Les énon­cés tro­piques comme conflit conceptuel

Si l’analyse de Searle, mal­gré cer­taines for­mu­la­tions ambi­guës, peut être assi­mi­lée à une concep­tion des tropes comme figures de pen­sée, cer­taines approches récentes comme celle de Tam­ba-Mecz (1981), par exemple, qui s’inspire direc­te­ment de Brook-Rose (1958), conti­nuent à par­ler de mots ou de phrases méta­pho­riques sans faire pour autant allu­sion à un trans­fert concep­tuel. Ain­si l’approche de Pran­di (1992) notam­ment — la der­nière en date et la plus éla­bo­rée par­mi les approches récentes de la méta­phore — se situe à mi-che­min entre une concep­tion des tropes comme figures de mots et comme figures de pen­sée. Tout en pos­tu­lant, comme Searle, que les tropes ne sont pas fon­dés sur un trans­fert de signi­fi­ca­tion, Pran­di sup­pose néan­moins qu’une phrase peut être direc­te­ment et intrin­sè­que­ment res­pon­sable de la nature tro­pique de ses énon­cés. Je lui emprunte les exemples suivants :

(5) La lune rêve.

(6) Les champs dor­maient.

(7) Ce ros­si­gnol nous enchante.

Les exemples (5) et (6) illus­trent ce que Pran­di appelle un trope ponc­tuel dont le foyer est limi­té à une par­tie seule­ment de l’énoncé et dont la struc­ture séman­tique s’étend à un ensemble consti­tué d’un foyer et de son cadre, c’est‑à ‑dire d’un seg­ment lit­té­ral et d’un seg­ment figu­ré. L’exemple (7) en revanche est un trope dif­fus dont le foyer tro­pique s’étend à toute la struc­ture syn­taxi­co-séman­tique de l’énoncé dès lors qu’il réfère par exemple à une jeune fille. Pran­di pré­cise bien que ni le concept asso­cié à un foyer tro­pique ponc­tuel (par exemple l’action de rêver ou de dor­mir), ni la struc­ture concep­tuelle glo­bale d’un trope ponc­tuel (l’action de rêver pour la lune ou de dor­mir pour les champs) ou d’un trope dif­fus (les ver­tus enchan­te­resses d’un ros­si­gnol) ne font ici l’objet d’un trans­fert ou d’une sub­sti­tu­tion. Dans le trope comme ailleurs, les mots et les phrases n’ont qu’une seule et même signi­fi­ca­tion, res­pec­ti­ve­ment assi­mi­lable à un concept ou à une suite de concepts struc­tu­rée syntaxiquement.

Dans l’optique de Pran­di cepen­dant, le trope est fon­dé sur un conflit concep­tuel qui peut être « enra­ci­né dans la struc­ture séman­tique de l’énoncé » (1992, 175) (c’est-à-dire dans le réseau des connexions concep­tuelles lié à la struc­ture lexi­co-syn­taxique de la phrase que l’énoncé réa­lise), conflit qui est par ailleurs réso­lu à un niveau prag­ma­tique, moyen­nant un « tra­vail d’interprétation, repo­sant essen­tiel­le­ment sur des fac­teurs contin­gents, [et qui] ne se charge que de la solu­tion contex­tuelle du conflit » (ibid.). Autre­ment dit, selon Pran­di, contrai­re­ment aux énon­cés ordi­naires dont la pro­cé­dure inter­pré­ta­tive porte sur une struc­ture séman­tique concep­tuel­le­ment non conflic­tuelle, les énon­cés tro­piques donnent lieu à une pro­cé­dure inter­pré­ta­tive qui a pour tâche essen­tielle de résoudre contex­tuel­le­ment un conflit concep­tuel géné­ra­le­ment tout à fait indé­pen­dant du contexte :

Un trope peut être défi­ni, en pre­mière approxi­ma­tion, comme la mise en forme lin­guis­tique d’un conflit entre concepts ou entre sphères concep­tuelles. Son ins­tru­ment cano­nique est l’incohérence dans le conte­nu com­plexe d’un énon­cé, la rup­ture d’isotopie, la contra­dic­tion. La construc­tion d’énoncés contra­dic­toires, et donc de tropes, est l’issue d’une valo­ri­sa­tion spé­ci­fique de l’autonomie réci­proque des struc­tures lin­guis­tiques et des struc­tures concep­tuelles, et plus pré­ci­sé­ment le déca­lage entre le pou­voir de connexion des formes lin­guis­tiques et les soli­da­ri­té entre conte­nus concep­tuels. (1992, 29)

Selon Pran­di, le « type idéal », le cas para­dig­ma­tique de l’énoncé tro­pique, exem­pli­fié en (5), est « carac­té­ri­sé par une dis­tri­bu­tion uni­voque de cadre et de foyer » (idem, 175) qui per­met à l’interprète de loca­li­ser le conflit concep­tuel au niveau d’une contra­dic­tion interne à la struc­ture séman­tique de l’énoncé, sans aucune réfé­rence au contexte. Les exemples (6) et (7) s’écartent quant à eux, en appa­rence tout au moins, de ce modèle, car « l’identification même de la struc­ture du trope com­porte un tra­vail d’interprétation contex­tuelle » (ibid.). En (6), bien que la contra­dic­tion soit éga­le­ment interne à la phrase, la déter­mi­na­tion réci­proque du cadre et du foyer sup­pose un tra­vail d’identification contex­tuelle sus­cep­tible de débou­cher res­pec­ti­ve­ment sur une réso­lu­tion méto­ny­mique (Les êtres peu­plant les champs dor­maient ) ou méta­pho­rique (Les champs sont enve­lop­pés de silence et de paix)[1]Ces deux para­phrases sont pro­po­sées par Pran­di qui envi­sage par ailleurs un troi­sième type de réso­lu­tion résul­tant d’une com­bi­nai­son d’un sujet méto­ny­mique et d’un verbe méta­pho­rique : La végé­ta­tion des champs est sus­pen­due (nous sommes en hiver).. Quant à l’exemple (7), le conflit qu’il com­porte n’est pas interne à la phrase, qui n’est donc pas en elle-même contra­dic­toire. Pour être inter­pré­tée comme un trope, la phrase doit d’abord entrer en contra­dic­tion avec l’identité concep­tuelle du réfé­rent visé, iden­ti­té qui ne peut être éta­blie que rela­ti­ve­ment à un contexte. En consé­quence, et bien que Pran­di recon­naisse que, dans cer­tains cas mar­qués, la contra­dic­tion ne puisse être éla­bo­ré indé­pen­dam­ment d’un contexte, le trope est néan­moins tou­jours carac­té­ri­sé à un niveau pure­ment concep­tuel, c’est-à-dire pré- pro­po­si­tion­nel, qui a pour consé­quence indi­recte de com­plexi­fier la pro­cé­dure inter­pré­ta­tive de l’énoncé. Dans cette pers­pec­tive, le trope n’a pas, à pro­pre­ment par­ler, de sens lit­té­ral, qui serait l’objet d’un trans­fert méta­pho­rique. L’interprète se contente de per­ce­voir un conflit lié à cer­taines res­tric­tions com­bi­na­toires entre concepts, conflit qu’il s’attache ensuite à résoudre en accé­dant à un sens pro­po­si­tion­nel qui ne peut être dit figu­ré que par oppo­si­tion au sens ordi­naire d’un énon­cé, lequel n’a jamais pour fonc­tion de résoudre une telle contradiction.

Cette concep­tion des tropes ne sup­pose donc aucun trans­fert concep­tuel, aucune modi­fi­ca­tion de la signi­fi­ca­tion des mots, des expres­sions ou des phrases méta­pho­riques, mais elle sti­pule néan­moins que la méta­phore relève de la signi­fi­ca­tion des mots et des phrases avant de concer­ner le sens des énon­cés. Selon Pran­di, les phrases méta­pho­riques com­portent un conflit concep­tuel qui a des réper­cus­sions sur la pro­cé­dure inter­pré­ta­tive de leurs énon­cés dont la tâche est alors pré­ci­sé­ment de trans­cen­der ce conflit concep­tuel pour accé­der à une inter­pré­ta­tion pro­po­si­tion­nelle non conflic­tuelle. Dans cette pers­pec­tive, les énon­cés tro­piques ont une seule et même signi­fi­ca­tion et n’ont qu’un seul sens, mais cette signi­fi­ca­tion est conflic­tuelle et le sens résulte ain­si d’une pro­cé­dure inter­pré­ta­tive plus com­plexe que celle d’un énon­cé ordi­naire. C’est essen­tiel­le­ment sur ce der­nier point que l’analyse de Pran­di se dis­tingue des approches d’inspiration cog­ni­ti­viste — actuel­le­ment très en vogue — comme celles de Lakoff et John­son (1980), pour qui la méta­phore est un pro­cé­dé inhé­rent à l’élaboration de la plu­part des phrases de la langue[2]Voir éga­le­ment à ce sujet Diller (1991) ain­si que Mœschler (1991)..

Dans les grandes lignes, Lakoff et John­son conçoivent la méta­phore comme une acti­vi­té men­tale, plu­tôt que spé­ci­fi­que­ment lan­ga­gière, qui a des réper­cus­sions indi­rectes sur la signi­fi­ca­tion des phrases. Les méta­phores ver­bales seraient la trace d’un phé­no­mène beau­coup plus fon­da­men­tal, lié à la façon dont nous éla­bo­rons concep­tuel­le­ment nos pen­sées com­plexes et abs­traites à l’aide de notions plus simples et plus concrètes. Le conflit concep­tuel sur lequel se fonde la méta­phore peut alors être assi­mi­lé à toute forme de coïn­ci­dence par­tielle entre deux notions, dont l’une per­met d’appréhender l’autre méta­pho­ri­que­ment afin de spé­ci­fier concep­tuel­le­ment une pen­sée que l’on sou­haite com­mu­ni­quer à un niveau pro­po­si­tion­nel. Comme le sou­tient éga­le­ment Pran­di, un concept méta­pho­rique est tou­jours par­tiel­le­ment inadé­quat rela­ti­ve­ment à la forme concep­tuelle de la phrase où il figure et à l’identité concep­tuelle de son réfé­rent. Lakoff et John­son illus­trent notam­ment la méta­phore à par­tir de l’exemple sui­vant qui consiste à assi­mi­ler concep­tuel­le­ment le temps à de l’argent (méta­phore que l’on retrouve selon eux dans diverses expres­sions comme épar­gner, gagner, perdre du temps, etc.) :

Il est impor­tant de com­prendre que la struc­tu­ra­tion méta­pho­rique impli­quée ici est par­tielle et non totale. Si elle était totale, un concept en serait réel­le­ment un autre, au lieu d’être seule­ment com­pris en fonc­tion d’un autre. Par exemple, le temps n’est pas vrai­ment de l’argent. Si vous don­nez de votre temps pour essayer de faire quelque chose et que vous n’obtenez aucun résul­tat, on ne peut pas vous rendre votre temps. Il n’y a pas de banques où dépo­ser votre temps. Je peux vous don­ner beau­coup de mon temps mais vous ne pou­vez me rendre ce temps-là, quoique vous puis­siez me redon­ner le même quan­ti­té de temps. Un concept méta­pho­rique est donc tou­jours par­tiel­le­ment inadé­quat. (1980, 22–23)

A plu­sieurs reprises, Lakoff et John­son insistent sur le fait que « notre sys­tème concep­tuel ordi­naire, qui nous sert à pen­ser et à agir, est de nature fon­da­men­ta­le­ment méta­pho­rique » (idem, 14). Les faits que ces der­niers conçoivent comme méta­pho­riques peuvent être iden­ti­fiés à l’ensemble des approxi­ma­tions concep­tuelles qui nous per­mettent d’appréhender les notions sur les­quelles se fondent nos pen­sées. La plu­part des phrases que l’on construit com­portent en effet cer­taines approxi­ma­tions, géné­ra­le­ment incons­cientes, qui font de cette « méta­phore concep­tuelle » une sorte de norme en matière de concep­tua­li­sa­tion et donc indi­rec­te­ment d’expression et de com­mu­ni­ca­tion ver­bale. Contrai­re­ment à Lakoff et John­son, Pran­di prend soin d’assimiler la méta­phore à un conflit qui per­turbe ouver­te­ment notre appré­hen­sion onto­lo­gique de la réa­li­té et est donc impu­té par l’interprète à une inten­tion méta­pho­rique ou méto­ny­mique du locu­teur. Si l’approche de Lakoff et John­son tend à neu­tra­li­ser com­plè­te­ment la spé­ci­fi­ci­té habi­tuel­le­ment attri­buée aux énon­cés méta­pho­riques en assi­mi­lant ces der­niers à l’ordre de la plus stricte lit­té­ra­li­té, celle de Pran­di tend au contraire à la pré­ser­ver. A ses yeux, « l’interprète d’un énon­cé tro­pique est appe­lé à jus­ti­fier l’énonciation d’un conflit entre concepts. […] Si l’interprétation des tropes pré­sente des carac­tères exclu­sifs, ces carac­tères sont à cher­cher dans les contraintes que le sup­plé­ment de struc­ture, dans son arti­cu­la­tion spé­ci­fique, impose au tra­vail d’inférence » (1992, 11).

Il faut sans doute adop­ter, à l’égard de ce genre d’approches, une atti­tude plus nuan­cée que celle qui me fit reje­ter uni­la­té­ra­le­ment une concep­tion des tropes comme figures de mots et trans­fert concep­tuel. Sans contes­ter le fait que cer­taines méta­phores ou méto­ny­mies com­portent une contra­dic­tion ou tout au moins une approxi­ma­tion séman­tique qui exige d’être réso­lue dans l’interprétation, il faut pré­ci­ser néan­moins qu’une telle contra­dic­tion ou approxi­ma­tion ne sau­rait sus­ci­ter spon­ta­né­ment une inter­pré­ta­tion méta­pho­rique ou méto­ny­mique. Sans même tenir compte (pour l’instant) des énon­cés hyper­bo­liques et iro­niques qui sont à mes yeux éga­le­ment des tropes bien qu’ils ne soient que rare­ment ana­ly­sables comme le lieu d’un conflit de cette nature, deux rai­sons essen­tielles me poussent à mettre en cause le sta­tut que Pran­di attri­bue à la notion de conflit concep­tuel dans l’interprétation des tropes. La pre­mière (annexe dans ce débat) tient au fait que n’importe quel énon­cé dont la struc­ture séman­tique semble contra­dic­toire peut fort bien faire l’objet d’une inter­pré­ta­tion lit­té­rale, à condi­tion d’admettre qu’il réfère non au monde réel mais à un monde contre­fac­tuel (ima­gi­naire ou mer­veilleux). Sur ce point, l’analyse de Pran­di ne per­met pas, ni celle de Lakoff et John­son d’ailleurs, de sor­tir de la dif­fi­cul­té sou­li­gnée notam­ment par Cohen dans les termes sui­vants : « Si l’arbre chu­chote est un écart lin­guis­tique, qui sus­cite comme tel la réduc­tion méta­pho­rique, com­ment le dis­tin­guer de l’arbre qui parle, des contes de fées, qui exige, lui, la lit­té­ra­li­té et repousse la méta­phore ?» (1966, 110). La seconde (cen­trale dans ce débat) tient au fait que tout énon­cé tro­pique a non seule­ment un sens figu­ré mais un sens lit­té­ral, de nature pro­po­si­tion­nelle, qui n’a certes pas le même sta­tut que le sens d’un énon­cé ordi­naire, mais qui se charge néan­moins de ce que l’on appelle habi­tuel­le­ment l’«image », par exemple méta­pho­rique, avant de per­mettre à l’interprète d’accéder indi­rec­te­ment à un sens figu­ré. J’aborderai ici briè­ve­ment la pre­mière de ces deux ques­tions. La seconde nous occu­pe­ra ensuite jusqu’au terme de cette étude qui a pré­ci­sé­ment pour objec­tif de décrire la pro­cé­dure inter­pré­ta­tive des énon­cés tro­piques et notam­ment ironiques.

Un énon­cé comme La lune rêve, selon le contexte envi­sa­gé, peut être inter­pré­té comme un énon­cé tro­pique ou ordi­naire. Dans le pre­mier cas, l’interprète consi­dère que l’énoncé réfère au monde réel — où la lune est un astre, notre satel­lite — et l’énoncé ne peut alors être inter­pré­té que comme un énon­cé tro­pique où ce qui est expri­mé n’est ni direc­te­ment ni inté­gra­le­ment com­mu­ni­qué par le locu­teur. Dans le second cas en revanche, l’interprète consi­dère que l’énoncé réfère à un monde ima­gi­naire et contre­fac­tuel — où la lune est un être doué de la facul­té de rêver — et l’énoncé est inter­pré­té de manière tout à fait lit­té­rale, même s’il ne réfère pas au monde réel. Cette facul­té qu’ont la méta­phore et la méto­ny­mie d’être conver­ties en énon­cé ordi­naire, bien que fan­tas­tique — cette espèce d’ambiguïté fon­da­men­tale de la méta­phore et de la méto­ny­mie — a été sou­vent rele­vée par les théo­ri­ciens de la lit­té­ra­ture[3]Voir notam­ment Todo­rov (1970, 80–96).. Elle est d’ailleurs fré­quem­ment exploi­tée dans le récit fan­tas­tique. Dans La Vénus D’Ille , par exemple, Méri­mée fait dire à Alphonse qui est sur le point de se marier et qui s’inquiète d’avoir lais­sé la bague de sa fian­cée au doigt d’une sta­tue : Ils m’appelleraient le mari de la sta­tue. Dans la bouche d’Alphonse (et dans l’esprit du lec­teur à ce moment du dérou­le­ment de la lec­ture), l’expression le mari de la sta­tue est per­çue et inter­pré­tée comme méta­pho­rique, mais à la fin du récit, lorsque la sta­tue, après avoir replié son doigt pour rete­nir la bague, vient nui­tam­ment étouf­fer le mal­heu­reux dans une vigou­reuse étreinte, l’expression en ques­tion reçoit alors une tout autre inter­pré­ta­tion. Envi­sa­geons à ce sujet l’exemple sui­vant, tiré d’un récit de rêve de Des­nos. Dans un cadre réa­liste, le pas­sage sou­li­gné pour­rait être, à la rigueur, inter­pré­té comme méta­pho­rique (ce serait le seul moyen de lui don­ner un sens), mais c’est ici une inter­pré­ta­tion tout à fait ordi­naire qui s’impose, étant don­né qu’il s’agit d’un rêve :

(8) […] je m’engageai dans la rue des Pyra­mides. Le vent appor­tait des feuilles arra­chées aux arbres des Tui­le­ries et ces feuilles tom­baient avec un bruit mou. C’étaient des gants ; gants de toutes sortes, gants de peau, gants de Suède, gants de fil longs. […] De temps à autre, plus lour­de­ment qu’un météore à fin de course, tom­bait un gant de boxe. (Des­nos, La Liber­té ou l’amour)

Ce genre d’observation révèle, tout en attri­buant dif­fé­rentes fina­li­tés prag­ma­tiques à la notion de conflit concep­tuel, que cette notion ne suf­fit pas à carac­té­ri­ser les énon­cés tro­piques. La struc­ture équa­tive de la phrase (ces feuilles […]. C’étaient des gants) com­porte un conflit concep­tuel qui a pour fonc­tion, non d’être trans­cen­dé et réso­lu dans l’interprétation, mais de redes­si­ner les fron­tières de nos caté­go­ries onto­lo­giques, pour nous faire appré­hen­der un monde où les feuilles sont des gants, où ces notions se confondent sans contra­dic­tion ou approxi­ma­tion d’aucune sorte[4]Voir à ce sujet Gol­lut (1993).. De même qu’une méta­phore ou une méto­ny­mie, un énon­cé ordi­naire décri­vant un monde contre­fac­tuel com­porte une inadé­qua­tion concep­tuelle qui, à terme, n’a pas à être réha­bi­li­tée dans l’interprétation puisqu’elle vise à appré­hen­der, pré­ci­sé­ment, un monde contre­fac­tuel. Or l’interprétation des énon­cés tro­piques repose à mon sens éga­le­ment sur la construc­tion d’un monde contre­fac­tuel avant de décrire le monde réel. Ce n’est qu’indirectement, après avoir pris connais­sance de l’intention du locu­teur de faire image, de défor­mer le monde réel à l’image, pré­ci­sé­ment, d’un monde contre­fac­tuel, que l’interprète peut appré­hen­der ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment à tra­vers un énon­cé tro­pique. Ce n’est pas à un niveau concep­tuel propre à la signi­fi­ca­tion de cer­taines phrases concep­tuel­le­ment conflic­tuelles ou approxi­ma­tives, mais à un niveau pro­po­si­tion­nel propre à l’interprétation de cer­tains énon­cés en contexte que se mani­feste le carac­tère méta­pho­rique, hyper­bo­lique ou iro­nique d’un énoncé.

 

Notes

Notes
1 Ces deux para­phrases sont pro­po­sées par Pran­di qui envi­sage par ailleurs un troi­sième type de réso­lu­tion résul­tant d’une com­bi­nai­son d’un sujet méto­ny­mique et d’un verbe méta­pho­rique : La végé­ta­tion des champs est sus­pen­due (nous sommes en hiver).
2 Voir éga­le­ment à ce sujet Diller (1991) ain­si que Mœschler (1991).
3 Voir notam­ment Todo­rov (1970, 80–96).
4 Voir à ce sujet Gol­lut (1993).