Paris, Kimé, 1996, 236 pages
L’IRONIE
MISE EN TROPE
DU SENS DES ÉNONCÉS
HYPERBOLIQUES ET IRONIQUES
ÉDITIONS KIMÉ
2 IMPASSE DES PEINTRES
PARIS IIème
ISBN 2–84174-039–0
© Éditions Kimé, Paris, 1996
PRéAMBULE
Á l’origine eirôn signifiait, en grec ancien, rusé, malin, tricheur. Péjoratif chez Démosthène, il s’applique à un homme qui feint l’ignorance afin d’échapper à ses responsabilités de citoyen. Dans La République de Platon, Thrasymaque reproche à Socrate ce qu’il prend pour de la lâcheté, de la ruse : « O Héraclès ! s’écria-t-il, la voilà bien l’ironie habituelle de Socrate ! Je le savais et je l’avais prédit à ces jeunes gens que tu ne voudrais pas répondre, que tu simulerais l’ignorance, que tu ferais tout plutôt que de répondre aux questions que l’on te poserait » (Platon, 1966, 85). Dès lors, le terme d’eirôneia va prendre pour objet, en premier lieu, la technique oratoire de Socrate dans les dialogues platoniciens, une technique fondée sur l’interrogation faussement naïve, sur la crédulité feinte. L’ironie de Socrate a une double finalité. Dépourvue de lâcheté mais non de ruse, elle est à la fois subversive et pédagogique, car elle vise d’une part à démasquer et à confondre l’erreur sous-jacente à la prétendue sagesse des sophistes, et d’autre part à mieux instruire et persuader c’est-à-dire à rétablir la vérité. Dans sa thèse sur l’ironie « constamment rapportée à Socrate », Kierkegaard souligne que cette dualité fait problème. Après avoir observé qu’à travers son ironie « Socrate simule l’ignorance et, sous couvert de se laisser instruire, [qu’il] enseigne autrui », Kierkegaard rappelle que « Socrate use de la même ironie quand il désire confondre les procédés des sophistes. Nous nous heurtons ici à une difficulté, ajoute-t-il ; dans le premier cas Socrate veut enseigner, dans le second, il se contente de confondre » (1975, 241). Comment expliquer en effet que l’ironie permette à Socrate à la fois d’instruire et de confondre ? Non que ces deux finalités soient contradictoires, qu’elles s’excluent réciproquement, mais comment s’articulent-elles ? Comment tiennent-elles ensemble ? Cette question se situe, en quelque sorte, à l’horizon de nos préoccupations. La conception de l’ironie verbale qui sera défendue dans cette étude permet d’y répondre très simplement.
Malgré l’exemple de Socrate, toujours scrupuleusement cité dans les traités, les rhétoriciens ont par ailleurs défini l’ironie comme une simple figure de style où l’on signifie littéralement le contraire de ce qu’on cherche à faire entendre figurément. Cette conception de l’ironie apparaît pour la première fois dans la Rhétorique à Alexandre (1965), ouvrage longtemps attribué à Aristote, mais vraisemblablement apocryphe, où l’ironie consiste à déguiser un blâme en éloge ou à faire éloge sous forme de blâme. Par la suite, jusqu’aux définitions proposées dans les dictionnaires les plus récents, l’ironie sera souvent traitée comme un artifice stylistique consistant à ne pas communiquer ce que l’on dit mais l’opposé de ce que l’on dit ou même, tout simplement, de ce que signifient les mots et les phrases auxquels on a recours. Ainsi conçue, l’ironie n’a plus grand-chose à voir avec la technique oratoire de Socrate, que l’on ne saurait évidemment assimiler à un procédé consistant simplement à exprimer sa pensée à l’aide de mots contraires afin de donner un certain panache, une certaine coloration à son discours. Compte tenu de leur conception des tropes comme « figures de mots » et de la nécessité qui s’est rapidement imposée d’y assimiler notamment l’ironie, on comprend que les rhétoriciens aient été amenés à distinguer l’ironie comme trope et l’ironie socratique, assimilée à une « figure de pensée » et non de mots.
Cette conception de l’ironie comme figure de mots présente au moins deux défauts insurmontables en ce qui concerne notamment l’exemple de Socrate. Elle est entièrement focalisée sur le fonctionnement de l’ironie comme antiphrase et ne permet pas de rendre compte de ce qui fait par ailleurs de l’ironie une forme de raillerie, de sa faculté de prendre quelqu’un pour cible et de le tourner en dérision. Elle méconnaît souvent de surcroît la nature même de l’antiphrase qui n’a rien à voir avec une quelconque inversion de la signification des mots et des phrases de la langue. Certes l’ironie doit être rapprochée de la métaphore et surtout de l’hyperbole, certes elle consiste en outre à communiquer un sens opposé à ce qu’on exprime, mais il n’en reste pas moins que d’une part elle ne se réduit pas à une simple antiphrase, et que d’autre part le procédé en question ne consiste pas à inverser — comme le suggère malheureusement le terme d’antiphrase — la signification d’un mot à l’intérieur d’une phrase ou même celle d’une phrase entière. Même un peu atypique lorsqu’elle est érigée en méthode pédagogique fondée sur la dialectique platonicienne, la technique oratoire de Socrate montre clairement que l’ironie est une figure de pensée qui joue sur le télescopage de deux points de vue, de deux opinions opposées plutôt que sur une simple inversion de la signification d’un mot ou d’une phrase.
De fait, s’il est à mes yeux tout à fait légitime de rapprocher l’ironie de la métaphore et surtout de l’hyperbole, c’est que précisément les tropes ne sont jamais autre chose que ce que les Anciens ont défini comme des figures de pensée. L’erreur fondamentale des rhétoriciens n’était pas de rapprocher l’ironie de la métaphore et d’en faire une figure de rhétorique, mais bien d’opposer les tropes dans leur ensemble aux figures de pensée. L’objectif général de cette étude est de situer la question des tropes et de l’ironie sur le plan des stratégies discursives du locuteur, plutôt que sur celui des règles qui président à la construction des phrases de la langue. Les procédés tropiques et ironiques ne tiennent pas fondamentalement à la configuration des phrases que l’on construit sous la contrainte des règles de la langue, mais aux stratégies que le locuteur met en jeu dans son discours. Les contraintes qui président à la construction des phrases et au choix des mots sont tout à fait en deçà de ce qui entraîne une interprétation tropique ou ironique de leurs énoncés en contexte. Il s’agit ici de défendre une conception résolument pragmatique des énoncés tropiques en général et ironiques en particulier, conception qui permette d’une part de dégager ce qui les rapproche et les oppose ensemble aux énoncés ordinaires, et d’autre part de faire ressortir ce qui fait de l’ironie un cas à part parmi les tropes.