Une pre­mière approche prag­ma­tique des pro­cé­dés tropiques

Pour sai­sir ce qui per­met de recon­naître et d’interpréter un énon­cé tro­pique, il faut consi­dé­rer que ce type d’énoncé a un sens lit­té­ral, for­mel­le­ment équi­valent à celui d’un énon­cé ordi­naire réfé­rant à un monde contre­fac­tuel, mais dont le sta­tut énon­cia­tif est tout à fait dif­fé­rent puisque l’énoncé réfère, en fait, au monde réel. L’interprétation d’un énon­cé méta­pho­rique ou méto­ny­mique doit être conçue, à un niveau lit­té­ral, comme celle d’un énon­cé ordi­naire (éven­tuel­le­ment fan­tas­tique), à ceci près — mais cette nuance est ici fon­da­men­tale — que le locu­teur signale alors ouver­te­ment, à par­tir de la faus­se­té mani­feste de ce qu’il exprime, son inten­tion de ne pas com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment ou expres­sé­ment sa pen­sée, mais de la com­mu­ni­quer figu­ré­ment. Ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment dans un énon­cé tro­pique, le sens lit­té­ral d’un tel énon­cé, n’est ain­si que pré­ten­du­ment pris en charge par le locu­teur, pour être fina­le­ment relayé dans l’interprétation par un sens figu­ré, assi­mi­lé à ce qui est communiqué.

Laus­berg (1963, 35- 36), célèbre com­pi­la­teur de la tra­di­tion rhé­to­rique, sou­ligne que les figures de pen­sée sont à mettre au compte de ce qu’il appelle le « dic­tus sub­ti­lis » (l’ironie) et le « dic­tus figu­ra­tus » (l’allégorie). Contrai­re­ment alors à ce qui se pro­duit dans le « dic­tus sim­plex » (la com­mu­ni­ca­tion lit­té­rale), l’intention infor­ma­tive du locu­teur (« consi­lium ») ne coïn­cide pas avec ce qui est expri­mé dans l’énoncé (« the­ma ») qui doit être recon­nu comme faux. Laus­berg parle à ce sujet de l’opacité (« obs­cu­ri­tas ») de ce qui est expri­mé à l’égard de ce qui est com­mu­ni­qué. Voi­ci le com­men­taire que la lec­ture de Laus­berg ins­pire à Bange(1976) :

Le « dic­tus sim­plex » repose sur l’adéquation de « consi­lium » et « the­ma », sur la sin­cé­ri­té du locu­teur, c’est-à-dire sur la convic­tion de la véri­té de ce qui est dit. C’est une affir­ma­tion de la véri­té, ren­due pos­sible par la trans­pa­rence du dis­cours (« pers­pi­cui­tas »). Ce type de dis­cours impose son évi­dence natu­relle à l’auditeur qui se trouve en posi­tion de pure récep­tion. C’est un dis­cours dans lequel le « dire » tend à dis­pa­raître dans le « dit » assi­mi­lé à la réalité.

A cette véra­ci­té s’oppose la non-véra­ci­té (« non verum consi­lium ») du dis­cours iro­nique et du dis­cours sym­bo­lique [allé­go­rique] qui reposent, au contraire, sur une cer­taine opa­ci­té de la com­mu­ni­ca­tion (« obs­cu­ri­tas ») et jouent de cer­taines formes d’ambiguïté repé­rables par le récep­teur, qui se trouve invi­té à prendre une part active sup­plé­men­taire (déco­dage dis­cur­sif en plus du déco­dage lin­guis­tique) à la construc­tion de la signi­fi­ca­tion et acquiert un sta­tut de véri­table inter­lo­cu­teur. Il s’agit donc d’une forme de dis­cours qui met en scène le pro­ces­sus de com­mu­ni­ca­tion et d’édification du sens dans l’interaction, au lieu de le mas­quer der­rière une énon­cia­tion répu­tée objec­tive, c’est-à-dire trans­pa­rente. (Bange, 1976, 64)

Lorsque la com­mu­ni­ca­tion est lit­té­rale, la pro­cé­dure inter­pré­ta­tive tend à attri­buer à l’énoncé un sens pré­ci­sé­ment lit­té­ral, où ce qui est expri­mé peut être recon­nu comme vrai et coïn­cide avec la pen­sée que le locu­teur cherche à com­mu­ni­quer. Dans ce cas, ce qui est expri­mé est trans­pa­rent et se confond avec ce qui est com­mu­ni­qué. Lorsque la com­mu­ni­ca­tion est figu­rée, en revanche, ce qui est expri­mé dans l’énoncé est opaque et doit être en quelque sorte relayé dans l’interprétation par un sens figu­ré, assi­mi­lé à ce qui est com­mu­ni­qué. Dans ce cas, le locu­teur signale, à par­tir de la « non- véra­ci­té » de ce qu’il exprime, son inten­tion à la fois de ne pas com­mu­ni­quer ce qu’il exprime (le sens lit­té­ral), et de com­mu­ni­quer autre chose (le sens figu­ré). C’est alors pré­ci­sé­ment l’opacité de ce qui est expri­mé, due au fait que le locu­teur exprime quelque chose de mani­fes­te­ment faux, qui per­met à ce der­nier de signa­ler son inten­tion méta­pho­rique, hyper­bo­lique ou iro­nique[1]Ce point est impor­tant et j’y revien­drai à plu­sieurs reprises. De même que la fièvre signale cer­taines mala­dies, la faus­se­té mani­feste de ce qui est expri­mé dans un énon­cé tro­pique fonc­tionne comme le symp­tôme d’une inten­tion méta­pho­rique, hyper­bo­lique ou iro­nique du locu­teur, qui consiste notam­ment à faire entendre que ce qui est expri­mé, en ver­tu pré­ci­sé­ment de sa faus­se­té mani­feste, ne coïn­cide pas lit­té­ra­le­ment avec ce qui est com­mu­ni­qué.. La nature tro­pique de l’énoncé ne sau­rait être appré­hen­dée par l’interprète qu’en fonc­tion d’un contexte, à par­tir de l’opacité d’une forme pro­po­si­tion­nelle dont la faus­se­té est évi­dente pour les inter­lo­cu­teurs. Contrai­re­ment à ce que sou­tient Pran­di, une telle appré­hen­sion a pour objet la faus­se­té mani­feste d’une forme pro­po­si­tion­nelle, et non un réseau de connexions concep­tuelles, fussent-elles conflictuelles.

Ce qui est expri­mé dans tout énon­cé tro­pique est mani­fes­te­ment faux et le locu­teur signale ain­si ouver­te­ment son inten­tion de ne pas cher­cher à faire croire, c’est-à-dire, au sens tech­nique, de ne pas pré­tendre com­mu­ni­quer ce qu’il exprime. Ce fai­sant, le locu­teur impose à l’interprète de trai­ter l’énoncé comme un trope — et non comme un énon­cé ordi­naire — ce qui l’amène à effec­tuer essen­tiel­le­ment deux opé­ra­tions dis­tinctes, à deux niveaux dif­fé­rents. Au niveau de leur sens lit­té­ral et de ce que je dési­gne­rai par la suite, en jouant sur le mot, comme la com­po­sante expres­sive des énon­cés tro­piques, l’interprète est ame­né à consi­dé­rer que le locu­teur fait image, qu’il déforme le monde réel en le décri­vant comme s’il s’agissait d’un monde contre­fac­tuel. A ce pre­mier niveau le locu­teur se contente de com­mu­ni­quer qu’il ne com­mu­nique pas ce qu’il exprime, que le sens lit­té­ral de son énon­cé vise seule­ment à faire image et de ce fait opa­ci­fie tem­po­rai­re­ment ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer. Ce n’est qu’à un second niveau, dont relève ce que j’appellerai la com­po­sante infor­ma­tive de tout énon­cé tro­pique, que l’interprète est invi­té à sup­po­ser que le locu­teur cherche néan­moins à com­mu­ni­quer un sens figu­ré auquel il est pos­sible d’accéder moyen­nant une décom­po­si­tion du sens lit­té­ral et de l’image véhi­cu­lée. On peut ain­si récon­ci­lier, comme deux fonc­tions simul­ta­nées des énon­cés méta­pho­riques, ce que Pran­di conçoit comme des phé­no­mènes exclu­sifs lorsqu’il oppose « l’expression méta­pho­rique de la véri­té » (la méta­phore comme trope) — qui « demande en der­nière ins­tance la mise en place de condi­tions de véri­té cohé­rentes lors de l’énonciation, et donc l’accessibilité d’une para­phrase cohé­rente » (1992, 188) — à « l’expression d’une véri­té méta­pho­rique »[2]Voir éga­le­ment à ce sujet Ricœur (1975, 310–321). (qui relève à ses yeux du lan­gage poé­tique et n’a rien à voir avec le trope).

Dans la sphère de la créa­tion esthé­tique, nous pou­vons ensuite faire place, en la dis­tin­guant rigou­reu­se­ment de l’expression tro­pique d’une véri­té cohé­rente, à une forme de véri­té en elle-même essen­tiel­le­ment méta­pho­rique, expres­sion d’états de choses irré­ver­si­ble­ment contra­dic­toires quoique intui­ti­ve­ment rece­vables. La véri­té méta­pho­rique n’est ni moti­vable fac­tuel­le­ment comme la véri­té empi­rique, ni argu­men­table ration­nel­le­ment comme les véri­tés nou­mé­niques : elle est sim­ple­ment exhi­bée en vue d’une récep­tion empa­thique. L’élan vers une véri­té en tant que telle méta­pho­rique — où la méta­phore s’installe au cœur même de la véri­té visée — se dis­tingue donc radi­ca­le­ment de l’expression tro­pique d’une véri­té empi­rique ou nou­mé­nique. (ibid.)

A mon sens, tout énon­cé méta­pho­rique ou tro­pique en géné­ral est relié d’une part, en ver­tu de son sens lit­té­ral et de sa com­po­sante expres­sive, à une « véri­té méta­pho­rique », et d’autre part, en ver­tu de son sens figu­ré et de sa com­po­sante infor­ma­tive, à une « véri­té empi­rique » (véri­fiable) ou « nou­mé­nique » (démon­trable ration­nel­le­ment). Mal­gré le conflit concep­tuel qui lui est sous-jacent, un énon­cé méta­pho­rique est ain­si inter­pré­té jusqu’à un niveau pro­po­si­tion­nel pour abou­tir au moins à une pro­po­si­tion mani­fes­te­ment fausse mais sus­cep­tible néan­moins d’être poten­tiel­le­ment véri­fiée dans un monde contre­fac­tuel, irra­tion­nel, ou, tout sim­ple­ment, pour quelqu’un qui aurait une vision défor­mée du monde réel. Une véri­té méta­pho­rique est une véri­té « fausse », si j’ose dire, à laquelle le locu­teur ne croit pas et dont il ne cherche pas à per­sua­der l’interprète, mais qui est comme orien­tée vers une véri­té poten­tielle liée à un monde irréel ou à une per­cep­tion sub­jec­tive et illu­soire du monde réel. Contrai­re­ment à ce que sou­tient Pran­di, la notion de véri­té méta­pho­rique, bien qu’elle n’ait en effet aucun rap­port avec le sens figu­ré et la com­po­sante infor­ma­tive des énon­cés tro­piques, concerne tou­jours en revanche leur sens lit­té­ral et leur com­po­sante expressive.

Dans la pers­pec­tive adop­tée désor­mais — qui étend, je le rap­pelle, à l’ensemble des tropes l’analyse que les Anciens attri­buaient exclu­si­ve­ment aux figures de pen­sées — tout énon­cé tro­pique est donc inter­pré­té selon une pro­cé­dure « nor­male » (au sens de lit­té­rale) jusqu’à un niveau pro­po­si­tion­nel où se mani­feste l’intention du locu­teur de faire image et de com­mu­ni­quer figu­ré­ment sa pen­sée. Les énon­cés tro­piques ont par consé­quent un sens lit­té­ral, qui résulte d’une pro­cé­dure inter­pré­ta­tive tout à fait ordi­naire, mais dont le sta­tut énon­cia­tif est par­ti­cu­lier puisqu’il vise à être recon­nu comme mani­fes­te­ment faux de manière à faire image et à être ensuite relayé par un sens figu­ré. Contrai­re­ment à Pran­di et à Lakoff et John­son, je dirais qu’en (4), par exemple, avant de faire entendre quelque chose de cohé­rent à pro­pos de la Suisse et du droit de réfé­ren­dum, le locu­teur met en scène une image de la Suisse qu’il ne prend pas réel­le­ment à son compte, qu’il ne cherche pas à com­mu­ni­quer comme il le ferait s’il s’agissait de décrire un monde fan­tas­tique, mais que l’interprète doit néan­moins éla­bo­rer jusqu’à un niveau pro­po­si­tion­nel pour pou­voir ensuite accé­der indi­rec­te­ment à ce qui est fina­le­ment com­mu­ni­qué. Les méta­phores ci ‑des­sus font appa­raître, me semble- t‑il, que pour accé­der à un sens figu­ré l’interprète ne sau­rait se conten­ter de per­ce­voir un conflit concep­tuel — entre la notion de cor­set et celle de loi, par exemple — mais est bel et bien ame­né à se figu­rer un monde contre­fac­tuel où la Suisse est pré­sen­tée comme une femme que son cor­set empêche de res­pi­rer. En (3), de manière peut-être plus spec­ta­cu­laire encore, un sort ana­logue est infli­gé à cer­tains hommes poli­tiques fran­çais que l’interprète doit se repré­sen­ter en train de cou­rir, et puis de pêcher à la ligne dans le Rubi­con, avant de pou­voir recons­ti­tuer ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment. En (1) et (2), de la même manière, l’interprète doit néces­sai­re­ment se figu­rer un toit par­cou­ru par des oiseaux en forme de voiles, et une pen­sée sau­tant et se blot­tis­sant sur les genoux de Swann. Ce n’est qu’indirectement, en ana­ly­sant ce qui est ouver­te­ment pré­sen­té comme des images défor­mantes, irréa­listes, de la réa­li­té, que l’interprète peut espé­rer cir­cons­crire en connais­sance de cause ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment par le locuteur :

(1) Rom­pez, vagues ! Rom­pez d’eaux réjouies / Ce toit tran­quille où pico­raient des focs ! (Valé­ry, Le Cime­tière marin)

(2) […] la pen­sée constante d’Odette don­nait aux moments où il était loin d’elle le même charme par­ti­cu­lier qu’à ceux où elle était là. Il mon­tait en voi­ture mais il sen­tait que cette pen­sée y avait sau­té en même temps et s’installait sur ses genoux comme une bête aimée qu’on emmène par­tout et qu’il gar­de­rait avec lui à table, à l’insu des convives. Il la cares­sait, se réchauf­fait à elle […]. (Proust, A la recherche du temps per­du)

(3) L’opposition n’est faite aujourd’hui que de quelques agi­tés, har­dis dans la parole, qui courent vers le Rubi­con… et s’arrêtent au bord pour y pêcher. (Ray­mond Barre, inter­view, TF1)

(4) En s’attaquant, sans avoir l’air d’y tou­cher, au droit de réfé­ren­dum, le ministre de la Jus­tice a vou­lu bri­ser l’un des cor­sets qui empêchent la Suisse de res­pi­rer à pleins pou­mons l’air du large. (Le Nou­veau Quo­ti­dien)

C’est tou­jours en ver­tu de la faus­se­té mani­feste de ce qui est expri­mé que l’énoncé tro­pique devient pro­vi­soi­re­ment opaque aux yeux de l’interprète, et que celui-ci est à même de recon­naître l’intention du locu­teur à la fois de faire image, et de recou­rir à un mode de com­mu­ni­ca­tion figu­rée, sus­cep­tible d’instaurer indi­rec­te­ment la véri­té de l’énoncé en ques­tion. En allant vite, on peut dire que les énon­cés tro­piques sont vrais figu­ré­ment étant don­né qu’ils sont mani­fes­te­ment faux lit­té­ra­le­ment. Comme le relèvent Per­el­man et Olbrechts-Tyte­ca, « puisque le dis­cours ne peut être que véri­dique, en rai­son de la qua­li­té de celui dont il émane, il faut que le lec­teur retrouve le thème, l’esprit du phore qui cor­res­pon­drait aux inten­tions de l’auteur » (Per­el­man, 1970, 516). Cité à ce sujet par Per­el­man, Pas­cal décla­rait dans ses Pen­sées que « quand la parole de Dieu, qui est véri­table, est fausse lit­té­ra­le­ment, elle est vraie spi­ri­tuel­le­ment. Sede a dex­tris meis, cela est faux lit­té­ra­le­ment ; donc cela est vrai spi­ri­tuel­le­ment » (1962, 130). Puisque Dieu ne peut être soup­çon­né d’erreur ou de men­songe, la faus­se­té occa­sion­nelle de ses paroles ne sau­rait donc être défi­nie que comme le symp­tôme de son inten­tion de com­mu­ni­quer figu­ré­ment sa pensée.

Une telle approche semble tout à fait en adé­qua­tion avec la concep­tion de la com­mu­ni­ca­tion défen­due par Grice (1979), où une règle prag­ma­tique fon­da­men­tale, une maxime dite de « qua­li­té », per­met à l’interprète de déri­ver ce que le locu­teur sou­haite com­mu­ni­quer impli­ci­te­ment à tra­vers un énon­cé. Dans ce cadre, après avoir impu­té au locu­teur une inten­tion mani­feste de com­mu­ni­quer un cer­tain nombre d’informations, pour la plu­part impli­cites, l’interprète est alors en mesure de déri­ver ces infor­ma­tions en ver­tu notam­ment de cette maxime de qua­li­té qui sti­pule que le locu­teur croit à la véri­té de ce qui est expli­ci­té dans son énon­cé, qu’il s’engage à ne for­mu­ler expli­ci­te­ment que ce qu’il croit être vrai. Pour rendre compte des pro­cé­dés tro­piques, Grice pré­cise encore que cette maxime peut être soit res­pec­tée, soit au contraire bafouée osten­si­ble­ment pour les besoins de la com­mu­ni­ca­tion. Lorsque ce qui est expli­ci­té peut effec­ti­ve­ment être recon­nu comme vrai, la maxime de qua­li­té est res­pec­tée et la com­mu­ni­ca­tion est lit­té­rale. Mais lorsque ce qui est expli­ci­té est faux, l’interprète est alors enga­gé à déci­der si la faus­se­té en ques­tion est acci­den­telle, due à une erreur ou à un men­songe, ou au contraire mani­feste, ouverte, et de ce fait symp­to­ma­tique d’une inten­tion hyper­bo­lique, méta­pho­rique ou iro­nique. C’est l’impossibilité de prê­ter au locu­teur une inten­tion de trom­per osten­si­ble­ment celui à qui il s’adresse qui engage l’interprète à cher­cher un sens impli­cite, ou figu­ré, sus­cep­tible d’être assi­mi­lé à ce qui est réel­le­ment com­mu­ni­qué. Selon Grice, si la maxime de qua­li­té — à l’instar des autres maximes qu’il défi­nit — peut ain­si être vio­lée ouver­te­ment, c’est qu’il existe un prin­cipe supé­rieur, quant à lui invio­lable, dit « de coopé­ra­tion », qui dirige toute pro­cé­dure inter­pré­ta­tive en sti­pu­lant que le locu­teur doit être coopé­ra­tif et ne sau­rait donc notam­ment se pré­sen­ter comme cher­chant à trom­per son inter­lo­cu­teur, quelle que soit la faus­se­té de ce qui est expli­ci­té dans sa parole.

Selon Grice, le trope donne lieu à une « impli­ci­ta­tion conver­sa­tion­nelle » (1979) déclen­chée par une vio­la­tion osten­sible de la maxime de qua­li­té, impli­ci­ta­tion qui peut être rap­pro­chée d’autres formes de com­mu­ni­ca­tion indi­recte, liées à la vio­la­tion de dif­fé­rentes maximes « conver­sa­tion­nelles »[3]Le carac­tère indi­rect des impli­ci­ta­tions en ques­tion n’est pas seule­ment dû à leur nature impli­cite, mais au fait qu’elles sont liées pré­ci­sé­ment à la vio­la­tion d’une règle (et non à sa simple appli­ca­tion). En ce sens, comme le pré­cise Réca­na­ti (1981, 214), les tropes relèvent de la caté­go­rie géné­rale des actes de lan­gage indi­rects, c’est-à-dire des actes de lan­gage déri­vés « conver­sa­tion­nel­le­ment » à par­tir de la réa­li­sa­tion d’un acte illo­cu­tion­naire pri­mi­tif, dont les condi­tions de satis­fac­tion ne sont pas rem­plies.. Le lan­gage com­pren­drait ain­si plu­sieurs espèces d’implicitations indi­rectes liées à la vio­la­tion de ces maximes. Grice ins­taure, par exemple, en plus de sa maxime de qua­li­té, une maxime de « quan­ti­té » selon laquelle les infor­ma­tions déli­vrées expli­ci­te­ment par le locu­teur ne doivent être ni trop nom­breuses et détaillées, ni trop som­maires, rela­ti­ve­ment à ce qui est requis, maxime qui peut être éga­le­ment trans­gres­sée, selon les besoins de la com­mu­ni­ca­tion. L’un des exemples pro­po­sés concerne un pro­fes­seur de phi­lo­so­phie qui recom­mande un étu­diant à un col­lègue dans les termes sui­vants, omet­tant de par­ler de ses qua­li­tés de phi­lo­sophe : Untel a été très assi­du à mes sémi­naires, et il maî­trise par­fai­te­ment la langue fran­çaise. Si l’on admet que le pro­fes­seur en ques­tion maî­trise quant à lui les prin­cipes de la com­mu­ni­ca­tion, il faut alors consi­dé­rer qu’il a bafoué ouver­te­ment la maxime de quan­ti­té afin de véhi­cu­ler impli­ci­te­ment au moins une infor­ma­tion sup­plé­men­taire, défa­vo­rable à l’étudiant.

Par­mi les formes de com­mu­ni­ca­tion indi­recte, les tropes se carac­té­risent par une vio­la­tion de la maxime de qua­li­té, vio­la­tion qui a pour effet de neu­tra­li­ser ce qui est expli­ci­té. Contrai­re­ment en effet à ce qui se passe, par exemple, dans le cas de la lettre de recom­man­da­tion, ce qui est alors com­mu­ni­qué impli­ci­te­ment ne vient pas enri­chir le sens lit­té­ral en s’y jux­ta­po­sant. Le sens figu­ré ne s’ajoute pas au sens lit­té­ral, il s’y sub­sti­tue, comme le seul sens vou­lu par le locu­teur. Les tropes donnent lieu à une pro­cé­dure inter­pré­ta­tive consis­tant à neu­tra­li­ser un sens pre­mier pour abou­tir au « vrai » sens de l’énoncé. Cette der­nière obser­va­tion n’est pas due à Grice lui-même, mais à Wil­son et Sper­ber (1979, 82–83), qui font appa­raître que la caté­go­rie géné­rale des « impli­ci­ta­tions conver­sa­tion­nelles » n’est pas homo­gène, puisqu’elle com­prend d’une part les sous- enten­dus, qui s’ajoutent à ce qui est expli­ci­té, et d’autre part les sens figu­rés, qui s’y sub­sti­tuent[4]Voir éga­le­ment à ce sujet les com­men­taires de Réca­na­ti (1981, 214–216).. Bien que ces der­niers amorcent ici une cri­tique jus­ti­fiée de la concep­tion gri­céenne, je pré­cise d’emblée que les tropes se carac­té­risent bel et bien à mes yeux comme un pro­cé­dé consis­tant notam­ment à sub­sti­tuer un sens figu­ré à un sens lit­té­ral dont la faus­se­té est mani­feste, dans le contexte où l’énoncé est inter­pré­té. Ce n’est pas sur ce der­nier point que l’analyse de Grice me paraît contestable.

En ce qui concerne les énon­cés tro­piques en par­ti­cu­lier, la prin­ci­pale fai­blesse de l’analyse gri­céenne tient au fait que les juge­ments de véri­té dans l’interprétation des énon­cés ne portent jamais exclu­si­ve­ment sur ce qui est expli­ci­té. Pas plus que toute autre maxime asso­ciée à un prin­cipe de coopé­ra­tion et à une inten­tion mani­feste de com­mu­ni­quer impu­tée au locu­teur, la maxime de qua­li­té ne sau­rait donc sti­pu­ler que ce qui est expli­ci­té dans un énon­cé doit être vrai, car la forme pro­po­si­tion­nelle expli­cite d’un énon­cé ne sau­rait jamais être appré­hen­dée indé­pen­dam­ment d’un cer­tain nombre d’effets contex­tuels impli­cites, de sous-enten­dus pré­ci­sé­ment. Mal­gré ce qui peut sem­bler intui­ti­ve­ment adé­quat dans les prin­cipes de Grice, il est tout à fait inutile et même illé­gi­time de consi­dé­rer qu’il existe dif­fé­rentes maximes visant à garan­tir l’accès à ce qui est impli­cite à par­tir de l’explicite. Nous revien­drons bien­tôt sur cette affir­ma­tion qui demande à être jus­ti­fiée, mais je pré­cise d’emblée que le sens lit­té­ral de n’importe quel énon­cé, tro­pique ou ordi­naire, n’est jamais limi­té à son conte­nu pro­po­si­tion­nel expli­cite. Certes un sens lit­té­ral est plus direc­te­ment contraint par la forme lin­guis­tique d’un énon­cé qu’un éven­tuel sens figu­ré, mais cela ne signi­fie pas pour autant qu’il doive être assi­mi­lé à une forme pro­po­si­tion­nelle expli­cite, cal­quée sur la forme concep­tuelle de la phrase réa­li­sée. Ce que le locu­teur exprime, ce qui doit être recon­nu comme faux dans le cas d’un énon­cé tro­pique, est com­po­sé en grande par­tie d’informations implicites.

Ins­tau­rer une maxime de qua­li­té ou de sin­cé­ri­té des­ti­née à garan­tir la véri­té de ce qui est expli­ci­té pose en fait beau­coup plus de pro­blèmes que cela n’en résout. Outre les confu­sions que cette hypo­thèse entraîne à pro­pos de la notion de sens lit­té­ral, la façon dont on pour­ra ensuite rendre compte de ce qui per­met à l’interprète d’accéder à un sens figu­ré devient désor­mais pro­blé­ma­tique. Une maxime de qua­li­té ou de sin­cé­ri­té per­met­trait à la rigueur de fon­der les pro­cé­dés tro­piques sur l’intention ouverte du locu­teur de ne pas com­mu­ni­quer ce qui est expli­ci­té (et de don­ner ain­si une cer­taine sub­stance à la notion d’image méta­pho­rique ou hyper­bo­lique), mais sans nous éclai­rer sur le dérou­le­ment de la pro­cé­dure qui per­met d’accéder, dans ces condi­tions, à un sens figu­ré. Cette tâche devrait alors fata­le­ment être dévo­lue à d’autres règles prag­ma­tiques, arti­cu­lées avec la pré­cé­dente à tra­vers un algo­rithme (sans doute dif­fé­rent pour chaque espèce de trope). Voyons à ce sujet com­ment Searle (1982) — qui rai­sonne à par­tir d’un ensemble d’hypothèses assez ana­logues à celles de Grice — conçoit la pro­cé­dure inter­pré­ta­tive d’un exemple comme (9) :

(9) Richard est un gorille.

Pour Searle — je sim­pli­fie son ana­lyse — une telle pro­cé­dure com­prend au moins trois étapes, dont la pre­mière est asso­ciée au prin­cipe sui­vant : « Quand l’énonciation prise lit­té­ra­le­ment est défec­tueuse, [il faut] recher­cher un sens d’énonciation qui dif­fère du sens de la phrase » (1982, 153). Searle pré­tend ain­si rendre compte de ce qui per­met à l’interprète « de déter­mi­ner au préa­lable s’il doit ou non cher­cher une inter­pré­ta­tion méta­pho­rique pour l’énonciation » (ibid.). Après avoir fran­chi cette pre­mière étape, la pro­cé­dure qui per­met à l’interprète de com­prendre « que le locu­teur veut dire S est R en disant méta­pho­ri­que­ment S est P » (idem, 151) repose encore sur au moins deux prin­cipes ad hoc, qui l’engagent suc­ces­si­ve­ment à pas­ser en revue les pro­prié­tés de P, et à sélec­tion­ner celles qui sont sus­cep­tibles d’être can­di­dates à la valeur R, c’est-à-dire d’être attri­buées à l’objet S. Pour inter­pré­ter Richard est un gorille, après avoir recon­nu la faus­se­té mani­feste de ce qui est alors expli­ci­té ain­si que l’intention méta­pho­rique qui en découle, il faut donc 1° pas­ser en revue les pro­prié­tés du gorille et 2° déci­der s’il est plus vrai­sem­blable que le locu­teur ait cher­ché à dési­gner le torse poi­lu, la force, la sta­ture, la bru­ta­li­té, le front bas de Richard ou, encore, son goût immo­dé­ré pour les bananes, son plai­sir à grim­per aux arbres, etc. Or si les opé­ra­tions en ques­tion cor­res­pondent sans doute à dif­fé­rents aspects d’un rai­son­ne­ment sus­cep­tible d’entrer dans la pro­cé­dure inter­pré­ta­tive d’une méta­phore, il me semble en revanche assez contes­table de pos­tu­ler qu’une telle pro­cé­dure peut être ins­truite par une suc­ces­sion de prin­cipes spé­cia­li­sés dont l’application serait déclen­chée par la vio­la­tion d’une maxime de qua­li­té ou de sin­cé­ri­té por­tant sur ce qui est expli­ci­té dans l’énoncé[5]Dans L’In­ten­tion­na­li­té, Searle semble d’ailleurs reve­nir sur cette concep­tion de la méta­phore lors­qu’il écrit : « Il est ten­tant de pen­ser qu’il doit exis­ter un ensemble déter­mi­né de règles ou de prin­cipes per­met­tant aux uti­li­sa­teurs d’une langue de pro­duire et de com­prendre les énon­cia­tions méta­pho­riques, et aus­si de pen­ser que ces règles et prin­cipes ont quelque chose d’un algo­rithme, en sorte qu’une stricte appli­ca­tion des règles donne la bonne inter­pré­ta­tion d’une méta­phore. Tou­te­fois, dès qu’on cherche à éta­blir ces prin­cipes d’in­ter­pré­ta­tion, on découvre cer­tains faits … Conti­nue rea­ding.

Est ‑il plau­sible — en abor­dant la ques­tion à un niveau géné­ral et pure­ment intui­tif — d’imaginer que notre capa­ci­té à inter­pré­ter repose sur l’application d’une série ordon­née de règles ? Com­bien d’algorithmes dif­fé­rents sont-ils ain­si cen­sés diri­ger les pro­cé­dures inter­pré­ta­tives ? Pour les seuls énon­cés tro­piques, com­ment expli­quer dans ces condi­tions ce qui per­met à l’interprète d’accéder à un sens figu­ré ? Décrire l’accès à un sens figu­ré impli­que­rait de déso­li­da­ri­ser les dif­fé­rentes espèces de tropes en les assi­mi­lant à des sché­mas inter­pré­ta­tifs dif­fé­rents, tout en pré­voyant la pos­si­bi­li­té de com­bi­ner ces sché­mas lorsque, par exemple, telle ou telle hyper­bole recèle une dimen­sion méta­pho­rique ou méto­ny­mique. Sans comp­ter que dans cette optique, pour rendre compte de ce qui déclenche tel ou tel sché­ma inter­pré­ta­tif, il fau­drait pré­voir en outre de dis­tin­guer dif­fé­rents types de faus­se­té expli­cite sus­cep­tibles de signa­ler res­pec­ti­ve­ment une inten­tion hyper­bo­lique, méta­pho­rique, méto­ny­mique ou encore iro­nique. A tel type de faus­se­té cor­res­pon­drait, dans ce cadre, telle ou telle inten­tion du locu­teur asso­ciée à telle ou telle pro­cé­dure algo­rith­mique capable de conduire à un sens figu­ré. Certes par rap­port à Searle, l’avantage du modèle gri­céen tient à son « prin­cipe de coopé­ra­tion » qui trans­cende les maximes et ne sau­rait jamais être bafoué étant don­né qu’il ne porte pas quant à lui sur ce qui est expli­ci­té mais sur ce qui est com­mu­ni­qué. Grice se donne ain­si les moyens d’expliquer ce qui motive de l’extérieur toute pro­cé­dure inter­pré­ta­tive à par­tir de la néces­si­té de satis­faire à un prin­cipe supé­rieur. Mais cette orga­ni­sa­tion hié­rar­chique cohé­rente masque néan­moins assez mal l’indigence du prin­cipe en ques­tion, mal­heu­reu­se­ment inca­pable d’expliquer à lui seul ce qui dirige l’interprète vers tel ensemble d’implicitations conver­sa­tion­nelles plu­tôt que vers tel autre. Mal­gré la cohé­rence du modèle gri­céen, l’interprétation des énon­cés reste fon­dée — ici comme chez Searle — sur un sys­tème de règles à la fois incon­trô­lable et trop lourd, et c’est par consé­quent sur une autre théo­rie de la com­mu­ni­ca­tion que nous allons nous appuyer dans cette étude.

 

Notes

Notes
1 Ce point est impor­tant et j’y revien­drai à plu­sieurs reprises. De même que la fièvre signale cer­taines mala­dies, la faus­se­té mani­feste de ce qui est expri­mé dans un énon­cé tro­pique fonc­tionne comme le symp­tôme d’une inten­tion méta­pho­rique, hyper­bo­lique ou iro­nique du locu­teur, qui consiste notam­ment à faire entendre que ce qui est expri­mé, en ver­tu pré­ci­sé­ment de sa faus­se­té mani­feste, ne coïn­cide pas lit­té­ra­le­ment avec ce qui est communiqué.
2 Voir éga­le­ment à ce sujet Ricœur (1975, 310–321).
3 Le carac­tère indi­rect des impli­ci­ta­tions en ques­tion n’est pas seule­ment dû à leur nature impli­cite, mais au fait qu’elles sont liées pré­ci­sé­ment à la vio­la­tion d’une règle (et non à sa simple appli­ca­tion). En ce sens, comme le pré­cise Réca­na­ti (1981, 214), les tropes relèvent de la caté­go­rie géné­rale des actes de lan­gage indi­rects, c’est-à-dire des actes de lan­gage déri­vés « conver­sa­tion­nel­le­ment » à par­tir de la réa­li­sa­tion d’un acte illo­cu­tion­naire pri­mi­tif, dont les condi­tions de satis­fac­tion ne sont pas remplies.
4 Voir éga­le­ment à ce sujet les com­men­taires de Réca­na­ti (1981, 214–216).
5 Dans L’In­ten­tion­na­li­té, Searle semble d’ailleurs reve­nir sur cette concep­tion de la méta­phore lors­qu’il écrit : « Il est ten­tant de pen­ser qu’il doit exis­ter un ensemble déter­mi­né de règles ou de prin­cipes per­met­tant aux uti­li­sa­teurs d’une langue de pro­duire et de com­prendre les énon­cia­tions méta­pho­riques, et aus­si de pen­ser que ces règles et prin­cipes ont quelque chose d’un algo­rithme, en sorte qu’une stricte appli­ca­tion des règles donne la bonne inter­pré­ta­tion d’une méta­phore. Tou­te­fois, dès qu’on cherche à éta­blir ces prin­cipes d’in­ter­pré­ta­tion, on découvre cer­tains faits inté­res­sants. Les règles que l’on peut allé­guer ne sont en rien algo­rith­miques. […] ces règles ne fonc­tionnent pas de façon méca­nique » (1985, 180–181).