Dans J.C. Anscombre & L. Rouanne (éds.)
Histoires de dire
Berne, Peter Lang, 2016, 249–269
Laurent Perrin
Université de Paris-Est Créteil
Céditec, EA 3119
1. Introduction
La parenté des formules réunies dans le titre de cette étude tient à leurs effets d’intensification. Elles ont pour vocation commune de déterminer le haut degré d’intensité de ce que représente le contenu d’un énoncé dont elles modalisent l’énonciation. Ces formules n’ont de sens que si ce contenu représente un état de chose graduel, dont elles déterminent le haut degré. Ainsi les énoncés comme : C’est grand (ou petit), je vous dis pas ; C’est dire si c’est beau ; Il n’y a pas à dire (ou Tu peux le dire), ça fait plaisir… sont généralement compatibles avec un adverbe du haut degré d’intensité comme très, vraiment, énormément, mais pas avec un adverbe atténuateur comme assez, plutôt, un peu. Sauf effet rhétorique de litote ironique sur l’atténuateur, les constructions comme : Ça fait *assez plaisir, je vous dis pas ; C’est dire si il est *plutôt grand ; Il n’y a pas à dire (ou Tu peux le dire), il a *un peu bu… ne sont pas recevables. Que dis-je impose quant à lui un effet de reprise autocorrective de haut degré (Que dis-je un peu ? Il a beaucoup bu ; Que dis-je il est grand ? Il est immense). Les constructions inverses (Que dis-je il est immense ? Il est *grand) ne seraient pas recevables.
Comme marqueurs discursifs (ou énonciatifs) du haut degré, les formules en question interagissent, mais pour autant ne se confondent pas avec les expressions d’intensité conceptuelle en quoi consistent les adverbes comme très, vraiment, beaucoup, énormément, ou avec toute autre expression lexicale notamment adjectivale comme immense, énorme, minuscule, consacrées à la détermination quantitative d’un haut degré d’intensité. Les formules qui vont nous intéresser ne sont pas des expressions conceptuelles consistant à décrire le haut degré de telle ou telle propriété d’un état de choses représenté au plan du contenu propositionnel de l’énoncé. Ce sont des formules intensives que nous dirons externes à l’expression propositionnelle (au sens de Perrin 2015), émanant d’une attitude que manifeste le locuteur à l’égard de son énonciation, de l’évaluation quantitative qui s’y rapporte en l’occurrence, plutôt que de ce qui est simplement décrit au plan du contenu. L’objectif de cette étude sera d’analyser ce qui caractérise les effets d’intensification externe à l’expression propositionnelle attachés à ces formules.
2. Cadre théorique
Pour ce faire, le cadre théorique élaboré s’appuiera sur ce qui oppose, selon différents modèles linguistiques, deux dimensions complémentaires du sens des énoncés, associées respectivement à ce qui par exemple est défini comme procédural ou instructionnel (vs conceptuel ou vériconditionnel), ou encore à ce qui est parfois qualifié de modal (vs dictal) au sens de Bally (1932), ou sous un angle plus sémiotique, à ce qui est montré (vs dit) selon Wittgenstein (1922) – repris par Ducrot (1984, 151), Kroning (1990, 2013), Nølke (1994, 114), entre autres –, plus techniquement à ce que nous définirons comme indiciaire (vs symbolique) au sens de Peirce (1955). L’opposition peircienne entre indice et symbole permet de rendre compte de ce qui caractérise les expressions à sens montré que sont les formules énonciatives qui vont nous intéresser, plus généralement de ce qui est énonciatif à l’intérieur du sens, par opposition à ce qui est décrit symboliquement au plan du contenu conceptuel ou propositionnel des énoncés.
J’ai tenté ailleurs de faire apparaître que le sens de certaines expressions ne relève pas (ou pas exclusivement, selon les cas) de la fonction dite symbolique du langage, attachée à un sens littéral dénotatif ou conceptuel saisissable hors contexte, sans tenir compte de l’événement en quoi consiste leur énonciation (Perrin 2013, 2014). La fonction des interjections notamment, mais aussi des adverbes de phrase, modalisateurs, connecteurs ou autres marqueurs discursifs, n’est pas de représenter conceptuellement un état de chose que l’expression dénote, mais de modaliser telle ou telle propriété constitutive du fait même en quoi consiste l’énonciation d’un énoncé dont relève cette expression en contexte. Je parle de formules énonciatives, dans un sens proche de celui défini par Anscombre (1985), pour désigner un ensemble des marqueurs ou opérateurs discursifs consistant à montrer, c’est-à-dire à instruire symptomatiquement les opérations sémantico-pragmatiques associées à l’énonciation d’un énoncé dont elles relèvent. Les formules énonciatives ne sont pas des symboles (au sens peircien) consistant à dénommer ou à décrire ce qui est censé exister par ailleurs (dans un monde auquel ces expressions réfèrent), mais des indices consistant à indexer conventionnellement, en vertu de leur présence matérielle, ce qui par ailleurs est avéré contextuellement par l’énonciation effective d’une proposition qu’elles servent à modaliser.
L’un des points à clarifier, autour duquel nous graviterons dans cette étude, a trait au lien diachronique reliant cette force indiciaire des formules énonciatives à la force descriptive source dont elles procèdent généralement, dont elles ne se détachent que graduellement. Ce lien repose sur ce qui a trait à la pragmatique dite intégrée (par Anscombre et Ducrot notamment), c’est-à-dire à l’intégration sémantique graduelle, dans le sens linguistique conventionnel des expressions, de ce qui tient à un sens pragmatique purement contextuel au départ. L’interjection chic ! par exemple, comme indice conventionnel de la joie du locuteur qui l’énonce, résulte diachroniquement de la valeur d’indice contextuel associée initialement au fait de dire que quelque chose est chic (en un sens descriptif symbolique) en vue de montrer sa joie. Déchargée peu à peu de ce sens descriptif source et de l’inférence contextuelle qui s’y rapporte, l’expression est devenue aujourd’hui une interjection, parfaitement détachée de la notion conceptuelle dont elle procède, consistant désormais simplement à instruire la joie du locuteur qui l’énonce. Mises à part quelques formules d’origine onomatopéique issues d’une dérivation analogue [1]L’interjection ouf ! comme formule de soulagement, par exemple, est issue d’un soupir interprété comme l’indice contextuel d’un soulagement du locuteur. Au terme de la dérivation diachronique dont elle procède, l’interjection n’a plus besoin aujourd’hui d’être reconnue comme l’onomatopée d’un soupir associé à une inférence contextuelle ; elle fonctionne directement comme l’indice conventionnel d’un soulagement que manifeste le locuteur., la plupart des marqueurs discursifs résultent d’un processus de figement diachronique aboutissant au codage linguistique de la valeur indiciaire associée à l’énonciation d’une forme descriptive originelle. Au terme de cette dérivation diachronique, qui correspond à la grammaticalisation de certains effets pragmatiques énonciatifs (Traugott 1982)[2]Certains parlent à ce sujet de pragmaticalisation., l’expression a perdu à la fois ce qui a trait le cas échéant à sa force de reaction syntaxique, et à la dénotation sémantique qui s’y rapporte, au profit des instructions pragmatiques intégrées qu’elle instruit à l’arrivée.
Par-delà ce qui concerne l’ensemble des formules énonciatives – qu’elles soient assimilables à des interjections, à des adverbes, à des locutions verbales, ou autre – l’objectif de cette étude sera d’examiner un sous-ensemble de locutions centrées sur le verbe dire, dont la visée indiciaire est en l’occurrence d’intensifier le contenu d’un énoncé dont elles modalisent l’énonciation.
3. Je vous dis pas
Qu’elles servent ou non à intensifier un contenu, les formules énonciatives peuvent être rangées dans trois catégories distinctes, en fonction de l’environnement discursif que détermine leur portée. La première catégorie, dont relève en l’occurrence Je vous dis pas, comprend l’ensemble des formules modales que nous dirons simples, relatives à l’énonciation d’une séquence discursive identifiée à un acte de langage appréhendé isolément. La plupart des modalisateurs épistémiques, appréciatifs ou expressifs relèvent de cette première catégorie, que nous opposerons par la suite à une seconde catégorie de formules énonciatives, ici représentée par C’est dire (si), Y’a pas à dire, Que dis-je, dont relève plus généralement l’ensemble des connecteurs argumentatifs, et enfin à une troisième catégorie, dont relève notamment Tu peux le dire, sur laquelle nous reviendront à la fin de cette étude.
3.1. Données distributionnelles associées à Je vous dis pas
En tant que formule modale à effets énonciatifs simples, Je vous dis pas s’articule à l’énonciation d’une séquence X prise comme un tout indépendant (par opposition aux connecteurs abordés ultérieurement, impliquant une relation X‑Y entre au moins deux séquences discursives). Parmi d’autres formules simples, assimilables à des indices du haut degré d’intensification, généralement postposées à l’énonciation de X (comme Je vous dis que ça, C’est moi qui vous le dis, etc.), Je vous dis pas (en gras dans nos exemples authentiques) se caractérise en raison du fait qu’il peut soit préfacer l’énonciation de X (en gras italiques), comme en (1) à (3) discutés ci-dessous, soit lui succéder pour la qualifier rétroactivement, comme en (4) à (6) abordés ultérieurement.
Comme marqueur ou formule énonciative, Je vous dis pas ne consiste pas (ou plus) aujourd’hui simplement à représenter un état de chose selon lequel le locuteur n’exprime pas, n’énonce pas, n’affirme pas ce que dénomme une séquence régie par le verbe dire. La formule en question s’est peu à peu affaiblie conceptuellement, et syntaxiquement détachée de son complément verbal, pour en venir à qualifier symptomatiquement les effets d’intensification associés à l’énonciation d’une séquence X dans sa portée. Il apparaît cependant que cette évolution n’est pas à ce jour suffisamment aboutie pour avoir engendré une formule intégralement détachée de son sens descriptif originel. La difficulté consistera donc à faire la part de ce qui oppose et à la fois de ce qui relie ces deux dimensions du sens de Je vous dis pas, respectivement descriptive et énonciative, qui sont comme les deux faces d’une seule et même formulation.
C’est en position de préface, et lorsqu’il modalise de surcroît l’énonciation d’un syntagme nominal (SN), que le sens énonciatif de la formule est sans doute le moins aisé à dissocier de ce qui est perçu intuitivement comme son sens descriptif source. Dans le passage suivant, par exemple, le sens énonciatif tient au fait que Je vous dis pas intensifie une évaluation du prix dont il est question (susceptible d’être orientée vers le cher ou au contraire le bon marché), évaluation que beaucoup interprètent comme l’implication indirecte d’un sens descriptif source selon lequel le locuteur refuse de révéler le prix en question qu’il juge indécent :
(1) Je vous dis pas le prix, c’est indécent ! [http://www.igeneration.fr]
Comme formule énonciative, Je vous dis pas n’a de sens que s’il modalise une énonciation comme exprimant le haut degré d’évaluation quantitative d’un état de chose mesurable comme le prix en (1), ou plus généralement de ce que représente une expression qualifiante comme le bordel en (2) :
(2) Je vous dis pas le bordel s’ils gagnent la finale. [http://mousa.dcs.gla.ac.uk]
Dans un cas comme dans l’autre, quel que soit le rôle éventuel de son sens descriptif résiduel, la formule n’est alors interprétable que si elle modalise le haut degré d’intensité associé à l’énonciation d’une expression à effets qualifiants (vs classifiants). Un énoncé comme Je vous dis pas le vélo, ou la maison, par exemple, ne peut être interprété que comme exprimant le haut degré d’intensité de telle ou telle propriété d’un vélo ou d’une maison dont il est question.[3]Je vous dis pas la bécane ou la baraque seraient sans doute jugés plus naturels en ce sens, compte tenu des connotations évaluatives attachées aux expressions dont l’énonciation est alors modalisée.
Les effets énonciatifs indiciaires dont relèvent les propriétés intensives de la formule peuvent être appréhendés à différents niveaux et sous différents angles, par le biais de ce qui les oppose aux propriétés strictement descriptives du verbe dire. Au plan de la cohérence discursive d’abord, contrairement à ce qui semble être littéralement interprétable, personne ne comprend que c’est de révéler le prix qui est présenté comme indécent en (1). Et personne ne comprend que le locuteur s’engage à ne pas ébruiter les débordements que pourraient provoquer la victoire dont il est question en (2). Dans un cas comme dans l’autre, l’enchaînement ne s’articule pas alors à un contenu descriptif selon lequel le locuteur ne dit pas quelque chose, mais à une forme d’exclamation évaluative du haut degré de cherté (ou au contraire de bon marché) en (1), de désordre en (2), que détermine le simple fait d’énoncer l’expression le prix, ou le bordel. La portée de l’enchaînement atteste ici empiriquement du sens énonciatif indiciaire de la formule.
Lexicalement, le sens énonciatif de Je vous dis pas tient au figement de la formule, qui interdit bon nombre de manipulations usuelles sur le sens descriptif correspondant de la formulation. Par exemple, il semble difficile de réinsérer le ne de la négation dans le signifiant de la formule (Je ne vous dis pas le prix, Je ne vous dis pas le bordel relèveraient ici de l’hypercorrection), tout comme de supprimer le pronom personnel d’adresse. Si Je vous dis pas autorise l’alternance tu/vous [4]Contrairement à d’autres formules, comme Tu l’as dit, Tu parles, par exemple, dont le sens indiciaire n’autorise pas les variantes : *Vous l’avez dit, *Vous parlez (Perrin 2014)., la suppression du pronom de deuxième personne est en revanche impossible, sous peine soit de rétablir un sens descriptif dépourvu d’effets intensifs (Je dis pas le prix, Je dis pas le bordel), soit de créer une confusion avec le sens énonciatif d’autres formules.[5]Par exemple, dans le cadre d’un énoncé comme C’était le prix, je dis pas, la formule modalise un sens concessif tout à fait dépourvu d’effets intensifs (Perrin 2014).
Syntaxiquement, l’affaiblissement de la force de rection normalement attachée au verbe dire détermine la parenthétisation[6]Sur l’affaiblissement de la rection verbale et la notion de verbe parenthétique, se référer à Blanche-Benveniste (1989). Voir aussi sur ce sujet Apothéloz (2003). qui autorise le détachement de la formule par antéposition du SN, ou même tout bonnement la suppression de la formule, ou son remplacement par une forme ou une autre d’interjection. Ainsi une séquence de la forme : Le prix, je vous dis pas, c’est indécent ! ou Le bordel, je vous dis pas, s’ils gagnent ! préserve le sens de (1) et (2), contrairement à une dislocation ordinaire avec reprise pronominale du SN (Le prix, je ne vous le dis pas…), qui imposerait un sens descriptif étranger à la formule. De même, la suppression pure et simple de la formule, ou le fait de pouvoir lui substituer une interjection (dans le cadre d’une séquence du genre : Le prix, nom de nom, c’est indécent !, ou Le bordel, bon dieu, s’ils gagnent la finale !) n’atteint que superficiellement le sens de (1) et (2). Sous un angle plus sémantique, on observe que l’énonciation modalisée est alors systématiquement assortie d’une force exclamative, dont attestent d’ailleurs explicitement de nombreux exemples comme le suivant, agrémentés d’une interjection qui facilite d’autant l’application des tests envisagés (suppression, détachement de la formule, etc.) :
(3) Ah là là, je vous dis pas l’angoisse ! Je me croyais peinard, définitivement au chaud sur mon île tropicale et puis voilà… [http://www.heresy.com.hk/creative/thailand.htm]
De fait, ces diverses observations expliquent notamment que Je vous dis pas apparaisse fréquemment en construction détachée, postposé à la séquence dont l’énonciation exclamative est modalisée, comme dans le passage suivant (où la formule intensifie les déboires du locuteur, représentés par antiphrases en l’occurrence) :
(4) Il avait piqué dans un nerf ! La joie, je vous dis pas ! […] Beaucoup de séances coûteuses mais peu de résultats. Il me demandait de faire des exercices : pointe talon pointe talon, passionnant je vous dis pas… […] [Il m’a dit] Je n’ai qu’une chose à vous dire : vous devez vivre avec ! Ça fait vachement plaisir à entendre, je vous dis pas ! [www.synostose.fr]
En (4), Je vous dis pas modalise rétroactivement l’énonciation exclamative d’un groupe nominal pour commencer (la joie), ensuite successivement celle d’un participe à fonction attributive (passionnant), et finalement d’une proposition entière (Ça fait vachement plaisir à entendre). Il apparaît alors que les propriétés catégorielles de l’expression dont l’énonciation est modalisée sont nettement plus libres que lorsque la formule précède. Contrairement à Je vous dis pas la joie, qui constitue une paraphrase satisfaisante de ce qui est exprimé en (4), * Je vous dis pas passionnant, * Je vous dis pas ça fait vachement… ne sont pas acceptables.[7]Sauf à passer par une citation directe étrangère au sens de (4). Comme si, en position de préface, la formule devait en outre respecter certaines propriétés syntaxiques de la construction descriptive dont elle relève, consistant à la base à régir un complément du verbe dire.
3.2. Analyse sémantico-pragmatique
Or cette construction descriptive source, à quoi ressemblait-elle ? L’hypothèse générale qui dirige nos observations stipule que toute formule énonciative résulte diachroniquement d’une assimilation (ou intégration) linguistique – à force de répétitions et par le biais d’un genre de routine – de la force pragmatique indiciaire associée à l’énonciation d’une forme conceptuelle ou propositionnelle ordinaire à la base, interprétée par inférence contextuelle. Reste à déterminer quelle forme syntaxique, en quel sens descriptif, et pour quelle inférence ou figure. Quel est pour commencer le complément syntaxique susceptible d’avoir été régi par le verbe dire au départ ? Pourquoi notamment un SN complément du verbe dire en (Le fait de dire qu’on ne dit pas Le fait de dire qu’on ne dit pas Le fait de dire qu’on ne dit pas Le fait de dire qu’on ne dit pas Le fait de dire qu’on ne dit pas ainsi fonctionné ainsi fonctionné 1) à (3), et pas une phrase subordonnée complétive comme Je vous dis pas que c’était le prix, le bordel, l’angoisse ? Comment se fait-il que Je vous dis pas que c’était la joie, ou que c’était passionnant, que ça fait plaisir semblent parfaitement incompatibles avec ce qui est exprimé en (4) ? Existe-t-il tout bonnement une seule et même forme descriptive source dont l’énonciation ait pu déclencher initialement une inférence contextuelle susceptible d’être à l’origine de la force intensive de Je vous dis pas comme formule énonciative ? A défaut d’entreprendre l’examen minutieux de l’évolution diachronique des emplois du verbe dire à la première personne du présent de l’indicatif assorti de la négation, rien n’interdit de formuler à ce sujet quelques hypothèses.
A la lumière de nos exemples (1) à (3) ou au début de (4), où Je vous dis pas intensifie l’énonciation d’un SN, le sens de la formule semble à première vue compatible avec l’énonciation d’une phrase descriptive exprimant simplement le renoncement du locuteur à dire ce que représente ce SN. La formule pourrait donc être issue d’une figure de rhétorique assimilable à une forme de prétérition (ou de réticence), déclenchant une inférence du genre : « Si le locuteur dit qu’il ne dit pas ce que dénomme le SN, c’est pour faire entendre que ce dont il est question est trop fort, trop énorme pour être dit ». Le fait de dire qu’on ne dit pas quelque chose aurait ainsi fonctionné d’abord comme un indice contextuel de l’énormité de ce dont le locuteur ne parvient pas verbalement à rendre compte, indice qui serait devenu peu à peu routinier, pour aboutir finalement au sens conventionnel de la formule intensive. Ainsi envisagée, la force d’intensification de l’expression était purement contextuelle à la base, avant de s’être codée dans le sens indiciaire de la formule.
La difficulté d’une telle analyse (mais de taille) tient au fait qu’elle se heurte à de nombreux contre-exemples comme en (4), où la formule ne modalise pas rétroactivement l’énonciation exclamative d’un SN, mais d’un participe, ou même d’une proposition, par exemple, dont la construction descriptive de base ne peut être ramenée ni à un SN, ni à une phrase complétive. Une solution pourrait être de s’appuyer sur une hypothèse de Marque-Pu Je vous dis pas comme Je vous dis pas comme cheu (2014), pour analyser Je vous dis pas comme issu de la réduction d’une subordination exclamative (ou percontative) de la forme : Je vous dis pas comme… (ou Vue sous cet angle à quel point…, ce que…, si… ). Dès lors, le cas paradigmatique du fonctionnement de Je vous dis pas ne serait pas à chercher du côté de nos exemples (1) à (3), où la formule modalise l’énonciation d’un SN, mais plutôt du côté d’exemples comme les suivants, assimilables au simple renversement séquentiel d’une subordination de la forme : Je vous dis pas ce qu’on est content, Je vous dis pas quelle affaire :
(5) Mais quand on réussit, ce qu’on est content, je vous dis pas !!! [http://www.berlol.net]
(6) Il y avait tellement de neige que l’autoroute était bloquée et nous avons dû passer toute une nuit dans la voiture ! Quelle affaire ! Je vous dis pas ! [http://www.berlol.net]
Vue sous cet angle diachronique, la force intensive de Je vous dis pas dans nos exemples (1) à (3) ne serait pas dérivée contextuellement d’une phrase où le verbe dire aurait consisté simplement à régir un SN, mais de la réduction d’une phrase plus complexe intégrant une subordonnée exclamative de la forme Je vous dis pas comme le prix est indécent, à quel point c’était le bordel, ce que c’était l’angoisse. De même en (4), Je vous dis pas serait issu d’une construction de la forme Je vous dis pas si c’était la joie, combien c’était passionnant, comment ça fait plaisir… Loin de contredire l’analyse qui vient d’être formulée, relative à une figure de prétérition originelle, le procédé tiendrait dès lors plus précisément d’une forme de litote associée à la retenue du locuteur (au sens de Perrin 2015), face à l’énormité de ce dont il cherche à rendre compte. De fait, en position de préface énonciative comme en (1) à (3), Je vous dis pas semble aujourd’hui toujours compatible avec une inférence du genre « Le locuteur n’ose dire le prix, car il est trop élevé », « ne peut verbalement rendre justice au degré de bordel », « à l’angoisse abyssale ». Plutôt que d’un simple renoncement du locuteur à représenter ce que dénomme un SN, Je vous dis pas serait ainsi le fruit d’une construction exclamative indirecte, dont les effets d’intensité étaient initialement circonscrits à une subordination.
4. C’est dire si
A la différence de Je vous dis pas, C’est dire si n’est pas un modalisateur simple, mais un connecteur argumentatif à effets intensifs. Contrairement aux formules modales simples, les connecteurs ne modalisent pas les propriétés de l’énonciation d’un énoncé isolé, d’une clause discursive identifiée à un acte de langage pris isolément, mais les propriétés relationnelles de l’énonciation d’une séquence à l’intérieur d’une période discursive complexe, d’une intervention (au sens de Roulet & al. 1985).
4.1. Données distributionnelles associées à C’est dire si
Au plan distributionnel, les connecteurs argumentatifs impliquent non seulement l’énonciation d’une séquence discursive dont ils modalisent telle ou telle propriété relationnelle, mais ce faisant celle d’au moins une autre séquence, impliquée indirectement par la relation dont il est question. C’est dire si est un connecteur conclusif à effets intensifs consistant ainsi à modaliser, non l’intensité d’une séquence discursive en soi comme Je vous dis pas, mais celle d’une conclusion Y, et donc indirectement la force d’un argument X explicite préalable. Les exemples suivants font apparaître que C’est dire si s’inscrit obligatoirement dans le cadre d’une période discursive complexe de la forme [X. C’est dire si Y], où l’énonciation d’une conclusion Y (en gras et italiques) est modalisée comme renforcée par un argument X préalable (en italiques maigres) :
(7) Je suis ancien combattant, militant socialiste, et bistrot. C’est dire si, dans ma vie, j’en ai entendu, des conneries ! [Un idiot à Paris, film de Serge Korber, 1967, dialogues de Michel Audiard]
(8) [Selon l’AFP] le prince Georges « sera baptisé avec de l’eau du Jourdain – où Jésus a été baptisé par Jean-Baptiste selon l’Evangile ». C’est dire si l’on prend les choses au sérieux, à Buckingham. [http://www.illustre.ch]
Le haut degré d’intensification associé à l’énonciation de la conclusion Y est dû alors à la force de l’argument X. Cette corrélation de force intensive entre argument et conclusion se vérifie notamment par l’adéquation du connecteur même en X, corrélativement à l’occurrence de C’est dire si en Y, comme dans l’exemple suivant notamment :
(9) Un paysan auvergnat ne reconnaît même pas comme frêne un plant de frêne produit en Normandie… c’est dire si la génétique diffère ! [www.semencemag.fr]
Quel que soit l’exemple envisagé, si même n’apparaît pas explicitement en X, il est toujours senti comme conforme à la cohérence de la période. En (7) et (8), par exemple, l’ajout de même en X (Je suis même ancien combattant…, Le Prince Georges sera même baptisé…) s’accorde à la cohérence de la période. L’ajustement de même et C’est dire si s’explique en raison du fait que si les instructions interprétatives qu’impose C’est dire si consistent à renforcer une conclusion Y corrélativement à un argument X préalable, les instructions de même consistent réciproquement à renforcer un argument X corrélativement à une conclusion Y. Un connecteur appelle l’autre, en quelque sorte, comme pour expliciter chacun des pôles de l’articulation d’intensité argumentative qu’ils instruisent.
4.2. Analyse sémantico-pragmatique
En ce qui concerne la construction descriptive source de C’est dire si, il ne semble pas déraisonnable de s’interroger à nouveau – toujours à la suite de Marque-Pucheu (2014) – sur le rôle fondateur d’une éventuelle subordination exclamative indirecte. Une telle hypothèse, conforme à la construction conjonctive en si, s’accorde à la force exclamative de l’intensification associée à l’énonciation de la proposition modalisée. Elle ne permettra à elle seule de rendre compte de ce qui fait de C’est dire si (contrairement à Je vous dis pas) un connecteur argumentatif, plutôt qu’un simple modalisateur. Pour rendre compte de cette dernière propriété, une autre piste à explorer concerne la structure attributive c’est dire, qui semble avoir instauré à la base une équivalence (ou comparaison) non entre concepts en l’occurrence (comme dans Partir, c’est mourir un peu), mais entre l’énonciation préalable d’une séquence X (à laquelle réfère métadiscursivement le pronom démonstratif ce) et d’une propositions subordonnée Y (introduite par la conjonction si). Ainsi la structure argumentative de la période [X. C’est dire si Y] serait l’héritière d’une comparaison propositionnelle épistémique selon laquelle : Dire X, c’est dire si Y (Le fait de dire X revient/équivaut à dire si Y). D’autres formules plus ou moins figées (comme Ça veut dire que, Autant dire que) peuvent sous cet angle être apparentées à C’est dire si. Incontestablement moins figé, plus proche encore de leur sens descriptif source, C’est dire que semble ainsi pouvoir leur être substitué la plupart du temps en contexte, moyennant quelques nuances de sens d’un cas à l’autre, tout comme inversement C’est dire si (ou Ça veut dire que, Autant dire que) semblent pouvoir être substitués à C’est dire que, par exemple dans le passage suivant (tiré d’un discours de Malraux à l’Assemblée) :
(10) Considérez les collections américaines. Il n’y en avait pas une, l’année dernière, qui, après deux générations, n’ait pas été remise à un musée. C’est dire que, à l’heure actuelle, la notion de possession de l’objet d’art est en train de disparaître. [Malraux, le 26/10/1961]
A l’origine, l’ensemble de ces marqueurs d’équivalence épistémiques a sans doute consisté à produire en Y une reformulation de ce qui est exprimé en X, reformulation susceptible d’être interprétée de cas en cas comme l’indice contextuel de telle ou telle relation, par exemple d’implication, de paraphrase, de glose, d’intensification, etc. Avec le temps, certaines constructions ont fini par se spécialiser sous la forme de formules consistant à coder la relation dont elles procèdent. Au terme de leur dérivation diachronique, l’affaiblissement descriptif du verbe dire, et de la force de rection qui s’y rapporte, ont fini par transférer sur les propriétés énonciatives de la relation instruite par la formule, les effets contextuels associés initialement à la reformulation. Tout comme Ça veut dire que, par exemple, consiste aujourd’hui à coder une relation d’implication à effets définitoires, C’est dire si se caractérise essentiellement sur la base de ses effets d’intensification. Cette formule est devenue l’indice conventionnel d’un haut degré de force conclusive. Ainsi, lorsque l’on substitue C’est dire que (ou Ça veut dire que, Autant dire que) à C’est dire si en (7), (8) ou (9) par exemple, ce qui a trait à l’intensification disparaît du sens linguistique de la période. Tout comme l’intensification s’y inscrit mécaniquement si l’on substitue C’est dire si à C’est dire que en (10). Proche de C’est dire combien, C’est dire à quel point, C’est dire si code non seulement l’implication X–>Y, mais la force argumentative de X, par le haut degré de force conclusive de Y. Il n’est pas exclu que la cause originelle de cette propriété soit à chercher du côté de la subordination percontative (interro-exclamative) dont procède C’est dire si, qui a pu donner lieu à diverses sortes d’inférences impliquant l’étonnement, l’interrogation du locuteur, face à l’énormité de ce dont il cherche à rendre compte.
Quel qu’ait été son sens descriptif source, C’est dire si ne fait plus du tout aujourd’hui référence à une quelconque équivalence épistémique ou reformulation d’une énonciation X par une énonciation Y. Si l’on se met en tête de gloser son sens indiciaire, la meilleure paraphrase propositionnelle qui vient à l’esprit pourrait être que « le fait représenté en X prouve, révèle le haut degré d’intensité d’un jugement formulé en Y ». En (7), par exemple, on comprend que « le fait d’avoir été ancien combattant, militant socialiste, et d’avoir fréquenté les bistrots, prouve que le locuteur a entendu nombre de conneries », en (8) que « le baptême à l’eau du Jourdain révèle à quel point l’on prend les choses au sérieux à Buckingham », en (9) que « la confusion des plants montre combien la génétique diffère ». Deux sortes de relations logiques entre X et Y peuvent dès lors être reconstituées. La première option, dont atteste l’exemple (7), associe le fait représenté en X à la cause de l’intensité de la conclusion Y. La relation X‑Y peut dès lors être restituée par une phrase clivée consistant à extraire une subordonnée circonstancielle causale du type : « C’est parce que X, que Y », « C’est parce que j’ai été ancien combattant… que j’ai entendu tant de conneries », ou encore : « Si Y, c’est que (ou parce que) X », « Si j’ai entendu tant de connerie, c’est que j’ai été ancien combattant ». Ou alors, seconde option, dont attestent (8) et (9), le fait que représente l’argument X est une conséquence de l’intensité de la conclusion Y. La relation X‑Y peut alors être rapportée par une corrélation intensive impliquant une subordonnée consécutive du genre : « C’est si (ou tellement) Y, que X », « On prend les choses si sérieusement à Buckingham, que le bébé sera baptisé à l’eau du Jourdain », « La génétique diffère tellement qu’on confond les plants ». Certains exemples semblent compatibles avec les deux options interprétatives.
4.3. Variantes distributionnelles
Autre fait remarquable en ce qui concerne cette formule, C’est dire si comporte certaines variantes dont on peut illustrer le fonctionnement par simple suppression de la conclusion Y. Les séquences de la forme : Je suis ancien combattant […] c’est dire ; Le prince sera baptisé à l’eau du Jourdain, c’est tout dire ; Un paysan auvergnat ne reconnaît même pas un plant de frêne de Normandie, ça veut tout dire, comportent certes un déficit d’information par rapport à (7), (8), (9), mais restent interprétables en un sens analogue. Avec C’est dire en particulier, seul le contenu de la conclusion Y fait défaut, créant ainsi un effet de suspension de sens que l’interprète est mis en demeure de combler, mais sans neutraliser les effets d’intensification dont bénéficie indirectement l’argument X. Le propre de C’est dire serait dès lors de renforcer simplement, par le moyen d’une conclusion sous-entendue, un argument X antécédent. Deux sortes de situation semblent pouvoir se présenter dans ces conditions. Soit le procédé consiste à placer le destinataire devant une sorte d’énigme, de béance interprétative, susceptible d’être comblée selon son inspiration, quitte à ignorer définitivement à quelle conclusion effective le locuteur voulait en venir. Soit il consiste simplement à réactiver, au titre de conclusion, un contenu préalablement énoncé, comme c’est le cas en (11), un contenu du moins aisément déductible de ce qui a été dit :
(11) Ensuite, la situation des constructeurs, eh bien, elle est très difficile. On sait même que Toyota va mal, c’est dire. [France Inter, « L’édito-éco », 30 mars 2009]
La différence avec C’est dire si tient essentiellement alors à un renversement de l’ordre des séquences X‑Y, ceci par le jeu d’un effet de reprise implicite (dû à la suspension conclusive) de ce qui a été énoncé antérieurement. L’ordre de succession des éléments de la période que détermine C’est dire si peut simplement être rétabli par inversion dans ces conditions (On sait même que Toyota va mal. C’est dire si la situation des constructeurs est difficile).
5. En guise de conclusion
Compte tenu du cheminement qui nous a conduit de Je vous dis pas à C’est dire si, l’espace imparti aux contributions de ce recueil nous force à revoir à la baisse nos ambitions, qui étaient initialement de passer en revue cinq différents marqueurs discursifs à effets d’intensification. L’objectif était d’aborder l’intensification externe à l’expression propositionnelle sous l’angle de ce qui oppose trois grandes sortes de formules énonciatives, en quoi consistent respectivement les modalisateurs simples comme Je vous dis pas, les connecteurs comme C’est dire si, Y’a pas à dire, Que dis-je, et enfin une troisième catégorie de formules, dont relève en l’occurrence Tu peux le dire. Les effets d’intensification attachés à cette dernière forme de marqueurs – dont la fonction commune est de déterminer la structuration dialogique des échanges de paroles (au sens de Roulet & al. 1985) – ayant été esquissés dans Perrin (2014), il ne nous reste que le temps désormais de nous focaliser désormais, en guise de conclusion de cette étude, sur les propriétés distributionnelles de Il n’y a pas à dire et Que dis-je, sous l’angle de ce qui les oppose à C’est dire si, quitte à laisser en suspens les questions d’analyse qui s’y rapportent.
5.1. Propriétés distributionnelles et esquisse d’analyse de Y’a pas à dire
Souvent transcrite par la graphie Y’a pas à dire (pour figurer le registre d’oralité dont elle est censée procéder), la formule en question est sémantiquement très proche de C’est dire si, puisqu’elle sert elle aussi à intensifier une conclusion Y, pour agir indirectement sur la force d’un argument X. A quelques nuances de sens près, Y’a pas à dire peut donc généralement être substitué sans trop de perturbation à C’est dire si, par exemple dans (7), (8) ou (9).
Au plan distributionnel, Y’a pas à dire est néanmoins plus libre que C’est dire si, ce qui rend la substitution inverse parfois plus ardue. Contrairement à C’est dire si, Y’a pas à dire peut notamment être placé en incise, ou postposé à la conclusion dont il modalise alors rétroactivement l’énonciation. Et par ailleurs il est fréquent que l’argument X ne précède pas, mais succède à l’énonciation de la conclusion Y, ou même que cet argument ne soit pas du tout énoncé explicitement. En (13) par exemple, le rôle de l’argument X est assuré par une vidéo censée justifier le compliment dont fait l’objet le Président Obama :
(13) Obama c’est un mec cool, y’a pas à dire… [ebeho.wordpress.com]
Même transféré en position de préface, C’est dire si serait difficilement substituable à Y’a pas à dire en (13). Et dans le passage suivant, où l’énonciation conclusive de Y précède celle de l’argument X, la substitution est encore moins aisée :
(14) Il n’y a pas à dire, Jens Voigt a soigné sa sortie. Le cycliste allemand âgé de 43 ans a mis un terme à sa carrière en établissant un nouveau record de l’heure. [www.metronews.fr]
Avec C’est dire si, l’organisation de la période impose d’inverser l’ordre des séquences, d’enchaîner l’énonciation de Y sur celle de X (Jens Voigt a mis un terme à sa carrière en établissant un nouveau record de l’heure. C’est dire s’il a soigné sa sortie). Cette contrainte s’explique diachroniquement par la structure d’équivalence dont procède C’est dire si, assortie de la visée anaphorique du pronom démonstratif ce, qui impose d’avoir préalablement explicité l’argument X. Et sans parler du fait que Y’a pas à dire, à la différence de Je vous dis pas et de C’est dire si, ne consistait peut-être pas initialement à régir un complément du verbe dire. La forme descriptive source de Y’a pas à dire s’articule en outre à diverses propriétés relatives à l’identité du dire dont il était question à la base, à la visée de la négation, à la force directive de la formulation. S’agissait-il alors d’un refus d’enchérir face à une évidence ? D’une forme de prétérition à effet de litote comme Je vous dis pas ? S’agissait-il en revanche de récuser un contre-argument, comme le laissent entrevoir certains exemples à effets adversatifs ? Autant de questions que nous allons devoir laisser ici en suspens.
Quant à ce qui oppose sémantiquement Y’a pas à dire à C’est dire si, dont témoigne leur substitution par exemple en (14), nous allons là aussi devoir nous contenter de formuler un peu brutalement une hypothèse que nous n’aurons le loisir ni vraiment d’étayer ni de justifier dans cette étude. Tandis que C’est dire si repose simplement sur la force d’un argument X présenté comme décisif en faveur de l’intensité conclusive de Y, Y’a pas à dire renforce lui aussi la conclusion Y, mais en jouant cette fois sur la prise en compte d’un argument supplémentaire, qui s’ajoute à une liste préétablie, et présenté de surcroît comme impromptu dans l’esprit du locuteur. Ainsi en (13) et (14), Y’a pas à dire ne renforce pas l’énonciation de la conclusion Y par la seule force d’un argument X, mais par le fait que ce dernier s’ajoute alors abruptement à un ensemble d’arguments sous-entendus présentés comme déjà connus des interlocuteurs. Entre C’est dire si et Y’a pas à dire, la différence ne tient ni à la nature de la relation X‑Y, ni à la force conclusive de Y, mais essentiellement à la prise en compte énonciative de X, soit comme un argument décisif lié à une norme préétablie, soit comme l’irruption d’un argument supplémentaire à effet confirmatif.
5.2. Propriétés distributionnelles et esquisse d’analyse de Que dis-je
A l’inverse de Y’a pas à dire, Que dis-je ne renvoie pas à un registre d’oralité, mais à un style élaboré et châtié propre à l’écrit. Et sémantiquement, Que dis-je ne joue pas sur la force d’une conclusion Y relativement à un argument X, mais sur celle de la reformulation autocorrective d’un argument trop faible. Sous un angle strictement distributionnel, Que dis-je s’inscrit dans une période discursive de la forme [X. Que dis-je X ? Y], sur le modèle du fameux vers de Rostand mémorisé par des générations d’écoliers :
(15) C’est un roc!… c’est un pic… c’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule ! [Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac]
ou sur celui du cri amoureux de Néron dans le vers racinien non moins célèbre :
(16) J’aime, que dis-je, aimer, j’idolâtre Junie. [Racine, Britannicus]
souvent repris parodiquement dans des exemples comme le suivant :
(17) Les scènes de banlieue aiment, que dis-je aimer, idolâtrent la Comédie-Française
[http://blogs.rue89.nouvelobs.com]
Orientés vers le figement indiciaire de la formule, la plupart des emplois contemporains de Que dis-je font désormais l’économie de la séquence intermédiaire de reprise autocorrective à effets citatifs de X. Dans le passage ci-dessous par exemple, Que dis-je modalise directement l’énonciation d’une séquence Y consistant à reformuler pour le renforcer un argument X énoncé préalablement (et rétroactivement l’énonciation de X comme trop faible corrélativement à Y) :
(18) Cette école où l’on menace – que dis-je ? – où l’on frappe les institutrices avec des couteaux de cuisine. [F. Bazin, Le Nouvel Observateur]
La principale contrainte qui s’impose aujourd’hui à la relation X‑Y par Que dis-je est de pouvoir interpréter Y comme plus fort que X en faveur d’une conclusion sous-entendue (relative en (18) à l’aggravation de la pression sur les institutrices à l’école). Cette propriété se vérifie par l’impossibilité d’inverser l’ordre de succession des arguments X–Y à l’intérieur de la période (Cette école où l’on frappe – *que dis-je ? – où l’on menace les institutrices). Pour rester interprétable, l’inversion des arguments impose alors de remplacer Que dis-je par Enfin ou Disons, qui à l’inverse de Que dis-je, modalisent une reformulation par affaiblissement de l’intensité (Cette école où l’on frappe, enfin où l’on menace les institutrices).
Quant aux sens descriptif source de Que dis-je, il est incontestablement moins opaque, plus transparent que celui des formules discutées précédemment, dont le degré de figement, de codage indiciaire, était plus avancé. Parmi les formules d’intensification abordées dans cette étude, l’intérêt de Que dis-je est de se confondre encore avec la figure descriptive dont il procède, connue des rhétoriciens sous le nom d’épanorthose – consistant selon Morier (1989) « à revenir sur ce que l’on vient d’affirmer, soit pour le nuancer, l’affaiblir, et même le rétracter, soit au contraire pour le réexposer avec plus d’énergie ». La figure en question repose sur un jeu d’autocorrection consistant à mettre en scène le difficile cheminement de la pensée du locuteur cherchant ses mots à tâtons, face à l’énormité de ce dont il s’agit de rendre compte. Le fait de se reprendre et de se corriger fonctionne alors comme l’indice contextuel d’une expérience émotive du locuteur en voie de se coder peu à peu dans le sens indiciaire d’une formule à effets conventionnels d’intensification (Que dis-je) ou au contraire d’atténuation (Enfin, Disons).
Anscombre J.-C. 1985, « De l’énonciation au lexique : mention, citativité et délocutivité », Langages 80, 9–34.
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Notes
⇧1 | L’interjection ouf ! comme formule de soulagement, par exemple, est issue d’un soupir interprété comme l’indice contextuel d’un soulagement du locuteur. Au terme de la dérivation diachronique dont elle procède, l’interjection n’a plus besoin aujourd’hui d’être reconnue comme l’onomatopée d’un soupir associé à une inférence contextuelle ; elle fonctionne directement comme l’indice conventionnel d’un soulagement que manifeste le locuteur. |
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⇧2 | Certains parlent à ce sujet de pragmaticalisation. |
⇧3 | Je vous dis pas la bécane ou la baraque seraient sans doute jugés plus naturels en ce sens, compte tenu des connotations évaluatives attachées aux expressions dont l’énonciation est alors modalisée. |
⇧4 | Contrairement à d’autres formules, comme Tu l’as dit, Tu parles, par exemple, dont le sens indiciaire n’autorise pas les variantes : *Vous l’avez dit, *Vous parlez (Perrin 2014). |
⇧5 | Par exemple, dans le cadre d’un énoncé comme C’était le prix, je dis pas, la formule modalise un sens concessif tout à fait dépourvu d’effets intensifs (Perrin 2014). |
⇧6 | Sur l’affaiblissement de la rection verbale et la notion de verbe parenthétique, se référer à Blanche-Benveniste (1989). Voir aussi sur ce sujet Apothéloz (2003). |
⇧7 | Sauf à passer par une citation directe étrangère au sens de (4). |