Vers une nou­velle approche prag­ma­tique des pro­cé­dés tropiques

Je pré­cise d’entrée de jeu que si le modèle de Sper­ber et Wil­son (1989) est à la base de mes propres inves­ti­ga­tions, cela ne signi­fie pas pour autant que je par­tage leur ana­lyse des tropes et de l’ironie. De fait, la concep­tion de l’ironie comme trope que je me pro­pose de défendre est sans doute intui­ti­ve­ment plus proche de celle de Grice ou de Searle que de celle de Sper­ber et Wil­son, qui consi­dèrent ces ques­tions sous un jour à mon sens contes­table, que n’exige aucu­ne­ment leur concep­tion géné­rale de la com­mu­ni­ca­tion. L’exercice périlleux que je vais donc ten­ter jusqu’au terme de cette étude consiste notam­ment à réha­bi­li­ter une concep­tion de l’ironie comme trope somme toute assez tra­di­tion­nelle — dont s’inspirent éga­le­ment Grice et Searle — tout en me fon­dant sur une concep­tion géné­rale de la com­mu­ni­ca­tion des­ti­née acces­soi­re­ment, de l’avis de Sper­ber et Wil­son, d’une part à déso­li­da­ri­ser l’ironie du reste des tropes, et d’autre part à rendre caduque la notion même de trope.

A la suite notam­ment de Grice, Sper­ber et Wil­son consi­dèrent que le lan­gage est une forme de com­mu­ni­ca­tion « osten­sive ‑infé­ren­tielle » (idem, 82 ‑102) où l’interprète recon­naît l’intention mani­feste du locu­teur de com­mu­ni­quer un cer­tain nombre d’informations qu’il cherche ensuite à déri­ver par infé­rence en fonc­tion d’un contexte[1]Voir à ce sujet les com­men­taires de Grice (1969) sur la « signi­fi­ca­tion non-natu­relle ».. Cepen­dant pour Sper­ber et Wil­son, une telle pro­cé­dure ne repose pas sur diverses maximes de quan­ti­té, qua­li­té ou autre, carac­té­ri­sant ce qui est cen­sé être expli­ci­té dans l’énoncé, mais sur un seul et même « prin­cipe de per­ti­nence » sti­pu­lant que l’énoncé en ques­tion (ou tout autre sti­mu­lus osten­sif comme un geste, un doigt poin­té sur un objet, par exemple, lorsque la com­mu­ni­ca­tion est non-ver­bale) est pré­su­mé opti­ma­le­ment per­ti­nent par le locu­teur. Tout énon­cé mani­feste et engage ain­si prio­ri­tai­re­ment, en même temps que l’intention du locu­teur de com­mu­ni­quer cer­taines infor­ma­tions per­ti­nentes, « la pré­somp­tion de sa propre per­ti­nence opti­male » (idem, 237).

La per­ti­nence d’un énon­cé est défi­nie, en termes de ren­de­ment inter­pré­ta­tif, à par­tir de la quan­ti­té d’«effort cog­ni­tif » four­ni par l’interprète pour accé­der à ce qui est com­mu­ni­qué et cor­ré­la­ti­ve­ment du nombre d’«effets contex­tuels » ain­si com­mu­ni­qué par le locu­teur. Le contexte s’élabore ici pro­gres­si­ve­ment, selon les besoins de l’interprétation, à par­tir d’un « envi­ron­ne­ment cog­ni­tif mutuel » consti­tué d’informations préa­la­ble­ment « mani­festes » ou, plus pré­ci­sé­ment, « mutuel­le­ment mani­festes » (idem, 64–76), que les inter­lo­cu­teurs peuvent infé­rer à par­tir de leurs per­cep­tions sen­so­rielles, par exemple visuelles, ou par le biais d’informations tirées de leur mémoire à long terme (reliée aux entrées ency­clo­pé­diques des concepts impli­qués dans l’énoncé) ou de leur mémoire à court et à moyen terme (char­gée par l’interprétation des énon­cés pré­cé­dents). L’effort cog­ni­tif varie en fonc­tion de l’énoncé et du contexte qu’il faut construire pour l’interpréter. Il a des réper­cus­sions sur la durée et la com­plexi­té de la pro­cé­dure infé­ren­tielle. Quant aux effets contex­tuels, assi­mi­lés aux dif­fé­rentes infor­ma­tions com­mu­ni­quées par le locu­teur à tra­vers un point de vue qu’il exprime, ils tiennent à un ensemble de modi­fi­ca­tions que l’énoncé fait subir en retour à la com­po­si­tion et à l’organisation du contexte. Ces effets peuvent être de trois types : 1° éra­di­ca­tion d’une infor­ma­tion déjà pré­sente dans le contexte, 2° aug­men­ta­tion ou dimi­nu­tion de la force qui per­met­tait d’entretenir une telle infor­ma­tion dans le contexte, 3° inté­gra­tion d’une nou­velle infor­ma­tion dans le contexte par impli­ca­tion contex­tuelle[2]Une impli­ca­tion contex­tuelle, qui peut abou­tir aux trois types d’ef­fet envi­sa­gés, n’est pas une impli­ca­tion ana­ly­tique ou séman­tique, dans la mesure où elle résulte d’une règle de déduc­tion syn­thé­tique qui a pour pré­misse au moins deux infor­ma­tions, de formes pro­po­si­tion­nelles, dont l’une est expli­ci­tée dans l’é­non­cé et l’autre tirée du contexte. Au sujet de la dis­tinc­tion entre impli­ca­tion ana­ly­tique, séman­tique et syn­thé­tique, voir Mœschler (1989, 117–119)..

Le degré de per­ti­nence sus­cep­tible d’être attri­bué à un énon­cé varie en fonc­tion de ces deux para­mètres com­pen­sa­toires. D’une part, toutes choses étant sup­po­sées égales par ailleurs, moins l’effort four­ni est grand, plus l’énoncé est res­sen­ti comme per­ti­nent, et d’autre part, toutes choses égales, plus l’énoncé pro­duit d’effets, plus il est res­sen­ti comme per­ti­nent. En d’autres termes, plus l’interprétation d’un énon­cé est coû­teuse, plus cet énon­cé doit pro­duire d’effets en retour à l’intérieur du contexte, car le prin­cipe de per­ti­nence implique pré­ci­sé­ment que cet énon­cé est cen­sé pro­duire suf­fi­sam­ment d’effets pour com­pen­ser le coût de trai­te­ment qu’il impose et même — condi­tion sans doute plus exi­geante et moins contrô­lable que la pré­cé­dente — que l’énoncé en ques­tion est le moyen le plus ren­table, le moins coû­teux que le locu­teur avait à dis­po­si­tion pour expri­mer et com­mu­ni­quer sa pen­sée. Il va sans dire que le prin­cipe de per­ti­nence, s’il dirige néces­sai­re­ment l’interprétation de tout énon­cé, n’est pas néces­sai­re­ment satis­fait dans la pra­tique. Si le locu­teur s’engage, par le seul fait de prendre la parole, à être opti­ma­le­ment per­ti­nent, rien ne garan­tit qu’il sera for­cé­ment à la hau­teur de cet engagement.

En ce qui concerne les pro­cé­dés tro­piques, contrai­re­ment à l’analyse de Grice ou de Searle, le modèle de Sper­ber et Wil­son n’exige pas et même inter­dit d’assimiler la notion de sens lit­té­ral à ce qui est expli­cite, et cor­ré­la­ti­ve­ment celle de sens figu­ré à ce qui est impli­cite dans le sens d’un énon­cé. Non seule­ment, dans ce cadre, ce qui est expri­mé n’est jamais limi­té à la forme pro­po­si­tion­nelle expli­cite d’un énon­cé dont le conte­nu com­prend néces­sai­re­ment un cer­tain nombre d’effets impli­cites, mais on peut même aller jusqu’à admettre que cette forme ne sau­rait être appré­hen­dée iso­lé­ment par l’interprète, indé­pen­dam­ment de ses effets contex­tuels impli­cites. En un mot, seul importe ici la per­ti­nence de ce qui est expli­ci­té qui tient à la véri­té d’un cer­tain nombre d’effets impli­cites. Ce qui peut être dit vrai ou faux, en matière de lan­gage humain, ce n’est pas le conte­nu pro­po­si­tion­nel expli­cite d’un énon­cé mais les effets contex­tuels sus­cep­tibles d’être déri­vés de ce conte­nu dans une inter­pré­ta­tion. Une telle ana­lyse per­met de mon­trer que les pré­di­cats vrai et faux, dans leur usage ordi­naire, ne sont pas des notions abso­lues et objec­tives qui sont à la base de toute inter­pré­ta­tion — tels qu’ils sont défi­nis en logique for­melle moyen­nant une série d’idéalisations décrites notam­ment par Put­nam (1981) — mais des notions rela­tives et sub­jec­tives qui néces­sai­re­ment résultent d’une inter­pré­ta­tion[3]Il s’a­git ici de véri­té et de faus­se­té « lin­guis­tiques » (au sens de Mar­tin, 1983), c’est-à-dire de notions rela­tives et sub­jec­tives, qui ne peuvent être défi­nies que par rap­port à un contexte (au sens de Sper­ber et Wil­son), ou à un « uni­vers de croyance » (au sens de Mar­tin), c’est-à-dire à un « ensemble indé­fi­ni de pro­po­si­tions que le locu­teur, au moment où il s’ex­prime, tient pour vraies ou qu’il veut accré­di­ter comme telles » (Mar­tin, 1983, 36). Dans une brève étude consa­crée à la véri­té lin­guis­tique, Den­dale (1990) montre que, dans les langues natu­relles, les … Conti­nue rea­ding. Ce point est suf­fi­sam­ment impor­tant pour que nous en dis­cu­tions plus en détail.

Com­men­çons, à titre d’illustration, par envi­sa­ger les exemples sui­vants dis­cu­tés par Aus­tin (1970, 146–147), qui cherche éga­le­ment à démon­trer que les juge­ments de véri­té dans le lan­gage humain ne concernent ni la signi­fi­ca­tion des phrases ni même la forme pro­po­si­tion­nelle expli­cite des énon­cés cal­quée sur la signi­fi­ca­tion des phrases :

(10) La France est hexagonale.

(11) Lord Raglan a gagné la bataille de l’Alma.

Il est immé­dia­te­ment évident que par­ler de la véri­té ou de la faus­se­té de (10) n’a dans l’absolu aucun sens. Comme le pré­cise Aus­tin, (10) est vrai « pour un géné­ral haut pla­cé, peut-être, mais pas pour un géo­graphe » (idem, 146). Et de même, en ce qui concerne l’exemple (11) :

Ce qu’on estime vrai dans un manuel sco­laire peut ne pas être jugé tel dans un ouvrage de recherche his­to­rique. Pre­nez le consta­tif Lord Raglan a gagné la bataille de l’Alma, en vous rap­pe­lant que ce fut une bataille de simples sol­dats (si jamais il en fut!) et que les ordres de Lord Raglan ne furent jamais trans­mis à cer­tains de ses subor­don­nés. Dans ces condi­tions, Lord Raglan a‑t-il gagné la bataille de l’Alma, oui ou non ? Dans cer­tains contextes assu­ré­ment — dans un manuel sco­laire peut-être —, il est par­fai­te­ment légi­time de répondre par l’affirmative (encore qu’on exa­gère un peu ; et il ne sau­rait être ques­tion d’accorder une médaille à Raglan pour cela). (idem, 147)

Sper­ber et Wil­son consi­dèrent que les énon­cés de ce genre — qui peuvent être dits « som­maires » (au sens d’Austin), c’est-à-dire flous, impré­cis ou encore approxi­ma­tifs — ne sont pas inter­pré­tés à la lettre, enten­dant par là que ce qui s’y trouve expli­ci­té ne fait pas par­tie de leur sens, de ce qui est com­mu­ni­qué par le locu­teur. Pour rendre compte de ce qui se pro­duit dans l’imprécision, Sper­ber et Wil­son font appel à la notion de « res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle », qu’ils défi­nissent de la manière sui­vante. Deux pro­po­si­tions se res­semblent si elles ont en par­tie les mêmes effets dans un même contexte. Plus le nombre de leurs effets com­muns est impor­tant, plus les pro­po­si­tions se res­semblent dans le contexte envi­sa­gé. Si deux pro­po­si­tions pro­duisent exac­te­ment les mêmes effets dans un contexte, il faut alors admettre qu’elles sont dans ce contexte par­fai­te­ment iden­tiques. Deux pro­po­si­tions peuvent entre­te­nir une rela­tion de res­sem­blance dans un contexte et non dans un autre, ou peuvent se res­sem­bler davan­tage dans tel contexte que dans tel autre. Selon Sper­ber et Wil­son, la com­mu­ni­ca­tion ver­bale est fon­dée sur une res­sem­blance plus ou moins étroite entre une pro­po­si­tion expli­ci­tée dans l’énoncé d’une phrase et une pen­sée, de forme éga­le­ment pro­po­si­tion­nelle, que le locu­teur renonce le plus sou­vent à repré­sen­ter lit­té­ra­le­ment dans sa parole. Le locu­teur ne fait en somme que repré­sen­ter ou plu­tôt, pour reprendre leur propre terme, il ne fait qu’«interpréter » sa propre pen­sée dans sa parole, le plus pré­ci­sé­ment pos­sible, en se fon­dant sur une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle qui peut être plus ou moins étroite, selon les besoins de la com­mu­ni­ca­tion. A la limite, dans les cas tout à fait par­ti­cu­liers où le prin­cipe de per­ti­nence l’autorise ou l’exige, la com­mu­ni­ca­tion peut être tout à fait lit­té­rale et l’énoncé repré­sente alors à la lettre la pen­sée com­mu­ni­quée par le locu­teur. Le plus sou­vent cepen­dant le prin­cipe de per­ti­nence exige que le locu­teur sim­pli­fie sa pen­sée dans son dis­cours, afin de neu­tra­li­ser cer­tains effets qui ne seraient pas per­ti­nents pour l’interprète. Il ne s’agit donc pas pour Sper­ber et Wil­son de trai­ter les énon­cés impré­cis comme des cas par­ti­cu­liers qui s’opposeraient aux énon­cés ordi­naires. Ain­si défi­nie, la non- lit­té­ra­li­té est un phé­no­mène tout à fait géné­ral qui concerne la qua­si-tota­li­té des énon­cés en contexte, tan­dis que lit­té­ra­li­té est sim­ple­ment conçue comme la limite extrême d’une rela­tion de res­sem­blance plus ou moins éle­vée plu­tôt que comme la norme de toute com­mu­ni­ca­tion ver­bale. Consi­dé­rons à ce sujet l’exemple suivant :

(12) J’habitais à Paris.

Ima­gi­nons pour com­men­cer qu’après une absence d’un an en France, je réponde ain­si à un ami suisse, sans avoir jamais habi­té dans la ville de Paris mais quelque part der­rière le bou­le­vard péri­phé­rique, par exemple à Cla­mart. Même lit­té­ra­le­ment fausse, cette réponse n’en est pas pour autant men­son­gère, car elle res­semble suf­fi­sam­ment à ma pen­sée pour ce qui est requis, c’est-à-dire pour engen­drer l’ensemble des effets atten­dus concer­nant ma vie pari­sienne (ce qui, par exemple, ne serait pas le cas s’il s’agissait en outre de com­mu­ni­quer cer­tains effets concer­nant, par exemple, mes regrets de ne pas avoir habi­té à Paris même, mon temps de dépla­ce­ment pour aller à un cours, au spec­tacle, à un ren­dez-vous, etc.). Lorsqu’on demande l’heure à quelqu’un dans la rue, on s’attend géné­ra­le­ment à une marge d’imprécision pou­vant aller jusqu’à cinq minutes ou même davan­tage. Et de même, si quelqu’un répond à un ami qui lui demande à com­bien se monte son salaire, il n’ira sans doute pas le for­mu­ler au cen­time ou au franc près ni même à une dizaine de francs près. Certes, lorsque l’administration fis­cale s’enquiert de notre salaire, on prend la peine de lui répondre au cen­time près car l’exactitude dans ce cas est seule sus­cep­tible de garan­tir la satis­fac­tion du prin­cipe de per­ti­nence. Mais si l’on four­nis­sait la même réponse à un ami dési­reux de connaître l’ampleur de nos dif­fi­cul­tés finan­cières, la stricte lit­té­ra­li­té pro­dui­rait cer­tain effets inutiles qui alour­di­raient vai­ne­ment l’effort d’interprétation exi­gé. Ce coût sup­plé­men­taire aurait immé­dia­te­ment pour consé­quence, soit d’empêcher la satis­fac­tion du prin­cipe de per­ti­nence, soit de faire dévier l’interprétation en for­çant l’interprète à cher­cher d’autres effets, sus­cep­tibles de com­pen­ser ce sup­plé­ment d’effort. L’interprète en conclu­rait, par exemple, qu’on lui reproche son indis­cré­tion, sa curio­si­té, autant d’effets que l’on peut aisé­ment évi­ter — si tel est son désir — par le moyen d’un énon­cé imprécis.

Ima­gi­nons main­te­nant qu’il soit exac­te­ment cinq heures, que notre salaire cor­res­ponde à un chiffre par­fai­te­ment rond ou, plu­tôt, pour reve­nir à l’exemple (12), que je n’aie jamais habi­té à Cla­mart mais dans le troi­sième arron­dis­se­ment. Ma réponse est-elle pour autant vouée à être inter­pré­tée lit­té­ra­le­ment ? Bien qu’elle soit alors, tout à fait par hasard, lit­té­ra­le­ment vraie, elle peut fort bien res­ter aus­si floue et impré­cise que dans le cas pré­cé­dent. Ce que je cherche en effet à com­mu­ni­quer en disant (12) ne concerne pas for­cé­ment tous les effets sus­cep­tibles d’être asso­ciés à une inter­pré­ta­tion lit­té­rale de ce qui est expli­ci­té. Dans le cadre d’une inter­pré­ta­tion lit­té­rale, (12) pour­rait me per­mettre, par exemple, de com­mu­ni­quer que je n’habitais pas en ban­lieue, que je n’avais pas à prendre le train, le bus, durant une heure, pour me rendre à Paris. Dans le cadre d’une inter­pré­ta­tion plus approxi­ma­tive en revanche, ce genre d’effets n’a pas à être pris en compte ; (12) a alors exac­te­ment les mêmes effets pour celui qui a habi­té à Cla­mart ou dans le troi­sième arron­dis­se­ment. Si l’on vous demande l’heure dans la rue, qu’il soit cinq heures pré­cises ou cinq heures moins trois, vous répon­dez géné­ra­le­ment dans les deux cas il est cinq heures, et votre réponse est alors éga­le­ment approxi­ma­tive et non-lit­té­rale en ce sens. Pour faire entendre qu’il est exac­te­ment cinq heures, il est presque tou­jours néces­saire de le pré­ci­ser, afin d’imposer une inter­pré­ta­tion tout à fait lit­té­rale. Telle qu’elle est conçue par Sper­ber et Wil­son, la non-lit­té­ra­li­té auto­rise la faus­se­té de ce qui est expli­ci­té dans l’énoncé, mais elle n’y est pas pour autant néces­sai­re­ment liée. La véri­té ou la faus­se­té de ce qui est expli­ci­té n’a tout sim­ple­ment aucune impor­tance. C’est la per­ti­nence opti­male et non la véri­té lit­té­rale des énon­cés qui importe fon­da­men­ta­le­ment dans la com­mu­ni­ca­tion ver­bale. Pour satis­faire au prin­cipe de per­ti­nence, il importe seule­ment que les effets contex­tuels d’un énon­cé soient vrais. Lorsqu’il a recours à l’imprécision, le locu­teur est par­fai­te­ment conscient que son énon­cé est lit­té­ra­le­ment faux et ne pré­tend en aucune façon qu’il soit inter­pré­té à la lettre. La stricte lit­té­ra­li­té n’est aucu­ne­ment la norme et n’est pas pour autant un cas à part, qui ferait l’objet d’une pro­cé­dure inter­pré­ta­tive dif­fé­rente. Il ne s’agit que d’un point limite sur un conti­nuum, où la res­sem­blance entre pen­sée et expres­sion atteint sim­ple­ment son plus haut degré[4]Vu sous cet angle, même si Sper­ber et Wil­son ne vont pas si loin, il n’est pas illé­gi­time de se deman­der si la stricte lit­té­ra­li­té n’est pas la plu­part du temps inac­ces­sible par défi­ni­tion (sauf peut-être dans le cas où l’é­non­cé ren­voie à une échelle numé­rique comme dans les exemples de l’heure et du salaire). L’ac­ti­vi­té lan­ga­gière ne consiste-t-elle pas tou­jours à par­ler par approxi­ma­tions plus ou moins grandes, selon les besoins de la com­mu­ni­ca­tion ? Le mieux que l’on puisse faire, dans l’ordre de la lit­té­ra­li­té, n’est-ce pas de se rap­pro­cher au plus près de sa propre … Conti­nue rea­ding.

Dans les grandes lignes, une telle concep­tion de la com­mu­ni­ca­tion ver­bale et de l’interprétation des énon­cés me semble irré­pro­chable. Ni le prin­cipe de per­ti­nence, ni la concep­tion de l’approximation qui en découle ne seront remis en cause dans cette étude. Ce que je reproche à Sper­ber et Wil­son, c’est d’en conclure qu’«il n’existe pas de solu­tion de conti­nui­té entre ces emplois flous et divers exemples d’emplois figu­ra­tifs par­mi les­quels les méta­phores poé­tiques les plus carac­té­ris­tiques » (1989, 351). En d’autres termes, selon Sper­ber et Wil­son, il n’y a aucune dif­fé­rence entre les exemples pré­cé­dents et le fait de dire, par hyper­bole, que quelqu’un gagne des mil­lions, ou encore, par méta­phore, que l’on a habi­té à Paris en pen­sée, pour faire entendre qu’on aime cette ville, qu’on en rêve. Leur théo­rie géné­rale de la com­mu­ni­ca­tion et de l’interprétation des énon­cés conduit à la dis­so­lu­tion de la notion de trope, les hyper­boles, les méta­phores et les méto­ny­mies étant assi­mi­lées à de simples faits d’approximation ou de non-lit­té­ra­li­té ordi­naires, au sens enten­du pré­cé­dem­ment. Après avoir exa­mi­né dif­fé­rents exemples d’hyperboles et de méta­phores, Sper­ber et Wil­son exposent ain­si leur concep­tion des tropes :

Selon cette concep­tion, la méta­phore et divers tropes appa­ren­tés (dont l’hyperbole, la méto­ny­mie, la synec­doque) sont sim­ple­ment des exploi­ta­tions créa­tives d’une dimen­sion tou­jours pré­sente dans la com­mu­ni­ca­tion ver­bale. La recherche d’une per­ti­nence opti­male conduit le locu­teur à don­ner, selon les cas, un inter­pré­ta­tion plus fidèle ou moins fidèle de sa pen­sée. Le locu­teur abou­tit ain­si, par­fois à une expres­sion lit­té­rale, par­fois à une expres­sion méta­pho­rique. La méta­phore n’exige donc pas d’aptitudes ou de pro­cé­dures inter­pré­ta­tives par­ti­cu­lières : elle pro­cède natu­rel­le­ment d’aptitudes et de pro­cé­dures d’un usage tout à fait géné­ral dans la com­mu­ni­ca­tion ver­bale. (1989, 355–356)

Les tropes ne seraient donc que des formes d’approximation, certes par­ti­cu­liè­re­ment créa­tives, mais qui ne se dis­tinguent pas fon­da­men­ta­le­ment des énon­cés ordi­naires dans les pro­cé­dures inter­pré­ta­tives qu’ils mettent en jeu et, cor­ré­la­ti­ve­ment, les apti­tudes qu’ils requièrent de la part de l’interprète[5]Pour une pré­sen­ta­tion détaillée et appro­fon­die d’une telle concep­tion des tropes, appli­quée à la méta­phore, voir éga­le­ment la thèse de Reboul (à paraître).. Une telle ana­lyse est à mon sens en par­tie erro­née. S’il est vrai que les énon­cés tro­piques ne se dis­tinguent pas des énon­cés ordi­naires en ce qu’ils consistent à ne pas com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment ce qui est expli­ci­té dans l’énoncé (qui n’est jamais ou presque jamais com­mu­ni­qué mot pour mot), il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils n’instaurent pas une forme de com­mu­ni­ca­tion et une créa­ti­vi­té ver­bale qui n’est jamais mise en jeu dans la simple approxi­ma­tion. Non seule­ment les pro­cé­dés tro­piques se fondent à mes yeux sur une pro­cé­dure inter­pré­ta­tive qui ne sau­rait être pure­ment et sim­ple­ment assi­mi­lée à celle des énon­cés ordi­naires, mais il est indu­bi­table qu’ils requièrent cer­taines apti­tudes inter­pré­ta­tives par­ti­cu­lières pour accé­der à ce qui est alors expri­mé et com­mu­ni­qué par le locu­teur. La com­mu­ni­ca­tion pro­pre­ment figu­rée (si je puis dire) ne peut être assi­mi­lée à la com­mu­ni­ca­tion non-lit­té­rale au sens de Sper­ber et Wilson.

Ce qui m’oppose à Sper­ber et Wil­son res­semble un peu — tech­ni­que­ment pour d’autres rai­sons bien enten­du — à ce qui m’opposait pré­cé­dem­ment à Pran­di et à Lakoff et John­son. Le prin­ci­pal défaut de leur concep­tion des tropes est de neu­tra­li­ser ce qui a trait à l’image méta­pho­rique ou hyper­bo­lique et de vou­loir rendre compte direc­te­ment de ce que l’on conçoit habi­tuel­le­ment comme le sens figu­ré d’un énon­cé tro­pique, à savoir de ce qui s’y trouve fina­le­ment com­mu­ni­qué. Chez Sper­ber et Wil­son, l’approximation tient à ce qui est expri­mé, à une forme pro­po­si­tion­nelle, plu­tôt qu’à une forme concep­tuelle asso­ciée à une phrase, mais dans les deux cas les énon­cés tro­piques sont tout à fait dépour­vus de ce que j’ai appe­lé un sens lit­té­ral. Dans leur optique, ces énon­cés, comme les énon­cés ordi­naires, n’ont qu’un seul sens, qui cor­res­pond à l’ensemble des effets que le locu­teur cherche à com­mu­ni­quer. Or les énon­cés tro­piques ont à mes yeux un sens lit­té­ral, quand bien même ce der­nier n’est certes pas, au sens tech­nique, com­mu­ni­qué puisque le locu­teur ne cherche pas à faire croire à la véri­té de ce qui est véhi­cu­lé au niveau de l’image méta­pho­rique ou hyper­bo­lique. Dans une méta­phore ou une hyper­bole, le sens lit­té­ral vise à faire image, et invite l’interprète à décou­vrir ce qui est ain­si com­mu­ni­qué de manière détour­née et beau­coup plus indi­recte que dans une simple approxi­ma­tion. En neu­tra­li­sant cette dimen­sion spé­ci­fique des énon­cés tro­piques, Sper­ber et Wil­son passent non seule­ment à côté de ce qui consti­tue l’essentiel de leur dimen­sion pré­ci­sé­ment créa­tive ou poé­tique, mais ils se privent éga­le­ment des moyens de sai­sir ce qui carac­té­rise la pro­cé­dure, tout à fait par­ti­cu­lière, qui per­met à l’interprète d’accéder à ce qui est com­mu­ni­qué figurément.

En quelques mots — pour esquis­ser briè­ve­ment la concep­tion des tropes que je m’apprête à sou­te­nir dans cette étude — il importe de noter tout d’abord au sujet de la non-lit­té­ra­li­té ordi­naire, non-tro­pique, que le locu­teur y a néces­sai­re­ment recours lorsqu’une for­mu­la­tion trop lit­té­rale de sa pen­sée risque de déna­tu­rer ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer en impo­sant à l’interprète un sup­plé­ment d’effort inutile. Le locu­teur, nous l’avons vu, cherche dans ce cas à neu­tra­li­ser cer­tains effets indé­si­rables de la lit­té­ra­li­té. S’il ne s’exprime pas lit­té­ra­le­ment, c’est pour limi­ter à la source l’effort d’interprétation exi­gé, afin d’optimaliser la per­ti­nence de l’énoncé. Pour arri­ver à ses fins, il a recours à une for­mu­la­tion approxi­ma­tive qui ne risque pas d’être inter­pré­tée lit­té­ra­le­ment sous peine d’engendrer éga­le­ment cer­tains effets qui risquent d’être per­çus non seule­ment comme indé­si­rables mais tout sim­ple­ment comme erro­nés ou men­son­gers. Même si, dans l’absolu, ce qui est expli­ci­té pour­rait alors don­ner lieu acci­den­tel­le­ment à une inter­pré­ta­tion lit­té­rale qui non seule­ment excède mais par­fois déna­ture ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer, le locu­teur compte sur le fait que l’interprète sau­ra évi­ter une telle inter­pré­ta­tion. Le prin­cipe de per­ti­nence l’impose.

Contrai­re­ment à ce qui se pro­duit dans l’approximation où l’interprétation lit­té­rale doit à tout prix être évi­tée, dans le trope en revanche, la lit­té­ra­li­té s’impose. Les énon­cés tro­piques doivent être inter­pré­tés lit­té­ra­le­ment avant de l’être figu­ré­ment. Le propre des énon­cés tro­piques, c’est de per­mettre au locu­teur de com­mu­ni­quer figu­ré­ment sa pen­sée à tra­vers le prisme défor­mant de ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment. Compte tenu de la notion de lit­té­ra­li­té, telle qu’elle est défi­nie par Sper­ber et Wil­son, il est évident qu’une telle oppo­si­tion entre sens lit­té­ral et sens figu­ré ne sau­rait être conçue que comme une oppo­si­tion entre un sens pre­mier, orien­té vers une lit­té­ra­li­té qui tend vers l’absolu, et un sens second, déri­vé du pré­cé­dent, affran­chi de toute contrainte de cet ordre. Si l’approximation consiste à allé­ger à la source l’effort de l’interprète en évi­tant tous les effets indé­si­rables de la lit­té­ra­li­té, le trope vise au contraire à accen­tuer ini­tia­le­ment cet effort en pro­dui­sant inten­tion­nel­le­ment cer­tains effets indé­si­rables, que le locu­teur ne sou­haite pas réel­le­ment com­mu­ni­quer. Le trope per­met ain­si au locu­teur de faire image, de se ser­vir d’une for­mu­la­tion qui excède osten­si­ble­ment sa pen­sée, et ceci en pro­dui­sant des effets beau­coup plus nom­breux et diver­si­fiés que l’interprète devra alors pas­ser en revue afin d’en extraire un cer­tain nombre qui pour­ront fina­le­ment être asso­ciés à ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment. Tout énon­cé tro­pique consiste à pro­duire des effets appar­te­nant à une pen­sée qui n’est pas reven­di­quée, ou plu­tôt qui n’est que pré­ten­du­ment reven­di­quée par le locu­teur. Dans un énon­cé ordi­naire, qu’il soit ou non approxi­ma­tif, ce qui est com­mu­ni­qué n’est pas dis­tinct de ce qui est expri­mé : l’interprète accède alors à ce qui est com­mu­ni­qué par addi­tion, par expan­sion de ce qui relève du sens lit­té­ral, en déri­vant suc­ces­si­ve­ment dif­fé­rents effets contex­tuels sus­cep­tibles d’êtres assi­mi­lés à ce qui est à la fois expri­mé et com­mu­ni­qué par le locu­teur. Nous dirons dans ce cas, pour plus de sim­pli­ci­té ter­mi­no­lo­gique, que le locu­teur com­mu­nique lit­té­ra­le­ment ce qu’il exprime, quel que soit le degré d’approximation ou de non-lit­té­ra­li­té (au sens enten­du pré­cé­dem­ment) qu’il faut lui attri­buer. C’est en ce sens que nous par­le­rons désor­mais de lit­té­ra­li­té et de sens lit­té­ral. Nous dési­gne­rons ain­si ce qui est expri­mé par le locu­teur, quel que soit le degré d’approximation qui le carac­té­rise, qui coïn­cide ordi­nai­re­ment avec ce qu’il cherche réel­le­ment à com­mu­ni­quer. Dans un énon­cé tro­pique en revanche, où ce qui est com­mu­ni­qué ne pro­cède qu’indirectement de ce qui est expri­mé, où le locu­teur ne com­mu­nique pas lit­té­ra­le­ment ce qu’il exprime, cette pro­cé­dure d’expansion ne per­met pas à l’interprète d’accéder à ce qui est com­mu­ni­qué mais uni­que­ment à ce qui est expri­mé. Les pro­cé­dures infé­ren­tielles qui per­mettent à l’interprète d’accéder à ce qui est expri­mé ne suf­fisent pas alors à éta­blir ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment. Ce n’est que de manière indi­recte, par sous­trac­tion — selon une pro­cé­dure qui n’est sans doute pas infé­ren­tielle mais com­pa­ra­tive ou asso­cia­tion­niste et requiert ain­si cer­taines apti­tudes par­ti­cu­lières — que l’interprète peut alors espé­rer cir­cons­crire ce qui est réel­le­ment com­mu­ni­qué par le locuteur.

 

Notes

Notes
1 Voir à ce sujet les com­men­taires de Grice (1969) sur la « signi­fi­ca­tion non-naturelle ».
2 Une impli­ca­tion contex­tuelle, qui peut abou­tir aux trois types d’ef­fet envi­sa­gés, n’est pas une impli­ca­tion ana­ly­tique ou séman­tique, dans la mesure où elle résulte d’une règle de déduc­tion syn­thé­tique qui a pour pré­misse au moins deux infor­ma­tions, de formes pro­po­si­tion­nelles, dont l’une est expli­ci­tée dans l’é­non­cé et l’autre tirée du contexte. Au sujet de la dis­tinc­tion entre impli­ca­tion ana­ly­tique, séman­tique et syn­thé­tique, voir Mœschler (1989, 117–119).
3 Il s’a­git ici de véri­té et de faus­se­té « lin­guis­tiques » (au sens de Mar­tin, 1983), c’est-à-dire de notions rela­tives et sub­jec­tives, qui ne peuvent être défi­nies que par rap­port à un contexte (au sens de Sper­ber et Wil­son), ou à un « uni­vers de croyance » (au sens de Mar­tin), c’est-à-dire à un « ensemble indé­fi­ni de pro­po­si­tions que le locu­teur, au moment où il s’ex­prime, tient pour vraies ou qu’il veut accré­di­ter comme telles » (Mar­tin, 1983, 36). Dans une brève étude consa­crée à la véri­té lin­guis­tique, Den­dale (1990) montre que, dans les langues natu­relles, les pré­di­cats vrai et faux (comme cer­tain, pro­bable, etc.) sont des mar­queurs épis­té­miques qui doivent être consi­dé­rés comme des pré­di­cats à trois argu­ments met­tant en rap­port une pro­po­si­tion, d’une part avec celui qui la consi­dère comme vraie ou fausse, et d’autre part avec les cri­tères de véri­té ou de faus­se­té sus­cep­tibles d’être invo­qués par ce der­nier pour jus­ti­fier son appré­cia­tion subjective.
4 Vu sous cet angle, même si Sper­ber et Wil­son ne vont pas si loin, il n’est pas illé­gi­time de se deman­der si la stricte lit­té­ra­li­té n’est pas la plu­part du temps inac­ces­sible par défi­ni­tion (sauf peut-être dans le cas où l’é­non­cé ren­voie à une échelle numé­rique comme dans les exemples de l’heure et du salaire). L’ac­ti­vi­té lan­ga­gière ne consiste-t-elle pas tou­jours à par­ler par approxi­ma­tions plus ou moins grandes, selon les besoins de la com­mu­ni­ca­tion ? Le mieux que l’on puisse faire, dans l’ordre de la lit­té­ra­li­té, n’est-ce pas de se rap­pro­cher au plus près de sa propre pen­sée ? A sup­po­ser que celle-ci nous soit d’ailleurs men­ta­le­ment acces­sible sous une forme littérale.
5 Pour une pré­sen­ta­tion détaillée et appro­fon­die d’une telle concep­tion des tropes, appli­quée à la méta­phore, voir éga­le­ment la thèse de Reboul (à paraître).