chapitre 2

EXPRESSION ET INFORMATION DANS L’HYPERBOLE

 

Toute méta­phore est une hyperbole

J’ai fait jusqu’ici indif­fé­rem­ment allu­sion à la méta­phore, à la méto­ny­mie ou à l’hyperbole. Eu égard au prin­cipe de per­ti­nence, ne doivent être rete­nues que les oppo­si­tions qui carac­té­risent, à un pre­mier niveau, l’ensemble des tropes, à un second niveau l’ironie par­mi les tropes. Seules ces der­nières oppo­si­tions cor­res­pondent à des inten­tions spé­ci­fiques du locu­teur qui doivent néces­sai­re­ment être per­çues par l’interprète. L’ironie mise à part, lorsqu’il asso­cie la faus­se­té mani­feste de ce qui est expri­mé à une inten­tion du locu­teur de faire image et de com­mu­ni­quer figu­ré­ment sa pen­sée, l’interprète ne cherche pas à pré­ci­ser s’il s’agit plus spé­ci­fi­que­ment d’une inten­tion hyper­bo­lique, méta­pho­rique, méto­ny­mique ou autre ; il n’analyse pas lui ‑même et ne demande pas à son inter­lo­cu­teur d’analyser la nature de la faus­se­té réa­li­sée. Les pro­prié­tés par­ti­cu­lières de l’hyperbole, de la méta­phore ou de n’importe quelle autre espèce ou sous-espèce de trope — rela­tives aux dif­fé­rentes formes de faus­se­té pos­sibles — peuvent sans doute être cata­lo­guées avec plus ou moins de pré­ci­sion par le théo­ri­cien mais elles ne doivent pas l’amener à défi­nir des pro­cé­dures inter­pré­ta­tives dis­tinctes, diri­gées par des règles par­ti­cu­lières et déclen­chées par dif­fé­rents types de défor­ma­tion du monde repré­sen­té. Une fois recon­nue la faus­se­té de ce qui est expri­mé, le prin­cipe de per­ti­nence suf­fit à relan­cer et à diri­ger les opé­ra­tions ulté­rieures de l’interprète. L’hyperbole, la méta­phore ou la méto­ny­mie ne sont que des variantes plus ou moins auto­nomes d’une seule et même forme d’interprétation et je ne cher­che­rai donc pas — comme il aurait fal­lu le faire dans l’optique de Grice ou de Searle — à déve­lop­per une approche taxi­no­mique visant à sai­sir ce qui oppose diverses formes d’énoncé tro­pique asso­ciées à des pro­cé­dures inter­pré­ta­tives dis­tinctes. Seule l’ironie, cas tout à fait par­ti­cu­lier par­mi les tropes, cor­res­pond à une inten­tion spé­ci­fique du locu­teur qui doit être recon­nue comme telle par l’interprète.

C’est l’hyperbole, et non la méta­phore, qui sera éri­gée en figure emblé­ma­tique des pro­cé­dés tro­piques non iro­niques. Plu­sieurs consi­dé­ra­tions militent en faveur de ce choix. Pre­miè­re­ment, comme le sou­li­gnait déjà Fon­ta­nier, l’hyperbole « se trouve dans la plu­part des com­pa­rai­sons et des méta­phores » (1977, 124). De fait, tout énon­cé tro­pique non iro­nique est fon­da­men­ta­le­ment hyper­bo­lique. Les méta­phores et les méto­ny­mies notam­ment com­prennent une exa­gé­ra­tion et incluent de ce fait une hyper­bole. C’est même la rai­son d’être d’une méta­phore que d’exagérer telle ou telle pro­prié­té d’un objet iden­ti­fié à un autre qui la pos­sède éga­le­ment, mais à un degré nota­ble­ment plus éle­vé. Et de même en ce qui concerne la méto­ny­mie qui consiste à assi­mi­ler un objet à l’une de ses pro­prié­tés jugées essen­tielles et se fonde elle aus­si, par consé­quent, sur une forme d’exagération. Toute défor­ma­tion qua­li­ta­tive à visée méta­pho­rique ou méto­ny­mique recèle une défor­ma­tion quan­ti­ta­tive de la réa­li­té. La célèbre méta­phore où Cyra­no assi­mile son nez notam­ment à un roc, à un pic, à un cap — sur laquelle nous revien­drons à la fin de ce cha­pitre — fait res­sor­tir spec­ta­cu­lai­re­ment sa fonc­tion hyper­bo­lique. Comme toute méta­phore, nos exemples recèlent une dimen­sion hyper­bo­lique et cette dimen­sion est le cœur, le point névral­gique du phénomène :

(3) L’opposition n’est faite aujourd’hui que de quelques agi­tés, har­dis dans la parole, qui courent vers le Rubi­con… et s’arrêtent au bord pour y pêcher. (Ray­mond Barre, inter­view, TF1)

(4) En s’attaquant, sans avoir l’air d’y tou­cher, au droit de réfé­ren­dum, le ministre de la Jus­tice a vou­lu bri­ser l’un des cor­sets qui empêchent la Suisse de res­pi­rer à pleins pou­mons l’air du large. (Le Nou­veau Quo­ti­dien)

En (3), par exemple, ce qui est expri­mé par Ray­mond Barre est une exa­gé­ra­tion mani­feste de cer­taines atti­tudes de ses alliés poli­tiques. De même en (4), ce qui est expri­mé ne consiste pas seule­ment à défor­mer qua­li­ta­ti­ve­ment la Suisse, le droit de réfé­ren­dum et les actions du ministre de la jus­tice. En s’exprimant de la sorte, le jour­na­liste exa­gère ouver­te­ment l’emprise du droit de réfé­ren­dum ain­si que l’importance de la déci­sion du ministre de la jus­tice. L’exagération est essen­tielle à la fois à l’image et à l’information méta­pho­rique car la méta­phore consiste fon­da­men­ta­le­ment à exa­gé­rer cer­taines pro­prié­tés réel­le­ment impu­tables, et impu­tées, à un objet du monde.

D’autre part, obser­va­tion cor­ré­la­tive à la pré­cé­dente, l’hyperbole peut fort bien se réa­li­ser en dehors de la méta­phore ou de la méto­ny­mie. L’hyperbole pure, qui ne pré­sup­pose aucune défor­ma­tion qua­li­ta­tive de l’objet repré­sen­té, se ren­contre très fré­quem­ment dans le dis­cours. Le cas le plus pro­bant d’hyperbole pure, dépour­vue de toute dimen­sion méta­pho­rique, c’est la figure que les anciens appe­laient « com­pa­rai­son » qui abo­lit la simple iden­ti­fi­ca­tion de l’objet com­pa­ré à l’objet com­pa­rant[1]Selon Dumar­sais, « Il y a cette dif­fé­rence entre la méta­phore et la com­pa­rai­son, que dans la com­pa­rai­son on se sert de termes qui font connaître que l’on com­pare une chose à une autre ; par exemple, si l’on dit d’un homme en colère, qu’il est comme un lion, c’est une com­pa­rai­son ; mais quand on dit sim­ple­ment c’est un lion, la com­pa­rai­son n’est alors que dans l’es­prit, et non dans les termes ; c’est une méta­phore » (1988, 136).. Ce qui reste d’une méta­phore, lorsque celle-ci est alté­rée, par exemple à l’aide de comme, pour être trans­for­mée en com­pa­rai­son, c’est géné­ra­le­ment une hyper­bole. Non seule­ment cette der­nière semble donc tra­ver­ser tout le champ des dif­fé­rents tropes, mais elle semble éga­le­ment être seule à pou­voir fonc­tion­ner de manière abso­lu­ment auto­nome. Ain­si les exemples sui­vants, qui sont dépour­vus de toute dimen­sion méta­pho­rique, sont néan­moins plei­ne­ment hyper­bo­liques ou tropiques :

(13) Les spé­cia­listes ont tous sug­gé­ré qu’un come-back après huit années d’interruption, pour un joueur de 34 ans [Björn Borg], dans un sport aus­si exi­geant que le ten­nis, et au moment même où un joueur de 19 ans, Pete Sam­pras, rem­porte l’US Open, équi­vau­drait à vou­loir esca­la­der l’Everest sur une chaise rou­lante. (Le Nou­veau Quo­ti­dien)

(14) Gérard D’Aboville a tra­ver­sé le Paci­fique à la rame. Quelques télé­spec­ta­teurs sont allés jusqu’au bout de la sep­tième nuit des 7 d’or. En termes d’endurance, ce deuxième exploit est com­pa­rable au pre­mier. Non seule­ment parce qu’il a fal­lu affron­ter, comme autant de vagues mono­tones, les pres­ta­tions de ceux qui répé­taient là ce qu’ils avaient déjà dit l’année der­nière et celles d’avant. Mais aus­si parce que le spec­tacle com­por­tait une véri­table épreuve morale : subir cette extra­or­di­naire démons­tra­tion d’orgueil qui a fait pas­ser une petite fête de famille pour un évé­ne­ment d’intérêt inter­na­tio­nal. (L’Hebdo)

Enfin, troi­sième consi­dé­ra­tion, éga­le­ment reliée aux pré­cé­dentes : la com­pa­rai­son n’est qu’une méta­phore par­tiel­le­ment pri­vée de sa dimen­sion qua­li­ta­tive — et dépour­vue ain­si d’un cer­tain abso­lu­tisme — mais qui n’a rien per­du de sa puis­sance évo­ca­trice et de sa force de per­sua­sion. L’hyperbole pure neu­tra­lise en par­tie ce qui relève de la dimen­sion qua­li­ta­tive de l’image méta­pho­rique ou méto­ny­mique mais conserve ce qui est essen­tiel à tout énon­cé tro­pique, à savoir l’exagération. Lorsqu’une hyper­bole est pour­vue d’une dimen­sion méta­pho­rique, l’objet est alors repré­sen­té à l’image d’un autre dont cer­tains traits ajoutent une dimen­sion qua­li­ta­tive à l’exagération. Dans l’hyperbole pure, en revanche, l’objet en ques­tion est sim­ple­ment exa­gé­ré sans être défor­mé qua­li­ta­ti­ve­ment. Certes la com­pa­rai­son amor­tit un peu, atté­nue le choc de l’assimilation du com­pa­rant au com­pa­ré, mais sans rien enle­ver à la valeur expres­sive et infor­ma­tive de ce qui est expri­mé. Au risque de bous­cu­ler un peu cer­taines idées reçues, on pour­rait même aller jusqu’à affir­mer qu’une méta­phore ne perd géné­ra­le­ment rien (ou peu de chose) à être trans­for­mée en com­pa­rai­son. La plu­part des méta­phores filées consistent d’ailleurs géné­ra­le­ment à pas­ser suc­ces­si­ve­ment d’une méta­phore à une com­pa­rai­son, puis à nou­veau d’une com­pa­rai­son à une méta­phore. L’exemple (2) fait appa­raître qu’une com­pa­rai­son hyper­bo­lique (comme une bête aimée) ne neu­tra­lise ou même n’atténue en rien le tra­vail de la méta­phore qui, à la base, est de toute façon hyper­bo­lique. Il importe seule­ment dans ce cas que le nar­ra­teur exa­gère ouver­te­ment, en les assi­mi­lant aux pro­prié­tés d’une bête aimée que l’on caresse, les pro­prié­tés attri­buées à la pen­sée qu’affectionne son personnage :

(2) […] la pen­sée constante d’Odette don­nait aux moments où il était loin d’elle le même charme par­ti­cu­lier qu’à ceux où elle était là. Il mon­tait en voi­ture mais il sen­tait que cette pen­sée y avait sau­té en même temps et s’installait sur ses genoux comme une bête aimée qu’on emmène par­tout et qu’il gar­de­rait avec lui à table, à l’insu des convives. Il la cares­sait, se réchauf­fait à elle […]. (Proust, A la recherche du temps per­du)

Pour toute ces rai­sons, l’hyperbole est à mon sens emblé­ma­tique de ce qu’est un trope, hypo­thèse qui sera confir­mée lorsqu’il sera ques­tion de l’ironie. C’est en effet par ce qui oppose l’hyperbole et l’ironie que nous fini­rons par sai­sir ce que cette der­nière par­tage et, dans le même temps, ce qui la carac­té­rise par­mi les tropes. Tout énon­cé tro­pique est soit iro­nique, soit hyper­bo­lique. Cha­cune de ces options implique l’annulation de l’autre. Mais lais­sons de côté pour l’instant l’ironie, et consi­dé­rons quelques autres exemples d’hyperbole plus ou moins pure, sus­cep­tibles de faire res­sor­tir clai­re­ment les prin­ci­paux enjeux de la concep­tion des tropes qui sera déve­lop­pée dans ce chapitre.

On a sou­vent recours à des expres­sions comme une gifle à étour­dir un âne, un vent à décor­ner les bœufs, l’homme qui tire plus vite que son ombre. La plu­part de ces for­mu­la­tions sont en voie de lexi­ca­li­sa­tion et sont ain­si inter­pré­tées comme des expres­sions idio­ma­tiques qui ont per­du, au moins par­tiel­le­ment, leur facul­té de faire image[2]Un pro­ces­sus de lexi­ca­li­sa­tion entraîne un éva­nouis­se­ment pro­gres­sif de l’i­mage méta­pho­rique ou hyper­bo­lique, qui abou­ti à la dis­pa­ri­tion du trope et à la créa­tion d’une nou­velle signi­fi­ca­tion lexi­cale, d’une nou­velle forme concep­tuelle asso­ciée à une expres­sion. Lors­qu’on dit, par exemple, que quel­qu’un ou quelque chose est rapide comme l’é­clair ou qu’on se sent léger comme l’air, lors­qu’on mange son pain noir ou qu’on tire le diable par la queue, on s’ex­prime alors géné­ra­le­ment tout à fait lit­té­ra­le­ment. Pour retrou­ver, der­rière de telles expres­sions, l’image ori­gi­nelle, il … Conti­nue rea­ding. Dans le pas­sage sui­vant, en revanche, Proust réa­lise une hyper­bole tout à fait ori­gi­nale, fon­dée sur une série de trois comparaisons :

(15) Depuis quelque temps, son affec­tion de la vue ayant empi­ré, il avait été doté — aus­si riche­ment qu’un labo­ra­toire — de lunettes nou­velles : puis­santes et com­pli­quées comme des ins­tru­ments astro­no­miques, elles sem­blaient vis­sées à ses yeux ; il bra­qua sur moi leurs feux exces­sifs et me recon­nut. Elles étaient en mer­veilleux état. Mais der­rière elles j’aperçus, minus­cule, pâle, convul­sif, expi­rant, un regard loin­tain pla­cé sous ce puis­sant appa­reil, comme dans les labo­ra­toires trop riche­ment sub­ven­tion­nés pour les besognes qu’on y fait, on place une insi­gni­fiante bes­tiole ago­ni­sante sous les appa­reils les plus per­fec­tion­nés. (Proust, A la recherche du temps per­du)

A l’instar des lunettes de Bri­chot — qui sont ici non le moyen mais l’objet du regard — l’hyperbole joue sur un effet de loupe, de défor­ma­tion optique, c’est-à-dire sur une exa­gé­ra­tion. La dimen­sion et la puis­sance des lunettes de Bri­chot (ain­si que la fai­blesse de son regard) sont en l’occurrence exa­gé­rées. Dans l’hyperbole, le locu­teur octroie une pro­prié­té à un objet du monde en sur­es­ti­mant volon­tai­re­ment et ouver­te­ment la limite extrême de ce qui peut être consi­dé­ré comme le plus haut degré d’attribution vrai­sem­blable de cette pro­prié­té à un tel objet. L’exagération est le mini­mum de faus­se­té exi­gé par le pro­cé­dé tro­pique pour per­mettre au locu­teur de signa­ler à la fois son inten­tion de faire image (ici en repré­sen­tant les lunettes et le regard de Bri­chot sous un jour exa­gé­ré, gros­sis­sant ou ame­nui­sant) et de com­mu­ni­quer figu­ré­ment sa pen­sée (en nous per­sua­dant quand même de la gros­seur, de l’épaisseur des lunettes et de la fai­blesse du regard de Bri­chot). Ces deux com­po­santes de l’hyperbole res­sortent clai­re­ment de la défi­ni­tion avan­cée par Fontanier :

L’hyperbole aug­mente ou dimi­nue les choses avec excès, et les pré­sente bien au-des­sus ou bien au-des­sous de ce qu’elles sont, dans la vue, non de trom­per, mais d’amener à la véri­té même, et de fixer, par ce qu’elle dit d’incroyable, ce qu’il faut réel­le­ment croire. (1977, 123)

La défi­ni­tion de Fon­ta­nier com­prend deux par­ties. Pre­miè­re­ment, en pré­ci­sant que l’hyperbole consiste « à aug­men­ter ou dimi­nuer les choses avec excès, à les pré­sen­ter bien au-des­sus ou bien au-des­sous de ce qu’elles sont », Fon­ta­nier sup­pose qu’elle consiste à repré­sen­ter un objet de manière osten­si­ble­ment exa­gé­rée, c’est-à-dire à la fois à exa­gé­rer et à mon­trer le fait même qu’on exa­gère. Ce fai­sant le locu­teur indique qu’il ne cherche pas à faire croire à la véri­té de ce qu’il exprime. Mais l’analyse de Fon­ta­nier ne s’arrête pas là. Si l’hyperbole ne consiste pas à trom­per, c’est non seule­ment par sa facul­té de mon­trer, d’exhiber l’exagération sur laquelle elle se fonde, mais c’est qu’elle vise mal­gré tout, par ce moyen, à faire recon­naître indi­rec­te­ment la véri­té de ce qu’elle exprime. Sur ce der­nier point Fon­ta­nier pré­cise que si l’hyperbole exa­gère, c’est afin « d’amener à la véri­té même, et de fixer par ce qu’elle dit d’incroyable, ce qu’il faut réel­le­ment croire ». Dans l’Ency­clo­pé­die de Dide­rot et d’Alembert, un cer­tain Jau­court rap­pelle que « l’hyperbole est une figure de rhé­to­rique qui mène à la véri­té par quelque chose de faux, d’outré, et affirme des choses incroyables pour en per­sua­der de croyables », avant d’ajouter que cette figure « exprime au-delà de la véri­té pour ame­ner l’esprit à la mieux connaître » (1967, 404)[3]Cette der­nière affir­ma­tion — ins­pi­rée sans doute, comme les pré­cé­dentes, des trai­tés de rhé­to­rique de l’an­ti­qui­té — est éga­le­ment for­mu­lée mot pour mot dans La Bruyère (1951, 86).. Le pas­sage sui­vant en témoigne, où le nar­ra­teur nous relate la visite d’un appar­te­ment en pré­sence d’une logeuse et de l’ancienne loca­taire (une Chi­noise), au milieu du vacarme d’un immeuble pour le moins inhos­pi­ta­lier. Comme Proust à pro­pos du regard et des lunettes de Bri­chot, et bien qu’il ne nous demande pas de croire, entre autres, que le pla­fond de son appar­te­ment se gon­dole et s’écroule, le locu­teur cherche néan­moins, dans une cer­taine mesure, à nous per­sua­der de ce qu’il exprime :

Elle [la logeuse] s’interrompt alors, car, à l’étage juste au-des­sus du nôtre, se passe quelque chose qui me ferait dou­ter que les mam­mouths ou les dino­saures ont bien déser­té la région depuis cent mille ans ou qu’elle (la région) n’est pas sur la ligne de frac­ture favo­ri­sant les plus vio­lents séismes.

— Bon Dieu, qu’est-ce que ? Qu’est-ce que c’était que ça ? dis-je, quand le pla­fond, sous les coups de bou­toir de la Bête, de la Chose, du Monstre, a ces­sé de se gon­do­ler et repris, dans d’atroces grin­ce­ments, sa posi­tion hori­zon­tale, tan­dis que des écailles de pein­ture conti­nuent à tom­ber, que l’ampoule au bout de son fil achève de se balan­cer, que les verres dans le buf­fet finissent de s’entrechoquer et que toute la tuyau­te­rie alen­tour couine, siffle et hoquette decrescendo.

— Ça ? fait l’autre, ben quoi ? C’est l’étudiant du troi­sième qu’est venu boire un verre d’eau. Les cris de la pocharde là-haut l’auront réveillé et… Parce que sinon çui-là pour qu’i s’lève avant midi…

Donc, il était pieds nus, ou en pan­toufles. J’ai essayé d’imaginer ce que cela pou­vait don­ner quand, vers quatre heures du matin, en chaus­sures de ski, il ren­trait cre­vé des sports d’hiver et cou­rait se jeter sur son lit. Ça dépas­sait mon ima­gi­na­tion. Ça fai­sait péter les sis­mo­graphes au fin fond de la Pata­go­nie. […]

— Lui no good, no good, dit alors la loca­taire, se lan­çant dans la plus longue phrase que je l’entendrai jamais pro­non­cer. Boum-boum-boum. All night music boum all day walk boum women boum ti vi boum. […]

— Mais qu’est-ce que vous chan­tez là, « no good », madame Song-Machin ? s’exclame alors la logeuse. Il est jeune, sim­ple­ment, com­pre­nez, ajoute-t-elle à mon inten­tion. Quant à elle (elle la désigne du men­ton), c’est une sacré mau­vaise cou­cheuse qui venait se plaindre chaque fois que dans les étages quelqu’un avait le mal­heur de lais­ser tom­ber une épingle…

Une épingle ? Un pylône, oui ! (Beno­zi­glio, Tableau d’une ex)

Ce der­nier exemple fait appa­raître que l’hyperbole est fon­dée sur une rela­tion com­plexe entre ce qui expri­mé et ce qui est com­mu­ni­qué, rela­tion qui s’établit en deux temps, à deux niveau si l’on pré­fère, car elle consiste d’une part à ne pas réel­le­ment com­mu­ni­quer mais à faire image et à se jouer appa­rem­ment de la com­mu­ni­ca­tion, et d’autre part à com­mu­ni­quer néan­moins ce qu’elle exprime. Seul le pre­mier niveau va nous inté­res­ser dans un pre­mier temps, qui a trait à la facul­té de tout énon­cé tro­pique de faire image, c’est-à- dire d’évoquer une monde contre­fac­tuel à pro­pos du monde réel, ou plu­tôt de repré­sen­ter le monde réel à l’image, pré­ci­sé­ment, d’un monde contrefactuel.

 

Notes

Notes
1 Selon Dumar­sais, « Il y a cette dif­fé­rence entre la méta­phore et la com­pa­rai­son, que dans la com­pa­rai­son on se sert de termes qui font connaître que l’on com­pare une chose à une autre ; par exemple, si l’on dit d’un homme en colère, qu’il est comme un lion, c’est une com­pa­rai­son ; mais quand on dit sim­ple­ment c’est un lion, la com­pa­rai­son n’est alors que dans l’es­prit, et non dans les termes ; c’est une méta­phore » (1988, 136).
2 Un pro­ces­sus de lexi­ca­li­sa­tion entraîne un éva­nouis­se­ment pro­gres­sif de l’i­mage méta­pho­rique ou hyper­bo­lique, qui abou­ti à la dis­pa­ri­tion du trope et à la créa­tion d’une nou­velle signi­fi­ca­tion lexi­cale, d’une nou­velle forme concep­tuelle asso­ciée à une expres­sion. Lors­qu’on dit, par exemple, que quel­qu’un ou quelque chose est rapide comme l’é­clair ou qu’on se sent léger comme l’air, lors­qu’on mange son pain noir ou qu’on tire le diable par la queue, on s’ex­prime alors géné­ra­le­ment tout à fait lit­té­ra­le­ment. Pour retrou­ver, der­rière de telles expres­sions, l’image ori­gi­nelle, il faut avoir recours un pro­cé­dé qu’on pour­rait qua­li­fier de délexi­ca­li­sa­tion lit­té­ra­li­sante. Pré­vert fait ain­si revivre méta­pho­ri­que­ment l’ex­pres­sion phrase creuse et le verbe tré­bu­cher en écri­vant qu’un grand homme d’É­tat, tré­bu­chant sur une belle phrase creuse, tombe dedans.
3 Cette der­nière affir­ma­tion — ins­pi­rée sans doute, comme les pré­cé­dentes, des trai­tés de rhé­to­rique de l’an­ti­qui­té — est éga­le­ment for­mu­lée mot pour mot dans La Bruyère (1951, 86).