Une première approche pragmatique des procédés tropiques
Pour saisir ce qui permet de reconnaître et d’interpréter un énoncé tropique, il faut considérer que ce type d’énoncé a un sens littéral, formellement équivalent à celui d’un énoncé ordinaire référant à un monde contrefactuel, mais dont le statut énonciatif est tout à fait différent puisque l’énoncé réfère, en fait, au monde réel. L’interprétation d’un énoncé métaphorique ou métonymique doit être conçue, à un niveau littéral, comme celle d’un énoncé ordinaire (éventuellement fantastique), à ceci près — mais cette nuance est ici fondamentale — que le locuteur signale alors ouvertement, à partir de la fausseté manifeste de ce qu’il exprime, son intention de ne pas communiquer littéralement ou expressément sa pensée, mais de la communiquer figurément. Ce qui est exprimé littéralement dans un énoncé tropique, le sens littéral d’un tel énoncé, n’est ainsi que prétendument pris en charge par le locuteur, pour être finalement relayé dans l’interprétation par un sens figuré, assimilé à ce qui est communiqué.
Lausberg (1963, 35- 36), célèbre compilateur de la tradition rhétorique, souligne que les figures de pensée sont à mettre au compte de ce qu’il appelle le « dictus subtilis » (l’ironie) et le « dictus figuratus » (l’allégorie). Contrairement alors à ce qui se produit dans le « dictus simplex » (la communication littérale), l’intention informative du locuteur (« consilium ») ne coïncide pas avec ce qui est exprimé dans l’énoncé (« thema ») qui doit être reconnu comme faux. Lausberg parle à ce sujet de l’opacité (« obscuritas ») de ce qui est exprimé à l’égard de ce qui est communiqué. Voici le commentaire que la lecture de Lausberg inspire à Bange(1976) :
Le « dictus simplex » repose sur l’adéquation de « consilium » et « thema », sur la sincérité du locuteur, c’est-à-dire sur la conviction de la vérité de ce qui est dit. C’est une affirmation de la vérité, rendue possible par la transparence du discours (« perspicuitas »). Ce type de discours impose son évidence naturelle à l’auditeur qui se trouve en position de pure réception. C’est un discours dans lequel le « dire » tend à disparaître dans le « dit » assimilé à la réalité.
A cette véracité s’oppose la non-véracité (« non verum consilium ») du discours ironique et du discours symbolique [allégorique] qui reposent, au contraire, sur une certaine opacité de la communication (« obscuritas ») et jouent de certaines formes d’ambiguïté repérables par le récepteur, qui se trouve invité à prendre une part active supplémentaire (décodage discursif en plus du décodage linguistique) à la construction de la signification et acquiert un statut de véritable interlocuteur. Il s’agit donc d’une forme de discours qui met en scène le processus de communication et d’édification du sens dans l’interaction, au lieu de le masquer derrière une énonciation réputée objective, c’est-à-dire transparente. (Bange, 1976, 64)
Lorsque la communication est littérale, la procédure interprétative tend à attribuer à l’énoncé un sens précisément littéral, où ce qui est exprimé peut être reconnu comme vrai et coïncide avec la pensée que le locuteur cherche à communiquer. Dans ce cas, ce qui est exprimé est transparent et se confond avec ce qui est communiqué. Lorsque la communication est figurée, en revanche, ce qui est exprimé dans l’énoncé est opaque et doit être en quelque sorte relayé dans l’interprétation par un sens figuré, assimilé à ce qui est communiqué. Dans ce cas, le locuteur signale, à partir de la « non- véracité » de ce qu’il exprime, son intention à la fois de ne pas communiquer ce qu’il exprime (le sens littéral), et de communiquer autre chose (le sens figuré). C’est alors précisément l’opacité de ce qui est exprimé, due au fait que le locuteur exprime quelque chose de manifestement faux, qui permet à ce dernier de signaler son intention métaphorique, hyperbolique ou ironique[1]Ce point est important et j’y reviendrai à plusieurs reprises. De même que la fièvre signale certaines maladies, la fausseté manifeste de ce qui est exprimé dans un énoncé tropique fonctionne comme le symptôme d’une intention métaphorique, hyperbolique ou ironique du locuteur, qui consiste notamment à faire entendre que ce qui est exprimé, en vertu précisément de sa fausseté manifeste, ne coïncide pas littéralement avec ce qui est communiqué.. La nature tropique de l’énoncé ne saurait être appréhendée par l’interprète qu’en fonction d’un contexte, à partir de l’opacité d’une forme propositionnelle dont la fausseté est évidente pour les interlocuteurs. Contrairement à ce que soutient Prandi, une telle appréhension a pour objet la fausseté manifeste d’une forme propositionnelle, et non un réseau de connexions conceptuelles, fussent-elles conflictuelles.
Ce qui est exprimé dans tout énoncé tropique est manifestement faux et le locuteur signale ainsi ouvertement son intention de ne pas chercher à faire croire, c’est-à-dire, au sens technique, de ne pas prétendre communiquer ce qu’il exprime. Ce faisant, le locuteur impose à l’interprète de traiter l’énoncé comme un trope — et non comme un énoncé ordinaire — ce qui l’amène à effectuer essentiellement deux opérations distinctes, à deux niveaux différents. Au niveau de leur sens littéral et de ce que je désignerai par la suite, en jouant sur le mot, comme la composante expressive des énoncés tropiques, l’interprète est amené à considérer que le locuteur fait image, qu’il déforme le monde réel en le décrivant comme s’il s’agissait d’un monde contrefactuel. A ce premier niveau le locuteur se contente de communiquer qu’il ne communique pas ce qu’il exprime, que le sens littéral de son énoncé vise seulement à faire image et de ce fait opacifie temporairement ce qu’il cherche à communiquer. Ce n’est qu’à un second niveau, dont relève ce que j’appellerai la composante informative de tout énoncé tropique, que l’interprète est invité à supposer que le locuteur cherche néanmoins à communiquer un sens figuré auquel il est possible d’accéder moyennant une décomposition du sens littéral et de l’image véhiculée. On peut ainsi réconcilier, comme deux fonctions simultanées des énoncés métaphoriques, ce que Prandi conçoit comme des phénomènes exclusifs lorsqu’il oppose « l’expression métaphorique de la vérité » (la métaphore comme trope) — qui « demande en dernière instance la mise en place de conditions de vérité cohérentes lors de l’énonciation, et donc l’accessibilité d’une paraphrase cohérente » (1992, 188) — à « l’expression d’une vérité métaphorique »[2]Voir également à ce sujet Ricœur (1975, 310–321). (qui relève à ses yeux du langage poétique et n’a rien à voir avec le trope).
Dans la sphère de la création esthétique, nous pouvons ensuite faire place, en la distinguant rigoureusement de l’expression tropique d’une vérité cohérente, à une forme de vérité en elle-même essentiellement métaphorique, expression d’états de choses irréversiblement contradictoires quoique intuitivement recevables. La vérité métaphorique n’est ni motivable factuellement comme la vérité empirique, ni argumentable rationnellement comme les vérités nouméniques : elle est simplement exhibée en vue d’une réception empathique. L’élan vers une vérité en tant que telle métaphorique — où la métaphore s’installe au cœur même de la vérité visée — se distingue donc radicalement de l’expression tropique d’une vérité empirique ou nouménique. (ibid.)
A mon sens, tout énoncé métaphorique ou tropique en général est relié d’une part, en vertu de son sens littéral et de sa composante expressive, à une « vérité métaphorique », et d’autre part, en vertu de son sens figuré et de sa composante informative, à une « vérité empirique » (vérifiable) ou « nouménique » (démontrable rationnellement). Malgré le conflit conceptuel qui lui est sous-jacent, un énoncé métaphorique est ainsi interprété jusqu’à un niveau propositionnel pour aboutir au moins à une proposition manifestement fausse mais susceptible néanmoins d’être potentiellement vérifiée dans un monde contrefactuel, irrationnel, ou, tout simplement, pour quelqu’un qui aurait une vision déformée du monde réel. Une vérité métaphorique est une vérité « fausse », si j’ose dire, à laquelle le locuteur ne croit pas et dont il ne cherche pas à persuader l’interprète, mais qui est comme orientée vers une vérité potentielle liée à un monde irréel ou à une perception subjective et illusoire du monde réel. Contrairement à ce que soutient Prandi, la notion de vérité métaphorique, bien qu’elle n’ait en effet aucun rapport avec le sens figuré et la composante informative des énoncés tropiques, concerne toujours en revanche leur sens littéral et leur composante expressive.
Dans la perspective adoptée désormais — qui étend, je le rappelle, à l’ensemble des tropes l’analyse que les Anciens attribuaient exclusivement aux figures de pensées — tout énoncé tropique est donc interprété selon une procédure « normale » (au sens de littérale) jusqu’à un niveau propositionnel où se manifeste l’intention du locuteur de faire image et de communiquer figurément sa pensée. Les énoncés tropiques ont par conséquent un sens littéral, qui résulte d’une procédure interprétative tout à fait ordinaire, mais dont le statut énonciatif est particulier puisqu’il vise à être reconnu comme manifestement faux de manière à faire image et à être ensuite relayé par un sens figuré. Contrairement à Prandi et à Lakoff et Johnson, je dirais qu’en (4), par exemple, avant de faire entendre quelque chose de cohérent à propos de la Suisse et du droit de référendum, le locuteur met en scène une image de la Suisse qu’il ne prend pas réellement à son compte, qu’il ne cherche pas à communiquer comme il le ferait s’il s’agissait de décrire un monde fantastique, mais que l’interprète doit néanmoins élaborer jusqu’à un niveau propositionnel pour pouvoir ensuite accéder indirectement à ce qui est finalement communiqué. Les métaphores ci ‑dessus font apparaître, me semble- t‑il, que pour accéder à un sens figuré l’interprète ne saurait se contenter de percevoir un conflit conceptuel — entre la notion de corset et celle de loi, par exemple — mais est bel et bien amené à se figurer un monde contrefactuel où la Suisse est présentée comme une femme que son corset empêche de respirer. En (3), de manière peut-être plus spectaculaire encore, un sort analogue est infligé à certains hommes politiques français que l’interprète doit se représenter en train de courir, et puis de pêcher à la ligne dans le Rubicon, avant de pouvoir reconstituer ce qui est communiqué figurément. En (1) et (2), de la même manière, l’interprète doit nécessairement se figurer un toit parcouru par des oiseaux en forme de voiles, et une pensée sautant et se blottissant sur les genoux de Swann. Ce n’est qu’indirectement, en analysant ce qui est ouvertement présenté comme des images déformantes, irréalistes, de la réalité, que l’interprète peut espérer circonscrire en connaissance de cause ce qui est communiqué figurément par le locuteur :
(1) Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies / Ce toit tranquille où picoraient des focs ! (Valéry, Le Cimetière marin)
(2) […] la pensée constante d’Odette donnait aux moments où il était loin d’elle le même charme particulier qu’à ceux où elle était là. Il montait en voiture mais il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps et s’installait sur ses genoux comme une bête aimée qu’on emmène partout et qu’il garderait avec lui à table, à l’insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle […]. (Proust, A la recherche du temps perdu)
(3) L’opposition n’est faite aujourd’hui que de quelques agités, hardis dans la parole, qui courent vers le Rubicon… et s’arrêtent au bord pour y pêcher. (Raymond Barre, interview, TF1)
(4) En s’attaquant, sans avoir l’air d’y toucher, au droit de référendum, le ministre de la Justice a voulu briser l’un des corsets qui empêchent la Suisse de respirer à pleins poumons l’air du large. (Le Nouveau Quotidien)
C’est toujours en vertu de la fausseté manifeste de ce qui est exprimé que l’énoncé tropique devient provisoirement opaque aux yeux de l’interprète, et que celui-ci est à même de reconnaître l’intention du locuteur à la fois de faire image, et de recourir à un mode de communication figurée, susceptible d’instaurer indirectement la vérité de l’énoncé en question. En allant vite, on peut dire que les énoncés tropiques sont vrais figurément étant donné qu’ils sont manifestement faux littéralement. Comme le relèvent Perelman et Olbrechts-Tyteca, « puisque le discours ne peut être que véridique, en raison de la qualité de celui dont il émane, il faut que le lecteur retrouve le thème, l’esprit du phore qui correspondrait aux intentions de l’auteur » (Perelman, 1970, 516). Cité à ce sujet par Perelman, Pascal déclarait dans ses Pensées que « quand la parole de Dieu, qui est véritable, est fausse littéralement, elle est vraie spirituellement. Sede a dextris meis, cela est faux littéralement ; donc cela est vrai spirituellement » (1962, 130). Puisque Dieu ne peut être soupçonné d’erreur ou de mensonge, la fausseté occasionnelle de ses paroles ne saurait donc être définie que comme le symptôme de son intention de communiquer figurément sa pensée.
Une telle approche semble tout à fait en adéquation avec la conception de la communication défendue par Grice (1979), où une règle pragmatique fondamentale, une maxime dite de « qualité », permet à l’interprète de dériver ce que le locuteur souhaite communiquer implicitement à travers un énoncé. Dans ce cadre, après avoir imputé au locuteur une intention manifeste de communiquer un certain nombre d’informations, pour la plupart implicites, l’interprète est alors en mesure de dériver ces informations en vertu notamment de cette maxime de qualité qui stipule que le locuteur croit à la vérité de ce qui est explicité dans son énoncé, qu’il s’engage à ne formuler explicitement que ce qu’il croit être vrai. Pour rendre compte des procédés tropiques, Grice précise encore que cette maxime peut être soit respectée, soit au contraire bafouée ostensiblement pour les besoins de la communication. Lorsque ce qui est explicité peut effectivement être reconnu comme vrai, la maxime de qualité est respectée et la communication est littérale. Mais lorsque ce qui est explicité est faux, l’interprète est alors engagé à décider si la fausseté en question est accidentelle, due à une erreur ou à un mensonge, ou au contraire manifeste, ouverte, et de ce fait symptomatique d’une intention hyperbolique, métaphorique ou ironique. C’est l’impossibilité de prêter au locuteur une intention de tromper ostensiblement celui à qui il s’adresse qui engage l’interprète à chercher un sens implicite, ou figuré, susceptible d’être assimilé à ce qui est réellement communiqué. Selon Grice, si la maxime de qualité — à l’instar des autres maximes qu’il définit — peut ainsi être violée ouvertement, c’est qu’il existe un principe supérieur, quant à lui inviolable, dit « de coopération », qui dirige toute procédure interprétative en stipulant que le locuteur doit être coopératif et ne saurait donc notamment se présenter comme cherchant à tromper son interlocuteur, quelle que soit la fausseté de ce qui est explicité dans sa parole.
Selon Grice, le trope donne lieu à une « implicitation conversationnelle » (1979) déclenchée par une violation ostensible de la maxime de qualité, implicitation qui peut être rapprochée d’autres formes de communication indirecte, liées à la violation de différentes maximes « conversationnelles »[3]Le caractère indirect des implicitations en question n’est pas seulement dû à leur nature implicite, mais au fait qu’elles sont liées précisément à la violation d’une règle (et non à sa simple application). En ce sens, comme le précise Récanati (1981, 214), les tropes relèvent de la catégorie générale des actes de langage indirects, c’est-à-dire des actes de langage dérivés « conversationnellement » à partir de la réalisation d’un acte illocutionnaire primitif, dont les conditions de satisfaction ne sont pas remplies.. Le langage comprendrait ainsi plusieurs espèces d’implicitations indirectes liées à la violation de ces maximes. Grice instaure, par exemple, en plus de sa maxime de qualité, une maxime de « quantité » selon laquelle les informations délivrées explicitement par le locuteur ne doivent être ni trop nombreuses et détaillées, ni trop sommaires, relativement à ce qui est requis, maxime qui peut être également transgressée, selon les besoins de la communication. L’un des exemples proposés concerne un professeur de philosophie qui recommande un étudiant à un collègue dans les termes suivants, omettant de parler de ses qualités de philosophe : Untel a été très assidu à mes séminaires, et il maîtrise parfaitement la langue française. Si l’on admet que le professeur en question maîtrise quant à lui les principes de la communication, il faut alors considérer qu’il a bafoué ouvertement la maxime de quantité afin de véhiculer implicitement au moins une information supplémentaire, défavorable à l’étudiant.
Parmi les formes de communication indirecte, les tropes se caractérisent par une violation de la maxime de qualité, violation qui a pour effet de neutraliser ce qui est explicité. Contrairement en effet à ce qui se passe, par exemple, dans le cas de la lettre de recommandation, ce qui est alors communiqué implicitement ne vient pas enrichir le sens littéral en s’y juxtaposant. Le sens figuré ne s’ajoute pas au sens littéral, il s’y substitue, comme le seul sens voulu par le locuteur. Les tropes donnent lieu à une procédure interprétative consistant à neutraliser un sens premier pour aboutir au « vrai » sens de l’énoncé. Cette dernière observation n’est pas due à Grice lui-même, mais à Wilson et Sperber (1979, 82–83), qui font apparaître que la catégorie générale des « implicitations conversationnelles » n’est pas homogène, puisqu’elle comprend d’une part les sous- entendus, qui s’ajoutent à ce qui est explicité, et d’autre part les sens figurés, qui s’y substituent[4]Voir également à ce sujet les commentaires de Récanati (1981, 214–216).. Bien que ces derniers amorcent ici une critique justifiée de la conception gricéenne, je précise d’emblée que les tropes se caractérisent bel et bien à mes yeux comme un procédé consistant notamment à substituer un sens figuré à un sens littéral dont la fausseté est manifeste, dans le contexte où l’énoncé est interprété. Ce n’est pas sur ce dernier point que l’analyse de Grice me paraît contestable.
En ce qui concerne les énoncés tropiques en particulier, la principale faiblesse de l’analyse gricéenne tient au fait que les jugements de vérité dans l’interprétation des énoncés ne portent jamais exclusivement sur ce qui est explicité. Pas plus que toute autre maxime associée à un principe de coopération et à une intention manifeste de communiquer imputée au locuteur, la maxime de qualité ne saurait donc stipuler que ce qui est explicité dans un énoncé doit être vrai, car la forme propositionnelle explicite d’un énoncé ne saurait jamais être appréhendée indépendamment d’un certain nombre d’effets contextuels implicites, de sous-entendus précisément. Malgré ce qui peut sembler intuitivement adéquat dans les principes de Grice, il est tout à fait inutile et même illégitime de considérer qu’il existe différentes maximes visant à garantir l’accès à ce qui est implicite à partir de l’explicite. Nous reviendrons bientôt sur cette affirmation qui demande à être justifiée, mais je précise d’emblée que le sens littéral de n’importe quel énoncé, tropique ou ordinaire, n’est jamais limité à son contenu propositionnel explicite. Certes un sens littéral est plus directement contraint par la forme linguistique d’un énoncé qu’un éventuel sens figuré, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il doive être assimilé à une forme propositionnelle explicite, calquée sur la forme conceptuelle de la phrase réalisée. Ce que le locuteur exprime, ce qui doit être reconnu comme faux dans le cas d’un énoncé tropique, est composé en grande partie d’informations implicites.
Instaurer une maxime de qualité ou de sincérité destinée à garantir la vérité de ce qui est explicité pose en fait beaucoup plus de problèmes que cela n’en résout. Outre les confusions que cette hypothèse entraîne à propos de la notion de sens littéral, la façon dont on pourra ensuite rendre compte de ce qui permet à l’interprète d’accéder à un sens figuré devient désormais problématique. Une maxime de qualité ou de sincérité permettrait à la rigueur de fonder les procédés tropiques sur l’intention ouverte du locuteur de ne pas communiquer ce qui est explicité (et de donner ainsi une certaine substance à la notion d’image métaphorique ou hyperbolique), mais sans nous éclairer sur le déroulement de la procédure qui permet d’accéder, dans ces conditions, à un sens figuré. Cette tâche devrait alors fatalement être dévolue à d’autres règles pragmatiques, articulées avec la précédente à travers un algorithme (sans doute différent pour chaque espèce de trope). Voyons à ce sujet comment Searle (1982) — qui raisonne à partir d’un ensemble d’hypothèses assez analogues à celles de Grice — conçoit la procédure interprétative d’un exemple comme (9) :
(9) Richard est un gorille.
Pour Searle — je simplifie son analyse — une telle procédure comprend au moins trois étapes, dont la première est associée au principe suivant : « Quand l’énonciation prise littéralement est défectueuse, [il faut] rechercher un sens d’énonciation qui diffère du sens de la phrase » (1982, 153). Searle prétend ainsi rendre compte de ce qui permet à l’interprète « de déterminer au préalable s’il doit ou non chercher une interprétation métaphorique pour l’énonciation » (ibid.). Après avoir franchi cette première étape, la procédure qui permet à l’interprète de comprendre « que le locuteur veut dire S est R en disant métaphoriquement S est P » (idem, 151) repose encore sur au moins deux principes ad hoc, qui l’engagent successivement à passer en revue les propriétés de P, et à sélectionner celles qui sont susceptibles d’être candidates à la valeur R, c’est-à-dire d’être attribuées à l’objet S. Pour interpréter Richard est un gorille, après avoir reconnu la fausseté manifeste de ce qui est alors explicité ainsi que l’intention métaphorique qui en découle, il faut donc 1° passer en revue les propriétés du gorille et 2° décider s’il est plus vraisemblable que le locuteur ait cherché à désigner le torse poilu, la force, la stature, la brutalité, le front bas de Richard ou, encore, son goût immodéré pour les bananes, son plaisir à grimper aux arbres, etc. Or si les opérations en question correspondent sans doute à différents aspects d’un raisonnement susceptible d’entrer dans la procédure interprétative d’une métaphore, il me semble en revanche assez contestable de postuler qu’une telle procédure peut être instruite par une succession de principes spécialisés dont l’application serait déclenchée par la violation d’une maxime de qualité ou de sincérité portant sur ce qui est explicité dans l’énoncé[5]Dans L’Intentionnalité, Searle semble d’ailleurs revenir sur cette conception de la métaphore lorsqu’il écrit : « Il est tentant de penser qu’il doit exister un ensemble déterminé de règles ou de principes permettant aux utilisateurs d’une langue de produire et de comprendre les énonciations métaphoriques, et aussi de penser que ces règles et principes ont quelque chose d’un algorithme, en sorte qu’une stricte application des règles donne la bonne interprétation d’une métaphore. Toutefois, dès qu’on cherche à établir ces principes d’interprétation, on découvre certains faits … Continue reading.
Est ‑il plausible — en abordant la question à un niveau général et purement intuitif — d’imaginer que notre capacité à interpréter repose sur l’application d’une série ordonnée de règles ? Combien d’algorithmes différents sont-ils ainsi censés diriger les procédures interprétatives ? Pour les seuls énoncés tropiques, comment expliquer dans ces conditions ce qui permet à l’interprète d’accéder à un sens figuré ? Décrire l’accès à un sens figuré impliquerait de désolidariser les différentes espèces de tropes en les assimilant à des schémas interprétatifs différents, tout en prévoyant la possibilité de combiner ces schémas lorsque, par exemple, telle ou telle hyperbole recèle une dimension métaphorique ou métonymique. Sans compter que dans cette optique, pour rendre compte de ce qui déclenche tel ou tel schéma interprétatif, il faudrait prévoir en outre de distinguer différents types de fausseté explicite susceptibles de signaler respectivement une intention hyperbolique, métaphorique, métonymique ou encore ironique. A tel type de fausseté correspondrait, dans ce cadre, telle ou telle intention du locuteur associée à telle ou telle procédure algorithmique capable de conduire à un sens figuré. Certes par rapport à Searle, l’avantage du modèle gricéen tient à son « principe de coopération » qui transcende les maximes et ne saurait jamais être bafoué étant donné qu’il ne porte pas quant à lui sur ce qui est explicité mais sur ce qui est communiqué. Grice se donne ainsi les moyens d’expliquer ce qui motive de l’extérieur toute procédure interprétative à partir de la nécessité de satisfaire à un principe supérieur. Mais cette organisation hiérarchique cohérente masque néanmoins assez mal l’indigence du principe en question, malheureusement incapable d’expliquer à lui seul ce qui dirige l’interprète vers tel ensemble d’implicitations conversationnelles plutôt que vers tel autre. Malgré la cohérence du modèle gricéen, l’interprétation des énoncés reste fondée — ici comme chez Searle — sur un système de règles à la fois incontrôlable et trop lourd, et c’est par conséquent sur une autre théorie de la communication que nous allons nous appuyer dans cette étude.
Notes
⇧1 | Ce point est important et j’y reviendrai à plusieurs reprises. De même que la fièvre signale certaines maladies, la fausseté manifeste de ce qui est exprimé dans un énoncé tropique fonctionne comme le symptôme d’une intention métaphorique, hyperbolique ou ironique du locuteur, qui consiste notamment à faire entendre que ce qui est exprimé, en vertu précisément de sa fausseté manifeste, ne coïncide pas littéralement avec ce qui est communiqué. |
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⇧2 | Voir également à ce sujet Ricœur (1975, 310–321). |
⇧3 | Le caractère indirect des implicitations en question n’est pas seulement dû à leur nature implicite, mais au fait qu’elles sont liées précisément à la violation d’une règle (et non à sa simple application). En ce sens, comme le précise Récanati (1981, 214), les tropes relèvent de la catégorie générale des actes de langage indirects, c’est-à-dire des actes de langage dérivés « conversationnellement » à partir de la réalisation d’un acte illocutionnaire primitif, dont les conditions de satisfaction ne sont pas remplies. |
⇧4 | Voir également à ce sujet les commentaires de Récanati (1981, 214–216). |
⇧5 | Dans L’Intentionnalité, Searle semble d’ailleurs revenir sur cette conception de la métaphore lorsqu’il écrit : « Il est tentant de penser qu’il doit exister un ensemble déterminé de règles ou de principes permettant aux utilisateurs d’une langue de produire et de comprendre les énonciations métaphoriques, et aussi de penser que ces règles et principes ont quelque chose d’un algorithme, en sorte qu’une stricte application des règles donne la bonne interprétation d’une métaphore. Toutefois, dès qu’on cherche à établir ces principes d’interprétation, on découvre certains faits intéressants. Les règles que l’on peut alléguer ne sont en rien algorithmiques. […] ces règles ne fonctionnent pas de façon mécanique » (1985, 180–181). |