillat (2016). Sur les propriétés générales du genre, se référer à l’ouvrage de Catherine Kerbrat-Orecchioni (2017). |
⇧9 | Sur l’articulation hiérarchique de différents points de vue, sous l’effet combinatoire d’un seul marqueur ou de différents marqueurs discursifs, je renvoie à Perrin (2019). |