(Une analyse linguistique et neurophysiologique de la phrase comme forme énonciative)
Laurent Perrin,
laurentperrin.com
Colloque international sur Saussure (Genève-Paris, 2016–2017) :
« Le Cours de Linguistique Générale 1916–2016 »
Avant-propos
Pour avoir une quelconque utilité opérationnelle, la linguistique de la parole, telle qu’elle a été envisagée (et toujours reportée) par Saussure, ne doit se confondre à mon sens, ni avec une linguistique de la langue en soi, détachée de l’exercice énonciatif et discursif (sinon pourquoi Saussure aurait-il évoqué une linguistique de la parole à côté de celle de la langue ?), ni non plus avec une simple théorie du traitement interprétatif de l’information (sinon pourquoi aurait-il évoqué une linguistique et pas une simple théorie de la parole, par le raisonnement logique et argumentatif, les données psychosociales ?). Si l’on en croit les intentions que l’on prête communément à Saussure, sa volonté aurait été simplement d’écarter la parole de la langue, de l’expulser de la linguistique, et dès lors les discussions ouvertes dans cette étude sont sans objet (ou du moins, ne concernent pas Saussure). Mais si l’on suit au contraire certains commentateurs récents (par exemple Rastier 2015), l’objectif de Saussure n’était pas de dissocier, mais de codéterminer la langue et la parole en vue de les articuler, de déterminer l’une en fonction de l’autre. L’entreprise de Saussure, vue sous cet angle, n’a rien à voir avec celle de Chomsky, qui a cherché à isoler la langue comme compétence linguistique de la performance discursive.
Sans remettre en question l’autonomie de ce qui concerne d’un côté la langue comme système (ce qui serait un comble à propos de Saussure), de l’autre le traitement vériconditionnel et inférentiel (au sens de Grice, de Sperber & Wilson) de l’information interprétée et communiquée (qui n’intéressait pas le projet saussurien), rien n’interdit de concevoir ce projet comme une heuristique susceptible de mettre en rapport ce qui dans la langue est statique et systématique, la « valeur » conceptuelle des signes au sens saussurien (1972 [1915], 155s), et ce qui par ailleurs est dynamique et évaluatif, qui concerne l’emploi de la langue en fonction de la valeur des actes de langage et de ce qu’ils représentent. La notion de valeur n’est pas identique dans les deux cas. Elle se rapporte à des valeurs objectivables d’une part, en fonction du système « collectif », « social », « uniquement psychique » de la langue, de l’autre à des valeurs intrinsèquement subjectives impliquant l’usage des signes par un locuteur, la mise en œuvre « individuelle », « psycho-physique » de la langue par la parole (id., 37) ; la linguistique saussurienne de la parole avait selon moi pour objectif de rendre compte de ce qui articule le sens conceptuel de ce qui est exprimé aux actes de langage et aux points de vue qui s’y rapportent. On comprend dans ces conditions ce que Saussure pouvait avoir à l’esprit en parlant d’une linguistique « de la parole », à côté de celle « de la langue » : une théorie de ce qui consiste à coder, non les formes conceptuelles dont relève la valeur des significations en langue, mais les actes de parole associés à la valeur des choses dont on parle et auxquelles on pense, ceci par des opérations consistant à instrumentaliser la langue dans la parole et la communication. Ces deux linguistiques ne s’opposent pas, mais se complètent, s’articulent de façon complexe et problématique.
Le projet saussurien, dans cette optique, concerne une linguistique à deux étages ou à deux visages, qui regarde évidemment ce qui relève du code linguistique comme système, mais sans négliger son lien à ce qui est procédural (ou énonciatif), qui advient aussi par la langue, mais concerne l’exercice et l’expérience de la parole. La linguistique de la parole selon Saussure se rapporte alors à des éléments à la fois conventionnels et énonciatifs, que Bally appellera ensuite stylistiques, avant de parler d’énonciation. Une forme avant l’heure de pragmatique intégrée (à la sémantique linguistique) en quelque sorte, moins radicale que celle de Ducrot sans doute, car elle ne prétend pas absorber mais articuler la langue aux opérations énonciatives et in fine inférentielles de la pragmatique.
Si l’on s’interroge sur l’opposition langue-parole selon Saussure, un bon point de départ consiste à regarder comment Bally s’approprie le champ de ce qu’il conçoit précisément comme une linguistique de la parole, par opposition à celle de la langue, qu’il attribue à Saussure. Que Bally ait trop parlé de Saussure, ou pas assez, qu’il ait peut-être simplifié ou même occulté parfois ses vues, jusque dans certains passages de son édition du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, pour se ménager le terrain linguistique de la parole, n’est pas exclu ; tout comme Saussure a sans doute tiré profit de Bréal, ou comme Benveniste a par la suite occulté l’influence de Bally sur certaines de ses recherches. Il fait peu de doute en tout cas que les réflexions de Bally sur l’opposition langue-parole ne soient issues de celles de Saussure, dont hériteront ensuite notamment Benveniste et finalement Ducrot. Sans trop nous inquiéter de ce qui revient à qui dans cette filiation des idées, l’objectif ici sera de faire ressortir les avantages d’une linguistique qui prévoit de faire place, dans la langue même, à l’exercice de la parole. Le courant structuraliste saussurien certes a rencontré de sérieuses difficultés, que la grammaire générative et la pragmatique inférentielle ont permis de surmonter. Mais l’approche saussurienne a aussi des atouts dont Bally et Benveniste ont su tirer profit pour ouvrir un chemin qui permettra peut-être un jour de réparer certains dommages que le grand coup de torchon générativiste a fait subir aux sciences du langage, pour surmonter certains défauts du structuralisme. La discussion ouverte à cet effet dans le premier volet de cette étude portera sur ce qui a trait à la phrase comme horizon linguistique de la parole selon Saussure.
Pour répondre à l’approche de la langue comme aptitude cognitive, sur laquelle se fonde la grammaire générative, ce petit plaidoyer en faveur d’une linguistique de la parole s’intéressera ensuite aux relations du langage et de l’esprit. L’analyse neurophysiologique proposée dans le second volet de cette étude aura pour objectif d’étayer les observations linguistiques formulées dans un premier temps, et accessoirement de proposer une alternative crédible à la tendance actuelle un peu désespérante, en sciences du langage comme en sciences cognitives, à assimiler le langage et l’esprit humain à un pur dispositif de traitement inférentiel (ou computationnel) de l’information. Je précise en outre qu’il n’est évidemment pas question ici de jeter le bébé avec l’eau du bain, que les discussions qui suivent ne visent pas à opposer mais à concilier les avantages respectifs des approches antagonistes dont il vient d’être question.