L’image hyper­bo­lique

Reve­nons pour com­men­cer à quelques obser­va­tions élé­men­taires déjà évo­quées pré­cé­dem­ment. L’exemple sui­vant ser­vi­ra d’illustration à mon pro­pos et nous accom­pa­gne­ra jusqu’au terme du pré­sent chapitre :

(17) « S’il va à gauche, tu vas à gauche ; s’il va à droite, tu vas à droite. S’il va pis­ser, tu vas pis­ser !» Voi­la com­ment Ray­mond Gœthals, qui n’a pas l’habitude des fio­ri­tures, explique à l’un de ses joueurs la façon dont il doit sur­veiller un adver­saire durant le match. L’entraîneur de l’Olympique de Mar­seille ne gagne­ra peut-être pas la finale de la Coupe d’Europe, […] mais il aura, à tout le moins, réus­si un autre exploit : battre les Mar­seillais sur leur propre ter­rain, celui de la gouaille. (Le Monde)

Si l’exagération, lorsqu’elle est invo­lon­taire ou men­son­gère, cherche à pas­ser inaper­çue, dans l’hyperbole en revanche, elle est cen­sée être recon­nue comme mani­feste. En signa­lant ouver­te­ment son inten­tion d’exagérer, le locu­teur indique qu’il ne prend pas à son compte, qu’il ne cherche pas à com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment ce qu’il exprime, dont le sta­tut énon­cia­tif est ain­si modi­fié. Dans l’exemple (17), l’entraîneur exprime que les joueurs de l’équipe adverse sont sus­cep­tibles de cou­rir aux toi­lettes durant le match, qu’il faut donc les pour­suivre en ces lieux, etc., mais il signale éga­le­ment qu’il ne cherche pas réel­le­ment à en per­sua­der l’interprète. Pour inter­pré­ter cor­rec­te­ment le conseil de Ray­mond Gœthals, l’interprète doit recon­naître avant tout que le pas­sage sou­li­gné en ita­liques, contrai­re­ment à ce qui pré­cède, est osten­si­ble­ment exa­gé­ré et doit donc être décon­nec­té d’un cer­tain nombre de ses effets contex­tuels. L’exagération du naïf ou du van­tard n’est aucu­ne­ment hyper­bo­lique, car le locu­teur cherche alors à com­mu­ni­quer sa pen­sée lit­té­ra­le­ment, sans reti­rer quoi que ce soit ou se dis­so­cier en rien de ce qu’il exprime. Dans tout énon­cé tro­pique, en revanche, le locu­teur mani­feste symp­to­ma­ti­que­ment, à par­tir de la faus­se­té de ce qu’il exprime, son inten­tion de ne pas com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment sa pen­sée. L’artifice de l’hyperbole n’a rien à voir avec une banale exa­gé­ra­tion, que celle-ci fasse ou non illusion.

Plus pré­ci­sé­ment, l’hyperbole est fon­dée sur un déca­lage entre deux repré­sen­ta­tions dis­tinctes d’un objet du monde auquel l’énoncé réfère. Une repré­sen­ta­tion expri­mée, sou­te­nue par l’ensemble des effets contex­tuels de l’énoncé, entre alors en conflit avec une repré­sen­ta­tion préa­lable et par­ta­gée du même objet, consti­tuée d’une ou de plu­sieurs infor­ma­tions contex­tuelles entre­te­nues avec suf­fi­sam­ment de force pour démen­tir ce qui est expri­mé[1]Dans le cas de la méta­phore, ces deux repré­sen­ta­tions cor­res­pondent à ce que l’on désigne par l’op­po­si­tion entre com­pa­rant et com­pa­ré.. C’est en s’appuyant sur ce que nous appel­le­rons une opi­nion com­mune, sur un ensemble d’informations contex­tuelles « mutuel­le­ment mani­festes » (au sens de Sper­ber et Wil­son), sus­cep­tible de contra­rier ce qu’il exprime, que le locu­teur par­vient à exhi­ber ouver­te­ment son inten­tion de ne pas com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment sa pen­sée. En (17) par exemple, l’entraîneur s’appuie sur les connais­sances du foot­ball qu’il par­tage avec son joueur pour mani­fes­ter son inten­tion de recou­rir à un pro­cé­dé hyper­bo­lique. C’est l’accessibilité et la force, l’évidence, la résis­tance d’une telle opi­nion dans le contexte qui per­mettent au locu­teur de signa­ler, à par­tir de la faus­se­té mani­feste de ce qu’il exprime, son inten­tion de faire image, plu­tôt que de com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment sa pen­sée. On touche ici à ce qui oppose radi­ca­le­ment un énon­cé hyper­bo­lique à un énon­cé « ordi­naire », que celui-ci soit erro­né ou men­son­ger. Même un énon­cé fan­tas­tique, qui décrit un monde contre­fac­tuel, ne par­tage pas cette pro­prié­té des énon­cés tro­piques et est donc « ordi­naire » en ce sens. Les géants de Rabe­lais, les héros des contes de Vol­taire ne sont hyper­bo­liques que s’ils sont assi­mi­lés à des hommes, sou­mis aux normes en vigueur dans notre monde.

Lorsqu’il n’est pas cer­tain que l’interprète pour­ra s’appuyer sur une opi­nion com­mune, sus­cep­tible de contra­rier ce qu’il exprime, lorsqu’il sub­siste une pos­si­bi­li­té d’interprétation lit­té­rale, le locu­teur peut être ame­né à confir­mer rétro­ac­ti­ve­ment son inten­tion hyper­bo­lique, en refor­mu­lant lit­té­ra­le­ment sa pen­sée. Consi­dé­rons à ce sujet deux exemples :

(18) Le concierge des grands éta­blis­se­ments s’occupe de tout et de plus encore. Il réserve une table chez Girar­det le soir du 31 décembre ; il déniche un héli­co­ptère le jour du mee­ting de Bex ; et si votre anni­ver­saire tombe le pre­mier août, il orga­ni­se­ra, à votre demande, une séré­nade avec cors des Alpes et scies musi­cales. D’une manière plus réa­liste, il va régler tous les pro­blèmes pra­tiques. (L’Hebdo)

(19) La nou­velle Ford Fies­ta. La meilleure chose de votre vie… ou presque. (Publi­ci­té)

En (18) le locu­teur refor­mule lit­té­ra­le­ment ce qui vient de l’être figu­ré­ment, tout en pré­sup­po­sant que ce qui pré­cède n’était pas réa­liste, c’est-à-dire en com­men­tant à sa manière l’un des aspects de son hyper­bole. Ce fai­sant, le locu­teur com­mente méta­dis­cur­si­ve­ment ses énon­cés pré­cé­dents en pré­sup­po­sant qu’ils n’étaient pas des­ti­nés à être réel­le­ment com­mu­ni­qués et inter­pré­tés lit­té­ra­le­ment. En (19), la stra­té­gie du locu­teur fait éga­le­ment appel à un pro­cé­dé de refor­mu­la­tion lit­té­ra­li­sante, mais celui-ci ne passe par aucun com­men­taire méta­dis­cur­sif expli­cite. Le locu­teur se contente désor­mais de refor­mu­ler lit­té­ra­le­ment sa pen­sée, de manière à neu­tra­li­ser, par le contraste d’une telle refor­mu­la­tion, un cer­tain nombre d’effets contex­tuels indé­si­rables de ce qui pré­cède, et dans le but de confir­mer a pos­te­rio­ri son inten­tion de ne pas réel­le­ment com­mu­ni­quer ce qu’il exprime[2]Ce pro­cé­dé de refor­mu­la­tion lit­té­rale, d’au­tant plus lors­qu’il se double, comme en (18), d’un com­men­taire méta­dis­cu­sif expli­cite, pro­duit un effet assez déplai­sant car il laisse sup­po­ser que le lec­teur serait suf­fi­sam­ment naïf pour avoir inter­pré­té lit­té­ra­le­ment ce qui est expri­mé dans l’hy­per­bole. En (19) en revanche, l’ef­fet recher­ché est plu­tôt humo­ris­tique : étant don­né les excep­tion­nelles qua­li­tés de la Ford Fies­ta, on feint de sup­po­ser le lec­teur capable de ne pas per­ce­voir l’in­ten­tion hyper­bo­lique..

A ce pre­mier niveau le locu­teur joue un double jeu énon­cia­tif, où il feint de vou­loir com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment ce qu’il exprime tout en signa­lant par ailleurs son inten­tion de ne pas cher­cher réel­le­ment à com­mu­ni­quer ce qu’il exprime. Fon­ta­nier le pré­ci­sait à juste titre, si « l’hyperbole aug­mente ou dimi­nue les choses avec excès et les pré­sente bien au-des­sus ou bien au-des­sous de ce qu’elles sont », cette der­nière néan­moins « doit por­ter le carac­tère de la bonne foi et de la fran­chise, et ne paraître, de la part de celui qui parle, que le lan­gage même de la per­sua­sion. […] il faut que celui qui écoute puisse par­ta­ger jusqu’à un cer­tain point l’illusion, et ait besoin peut-être d’un peu de réflexion pour n’être pas dupe, c’est-à-dire, pour réduire les mots à leur juste valeur » (1977, 123–124). En fai­sant image le locu­teur joue, met en scène une énon­cia­tion lit­té­rale, non tro­pique, de son énon­cé. Il feint de com­mu­ni­quer tout en signa­lant, par le biais de la faus­se­té mani­feste de ce qu’il exprime, son inten­tion de ne pas réel­le­ment com­mu­ni­quer mais de faire entendre quelque chose à pro­pos de ce qu’il exprime (plu­tôt qu’à pro­pos du monde repré­sen­té). Reve­nons à ce sujet au pas­sage où Bange glose les com­men­taires de Laus­berg, que j’ai déjà briè­ve­ment com­men­tés au cha­pitre 1 :

A cette véra­ci­té s’oppose la non-véra­ci­té du dis­cours iro­nique et du dis­cours sym­bo­lique [tro­pique] qui reposent, au contraire, sur une cer­taine opa­ci­té de la com­mu­ni­ca­tion et jouent de cer­taines formes d’ambiguïté repé­rables par le récep­teur, qui se trouve invi­té à prendre une part active sup­plé­men­taire (déco­dage dis­cur­sif en plus du déco­dage lin­guis­tique) à la construc­tion de la signi­fi­ca­tion et acquiert un sta­tut de véri­table inter­lo­cu­teur. Il s’agit donc d’une forme de dis­cours qui met en scène le pro­ces­sus de com­mu­ni­ca­tion et d’édification du sens dans l’interaction, au lieu de le mas­quer der­rière une énon­cia­tion répu­tée objec­tive, c’est-à-dire trans­pa­rente. (Bange, 1976, 64)

Lorsqu’il fait image, le locu­teur « met en scène le pro­ces­sus de com­mu­ni­ca­tion et d’édification du sens dans l’interaction » de manière à faire entendre quelque chose au sujet du sens lit­té­ral, de ce qui est expri­mé dans l’énoncé, plu­tôt qu’au moyen de ce sens lit­té­ral et à pro­pos du monde repré­sen­té. Dans tout énon­cé tro­pique, le locu­teur pré­tend com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment sa pen­sée, mais la faus­se­té mani­feste de ce qu’il exprime lui per­met de neu­tra­li­ser loca­le­ment cette pré­ten­tion dans le but d’exhiber, de mon­trer ce qu’il exprime, et donc de faire entendre quelque chose à ce pro­pos. Au niveau de sa com­po­sante expres­sive, dont relève sa facul­té de faire image, l’énoncé tro­pique opa­ci­fie tem­po­rai­re­ment ce qui est expri­mé et pré­ten­du­ment com­mu­ni­qué à pro­pos du monde repré­sen­té, et ceci pour lais­ser entendre quelque chose au sujet de ce qui est expri­mé. En (17), le com­men­taire du jour­na­liste porte pré­ci­sé­ment sur ce qui est expri­mé par Ray­mond Gœthals au niveau de l’image hyper­bo­lique. Ce qui retient l’attention du jour­na­liste, ce n’est pas ce que Ray­mond Gœthals cherche à faire com­prendre à son joueur, ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer figu­ré­ment par le moyen d’une telle hyper­bole, mais bel et bien ce qui est pré­ten­du­ment com­mu­ni­qué au niveau expres­sif, à savoir une repré­sen­ta­tion ima­gée du foot­ball où les joueurs se pour­suivent jusqu’aux toi­lettes, où le ter­rain s’étend bien au-delà des limites régle­men­taires, où le fait d’uriner à côté d’un adver­saire est un moyen de contri­buer à la vic­toire, etc. Ce qui est alors loca­le­ment mais réel­le­ment com­mu­ni­qué ne porte pas, on l’a bien com­pris, sur le monde repré­sen­té. Dans ces condi­tions, ce qui est expri­mé n’est que l’objet de ce qui est com­mu­ni­qué impli­ci­te­ment par le locu­teur, et res­pec­ti­ve­ment ce qui est com­mu­ni­qué n’est donc aucu­ne­ment expri­mé. Le locu­teur com­mu­nique alors quelque chose, non en l’exprimant mais en mon­trant une affir­ma­tion qu’il ne prend pas réel­le­ment à son compte, en se mon­trant en train de faire sem­blant de vou­loir faire croire à quelque chose de faux.

Cette der­nière oppo­si­tion — entre le fait de com­mu­ni­quer et le fait de mon­trer, d’exhiber ce qu’on exprime — fait appel à des notions héri­tées de la logique (Quine 1951) et redé­fi­nies assez récem­ment pour être adap­tée au fonc­tion­ne­ment du lan­gage ordi­naire. Je veux par­ler de la dis­tinc­tion entre « emploi » et « men­tion », dans les termes où elle est conçue notam­ment par Chris­ten­sen (1967) dans sa cri­tique de Quine, ain­si que par Searle (1972), qui admettent tous deux qu’un énon­cé peut ser­vir à se repré­sen­ter lui-même, plu­tôt qu’à repré­sen­ter un état de chose exté­rieur à lui. Un énon­cé peut être soit employé, lorsque le locu­teur com­mu­nique ce qu’il exprime, soit men­tion­né lorsque ce der­nier se contente de mon­trer ce qu’il exprime, et le fait qu’il l’exprime, dans le but de lais­ser entendre quelque chose à pro­pos d’un dis­cours ou d’un point de vue auquel il fait écho. Nous revien­drons plus scru­pu­leu­se­ment sur cette ques­tion au cha­pitre 4, lorsqu’il sera ques­tion de l’ironie comme men­tion, mais je pré­cise d’emblée qu’au niveau de la com­po­sante expres­sive de tout énon­cé tro­pique, qu’il soit iro­nique ou hyper­bo­lique, le locu­teur pré­tend employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime tout en signa­lant symp­to­ma­ti­que­ment, à par­tir de la faus­se­té mani­feste de son dis­cours, son inten­tion de mon­trer, de men­tion­ner ce qu’il exprime.

Dans un article célèbre, Sper­ber et Wil­son (1978) ont défen­du une hypo­thèse selon laquelle l’ironie consis­te­rait à faire écho à un dis­cours ou à un point de vue impu­té à autrui et serait donc assi­mi­lable à une forme de men­tion. Dans la pers­pec­tive de Sper­ber et Wil­son (1989), en tant que fait de men­tion, l’ironie s’oppose fon­da­men­ta­le­ment à la méta­phore, à l’hyperbole, et à toute forme d’énoncé tro­pique (qui ne sont rien d’autre à leurs yeux, je le rap­pelle, que des énon­cés ordi­naires). En posant que la méta­phore et l’hyperbole relèvent éga­le­ment d’un fait de men­tion, je m’inspire donc de l’analyse de Sper­ber et Wil­son, mais pour rap­pro­cher l’ironie de l’hyperbole ou de la méta­phore. Avant d’abandonner la notion de trope, Sper­ber et Wil­son semblent avoir été d’ailleurs eux-mêmes sur le point d’assimiler l’ensemble des pro­cé­dés tro­piques à des faits de men­tion[3]Ain­si, aux yeux de Réca­na­ti, « selon Sper­ber et Wil­son, les tropes res­sor­tissent au phé­no­mène de la men­tion : au moyen d’un énon­cé figu­ra­tif, le locu­teur, selon eux, n’ac­com­plit pas un acte illo­cu­tion­naire rele­vant du poten­tiel de la phrase, mais évoque l’ac­com­plis­se­ment d’un tel acte, sans le prendre à son compte » (Réca­na­ti, 1981, 218).. Lorsqu’ils pré­cisent qu’une litote ne consiste pas seule­ment à impli­quer ou impli­ci­ter ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment mais « porte à ima­gi­ner un monde » dif­fé­rent, en évo­quant « un uni­vers indé­fi­ni d’hypothèses et d’images », Wil­son et Sper­ber (1979) mettent le doigt sur ce qui se pro­duit, à mon sens, dans tout énon­cé tro­pique, au niveau de sa com­po­sante expres­sive. Le pas­sage sui­vant est tout à fait en adé­qua­tion avec la concep­tion des tropes que je cherche à défendre dans cette étude, y com­pris lorsque je m’oppose à cer­taines obser­va­tions de Sper­ber et Wil­son (1989) qui semblent avoir aujourd’hui par­tiel­le­ment renié ce qu’il écri­vaient alors :

[…] Un autre pro­ces­sus que celui de l’implicitation semble bien être en cause. Au lieu de dire qu’une liste ouverte [de pro­po­si­tions] est impli­ci­tée, nous dirions qu’un domaine de pro­po­si­tions, peut-être assor­ti d’images, est évo­qué par un énon­cé figuratif.

Consi­dé­rons à titre d’illustration l’exemple de litote don­né par Grice. On dit de quelqu’un qui a cas­sé tous les meubles :

(a) Il avait un peu bu.

Ce qui rend cet énon­cé figu­ra­tif, c’est pré­ci­sé­ment qu’il ne se limite pas à faire entendre une pro­po­si­tion appa­ren­tée à celle qu’il signi­fie lit­té­ra­le­ment. En par­ti­cu­lier son inter­pré­ta­tion ne se limite pas à l’implicitation que Grice lui prêtait :

(b) Il était com­plè­te­ment ivre.

Tout en impli­ci­tant quelque chose comme (b), (a) porte à ima­gi­ner un monde où il serait appro­prié d’énoncer (a) d’un homme ivre à en cas­ser les meubles, un monde où, par exemple, il serait com­mun d’être beau­coup plus ivre et beau­coup plus violent que cela. Ou encore, (a) pour­rait évo­quer une image du locu­teur comme quelqu’un de si bla­sé et de si imper­tur­bable que l’ivresse qu’il rap­porte n’appelle pas dans sa bouche de mots plus forts que ceux qu’il emploie. Dans un cas comme dans l’autre, (a) fait beau­coup plus qu’impliciter (b) et ceci non pas en impli­ci­tant de la même manière d’autres pro­po­si­tions défi­nies mais en évo­quant un uni­vers indé­fi­ni d’hypothèses et d’images. (Wil­son et Sper­ber, 1979, 84–85)

Sans insis­ter sur le cas par­ti­cu­lier de la litote — qui ne sera pas appro­fon­di dans cette étude mais qui peut éga­le­ment être assi­mi­lé, comme la méta­phore et la méto­ny­mie, à une forme par­ti­cu­lière d’hyperbole — je sup­po­se­rai qu’en ver­tu de sa facul­té de faire image, « un domaine de pro­po­si­tions » est en effet « évo­qué », c’est-à-dire men­tion­né, par tout énon­cé tro­pique. Ain­si dans l’exemple (17), en ayant recours à un pro­cé­dé hyper­bo­lique, Ray­mond Gœthals ne se contente pas de cher­cher à com­mu­ni­quer quelque chose de cohé­rent à pro­pos du foot­ball. Cet objec­tif relève de la com­po­sante infor­ma­tive et du sens figu­ré de son inter­ven­tion hyper­bo­lique, dont il faut faire abs­trac­tion pour sai­sir ce qui se pro­duit dans un pre­mier temps au niveau de ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment. A ce pre­mier niveau Ray­mond Gœthals cherche avant tout à faire image, c’est-à-dire à mettre en scène, à mon­trer, ou encore, plus tech­ni­que­ment, à men­tion­ner une repré­sen­ta­tion tout à fait ima­gi­naire et déli­rante du foot­ball, et c’est cette repré­sen­ta­tion, plu­tôt que l’état de chose qu’elle repré­sente, qui doit tem­po­rai­re­ment être iden­ti­fiée comme l’objet de ce qui est com­mu­ni­qué. En ver­tu de sa com­po­sante expres­sive et de sa facul­té de faire image, tout énon­cé tro­pique peut être assi­mi­lé à une forme de « men­tion écho impli­cite » (au sens de Sper­ber et Wil­son, 1978), où ce qui est expri­mé est pris pour objet de ce qui est com­mu­ni­qué. C’est pour cette rai­son, me semble-t- il, que les rhé­to­ri­ciens recom­mandent d’accompagner le trope par une remarque méta­dis­cur­sive expli­cite telle que pour ain­si dire, si j’ose ain­si m’exprimer, etc., qui atteste de l’intention du locu­teur de faire loca­le­ment entendre quelque chose à pro­pos (plu­tôt qu’au moyen) de ce qu’il exprime[4]Aris­tote pré­cise à ce sujet qu’a­vant de recou­rir à un énon­cé tro­pique, « l’o­ra­teur doit par avance se cen­su­rer lui-même », pour mon­trer qu’il « a conscience de son exa­gé­ra­tion » (1989, 56)..

Certes, ce qui est men­tion­né dans un énon­cé tro­pique ne fait pas écho à un dis­cours réel­le­ment tenu par quelqu’un mais plu­tôt à un point de vue com­plè­te­ment dés­in­car­né, désub­stan­tia­li­sé, réduit à la simple poten­tia­li­té d’une prise en charge lit­té­rale de ce qui est expri­mé. De fait, dans beau­coup d’exemples d’hyperbole, de méta­phore et même (bien que plus rare­ment) d’ironie, ce qui est expri­mé ne vise per­sonne en par­ti­cu­lier, ne fait écho à aucun point de vue d’autrui préa­la­ble­ment dis­po­nible, iden­ti­fiable en dehors de ce qui est expri­mé dans l’énoncé. Pour pou­voir par­ler d’énoncé échoïque à pro­pos de l’hyperbole, il n’est aucu­ne­ment néces­saire que l’interprète soit à même d’identifier un autre locu­teur ou même une com­mu­nau­té d’opinion sus­cep­tible d’employer et de com­mu­ni­quer réel­le­ment ce qui est expri­mé. Pour que l’on puisse par­ler d’énoncé échoïque ou, si l’on pré­fère, d’énoncé men­tion­né, il suf­fit qu’un rap­port d’altérité s’instaure entre le locu­teur et ce qu’il exprime. Il suf­fit que le locu­teur mani­feste son inten­tion de ne pas employer ce qu’il exprime afin de com­mu­ni­quer ce qui s’y trouve repré­sen­té, mais au contraire de com­mu­ni­quer quelque chose à pro­pos de ce qu’il exprime et de ce qui s’y trouve repré­sen­té. Consi­dé­rons encore rapi­de­ment à ce sujet le pas­sage sui­vant où Sper­ber et Wil­son — qui jouent ici le rôle de locu­teurs — ne « rap­portent » aucun dis­cours, mais font néan­moins bel et bien écho à un point de vue sur les girafes qu’ils ne cherchent pas à com­mu­ni­quer puisqu’il leur per­met d’illustrer leur expo­sé théo­rique. Comme nous le ver­rons au cha­pitre 4, Sper­ber et Wil­son (1989) carac­té­risent désor­mais assez abs­trai­te­ment les faits de men­tion par la notion d’«emploi interprétatif » :

Rap­por­ter des énon­cés ou des pen­sées ne consti­tue pas les seuls emplois inter­pré­ta­tifs des énon­cés. Consi­dé­rons l’hypothèse (X) :

(X) Si les girafes avaient des ailes, elles pon­draient des œufs.

Cette hypo­thèse vous paraît-elle plau­sible ? En véri­té, peu importe. Ce qui importe, c’est que nous venons juste d’utiliser inter­pré­ta­ti­ve­ment un énon­cé, pour repré­sen­ter une hypo­thèse sans pour autant attri­buer cette hypo­thèse à qui que ce soit, c’est-à-dire sans la rap­por­ter. Nous l’avons fait à maintes reprises au cours de ce livre : nombre de nos exemples numé­ro­tés sont uti­li­sés pour repré­sen­ter dans l’abstrait des énon­cés, des hypo­thèses ou des inten­tions que nous n’avons attri­bués à per­sonne, même pas à des per­son­nages fic­tifs. (idem, 344)

Il existe pour moi une seule dis­tinc­tion tout à fait essen­tielle entre les pro­cé­dés tro­piques et les faits de men­tion pure et simple dont relève notam­ment l’exemple des girafes ailées de Sper­ber et Wil­son : dans tout énon­cé tro­pique y com­pris l’ironie, ce qui est expri­mé est avant tout pré­ten­du­ment employé et com­mu­ni­qué par le locu­teur. Ce n’est que par la bande, en quelque sorte, par la faus­se­té mani­feste de ce qu’il exprime, que le locu­teur révèle alors symp­to­ma­ti­que­ment son inten­tion de ne pas réel­le­ment employer et com­mu­ni­quer mais de men­tion­ner ce qu’il exprime. La men­tion hyper­bo­lique ou iro­nique est mas­quée par les reven­di­ca­tions énon­cia­tives appa­rentes du locu­teur. C’est ain­si qu’il faut com­prendre, me semble- t‑il, ce pas­sage cité pré­cé­dem­ment où Fon­ta­nier sou­ligne que l’hyperbole « doit por­ter le carac­tère de la bonne foi et de la fran­chise, et ne paraître, de la part de celui qui parle, que le lan­gage même de la per­sua­sion » (1977, 124) . Lorsqu’il fait image, lorsqu’il a recours à un énon­cé tro­pique, le locu­teur est tenu de ne pas décou­vrir expli­ci­te­ment son jeu, et même de jouer un double jeu. Il feint alors d’employer et de com­mu­ni­quer ce qu’il exprime, tout en mani­fes­tant par ailleurs son inten­tion de feindre, de manière à pré­sen­ter ses pro­pos comme men­tion­nés. En ver­tu de sa com­po­sante expres­sive, le trope est une forme de fraude, de feinte, qui se donne ouver­te­ment comme telle. Ce qui est expri­mé dans l’énoncé peut même être pré­sen­té expli­ci­te­ment par le locu­teur comme des­ti­né à être inter­pré­té lit­té­ra­le­ment. On ren­contre ain­si fré­quem­ment — mal­gré les recom­man­da­tions d’Aristote et de nom­breux rhé­to­ri­ciens — des énon­cés du type Paul est un vrai gorille, Pierre agit lit­té­ra­le­ment comme un bull­do­zer, etc., où l’adjectif vrai et l’adverbe lit­té­ra­le­ment semblent contre­dire l’intention du locu­teur de faire image et, ce fai­sant, de men­tion­ner ce qu’il exprime en fai­sant écho à un point de vue qu’il ne cherche pas réel­le­ment à com­mu­ni­quer. Si le locu­teur fait image à tra­vers une hyper­bole ou une méta­phore, ce n’est pas en pré­sen­tant son pro­pos comme men­tion­né, mais en le pré­sen­tant comme employé tout en lui attri­buant — par le moyen d’une exa­gé­ra­tion ouverte, mani­feste — le sta­tut de mention.

 

Notes

Notes
1 Dans le cas de la méta­phore, ces deux repré­sen­ta­tions cor­res­pondent à ce que l’on désigne par l’op­po­si­tion entre com­pa­rant et comparé.
2 Ce pro­cé­dé de refor­mu­la­tion lit­té­rale, d’au­tant plus lors­qu’il se double, comme en (18), d’un com­men­taire méta­dis­cu­sif expli­cite, pro­duit un effet assez déplai­sant car il laisse sup­po­ser que le lec­teur serait suf­fi­sam­ment naïf pour avoir inter­pré­té lit­té­ra­le­ment ce qui est expri­mé dans l’hy­per­bole. En (19) en revanche, l’ef­fet recher­ché est plu­tôt humo­ris­tique : étant don­né les excep­tion­nelles qua­li­tés de la Ford Fies­ta, on feint de sup­po­ser le lec­teur capable de ne pas per­ce­voir l’in­ten­tion hyperbolique.
3 Ain­si, aux yeux de Réca­na­ti, « selon Sper­ber et Wil­son, les tropes res­sor­tissent au phé­no­mène de la men­tion : au moyen d’un énon­cé figu­ra­tif, le locu­teur, selon eux, n’ac­com­plit pas un acte illo­cu­tion­naire rele­vant du poten­tiel de la phrase, mais évoque l’ac­com­plis­se­ment d’un tel acte, sans le prendre à son compte » (Réca­na­ti, 1981, 218).
4 Aris­tote pré­cise à ce sujet qu’a­vant de recou­rir à un énon­cé tro­pique, « l’o­ra­teur doit par avance se cen­su­rer lui-même », pour mon­trer qu’il « a conscience de son exa­gé­ra­tion » (1989, 56).