Vers une nouvelle approche pragmatique des procédés tropiques
Je précise d’entrée de jeu que si le modèle de Sperber et Wilson (1989) est à la base de mes propres investigations, cela ne signifie pas pour autant que je partage leur analyse des tropes et de l’ironie. De fait, la conception de l’ironie comme trope que je me propose de défendre est sans doute intuitivement plus proche de celle de Grice ou de Searle que de celle de Sperber et Wilson, qui considèrent ces questions sous un jour à mon sens contestable, que n’exige aucunement leur conception générale de la communication. L’exercice périlleux que je vais donc tenter jusqu’au terme de cette étude consiste notamment à réhabiliter une conception de l’ironie comme trope somme toute assez traditionnelle — dont s’inspirent également Grice et Searle — tout en me fondant sur une conception générale de la communication destinée accessoirement, de l’avis de Sperber et Wilson, d’une part à désolidariser l’ironie du reste des tropes, et d’autre part à rendre caduque la notion même de trope.
A la suite notamment de Grice, Sperber et Wilson considèrent que le langage est une forme de communication « ostensive ‑inférentielle » (idem, 82 ‑102) où l’interprète reconnaît l’intention manifeste du locuteur de communiquer un certain nombre d’informations qu’il cherche ensuite à dériver par inférence en fonction d’un contexte[1]Voir à ce sujet les commentaires de Grice (1969) sur la « signification non-naturelle ».. Cependant pour Sperber et Wilson, une telle procédure ne repose pas sur diverses maximes de quantité, qualité ou autre, caractérisant ce qui est censé être explicité dans l’énoncé, mais sur un seul et même « principe de pertinence » stipulant que l’énoncé en question (ou tout autre stimulus ostensif comme un geste, un doigt pointé sur un objet, par exemple, lorsque la communication est non-verbale) est présumé optimalement pertinent par le locuteur. Tout énoncé manifeste et engage ainsi prioritairement, en même temps que l’intention du locuteur de communiquer certaines informations pertinentes, « la présomption de sa propre pertinence optimale » (idem, 237).
La pertinence d’un énoncé est définie, en termes de rendement interprétatif, à partir de la quantité d’«effort cognitif » fourni par l’interprète pour accéder à ce qui est communiqué et corrélativement du nombre d’«effets contextuels » ainsi communiqué par le locuteur. Le contexte s’élabore ici progressivement, selon les besoins de l’interprétation, à partir d’un « environnement cognitif mutuel » constitué d’informations préalablement « manifestes » ou, plus précisément, « mutuellement manifestes » (idem, 64–76), que les interlocuteurs peuvent inférer à partir de leurs perceptions sensorielles, par exemple visuelles, ou par le biais d’informations tirées de leur mémoire à long terme (reliée aux entrées encyclopédiques des concepts impliqués dans l’énoncé) ou de leur mémoire à court et à moyen terme (chargée par l’interprétation des énoncés précédents). L’effort cognitif varie en fonction de l’énoncé et du contexte qu’il faut construire pour l’interpréter. Il a des répercussions sur la durée et la complexité de la procédure inférentielle. Quant aux effets contextuels, assimilés aux différentes informations communiquées par le locuteur à travers un point de vue qu’il exprime, ils tiennent à un ensemble de modifications que l’énoncé fait subir en retour à la composition et à l’organisation du contexte. Ces effets peuvent être de trois types : 1° éradication d’une information déjà présente dans le contexte, 2° augmentation ou diminution de la force qui permettait d’entretenir une telle information dans le contexte, 3° intégration d’une nouvelle information dans le contexte par implication contextuelle[2]Une implication contextuelle, qui peut aboutir aux trois types d’effet envisagés, n’est pas une implication analytique ou sémantique, dans la mesure où elle résulte d’une règle de déduction synthétique qui a pour prémisse au moins deux informations, de formes propositionnelles, dont l’une est explicitée dans l’énoncé et l’autre tirée du contexte. Au sujet de la distinction entre implication analytique, sémantique et synthétique, voir Mœschler (1989, 117–119)..
Le degré de pertinence susceptible d’être attribué à un énoncé varie en fonction de ces deux paramètres compensatoires. D’une part, toutes choses étant supposées égales par ailleurs, moins l’effort fourni est grand, plus l’énoncé est ressenti comme pertinent, et d’autre part, toutes choses égales, plus l’énoncé produit d’effets, plus il est ressenti comme pertinent. En d’autres termes, plus l’interprétation d’un énoncé est coûteuse, plus cet énoncé doit produire d’effets en retour à l’intérieur du contexte, car le principe de pertinence implique précisément que cet énoncé est censé produire suffisamment d’effets pour compenser le coût de traitement qu’il impose et même — condition sans doute plus exigeante et moins contrôlable que la précédente — que l’énoncé en question est le moyen le plus rentable, le moins coûteux que le locuteur avait à disposition pour exprimer et communiquer sa pensée. Il va sans dire que le principe de pertinence, s’il dirige nécessairement l’interprétation de tout énoncé, n’est pas nécessairement satisfait dans la pratique. Si le locuteur s’engage, par le seul fait de prendre la parole, à être optimalement pertinent, rien ne garantit qu’il sera forcément à la hauteur de cet engagement.
En ce qui concerne les procédés tropiques, contrairement à l’analyse de Grice ou de Searle, le modèle de Sperber et Wilson n’exige pas et même interdit d’assimiler la notion de sens littéral à ce qui est explicite, et corrélativement celle de sens figuré à ce qui est implicite dans le sens d’un énoncé. Non seulement, dans ce cadre, ce qui est exprimé n’est jamais limité à la forme propositionnelle explicite d’un énoncé dont le contenu comprend nécessairement un certain nombre d’effets implicites, mais on peut même aller jusqu’à admettre que cette forme ne saurait être appréhendée isolément par l’interprète, indépendamment de ses effets contextuels implicites. En un mot, seul importe ici la pertinence de ce qui est explicité qui tient à la vérité d’un certain nombre d’effets implicites. Ce qui peut être dit vrai ou faux, en matière de langage humain, ce n’est pas le contenu propositionnel explicite d’un énoncé mais les effets contextuels susceptibles d’être dérivés de ce contenu dans une interprétation. Une telle analyse permet de montrer que les prédicats vrai et faux, dans leur usage ordinaire, ne sont pas des notions absolues et objectives qui sont à la base de toute interprétation — tels qu’ils sont définis en logique formelle moyennant une série d’idéalisations décrites notamment par Putnam (1981) — mais des notions relatives et subjectives qui nécessairement résultent d’une interprétation[3]Il s’agit ici de vérité et de fausseté « linguistiques » (au sens de Martin, 1983), c’est-à-dire de notions relatives et subjectives, qui ne peuvent être définies que par rapport à un contexte (au sens de Sperber et Wilson), ou à un « univers de croyance » (au sens de Martin), c’est-à-dire à un « ensemble indéfini de propositions que le locuteur, au moment où il s’exprime, tient pour vraies ou qu’il veut accréditer comme telles » (Martin, 1983, 36). Dans une brève étude consacrée à la vérité linguistique, Dendale (1990) montre que, dans les langues naturelles, les … Continue reading. Ce point est suffisamment important pour que nous en discutions plus en détail.
Commençons, à titre d’illustration, par envisager les exemples suivants discutés par Austin (1970, 146–147), qui cherche également à démontrer que les jugements de vérité dans le langage humain ne concernent ni la signification des phrases ni même la forme propositionnelle explicite des énoncés calquée sur la signification des phrases :
(10) La France est hexagonale.
(11) Lord Raglan a gagné la bataille de l’Alma.
Il est immédiatement évident que parler de la vérité ou de la fausseté de (10) n’a dans l’absolu aucun sens. Comme le précise Austin, (10) est vrai « pour un général haut placé, peut-être, mais pas pour un géographe » (idem, 146). Et de même, en ce qui concerne l’exemple (11) :
Ce qu’on estime vrai dans un manuel scolaire peut ne pas être jugé tel dans un ouvrage de recherche historique. Prenez le constatif Lord Raglan a gagné la bataille de l’Alma, en vous rappelant que ce fut une bataille de simples soldats (si jamais il en fut!) et que les ordres de Lord Raglan ne furent jamais transmis à certains de ses subordonnés. Dans ces conditions, Lord Raglan a‑t-il gagné la bataille de l’Alma, oui ou non ? Dans certains contextes assurément — dans un manuel scolaire peut-être —, il est parfaitement légitime de répondre par l’affirmative (encore qu’on exagère un peu ; et il ne saurait être question d’accorder une médaille à Raglan pour cela). (idem, 147)
Sperber et Wilson considèrent que les énoncés de ce genre — qui peuvent être dits « sommaires » (au sens d’Austin), c’est-à-dire flous, imprécis ou encore approximatifs — ne sont pas interprétés à la lettre, entendant par là que ce qui s’y trouve explicité ne fait pas partie de leur sens, de ce qui est communiqué par le locuteur. Pour rendre compte de ce qui se produit dans l’imprécision, Sperber et Wilson font appel à la notion de « ressemblance propositionnelle », qu’ils définissent de la manière suivante. Deux propositions se ressemblent si elles ont en partie les mêmes effets dans un même contexte. Plus le nombre de leurs effets communs est important, plus les propositions se ressemblent dans le contexte envisagé. Si deux propositions produisent exactement les mêmes effets dans un contexte, il faut alors admettre qu’elles sont dans ce contexte parfaitement identiques. Deux propositions peuvent entretenir une relation de ressemblance dans un contexte et non dans un autre, ou peuvent se ressembler davantage dans tel contexte que dans tel autre. Selon Sperber et Wilson, la communication verbale est fondée sur une ressemblance plus ou moins étroite entre une proposition explicitée dans l’énoncé d’une phrase et une pensée, de forme également propositionnelle, que le locuteur renonce le plus souvent à représenter littéralement dans sa parole. Le locuteur ne fait en somme que représenter ou plutôt, pour reprendre leur propre terme, il ne fait qu’«interpréter » sa propre pensée dans sa parole, le plus précisément possible, en se fondant sur une relation de ressemblance propositionnelle qui peut être plus ou moins étroite, selon les besoins de la communication. A la limite, dans les cas tout à fait particuliers où le principe de pertinence l’autorise ou l’exige, la communication peut être tout à fait littérale et l’énoncé représente alors à la lettre la pensée communiquée par le locuteur. Le plus souvent cependant le principe de pertinence exige que le locuteur simplifie sa pensée dans son discours, afin de neutraliser certains effets qui ne seraient pas pertinents pour l’interprète. Il ne s’agit donc pas pour Sperber et Wilson de traiter les énoncés imprécis comme des cas particuliers qui s’opposeraient aux énoncés ordinaires. Ainsi définie, la non- littéralité est un phénomène tout à fait général qui concerne la quasi-totalité des énoncés en contexte, tandis que littéralité est simplement conçue comme la limite extrême d’une relation de ressemblance plus ou moins élevée plutôt que comme la norme de toute communication verbale. Considérons à ce sujet l’exemple suivant :
(12) J’habitais à Paris.
Imaginons pour commencer qu’après une absence d’un an en France, je réponde ainsi à un ami suisse, sans avoir jamais habité dans la ville de Paris mais quelque part derrière le boulevard périphérique, par exemple à Clamart. Même littéralement fausse, cette réponse n’en est pas pour autant mensongère, car elle ressemble suffisamment à ma pensée pour ce qui est requis, c’est-à-dire pour engendrer l’ensemble des effets attendus concernant ma vie parisienne (ce qui, par exemple, ne serait pas le cas s’il s’agissait en outre de communiquer certains effets concernant, par exemple, mes regrets de ne pas avoir habité à Paris même, mon temps de déplacement pour aller à un cours, au spectacle, à un rendez-vous, etc.). Lorsqu’on demande l’heure à quelqu’un dans la rue, on s’attend généralement à une marge d’imprécision pouvant aller jusqu’à cinq minutes ou même davantage. Et de même, si quelqu’un répond à un ami qui lui demande à combien se monte son salaire, il n’ira sans doute pas le formuler au centime ou au franc près ni même à une dizaine de francs près. Certes, lorsque l’administration fiscale s’enquiert de notre salaire, on prend la peine de lui répondre au centime près car l’exactitude dans ce cas est seule susceptible de garantir la satisfaction du principe de pertinence. Mais si l’on fournissait la même réponse à un ami désireux de connaître l’ampleur de nos difficultés financières, la stricte littéralité produirait certain effets inutiles qui alourdiraient vainement l’effort d’interprétation exigé. Ce coût supplémentaire aurait immédiatement pour conséquence, soit d’empêcher la satisfaction du principe de pertinence, soit de faire dévier l’interprétation en forçant l’interprète à chercher d’autres effets, susceptibles de compenser ce supplément d’effort. L’interprète en conclurait, par exemple, qu’on lui reproche son indiscrétion, sa curiosité, autant d’effets que l’on peut aisément éviter — si tel est son désir — par le moyen d’un énoncé imprécis.
Imaginons maintenant qu’il soit exactement cinq heures, que notre salaire corresponde à un chiffre parfaitement rond ou, plutôt, pour revenir à l’exemple (12), que je n’aie jamais habité à Clamart mais dans le troisième arrondissement. Ma réponse est-elle pour autant vouée à être interprétée littéralement ? Bien qu’elle soit alors, tout à fait par hasard, littéralement vraie, elle peut fort bien rester aussi floue et imprécise que dans le cas précédent. Ce que je cherche en effet à communiquer en disant (12) ne concerne pas forcément tous les effets susceptibles d’être associés à une interprétation littérale de ce qui est explicité. Dans le cadre d’une interprétation littérale, (12) pourrait me permettre, par exemple, de communiquer que je n’habitais pas en banlieue, que je n’avais pas à prendre le train, le bus, durant une heure, pour me rendre à Paris. Dans le cadre d’une interprétation plus approximative en revanche, ce genre d’effets n’a pas à être pris en compte ; (12) a alors exactement les mêmes effets pour celui qui a habité à Clamart ou dans le troisième arrondissement. Si l’on vous demande l’heure dans la rue, qu’il soit cinq heures précises ou cinq heures moins trois, vous répondez généralement dans les deux cas il est cinq heures, et votre réponse est alors également approximative et non-littérale en ce sens. Pour faire entendre qu’il est exactement cinq heures, il est presque toujours nécessaire de le préciser, afin d’imposer une interprétation tout à fait littérale. Telle qu’elle est conçue par Sperber et Wilson, la non-littéralité autorise la fausseté de ce qui est explicité dans l’énoncé, mais elle n’y est pas pour autant nécessairement liée. La vérité ou la fausseté de ce qui est explicité n’a tout simplement aucune importance. C’est la pertinence optimale et non la vérité littérale des énoncés qui importe fondamentalement dans la communication verbale. Pour satisfaire au principe de pertinence, il importe seulement que les effets contextuels d’un énoncé soient vrais. Lorsqu’il a recours à l’imprécision, le locuteur est parfaitement conscient que son énoncé est littéralement faux et ne prétend en aucune façon qu’il soit interprété à la lettre. La stricte littéralité n’est aucunement la norme et n’est pas pour autant un cas à part, qui ferait l’objet d’une procédure interprétative différente. Il ne s’agit que d’un point limite sur un continuum, où la ressemblance entre pensée et expression atteint simplement son plus haut degré[4]Vu sous cet angle, même si Sperber et Wilson ne vont pas si loin, il n’est pas illégitime de se demander si la stricte littéralité n’est pas la plupart du temps inaccessible par définition (sauf peut-être dans le cas où l’énoncé renvoie à une échelle numérique comme dans les exemples de l’heure et du salaire). L’activité langagière ne consiste-t-elle pas toujours à parler par approximations plus ou moins grandes, selon les besoins de la communication ? Le mieux que l’on puisse faire, dans l’ordre de la littéralité, n’est-ce pas de se rapprocher au plus près de sa propre … Continue reading.
Dans les grandes lignes, une telle conception de la communication verbale et de l’interprétation des énoncés me semble irréprochable. Ni le principe de pertinence, ni la conception de l’approximation qui en découle ne seront remis en cause dans cette étude. Ce que je reproche à Sperber et Wilson, c’est d’en conclure qu’«il n’existe pas de solution de continuité entre ces emplois flous et divers exemples d’emplois figuratifs parmi lesquels les métaphores poétiques les plus caractéristiques » (1989, 351). En d’autres termes, selon Sperber et Wilson, il n’y a aucune différence entre les exemples précédents et le fait de dire, par hyperbole, que quelqu’un gagne des millions, ou encore, par métaphore, que l’on a habité à Paris en pensée, pour faire entendre qu’on aime cette ville, qu’on en rêve. Leur théorie générale de la communication et de l’interprétation des énoncés conduit à la dissolution de la notion de trope, les hyperboles, les métaphores et les métonymies étant assimilées à de simples faits d’approximation ou de non-littéralité ordinaires, au sens entendu précédemment. Après avoir examiné différents exemples d’hyperboles et de métaphores, Sperber et Wilson exposent ainsi leur conception des tropes :
Selon cette conception, la métaphore et divers tropes apparentés (dont l’hyperbole, la métonymie, la synecdoque) sont simplement des exploitations créatives d’une dimension toujours présente dans la communication verbale. La recherche d’une pertinence optimale conduit le locuteur à donner, selon les cas, un interprétation plus fidèle ou moins fidèle de sa pensée. Le locuteur aboutit ainsi, parfois à une expression littérale, parfois à une expression métaphorique. La métaphore n’exige donc pas d’aptitudes ou de procédures interprétatives particulières : elle procède naturellement d’aptitudes et de procédures d’un usage tout à fait général dans la communication verbale. (1989, 355–356)
Les tropes ne seraient donc que des formes d’approximation, certes particulièrement créatives, mais qui ne se distinguent pas fondamentalement des énoncés ordinaires dans les procédures interprétatives qu’ils mettent en jeu et, corrélativement, les aptitudes qu’ils requièrent de la part de l’interprète[5]Pour une présentation détaillée et approfondie d’une telle conception des tropes, appliquée à la métaphore, voir également la thèse de Reboul (à paraître).. Une telle analyse est à mon sens en partie erronée. S’il est vrai que les énoncés tropiques ne se distinguent pas des énoncés ordinaires en ce qu’ils consistent à ne pas communiquer littéralement ce qui est explicité dans l’énoncé (qui n’est jamais ou presque jamais communiqué mot pour mot), il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils n’instaurent pas une forme de communication et une créativité verbale qui n’est jamais mise en jeu dans la simple approximation. Non seulement les procédés tropiques se fondent à mes yeux sur une procédure interprétative qui ne saurait être purement et simplement assimilée à celle des énoncés ordinaires, mais il est indubitable qu’ils requièrent certaines aptitudes interprétatives particulières pour accéder à ce qui est alors exprimé et communiqué par le locuteur. La communication proprement figurée (si je puis dire) ne peut être assimilée à la communication non-littérale au sens de Sperber et Wilson.
Ce qui m’oppose à Sperber et Wilson ressemble un peu — techniquement pour d’autres raisons bien entendu — à ce qui m’opposait précédemment à Prandi et à Lakoff et Johnson. Le principal défaut de leur conception des tropes est de neutraliser ce qui a trait à l’image métaphorique ou hyperbolique et de vouloir rendre compte directement de ce que l’on conçoit habituellement comme le sens figuré d’un énoncé tropique, à savoir de ce qui s’y trouve finalement communiqué. Chez Sperber et Wilson, l’approximation tient à ce qui est exprimé, à une forme propositionnelle, plutôt qu’à une forme conceptuelle associée à une phrase, mais dans les deux cas les énoncés tropiques sont tout à fait dépourvus de ce que j’ai appelé un sens littéral. Dans leur optique, ces énoncés, comme les énoncés ordinaires, n’ont qu’un seul sens, qui correspond à l’ensemble des effets que le locuteur cherche à communiquer. Or les énoncés tropiques ont à mes yeux un sens littéral, quand bien même ce dernier n’est certes pas, au sens technique, communiqué puisque le locuteur ne cherche pas à faire croire à la vérité de ce qui est véhiculé au niveau de l’image métaphorique ou hyperbolique. Dans une métaphore ou une hyperbole, le sens littéral vise à faire image, et invite l’interprète à découvrir ce qui est ainsi communiqué de manière détournée et beaucoup plus indirecte que dans une simple approximation. En neutralisant cette dimension spécifique des énoncés tropiques, Sperber et Wilson passent non seulement à côté de ce qui constitue l’essentiel de leur dimension précisément créative ou poétique, mais ils se privent également des moyens de saisir ce qui caractérise la procédure, tout à fait particulière, qui permet à l’interprète d’accéder à ce qui est communiqué figurément.
En quelques mots — pour esquisser brièvement la conception des tropes que je m’apprête à soutenir dans cette étude — il importe de noter tout d’abord au sujet de la non-littéralité ordinaire, non-tropique, que le locuteur y a nécessairement recours lorsqu’une formulation trop littérale de sa pensée risque de dénaturer ce qu’il cherche à communiquer en imposant à l’interprète un supplément d’effort inutile. Le locuteur, nous l’avons vu, cherche dans ce cas à neutraliser certains effets indésirables de la littéralité. S’il ne s’exprime pas littéralement, c’est pour limiter à la source l’effort d’interprétation exigé, afin d’optimaliser la pertinence de l’énoncé. Pour arriver à ses fins, il a recours à une formulation approximative qui ne risque pas d’être interprétée littéralement sous peine d’engendrer également certains effets qui risquent d’être perçus non seulement comme indésirables mais tout simplement comme erronés ou mensongers. Même si, dans l’absolu, ce qui est explicité pourrait alors donner lieu accidentellement à une interprétation littérale qui non seulement excède mais parfois dénature ce qu’il cherche à communiquer, le locuteur compte sur le fait que l’interprète saura éviter une telle interprétation. Le principe de pertinence l’impose.
Contrairement à ce qui se produit dans l’approximation où l’interprétation littérale doit à tout prix être évitée, dans le trope en revanche, la littéralité s’impose. Les énoncés tropiques doivent être interprétés littéralement avant de l’être figurément. Le propre des énoncés tropiques, c’est de permettre au locuteur de communiquer figurément sa pensée à travers le prisme déformant de ce qui est exprimé littéralement. Compte tenu de la notion de littéralité, telle qu’elle est définie par Sperber et Wilson, il est évident qu’une telle opposition entre sens littéral et sens figuré ne saurait être conçue que comme une opposition entre un sens premier, orienté vers une littéralité qui tend vers l’absolu, et un sens second, dérivé du précédent, affranchi de toute contrainte de cet ordre. Si l’approximation consiste à alléger à la source l’effort de l’interprète en évitant tous les effets indésirables de la littéralité, le trope vise au contraire à accentuer initialement cet effort en produisant intentionnellement certains effets indésirables, que le locuteur ne souhaite pas réellement communiquer. Le trope permet ainsi au locuteur de faire image, de se servir d’une formulation qui excède ostensiblement sa pensée, et ceci en produisant des effets beaucoup plus nombreux et diversifiés que l’interprète devra alors passer en revue afin d’en extraire un certain nombre qui pourront finalement être associés à ce qui est communiqué figurément. Tout énoncé tropique consiste à produire des effets appartenant à une pensée qui n’est pas revendiquée, ou plutôt qui n’est que prétendument revendiquée par le locuteur. Dans un énoncé ordinaire, qu’il soit ou non approximatif, ce qui est communiqué n’est pas distinct de ce qui est exprimé : l’interprète accède alors à ce qui est communiqué par addition, par expansion de ce qui relève du sens littéral, en dérivant successivement différents effets contextuels susceptibles d’êtres assimilés à ce qui est à la fois exprimé et communiqué par le locuteur. Nous dirons dans ce cas, pour plus de simplicité terminologique, que le locuteur communique littéralement ce qu’il exprime, quel que soit le degré d’approximation ou de non-littéralité (au sens entendu précédemment) qu’il faut lui attribuer. C’est en ce sens que nous parlerons désormais de littéralité et de sens littéral. Nous désignerons ainsi ce qui est exprimé par le locuteur, quel que soit le degré d’approximation qui le caractérise, qui coïncide ordinairement avec ce qu’il cherche réellement à communiquer. Dans un énoncé tropique en revanche, où ce qui est communiqué ne procède qu’indirectement de ce qui est exprimé, où le locuteur ne communique pas littéralement ce qu’il exprime, cette procédure d’expansion ne permet pas à l’interprète d’accéder à ce qui est communiqué mais uniquement à ce qui est exprimé. Les procédures inférentielles qui permettent à l’interprète d’accéder à ce qui est exprimé ne suffisent pas alors à établir ce qui est communiqué figurément. Ce n’est que de manière indirecte, par soustraction — selon une procédure qui n’est sans doute pas inférentielle mais comparative ou associationniste et requiert ainsi certaines aptitudes particulières — que l’interprète peut alors espérer circonscrire ce qui est réellement communiqué par le locuteur.
Notes
⇧1 | Voir à ce sujet les commentaires de Grice (1969) sur la « signification non-naturelle ». |
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⇧2 | Une implication contextuelle, qui peut aboutir aux trois types d’effet envisagés, n’est pas une implication analytique ou sémantique, dans la mesure où elle résulte d’une règle de déduction synthétique qui a pour prémisse au moins deux informations, de formes propositionnelles, dont l’une est explicitée dans l’énoncé et l’autre tirée du contexte. Au sujet de la distinction entre implication analytique, sémantique et synthétique, voir Mœschler (1989, 117–119). |
⇧3 | Il s’agit ici de vérité et de fausseté « linguistiques » (au sens de Martin, 1983), c’est-à-dire de notions relatives et subjectives, qui ne peuvent être définies que par rapport à un contexte (au sens de Sperber et Wilson), ou à un « univers de croyance » (au sens de Martin), c’est-à-dire à un « ensemble indéfini de propositions que le locuteur, au moment où il s’exprime, tient pour vraies ou qu’il veut accréditer comme telles » (Martin, 1983, 36). Dans une brève étude consacrée à la vérité linguistique, Dendale (1990) montre que, dans les langues naturelles, les prédicats vrai et faux (comme certain, probable, etc.) sont des marqueurs épistémiques qui doivent être considérés comme des prédicats à trois arguments mettant en rapport une proposition, d’une part avec celui qui la considère comme vraie ou fausse, et d’autre part avec les critères de vérité ou de fausseté susceptibles d’être invoqués par ce dernier pour justifier son appréciation subjective. |
⇧4 | Vu sous cet angle, même si Sperber et Wilson ne vont pas si loin, il n’est pas illégitime de se demander si la stricte littéralité n’est pas la plupart du temps inaccessible par définition (sauf peut-être dans le cas où l’énoncé renvoie à une échelle numérique comme dans les exemples de l’heure et du salaire). L’activité langagière ne consiste-t-elle pas toujours à parler par approximations plus ou moins grandes, selon les besoins de la communication ? Le mieux que l’on puisse faire, dans l’ordre de la littéralité, n’est-ce pas de se rapprocher au plus près de sa propre pensée ? A supposer que celle-ci nous soit d’ailleurs mentalement accessible sous une forme littérale. |
⇧5 | Pour une présentation détaillée et approfondie d’une telle conception des tropes, appliquée à la métaphore, voir également la thèse de Reboul (à paraître). |