LES TROPES
chapitre 1
ESQUISSE D’UNE THÉORIE DES TROPES
Figures de mot et figures de pensée dans la tradition rhétorique
Tout au long de l’histoire de la rhétorique, la notion de trope caractérise un procédé selon lequel la signification des mots serait transférée pour être associée, comme le dit Fontanier, « à de nouvelles idées » (1968, 39). Pour Dumarsais « les tropes sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot […]. Elles sont ainsi appelées parce que, précise-t-il, quand on prend un mot dans le sens figuré, on le tourne, pour ainsi dire, afin de lui faire signifier ce qu’il ne signifie point dans le sens propre » (1988, 69) . Le trope, écrit Quintilien, « est le transfert d’une expression de sa signification naturelle et principale à une autre afin d’orner le style, ou, selon la définition de la majorité des grammairiens, le transfert d’un endroit où l’expression a son sens propre dans un autre où elle ne l’a pas. […] Aussi parmi les tropes range-t- on la substitution d’un mot à un autre ; par exemple la métaphore, la métonymie, l’antonomase, la métalepse, la synecdoque […]» (1989, 157). Une telle approche semble remonter au moins à Quintilien, Cicéron et peut-être même à Aristote qui définit la métaphore comme « le transfert à une chose d’un nom qui en désigne une autre » (1932, 61). Dumarsais s’inspire non seulement de Quintilien mais sans doute du philosophe grec lorsqu’il soutient que « la métaphore est une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un mot à une autre signification […]. Un mot pris dans un sens métaphorique, ajoute- t‑il, perd sa signification propre, et en prend une nouvelle » (1988, 135)[1]Pour justifier ces sauts dans le temps pour le moins abrupts, qui seront fréquent dans cette étude, je me permettrai de citer ici Le Guern : « Il me semble naturel de passer sans transition de Quintilien à Valladier. Tout ce qui est dans Valladier est dans Quintilien, littéralement. Si, entre-temps, des progrès ont été accomplis, ils ont été rejetés dans l’oubli le plus profond, et la réflexion de notre rhétorique classique prolonge sans solution de continuité celle de Quintilien » (1976, 53)..
Pour justifier ces sauts dans le temps pour le moins abrupts, qui seront fréquent dans cette étude, je me permettrai de citer ici Le Guern : « Il me semble naturel de passer sans transition de Quintilien à Valladier. Tout ce qui est dans Valladier est dans Quintilien, littéralement. Si, entre-temps, des progrès ont été accomplis, ils ont été rejetés dans l’oubli le plus profond, et la réflexion de notre rhétorique classique prolonge sans solution de continuité celle de Quintilien » (1976, 53).
Une telle conception des tropes implique que l’on puisse isoler à l’intérieur d’une phrase tel ou tel mot ou groupe de mots dont la signification ne s’accorde pas à la signification globale de la phrase et semble par conséquent devoir être localement transférée de sa valeur ordinaire à une valeur dérivée, ou figurée. Les tropes permettraient ainsi de suppléer à la carence ou à l’inconvenance d’un mot propre. Avec la métaphore, écrit Quintilien, « on transporte donc un nom ou un verbe d’un endroit où il est employé avec son sens propre dans un autre où manque le mot propre, ou bien où la métaphore vaut mieux » (1989, 105). Pour Cicéron « les métaphores sont des espèces d’emprunts, grâce auxquels nous prenons ailleurs ce qui nous manque » (1971, 83). Les rhétoriciens tentent ainsi généralement de restituer explicitement, par le moyen d’une paraphrase littérale, cette signification dérivée, ou figurée, attribuée à un mot identifié comme métaphorique, métonymique et parfois même hyperbolique ou ironique. L’expression Achille est un lion, par exemple, est analysée sans autre amendement comme signifiant métaphoriquement Achille est courageux, noble, puissant ou terrifiant, selon le contexte. Dans le passage suivant — les deux derniers vers du Cimetière marin de Valéry — les mots soulignés[2]Dans tous les exemples authentiques numérotés, sauf précision explicite de ma part, les segments qui jouent le rôle de foyer tropique sont soulignés en caractères italiques. auraient sans doute été considérés comme autant de tropes car il semble possible de manipuler leur signification pour rétablir explicitement ce que Valéry cherche à faire entendre à propos des vagues, de la mer et du mouvement des bateaux :
(1) Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies / Ce toit tranquille où picoraient des focs ! (Valéry, Le Cimetière marin)
Il faut alors considérer que l’adjectif réjouies, le nom toit et le verbe picorer font l’objet d’un transfert conceptuel et acquièrent une signification figurée que l’interprète peut reconstituer mentalement à l’aide de mots propres. Parmi les approches récentes, cette conception des tropes a trouvé un écho dans les analyses d’inspiration structuraliste, notamment celle du Groupe µ (1970) qui envisage le trope comme un écart appréhendé et résolu à un niveau purement sémantique, à travers une transgression / restructuration du sens des mots. L’analyse de Genette (1966 et 1968), inspirée de Fontanier (1968), fondée sur un test de substitutivité des unités lexicales à valeur métaphorique ou métonymique, peut également être citée, de même que celle de Jakobson (1963) qui parle à ce sujet de substitution paradigmatique. Cette analyse est généralement assez aisément applicable lorsque le foyer tropique d’une métaphore se limite, comme dans l’exemple ci-dessus, à une série d’unités lexicales isolées (ou isolables) . Face à des exemples comme (2) et (3) cependant — dont le foyer tropique se diffuse et envahit toute une phrase et parfois même plusieurs phrases successives — ce type d’approche devient très problématique. Pour maintenir alors une telle conception des tropes, il faudrait admettre qu’une structure syntaxique complexe peut faire également l’objet d’un transfert conceptuel et recevoir une autre signification. Une phrase entière prendrait dans ce cas la signification d’une autre phrase, hypothèse bien difficile à justifier théoriquement et qui va tout à fait à l’encontre de l’intuition :
(2) […] la pensée constante d’Odette donnait aux moments où il était loin d’elle le même charme particulier qu’à ceux où elle était là. Il montait en voiture mais il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps et s’installait sur ses genoux comme une bête aimée qu’on emmène partout et qu’il garderait avec lui à table, à l’insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle […]. (Proust, A la recherche du temps perdu)
(3) L’opposition n’est faite aujourd’hui que de quelques agités, hardis dans la parole, qui courent vers le Rubicon… et s’arrêtent au bord pour y pêcher. (Raymond Barre, interview, TF1)
Pour se sortir notamment de cette difficulté, les rhétoriciens ont pris soin d’opposer — en distinguant rigoureusement la nature et l’objet du transfert — d’une part les « figures de mots » dont relèvent, comme l’écrit Fontanier, les « tropes en un seul mot, ou proprement dits » (1977, 77), et d’autre part les « figures de pensée » que ce dernier qualifie de « tropes en plusieurs mots, ou improprement dits » (idem, 109)[3]Fontanier réserve le terme de « figure de pensée » à d’autres procédés qui ne vont pas nous intéresser dans cette étude car ils sont quant à eux tout à fait étrangers à la question des tropes.. Dans le premier cas ce sont les mots, certains mots ou groupes de mots pris isolément qui ne sont pas employés littéralement. Dans le second cas c’est une pensée exprimée par le locuteur qui doit être transférée pour permettre à l’interprète d’accéder à ce qui est communiqué figurément. Dans une figure de mot le locuteur exprime et communique littéralement sa pensée mais en détournant certains mots de leur signification ordinaire ou, au premier sens du terme, littérale, tandis que dans une figure de pensée les mots conservent leur signification. C’est alors non un mot ou un syntagme isolé à l’intérieur d’une phrase qui fait l’objet d’un transfert de signification, mais toute une pensée exprimée qui n’est pas littéralement communiquée par le locuteur et doit être relayée dans l’interprétation par un sens figuré[4]Je me contente pour l’instant de définir très sommairement le fait de communiquer une pensée comme le fait de chercher à faire croire à la vérité d’une forme propositionnelle. Il reste bien évidemment à préciser ce qu’il faut entendre par une pensée exprimée, assimilée au sens littéral d’un énoncé, par opposition à une pensée assimilée à un sens figuré.. A l’origine de cette distinction, qui remonte au premier siècle et sans doute même au-delà, la Rhétorique à Herennius stipule qu’«il y a figure de mots quand un soin particulier est accordé seulement à l’expression » et que « la figure de pensée, elle, a une beauté qui tient non pas aux mots, mais aux idées elles-mêmes » (1989, 148). Pour compléter cette analyse, Cicéron précise qu’«entre les figures de mots et celles de pensées, il y a cette différence, que les premières disparaissent, si l’on change les mots, et que les autres subsistent toujours, quels que soient les mots que l’on se décide à employer » (1971, 83).
En (1) par exemple, les mots soulignés — qui correspondent à différents foyers tropiques isolés — auraient sans doute été considérés comme des tropes au sens étroit, des figures de mots, c’est-à-dire comme des procédés purement stylistiques, de simples ornements lexicaux pouvant être supprimés en substituant aux mots concernés n’importe quelle désignation littérale (au sens 1), sans qu’une telle manipulation n’affecte aucunement la pensée qui est alors exprimée et communiquée littéralement (au sens 2). Dans cette optique, Valéry communiquerait littéralement ce qu’il exprime en se bornant simplement à transférer la signification de certains mots perçus comme métaphoriques. Tout à fait explicite à ce sujet, Fontanier précise que « le sens littéral qui ne tient qu’à un seul mot est, ou primitif, naturel et propre, ou dérivé, s’il faut le dire, et tropologique. Ce dernier est dû aux tropes, ajoute-t-il, dont on distingue plusieurs genres et plusieurs espèces » (1977, 57). Seuls les exemples (2) et (3) auraient été considérés comme des figures de pensée, c’est ‑à-dire comme des formes d’allégorie, où les mots conservent leur signification littérale mais où le locuteur exprime une pensée qui ne correspond pas littéralement à ce qu’il souhaite communiquer. Fontanier précise sur ce point que « le sens spirituel, sens détourné ou figuré d’un assemblage de mots, est celui que le sens littéral fait naître dans l’esprit par les circonstances du discours, par le ton de la voix, ou par la liaison des idées exprimées avec celles qui ne le sont pas. Il s’appelle spirituel, parce qu’il est tout dans l’esprit, s’il faut le dire, et que c’est l’esprit qui le forme ou le trouve à l’aide du sens littéral (idem, 58–59) . Contrairement à la métaphore et à la métonymie prétendument fondées sur ce que j’ai appelé un transfert de signification, c’est-à-dire une substitution de termes, l’allégorie est alors souvent définie comme une figure de pensée fondée sur un transfert de sens ou, si l’on préfère, d’interprétation[5]Je reviendrai par la suite sur cette distinction entre, d’une part, ce que nous appellerons la signification d’une phrase, d’une expression ou d’un mot (une forme conceptuelle associée, indépendamment de tout contexte, à une unité lexicale ou à une structure syntaxique) et, d’autre part, le sens d’un énoncé d’une phrase, ce que le locuteur exprime et prétend communiquer (un ensemble de propositions auxquelles on ne peut accéder indépendamment d’un contexte)..
Même si un flottement s’introduit souvent lorsqu’il s’agit de maintenir cette distinction dans l’analyse de certains exemples, les rhétoriciens ont néanmoins généralement pris soin d’assimiler théoriquement les procédés tropiques à un transfert conceptuel, de niveau lexico-syntaxique, tout à fait distinct de ce qui se produit dans les figures de pensée fondées sur un transfert de sens, sur le transfert d’une interprétation attribuée à un énoncé et parfois à tout un discours, où la signification des mots reste inchangée. Certains, comme Dumarsais, ont élargi le domaine des tropes à l’ensemble des figures — quitte à faire fi parfois de cette distinction en traitant notamment l’hyperbole comme s’il s’agissait d’une figure de pensée. D’autres ont d’emblée réservé la notion de trope à la métaphore et à la métonymie et ont classé l’allégorie, l’hyperbole et l’ironie parmi les figures de pensée. Pour Fontanier, par exemple, l’allégorie, l’hyperbole et l’ironie ne sont pas des tropes « proprement dits » car « les mots, considérés en eux-mêmes et dans tous les rapports grammaticaux, y peuvent conserver leur signification propre et littérale, et s’ils ne doivent pas être pris à la lettre, ce n’est que dans l’expression totale qui résulte de leur ensemble » (1977, 123). Considérons l’exemple suivant :
(4) En s’attaquant, sans avoir l’air d’y toucher, au droit de référendum, le ministre de la Justice a voulu briser l’un des corsets qui empêchent la Suisse de respirer à pleins poumons l’air du large. (Le Nouveau Quotidien)
Ici encore la diffusion du foyer tropique aurait sans doute amené certains rhétoriciens à l’identification d’une figure de pensée, tout à fait distincte de ce que l’on appelait alors un trope métaphorique. Pour pouvoir traiter cet exemple comme un trope proprement dit, il faudrait pouvoir isoler notamment le mot corset et considérer que sa signification est transférée d’une désignation ordinaire et primitive (désignant une pièce de vêtement) à une désignation singulière et dérivée. Une telle conception des tropes anticipe sur les conséquences diachroniques que les différents emplois métaphoriques d’un même mot sont éventuellement susceptibles, à long terme, de faire subir à un concept, et traite la métaphore comme un simple fait d’homonymie ou de polysémie lexicale. Or s’il est vrai que le mot corset a évolué diachroniquement, sans doute sous l’influence d’anciens emplois métaphoriques, pour acquérir finalement une signification dérivée applicable à tout ce qui enserre physiquement un objet ou un corps, ce fait ne concerne en rien l’exemple (4). Non seulement ce qui est alors communiqué à propos de la Suisse et du droit de référendum est fondé sur un nouvel emploi métaphorique du mot corset qui ne s’accorde avec aucune de ses applications ordinaires (même dérivée), mais la métaphore en ravive ici de surcroît sa signification la plus primitive : le mot en question désigne bel et bien dans ce cas une pièce de vêtement qui entrave la respiration.
Cette opposition entre trope et figure de pensée résulte en fait d’une double confusion entre perspective diachronique et perspective synchronique d’une part, et entre faits sémantiques et pragmatiques d’autre part. Si en effet l’usage répété de certaines métaphores finit par engendrer de nouvelles significations lexicales susceptibles d’être appréhendées à un niveau conceptuel (lexico-syntaxico-sémantique), il faut cependant distinguer la métaphore figée ou lexicalisée — qui n’est que la trace précisément conceptuelle et diachronique d’une ancienne métaphore — de la « métaphore vive » (au sens de Ricœur, 1975), ou ci-dessous « vivante » (au sens de Bally, 1965, 175), qui relève d’un niveau d’appréhension purement pragmatique portant exclusivement sur le sens d’un énoncé, sur ce qui est exprimé et prétendument communiqué à travers un énoncé. Comme le précise Bally, « il y a sans doute deux sens totalement différents d’un même mot dans La dinde est la femelle du dindon et Marie est une dinde, c’est-à-dire est bête ; mais tant que cette métaphore sera vivante, elle empêchera le mot en question d’être homonyme de lui-même (comme c’est le cas pour tant de figures mortes, par exemple plume d’oiseau et plume d’acier, etc.)» (ibid.). La métaphore, qui n’atteint que diachroniquement la signification des mots et des phrases de la langue, doit être conçue comme une figure de pensée où les mots conservent leur signification mais où le locuteur fait entendre autre chose que ce qu’il exprime.
Comme en (2) et (3), les mots soulignés en (1) et (4) conservent leur signification ordinaire afin que le locuteur puisse exprimer une pensée qui certes ne correspond pas littéralement à ce qu’il souhaite communiquer mais qui par ailleurs est une étape nécessaire, le seul moyen qui lui permette finalement d’y parvenir. C’est en représentant la mer à l’image d’un toit où picorent des oiseaux — grâce à des mots dont la signification reste celle qui est la leur — que Valéry parvient indirectement à nous communiquer sa pensée. Lorsque Céline qualifie son cœur de lapin, derrière sa petite grille de côtes, agité, blotti, stupide, le mot lapin (entre autres) ne change pas de signification, le concept de lapin reste intact. Comme l’affirme Tamba-Mecz :
La notion même de changement de sens d’un mot nous paraît difficile à admettre d’un point de vue sémiologique. Qu’un mot change de sens au cours de son histoire c’est là une évidence. Mais qu’est-ce qu’un changement de sens lié à un emploi momentané de discours, et sans répercussion sur la définition codée du terme ? […] Plus aberrant encore, du point de vue sémiologique, nous paraît le caractère de « pur emprunt » attribué au sens tropologique. Qu’est-ce en effet que ce sens, inexistant en lui-même, que seule une traduction — souvent impossible d’ailleurs — est susceptible de nous livrer ? On voit le paradoxe d’un signe dépourvu de toute signification spécifique, puisqu’il emprunte son sens à un autre signe, et en même temps défini par ce sens d’emprunt qui lui confère son statut de trope ! Curieux signe, réduit à n’être significatif qu’en se substituant à un autre signe ! (1981, 22–23)
Dans une étude consacrée à la métaphore et, au passage, à l’ironie, Searle souligne avec raison que « les mots et les phrases n’ont que le sens qui est le leur », que « quand on parle du sens métaphorique d’un mot, d’une expression, ou d’une phrase, on parle de ce qu’un locuteur pourrait vouloir dire en l’énonçant » plutôt que d’une nouvelle signification attribuée à un mot, à une expression ou à une phrase métaphorique. Searle rejette définitivement toute conception des tropes comme transfert conceptuel :
L’explication de la manière dont la métaphore fonctionne est un cas particulier du problème général consistant à expliquer comment le sens du locuteur et le sens de la phrase ou du mot peuvent diverger. En d’autres termes, c’est un cas particulier du problème de savoir comment il est possible de dire une chose et de vouloir en dire une autre, et de réussir à communiquer ce que l’on veut dire lors même que le locuteur et l’auditeur savent l’un et l’autre que le sens des mots que le locuteur énonce n’exprime pas exactement ni littéralement ce que le locuteur a voulu dire. L’ironie et les actes de langage indirects offrent d’autres exemples de cette faille entre le sens de l’énonciation du locuteur et le sens littéral de la phrase. […] Il est essentiel de souligner d’entrée de jeu que le problème de la métaphore concerne les relations entre le sens du mot et de la phrase, d’un côté, et le sens du locuteur ou sens de l’énonciation, de l’autre. Beaucoup de ceux qui ont écrit sur ce sujet tentent de localiser l’élément métaphorique de l’énonciation au niveau de la phrase ou des expressions énoncées. Ils estiment qu’il y a deux sortes de sens de la phrase, le sens littéral et le sens métaphorique. Cependant, les mots et les phrases n’ont que le sens qui est le leur. A proprement parler, quand on parle du sens métaphorique d’un mot, d’une expression, ou d’une phrase, on parle de ce qu’un locuteur pourrait vouloir dire en l’énonçant, d’une manière qui s’écarte de ce que le mot, l’expression ou la phrase signifient en fait. On parle donc des intentions possibles du locuteur. (1981, 122)
Dans ce passage, Searle fait malheureusement l’économie d’une distinction importante, qu’il développera pourtant scrupuleusement par la suite, dans un chapitre consacré au sens littéral (idem , 167–188). En précisant qu’une théorie des tropes en général et de la métaphore en particulier doit « expliquer comment le sens du locuteur et le sens de la phrase ou du mot peuvent diverger », Searle occulte ici totalement ce qui distingue la signification d’un mot, d’une expression ou d’une phrase et ce que le locuteur « dit », le sens littéral d’un énoncé d’une phrase en contexte, qui s’oppose alors à ce qu’il « veut dire », à son sens figuré. Au vu de ce passage, on ne comprend pas très bien si la métaphore consiste simplement à faire entendre autre chose que ce que les mots et la phrase signifient ou si elle consiste à « dire une chose et à vouloir en dire une autre », à vouloir dire autre chose que ce que l’on prétend dire à travers un énoncé d’une phrase en contexte. Or les procédés tropiques ne relèvent pas simplement de ce qui oppose la signification d’un mot ou d’une phrase à une pensée communiquée par le locuteur, mais plus précisément de ce qui oppose une pensée exprimée à une pensée communiquée. Bally rappelle à ce propos que dans le langage, comme en témoignent le mensonge et l’ironie, « le sujet peut énoncer une pensée qu’il donne pour sienne bien qu’elle lui soit étrangère » (1965, 37). Cette observation concerne également l’ensemble des tropes. Lorsque la communication est littérale (lorsque l’énoncé n’est pas un trope), la pensée exprimée dans l’énoncé est reconnue comme identique à la pensée communiquée par le locuteur. Lorsqu’elle est figurée (lorsque l’énoncé est tropique), la pensée du locuteur doit être dissociée de ce qui est exprimé littéralement pour pouvoir être assimilée à ce qui est communiqué figurément.
Les procédés tropiques, tels que je les conçois, sont des figures de pensée qui agissent à un niveau propositionnel et pragmatique tout à fait indépendant de la forme conceptuelle assimilée à la signification des mots et des phrases de la langue. Une telle hypothèse ne concède rien à une conception des tropes comme figures de mots et aux nombreux développements dont elle a récemment fait l’objet. Elle implique non seulement que les tropes ne sont pas fondés sur un transfert conceptuel, mais aussi que la signification des mots et des phrases n’est jamais métaphorique, qu’elle ne saurait entraîner spontanément et sans relais une interprétation métaphorique. Si l’on se contente de considérer que les énoncés tropiques n’ont qu’un seul sens qui simplement « s’écarte de ce que le mot, l’expression ou la phrase signifient », on conserve un lien entre le mot, l’expression ou la phrase et la métaphore. On peut non seulement parler, dans ces conditions, de phrases métaphoriques à propos de phrases dont s’écarte la pensée du locuteur, mais on est alors tenté de chercher dans la structure même de ces phrases, dans leur signification, les raisons de leur valeur métaphorique. Or il n’existe pas de mots ou de phrases métaphoriques, métonymiques ou encore ironiques. Aucun énoncé n’est jamais intrinsèquement voué, en vertu de sa structure linguistique, à être interprété comme un énoncé tropique.
Notes
⇧1 | Pour justifier ces sauts dans le temps pour le moins abrupts, qui seront fréquent dans cette étude, je me permettrai de citer ici Le Guern : « Il me semble naturel de passer sans transition de Quintilien à Valladier. Tout ce qui est dans Valladier est dans Quintilien, littéralement. Si, entre-temps, des progrès ont été accomplis, ils ont été rejetés dans l’oubli le plus profond, et la réflexion de notre rhétorique classique prolonge sans solution de continuité celle de Quintilien » (1976, 53). |
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⇧2 | Dans tous les exemples authentiques numérotés, sauf précision explicite de ma part, les segments qui jouent le rôle de foyer tropique sont soulignés en caractères italiques. |
⇧3 | Fontanier réserve le terme de « figure de pensée » à d’autres procédés qui ne vont pas nous intéresser dans cette étude car ils sont quant à eux tout à fait étrangers à la question des tropes. |
⇧4 | Je me contente pour l’instant de définir très sommairement le fait de communiquer une pensée comme le fait de chercher à faire croire à la vérité d’une forme propositionnelle. Il reste bien évidemment à préciser ce qu’il faut entendre par une pensée exprimée, assimilée au sens littéral d’un énoncé, par opposition à une pensée assimilée à un sens figuré. |
⇧5 | Je reviendrai par la suite sur cette distinction entre, d’une part, ce que nous appellerons la signification d’une phrase, d’une expression ou d’un mot (une forme conceptuelle associée, indépendamment de tout contexte, à une unité lexicale ou à une structure syntaxique) et, d’autre part, le sens d’un énoncé d’une phrase, ce que le locuteur exprime et prétend communiquer (un ensemble de propositions auxquelles on ne peut accéder indépendamment d’un contexte). |