L’image hyperbolique
Revenons pour commencer à quelques observations élémentaires déjà évoquées précédemment. L’exemple suivant servira d’illustration à mon propos et nous accompagnera jusqu’au terme du présent chapitre :
(17) « S’il va à gauche, tu vas à gauche ; s’il va à droite, tu vas à droite. S’il va pisser, tu vas pisser !» Voila comment Raymond Gœthals, qui n’a pas l’habitude des fioritures, explique à l’un de ses joueurs la façon dont il doit surveiller un adversaire durant le match. L’entraîneur de l’Olympique de Marseille ne gagnera peut-être pas la finale de la Coupe d’Europe, […] mais il aura, à tout le moins, réussi un autre exploit : battre les Marseillais sur leur propre terrain, celui de la gouaille. (Le Monde)
Si l’exagération, lorsqu’elle est involontaire ou mensongère, cherche à passer inaperçue, dans l’hyperbole en revanche, elle est censée être reconnue comme manifeste. En signalant ouvertement son intention d’exagérer, le locuteur indique qu’il ne prend pas à son compte, qu’il ne cherche pas à communiquer littéralement ce qu’il exprime, dont le statut énonciatif est ainsi modifié. Dans l’exemple (17), l’entraîneur exprime que les joueurs de l’équipe adverse sont susceptibles de courir aux toilettes durant le match, qu’il faut donc les poursuivre en ces lieux, etc., mais il signale également qu’il ne cherche pas réellement à en persuader l’interprète. Pour interpréter correctement le conseil de Raymond Gœthals, l’interprète doit reconnaître avant tout que le passage souligné en italiques, contrairement à ce qui précède, est ostensiblement exagéré et doit donc être déconnecté d’un certain nombre de ses effets contextuels. L’exagération du naïf ou du vantard n’est aucunement hyperbolique, car le locuteur cherche alors à communiquer sa pensée littéralement, sans retirer quoi que ce soit ou se dissocier en rien de ce qu’il exprime. Dans tout énoncé tropique, en revanche, le locuteur manifeste symptomatiquement, à partir de la fausseté de ce qu’il exprime, son intention de ne pas communiquer littéralement sa pensée. L’artifice de l’hyperbole n’a rien à voir avec une banale exagération, que celle-ci fasse ou non illusion.
Plus précisément, l’hyperbole est fondée sur un décalage entre deux représentations distinctes d’un objet du monde auquel l’énoncé réfère. Une représentation exprimée, soutenue par l’ensemble des effets contextuels de l’énoncé, entre alors en conflit avec une représentation préalable et partagée du même objet, constituée d’une ou de plusieurs informations contextuelles entretenues avec suffisamment de force pour démentir ce qui est exprimé[1]Dans le cas de la métaphore, ces deux représentations correspondent à ce que l’on désigne par l’opposition entre comparant et comparé.. C’est en s’appuyant sur ce que nous appellerons une opinion commune, sur un ensemble d’informations contextuelles « mutuellement manifestes » (au sens de Sperber et Wilson), susceptible de contrarier ce qu’il exprime, que le locuteur parvient à exhiber ouvertement son intention de ne pas communiquer littéralement sa pensée. En (17) par exemple, l’entraîneur s’appuie sur les connaissances du football qu’il partage avec son joueur pour manifester son intention de recourir à un procédé hyperbolique. C’est l’accessibilité et la force, l’évidence, la résistance d’une telle opinion dans le contexte qui permettent au locuteur de signaler, à partir de la fausseté manifeste de ce qu’il exprime, son intention de faire image, plutôt que de communiquer littéralement sa pensée. On touche ici à ce qui oppose radicalement un énoncé hyperbolique à un énoncé « ordinaire », que celui-ci soit erroné ou mensonger. Même un énoncé fantastique, qui décrit un monde contrefactuel, ne partage pas cette propriété des énoncés tropiques et est donc « ordinaire » en ce sens. Les géants de Rabelais, les héros des contes de Voltaire ne sont hyperboliques que s’ils sont assimilés à des hommes, soumis aux normes en vigueur dans notre monde.
Lorsqu’il n’est pas certain que l’interprète pourra s’appuyer sur une opinion commune, susceptible de contrarier ce qu’il exprime, lorsqu’il subsiste une possibilité d’interprétation littérale, le locuteur peut être amené à confirmer rétroactivement son intention hyperbolique, en reformulant littéralement sa pensée. Considérons à ce sujet deux exemples :
(18) Le concierge des grands établissements s’occupe de tout et de plus encore. Il réserve une table chez Girardet le soir du 31 décembre ; il déniche un hélicoptère le jour du meeting de Bex ; et si votre anniversaire tombe le premier août, il organisera, à votre demande, une sérénade avec cors des Alpes et scies musicales. D’une manière plus réaliste, il va régler tous les problèmes pratiques. (L’Hebdo)
(19) La nouvelle Ford Fiesta. La meilleure chose de votre vie… ou presque. (Publicité)
En (18) le locuteur reformule littéralement ce qui vient de l’être figurément, tout en présupposant que ce qui précède n’était pas réaliste, c’est-à-dire en commentant à sa manière l’un des aspects de son hyperbole. Ce faisant, le locuteur commente métadiscursivement ses énoncés précédents en présupposant qu’ils n’étaient pas destinés à être réellement communiqués et interprétés littéralement. En (19), la stratégie du locuteur fait également appel à un procédé de reformulation littéralisante, mais celui-ci ne passe par aucun commentaire métadiscursif explicite. Le locuteur se contente désormais de reformuler littéralement sa pensée, de manière à neutraliser, par le contraste d’une telle reformulation, un certain nombre d’effets contextuels indésirables de ce qui précède, et dans le but de confirmer a posteriori son intention de ne pas réellement communiquer ce qu’il exprime[2]Ce procédé de reformulation littérale, d’autant plus lorsqu’il se double, comme en (18), d’un commentaire métadiscusif explicite, produit un effet assez déplaisant car il laisse supposer que le lecteur serait suffisamment naïf pour avoir interprété littéralement ce qui est exprimé dans l’hyperbole. En (19) en revanche, l’effet recherché est plutôt humoristique : étant donné les exceptionnelles qualités de la Ford Fiesta, on feint de supposer le lecteur capable de ne pas percevoir l’intention hyperbolique..
A ce premier niveau le locuteur joue un double jeu énonciatif, où il feint de vouloir communiquer littéralement ce qu’il exprime tout en signalant par ailleurs son intention de ne pas chercher réellement à communiquer ce qu’il exprime. Fontanier le précisait à juste titre, si « l’hyperbole augmente ou diminue les choses avec excès et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont », cette dernière néanmoins « doit porter le caractère de la bonne foi et de la franchise, et ne paraître, de la part de celui qui parle, que le langage même de la persuasion. […] il faut que celui qui écoute puisse partager jusqu’à un certain point l’illusion, et ait besoin peut-être d’un peu de réflexion pour n’être pas dupe, c’est-à-dire, pour réduire les mots à leur juste valeur » (1977, 123–124). En faisant image le locuteur joue, met en scène une énonciation littérale, non tropique, de son énoncé. Il feint de communiquer tout en signalant, par le biais de la fausseté manifeste de ce qu’il exprime, son intention de ne pas réellement communiquer mais de faire entendre quelque chose à propos de ce qu’il exprime (plutôt qu’à propos du monde représenté). Revenons à ce sujet au passage où Bange glose les commentaires de Lausberg, que j’ai déjà brièvement commentés au chapitre 1 :
A cette véracité s’oppose la non-véracité du discours ironique et du discours symbolique [tropique] qui reposent, au contraire, sur une certaine opacité de la communication et jouent de certaines formes d’ambiguïté repérables par le récepteur, qui se trouve invité à prendre une part active supplémentaire (décodage discursif en plus du décodage linguistique) à la construction de la signification et acquiert un statut de véritable interlocuteur. Il s’agit donc d’une forme de discours qui met en scène le processus de communication et d’édification du sens dans l’interaction, au lieu de le masquer derrière une énonciation réputée objective, c’est-à-dire transparente. (Bange, 1976, 64)
Lorsqu’il fait image, le locuteur « met en scène le processus de communication et d’édification du sens dans l’interaction » de manière à faire entendre quelque chose au sujet du sens littéral, de ce qui est exprimé dans l’énoncé, plutôt qu’au moyen de ce sens littéral et à propos du monde représenté. Dans tout énoncé tropique, le locuteur prétend communiquer littéralement sa pensée, mais la fausseté manifeste de ce qu’il exprime lui permet de neutraliser localement cette prétention dans le but d’exhiber, de montrer ce qu’il exprime, et donc de faire entendre quelque chose à ce propos. Au niveau de sa composante expressive, dont relève sa faculté de faire image, l’énoncé tropique opacifie temporairement ce qui est exprimé et prétendument communiqué à propos du monde représenté, et ceci pour laisser entendre quelque chose au sujet de ce qui est exprimé. En (17), le commentaire du journaliste porte précisément sur ce qui est exprimé par Raymond Gœthals au niveau de l’image hyperbolique. Ce qui retient l’attention du journaliste, ce n’est pas ce que Raymond Gœthals cherche à faire comprendre à son joueur, ce qu’il cherche à communiquer figurément par le moyen d’une telle hyperbole, mais bel et bien ce qui est prétendument communiqué au niveau expressif, à savoir une représentation imagée du football où les joueurs se poursuivent jusqu’aux toilettes, où le terrain s’étend bien au-delà des limites réglementaires, où le fait d’uriner à côté d’un adversaire est un moyen de contribuer à la victoire, etc. Ce qui est alors localement mais réellement communiqué ne porte pas, on l’a bien compris, sur le monde représenté. Dans ces conditions, ce qui est exprimé n’est que l’objet de ce qui est communiqué implicitement par le locuteur, et respectivement ce qui est communiqué n’est donc aucunement exprimé. Le locuteur communique alors quelque chose, non en l’exprimant mais en montrant une affirmation qu’il ne prend pas réellement à son compte, en se montrant en train de faire semblant de vouloir faire croire à quelque chose de faux.
Cette dernière opposition — entre le fait de communiquer et le fait de montrer, d’exhiber ce qu’on exprime — fait appel à des notions héritées de la logique (Quine 1951) et redéfinies assez récemment pour être adaptée au fonctionnement du langage ordinaire. Je veux parler de la distinction entre « emploi » et « mention », dans les termes où elle est conçue notamment par Christensen (1967) dans sa critique de Quine, ainsi que par Searle (1972), qui admettent tous deux qu’un énoncé peut servir à se représenter lui-même, plutôt qu’à représenter un état de chose extérieur à lui. Un énoncé peut être soit employé, lorsque le locuteur communique ce qu’il exprime, soit mentionné lorsque ce dernier se contente de montrer ce qu’il exprime, et le fait qu’il l’exprime, dans le but de laisser entendre quelque chose à propos d’un discours ou d’un point de vue auquel il fait écho. Nous reviendrons plus scrupuleusement sur cette question au chapitre 4, lorsqu’il sera question de l’ironie comme mention, mais je précise d’emblée qu’au niveau de la composante expressive de tout énoncé tropique, qu’il soit ironique ou hyperbolique, le locuteur prétend employer et communiquer ce qu’il exprime tout en signalant symptomatiquement, à partir de la fausseté manifeste de son discours, son intention de montrer, de mentionner ce qu’il exprime.
Dans un article célèbre, Sperber et Wilson (1978) ont défendu une hypothèse selon laquelle l’ironie consisterait à faire écho à un discours ou à un point de vue imputé à autrui et serait donc assimilable à une forme de mention. Dans la perspective de Sperber et Wilson (1989), en tant que fait de mention, l’ironie s’oppose fondamentalement à la métaphore, à l’hyperbole, et à toute forme d’énoncé tropique (qui ne sont rien d’autre à leurs yeux, je le rappelle, que des énoncés ordinaires). En posant que la métaphore et l’hyperbole relèvent également d’un fait de mention, je m’inspire donc de l’analyse de Sperber et Wilson, mais pour rapprocher l’ironie de l’hyperbole ou de la métaphore. Avant d’abandonner la notion de trope, Sperber et Wilson semblent avoir été d’ailleurs eux-mêmes sur le point d’assimiler l’ensemble des procédés tropiques à des faits de mention[3]Ainsi, aux yeux de Récanati, « selon Sperber et Wilson, les tropes ressortissent au phénomène de la mention : au moyen d’un énoncé figuratif, le locuteur, selon eux, n’accomplit pas un acte illocutionnaire relevant du potentiel de la phrase, mais évoque l’accomplissement d’un tel acte, sans le prendre à son compte » (Récanati, 1981, 218).. Lorsqu’ils précisent qu’une litote ne consiste pas seulement à impliquer ou impliciter ce qui est communiqué figurément mais « porte à imaginer un monde » différent, en évoquant « un univers indéfini d’hypothèses et d’images », Wilson et Sperber (1979) mettent le doigt sur ce qui se produit, à mon sens, dans tout énoncé tropique, au niveau de sa composante expressive. Le passage suivant est tout à fait en adéquation avec la conception des tropes que je cherche à défendre dans cette étude, y compris lorsque je m’oppose à certaines observations de Sperber et Wilson (1989) qui semblent avoir aujourd’hui partiellement renié ce qu’il écrivaient alors :
[…] Un autre processus que celui de l’implicitation semble bien être en cause. Au lieu de dire qu’une liste ouverte [de propositions] est implicitée, nous dirions qu’un domaine de propositions, peut-être assorti d’images, est évoqué par un énoncé figuratif.
Considérons à titre d’illustration l’exemple de litote donné par Grice. On dit de quelqu’un qui a cassé tous les meubles :
(a) Il avait un peu bu.
Ce qui rend cet énoncé figuratif, c’est précisément qu’il ne se limite pas à faire entendre une proposition apparentée à celle qu’il signifie littéralement. En particulier son interprétation ne se limite pas à l’implicitation que Grice lui prêtait :
(b) Il était complètement ivre.
Tout en implicitant quelque chose comme (b), (a) porte à imaginer un monde où il serait approprié d’énoncer (a) d’un homme ivre à en casser les meubles, un monde où, par exemple, il serait commun d’être beaucoup plus ivre et beaucoup plus violent que cela. Ou encore, (a) pourrait évoquer une image du locuteur comme quelqu’un de si blasé et de si imperturbable que l’ivresse qu’il rapporte n’appelle pas dans sa bouche de mots plus forts que ceux qu’il emploie. Dans un cas comme dans l’autre, (a) fait beaucoup plus qu’impliciter (b) et ceci non pas en implicitant de la même manière d’autres propositions définies mais en évoquant un univers indéfini d’hypothèses et d’images. (Wilson et Sperber, 1979, 84–85)
Sans insister sur le cas particulier de la litote — qui ne sera pas approfondi dans cette étude mais qui peut également être assimilé, comme la métaphore et la métonymie, à une forme particulière d’hyperbole — je supposerai qu’en vertu de sa faculté de faire image, « un domaine de propositions » est en effet « évoqué », c’est-à-dire mentionné, par tout énoncé tropique. Ainsi dans l’exemple (17), en ayant recours à un procédé hyperbolique, Raymond Gœthals ne se contente pas de chercher à communiquer quelque chose de cohérent à propos du football. Cet objectif relève de la composante informative et du sens figuré de son intervention hyperbolique, dont il faut faire abstraction pour saisir ce qui se produit dans un premier temps au niveau de ce qui est exprimé littéralement. A ce premier niveau Raymond Gœthals cherche avant tout à faire image, c’est-à-dire à mettre en scène, à montrer, ou encore, plus techniquement, à mentionner une représentation tout à fait imaginaire et délirante du football, et c’est cette représentation, plutôt que l’état de chose qu’elle représente, qui doit temporairement être identifiée comme l’objet de ce qui est communiqué. En vertu de sa composante expressive et de sa faculté de faire image, tout énoncé tropique peut être assimilé à une forme de « mention écho implicite » (au sens de Sperber et Wilson, 1978), où ce qui est exprimé est pris pour objet de ce qui est communiqué. C’est pour cette raison, me semble-t- il, que les rhétoriciens recommandent d’accompagner le trope par une remarque métadiscursive explicite telle que pour ainsi dire, si j’ose ainsi m’exprimer, etc., qui atteste de l’intention du locuteur de faire localement entendre quelque chose à propos (plutôt qu’au moyen) de ce qu’il exprime[4]Aristote précise à ce sujet qu’avant de recourir à un énoncé tropique, « l’orateur doit par avance se censurer lui-même », pour montrer qu’il « a conscience de son exagération » (1989, 56)..
Certes, ce qui est mentionné dans un énoncé tropique ne fait pas écho à un discours réellement tenu par quelqu’un mais plutôt à un point de vue complètement désincarné, désubstantialisé, réduit à la simple potentialité d’une prise en charge littérale de ce qui est exprimé. De fait, dans beaucoup d’exemples d’hyperbole, de métaphore et même (bien que plus rarement) d’ironie, ce qui est exprimé ne vise personne en particulier, ne fait écho à aucun point de vue d’autrui préalablement disponible, identifiable en dehors de ce qui est exprimé dans l’énoncé. Pour pouvoir parler d’énoncé échoïque à propos de l’hyperbole, il n’est aucunement nécessaire que l’interprète soit à même d’identifier un autre locuteur ou même une communauté d’opinion susceptible d’employer et de communiquer réellement ce qui est exprimé. Pour que l’on puisse parler d’énoncé échoïque ou, si l’on préfère, d’énoncé mentionné, il suffit qu’un rapport d’altérité s’instaure entre le locuteur et ce qu’il exprime. Il suffit que le locuteur manifeste son intention de ne pas employer ce qu’il exprime afin de communiquer ce qui s’y trouve représenté, mais au contraire de communiquer quelque chose à propos de ce qu’il exprime et de ce qui s’y trouve représenté. Considérons encore rapidement à ce sujet le passage suivant où Sperber et Wilson — qui jouent ici le rôle de locuteurs — ne « rapportent » aucun discours, mais font néanmoins bel et bien écho à un point de vue sur les girafes qu’ils ne cherchent pas à communiquer puisqu’il leur permet d’illustrer leur exposé théorique. Comme nous le verrons au chapitre 4, Sperber et Wilson (1989) caractérisent désormais assez abstraitement les faits de mention par la notion d’«emploi interprétatif » :
Rapporter des énoncés ou des pensées ne constitue pas les seuls emplois interprétatifs des énoncés. Considérons l’hypothèse (X) :
(X) Si les girafes avaient des ailes, elles pondraient des œufs.
Cette hypothèse vous paraît-elle plausible ? En vérité, peu importe. Ce qui importe, c’est que nous venons juste d’utiliser interprétativement un énoncé, pour représenter une hypothèse sans pour autant attribuer cette hypothèse à qui que ce soit, c’est-à-dire sans la rapporter. Nous l’avons fait à maintes reprises au cours de ce livre : nombre de nos exemples numérotés sont utilisés pour représenter dans l’abstrait des énoncés, des hypothèses ou des intentions que nous n’avons attribués à personne, même pas à des personnages fictifs. (idem, 344)
Il existe pour moi une seule distinction tout à fait essentielle entre les procédés tropiques et les faits de mention pure et simple dont relève notamment l’exemple des girafes ailées de Sperber et Wilson : dans tout énoncé tropique y compris l’ironie, ce qui est exprimé est avant tout prétendument employé et communiqué par le locuteur. Ce n’est que par la bande, en quelque sorte, par la fausseté manifeste de ce qu’il exprime, que le locuteur révèle alors symptomatiquement son intention de ne pas réellement employer et communiquer mais de mentionner ce qu’il exprime. La mention hyperbolique ou ironique est masquée par les revendications énonciatives apparentes du locuteur. C’est ainsi qu’il faut comprendre, me semble- t‑il, ce passage cité précédemment où Fontanier souligne que l’hyperbole « doit porter le caractère de la bonne foi et de la franchise, et ne paraître, de la part de celui qui parle, que le langage même de la persuasion » (1977, 124) . Lorsqu’il fait image, lorsqu’il a recours à un énoncé tropique, le locuteur est tenu de ne pas découvrir explicitement son jeu, et même de jouer un double jeu. Il feint alors d’employer et de communiquer ce qu’il exprime, tout en manifestant par ailleurs son intention de feindre, de manière à présenter ses propos comme mentionnés. En vertu de sa composante expressive, le trope est une forme de fraude, de feinte, qui se donne ouvertement comme telle. Ce qui est exprimé dans l’énoncé peut même être présenté explicitement par le locuteur comme destiné à être interprété littéralement. On rencontre ainsi fréquemment — malgré les recommandations d’Aristote et de nombreux rhétoriciens — des énoncés du type Paul est un vrai gorille, Pierre agit littéralement comme un bulldozer, etc., où l’adjectif vrai et l’adverbe littéralement semblent contredire l’intention du locuteur de faire image et, ce faisant, de mentionner ce qu’il exprime en faisant écho à un point de vue qu’il ne cherche pas réellement à communiquer. Si le locuteur fait image à travers une hyperbole ou une métaphore, ce n’est pas en présentant son propos comme mentionné, mais en le présentant comme employé tout en lui attribuant — par le moyen d’une exagération ouverte, manifeste — le statut de mention.
Notes
⇧1 | Dans le cas de la métaphore, ces deux représentations correspondent à ce que l’on désigne par l’opposition entre comparant et comparé. |
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⇧2 | Ce procédé de reformulation littérale, d’autant plus lorsqu’il se double, comme en (18), d’un commentaire métadiscusif explicite, produit un effet assez déplaisant car il laisse supposer que le lecteur serait suffisamment naïf pour avoir interprété littéralement ce qui est exprimé dans l’hyperbole. En (19) en revanche, l’effet recherché est plutôt humoristique : étant donné les exceptionnelles qualités de la Ford Fiesta, on feint de supposer le lecteur capable de ne pas percevoir l’intention hyperbolique. |
⇧3 | Ainsi, aux yeux de Récanati, « selon Sperber et Wilson, les tropes ressortissent au phénomène de la mention : au moyen d’un énoncé figuratif, le locuteur, selon eux, n’accomplit pas un acte illocutionnaire relevant du potentiel de la phrase, mais évoque l’accomplissement d’un tel acte, sans le prendre à son compte » (Récanati, 1981, 218). |
⇧4 | Aristote précise à ce sujet qu’avant de recourir à un énoncé tropique, « l’orateur doit par avance se censurer lui-même », pour montrer qu’il « a conscience de son exagération » (1989, 56). |