L’information hyperbolique
En vertu de sa faculté de faire image, l’hyperbole ne sert donc ni directement, ni exclusivement à informer de ce qu’elle exprime, à employer et à communiquer réellement ce qui est dit à propos du monde représenté. L’hyperbole consiste dans un premier temps à montrer, à mentionner la représentation qu’elle exprime, dans le but de faire entendre quelque chose à propos (plutôt qu’au moyen) d’une telle représentation. En tant qu’emploi prétendu — masquant un fait de mention implicite — le procédé hyperbolique a pour effet de dissocier temporairement ce qui est exprimé de ce que le locuteur cherche réellement à communiquer. Nous reviendrons à cette question en détail à propos de l’ironie. En attendant, il convient de souligner que dans le cas de l’hyperbole — et contrairement cette fois à ce qui se produit dans l’ironie — cette dissociation entre expression et communication n’est précisément que temporaire, transitoire. La composante informative de l’hyperbole a pour fonction de restaurer l’emploi prétendu (et précédemment neutralisé par l’image), de le reconduire en quelque sorte, pour permettre finalement au locuteur de quand même en tirer profit, au niveau de ce qu’il cherche à communiquer figurément. Afin de saisir par la suite plus aisément ce qui fait de l’ironie un cas particulier parmi les tropes, nous allons donc aborder maintenant la question de ce qui est communiqué figurément dans tout énoncé tropique non ironique.
Les rhétoriciens n’ont jamais manqué d’insister sur le fait que dans l’hyperbole, non seulement l’exagération répond à une visée informative — même si cette visée est indirecte, reportée par la fausseté manifeste de ce qui est exprimé — mais surtout qu’elle est alors le seul moyen dont dispose le locuteur pour communiquer sa pensée. Bien que destinée à faire image, l’exagération est quand même perçue comme imposée par les besoins de la communication. Pour Dumarsais par exemple, si ce qui est exprimé dans l’hyperbole va bien sûr « au-delà de la vérité » et n’est donc pas littéralement communiqué, il n’en demeure pas moins que le locuteur cherche par ce moyen à représenter « quelqu’idée » qu’il vise bel et bien à communiquer figurément. Malgré la fausseté reconnue de ce qui est exprimé, le locuteur ne neutralise pas définitivement son intention de faire croire à quelque chose :
Lorsque nous sommes vivement frappés de quelqu’idée que nous voulons représenter et que les termes ordinaires nous paraissent trop faibles pour exprimer ce que nous voulons dire, nous nous servons de mots qui, à prendre à la lettre, vont au-delà de la vérité, et représentent le plus ou le moins pour faire entendre quelque excès en grand ou en petit. Ceux qui nous entendent rabattent de notre expression ce qu’il faut en rabattre, et il se forme dans leur esprit une idée plus conforme à celle que nous voulons y exciter que si nous nous étions servis de mots propres : par exemple, si nous voulons faire comprendre la légèreté d’un cheval qui court extrêmement vite, nous disons qu’il va plus vite que le vent. Cette figure s’appelle hyperbole, mot grec qui signifie excès. (1988, 131)
Dans l’analyse de Dumarsais, l’hyperbole met en jeu trois représentations distinctes d’un objet du monde auquel l’énoncé réfère. Le sens littéral d’abord, où l’objet est représenté comme possédant, à un degré manifestement exagéré, une certaine propriété. Dumarsais se contente de relever à ce sujet que « nous nous servons de mots qui vont au-delà de la vérité, et représentent le plus ou le moins »[1]Fontanier est plus précis sur ce point lorsqu’il souligne que « l’hyperbole augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont » (1977, 123).. En second lieu, par delà le sens littéral, l’hyperbole met donc également en jeu une représentation préalable, spontanée, générée initialement par l’objet lui-même, représentation qui vient contrarier, précisément, ce qui est exprimé pour permettre à l’interprète de percevoir une exagération manifeste et l’intention hyperbolique qui en découle. Cette représentation n’est ni exprimée ni communiquée mais aurait pu l’être, selon Dumarsais, « si nous nous étions servis de mots propres » ou de « termes ordinaires ». Ce que j’ai appelé une opinion commune, susceptible de signaler l’intention hyperbolique du locuteur, correspond ici à ce qui aurait pu être communiqué littéralement sans qu’une exagération soit perçue ou, si l’on préfère, au plus haut degré auquel la propriété concernée aurait pu être attribuée vraisemblablement et littéralement à l’objet en question. Mais c’est surtout au contenu d’une troisième représentation — qui correspond au sens figuré, c’est-à-dire à « l’idée » que le locuteur prétend néanmoins communiquer — que nous allons désormais nous intéresser. Toute la subtilité de Dumarsais consiste à ne pas faire coïncider cette dernière représentation avec ce qui aurait pu être communiqué littéralement si le locuteur n’avait pas eu recours à un procédé hyperbolique. Ce qui est alors exprimé est certes présenté ouvertement comme exagéré et n’est donc pas intégralement communiqué (il faut en « rabattre » quelque chose pour accéder à un sens figuré), mais ce que le locuteur cherche à communiquer figurément ne coïncide pas pour autant avec ce qui aurait semblé vraisemblable. Dans la tradition rhétorique, l’hyperbole n’est pas une exagération gratuite, purement expressive, vouée exclusivement à faire image, c’est-à-dire à ne rien communiquer de ce qui est exprimé, ou même à ne communiquer finalement que ce qui aurait pu l’être si le locuteur n’avait pas eu recours à un tel procédé. Elle est au contraire une sorte de détour imposé, de complication nécessaire, compte tenu de ce que le locuteur souhaite communiquer. En signalant ouvertement son intention d’exagérer, ce dernier ne se contente pas de faire image, ou plutôt, s’il fait image, ce n’est pas pour se couper définitivement de ce qu’il exprime, mais au contraire pour en bénéficier, au niveau de ce qu’il cherche à communiquer figurément.
Selon Dumarsais, nous recourons à une hyperbole, « lorsque nous sommes vivement frappés de quelqu’idée que nous voulons représenter et que les termes ordinaires nous paraissent trop faibles pour exprimer ce que nous voulons dire », l’hyperbole a pour but de « faire entendre quelqu’excès », littéralement incommunicable. Dans le même ordre d’esprit, environ un siècle avant Dumarsais, Gracian relève lui aussi que « l’artifice de cette figure consiste en une exagération ingénieuse saisie à l’occasion car, dans les situations extraordinaires, la pensée et le mot doivent l’être aussi » (1983, 168). Chez ces deux auteurs, l’hyperbole est le seul moyen dont dispose le locuteur pour restituer une pensée qui est elle-même en quelque sorte excessive, qui va au-delà de tout ce qui pourrait être perçu comme littéralement vrai. L’hyperbole consiste donc à exagérer ouvertement mais non pas gratuitement. Ce qui doit être rabattu de l’exagération ne comble pas tout l’écart manifesté initialement entre ce qui est exprimé et ce qui aurait été ressenti comme vraisemblable. Il faut que l’interprète accepte de réduire la gravité de l’exagération pour accéder à un sens figuré. Autrement dit, l’hyperbole engage l’interprète à réévaluer à la hausse le degré auquel un objet est spontanément considéré comme susceptible de posséder telle ou telle propriété. Comme le précisait déjà la Rhétorique à Herennius, « l’exagération [superlatio] est une figure qui force la réalité pour amplifier ou déprécier quelque chose » (1989, 185), ou encore, « on procède par hyperbole [exsuperationem] quand on en dit plus que ne l’admet la vérité, pour donner plus de force au soupçon » (idem, 221).
Pour bien saisir ce qui peut contraindre le locuteur à recourir à un procédé hyperbolique, il faut d’abord observer qu’il est parfois difficile sinon impossible de représenter littéralement ce que l’on juge étonnant, exceptionnel, par rapport à une norme quantitative, sans risquer d’être accusé, si ce n’est d’exagération mensongère ou erronée, du moins d’approximation abusive. Toute tentative de communiquer littéralement ce qui sort de l’ordinaire — si elle n’est pas ressentie comme aberrante ou mensongère — court le risque de rester sans effets, d’être considérée comme un écart, un abus de langage sans conséquence. Quoi qu’il en soit ce que le locuteur cherche alors à communiquer littéralement est automatiquement rabattu au niveau de ce qui aurait été spontanément perçu comme vraisemblable. Lorsqu’elle n’est pas hyperbolique, l’exagération aboutit parfois même aux conséquences inverses. Dans son Éloge d’Esprit Fléchier, évêque de Nîmes, d’Alembert affirme à ce sujet que si « l’Orateur [Esprit Fléchier], même en s’élevant au-dessus de son sujet, ne paraît jamais en sortir, c’est qu’il sait se garantir de l’exagération qui, en voulant agrandir les petites choses, les fait paraître plus petites encore » (1779, 395).
Voilà qui explique que le locuteur choisisse parfois de communiquer figurément ce qui, littéralement, risquerait d’être perçu comme une simple exagération mensongère ou, tout simplement, accidentelle et trompeuse. Pour réussir à persuader, le locuteur commence par signaler son intention de dire quelque chose de faux, c’est- à‑dire de faire image, de ne pas employer mais de mentionner ce qu’il exprime, avant de permettre à l’interprète de reconstituer figurément ce qu’il cherche à communiquer. Ce détour lui permet de bénéficier indirectement de certains effets contextuels qu’il n’aurait pu prendre littéralement en charge. Dans tout énoncé tropique non ironique, le locuteur ne fait que se dissocier temporairement de ce qu’il exprime, pour tenter de communiquer une pensée moins aisément formulable ou acceptable littéralement. Voici à ce propos un commentaire de Reboul :
[L’hyperbole] n’est pas une figure du mensonge, comme si l’on dit de quelqu’un qu’il est mort alors qu’il est bien vivant ; elle est une figure d’expression, comme dans Je suis mort, qui ne trompe personne. Mais pour exprimer quoi ? L’inexprimable sans doute. La fonction sémantique de l’hyperbole est, à notre avis, de dire qu’on ne peut pas vraiment dire, de signifier que ce dont on parle est si grand, si beau, si important (ou le contraire) que le langage ne saurait l’exprimer. D’où le rôle capital de l’hyperbole dans la rhétorique religieuse, elle seule pouvant désigner ce qu’on ne peut nommer. (1991,130)
C’est à mes yeux au niveau expressif — en mentionnant ce qu’elle exprime — que l’hyperbole permet notamment de « dire qu’on ne peut pas vraiment dire, de signifier que ce dont on parle est si grand, si beau, si important (ou le contraire) que le langage ne saurait l’exprimer ». Au niveau de sa composante informative en revanche, ou si l’on préfère, de sa « fonction sémantique », l’hyperbole vise alors à combler ce manque, en désignant figurément « ce qu’on ne peut nommer » littéralement.
Deux questions se posent en ce qui concerne la composante informative des énoncés hyperboliques. La première concerne la manière dont l’interprète accède à un sens figuré à partir de ce qui est exprimé. La seconde porte sur ce qui rend ce sens figuré plus profitable, plus performant informativement qu’une formulation littéralement plus ou moins équivalente. La première de ces deux questions a déjà été abordée à la fin du chapitre précédent. J’ai avancé à ce sujet que l’interprète procède ici par soustraction, à partir de ce qui est exprimé, pour accéder à ce qui est communiqué figurément, selon un type de raisonnement, plutôt associatif ou comparatif que déductif, qui consiste à éradiquer certains effets contextuels dérivés par inférence lors d’une première phase interprétative tout à fait ordinaire. Ce qui caractérise un sens figuré c’est qu’il résulte de l’altération, de l’atrophie d’un sens littéral, lui-même dérivé de la signification d’une phrase et d’un contexte. Il s’agit d’un sens complémentaire, ou plutôt résiduel, intégralement dépendant d’un autre sens, que j’appelle littéral.
La seconde question, concernant le profit informatif que représente, dans certaines circonstances, le fait d’avoir recours à un procédé tropique mérite maintenant que l’on s’y arrête. Mieux que tout autre modèle de l’interprétation, celui de Sperber et Wilson permet de préciser ce qui engage parfois le locuteur à communiquer figurément sa pensée. Les approches de Grice ou de Searle par exemple, non seulement n’expliquent pas de manière satisfaisante comment l’interprète accède à un sens figuré, mais elles n’éclairent pas du tout ce qui pousse parfois le locuteur à recourir à un procédé tropique pour communiquer sa pensée. Chez Sperber et Wilson en revanche, l’hyperbole retrouve la légitimité que tentait de lui conférer Dumarsais en présentant l’«idée » que le locuteur souhaite communiquer comme distincte, non seulement de ce qui est exprimé, mais surtout de ce qui aurait pu l’être en l’absence de toute exagération. Sperber et Wilson traitent d’ailleurs de l’hyperbole en des termes très proches de ceux employés par Dumarsais lorsqu’ils comparent un énoncé hyperbolique (a) Paul est le meilleur homme du monde) à son correspondant non hyperbolique (b) Paul est un excellent homme). Selon eux, « s’il avait explicitement dit (b), le locuteur n’aurait pas réussi à exprimer tout le bien qu’il pense de Paul : les effets contextuels de son énoncé seraient restés en deçà de ce qu’il souhaite communiquer. Il n’existe pas non plus, ajoutent-ils, de combinaison évidente d’adverbes et d’adjectifs qui exprimerait exactement la pensée du locuteur » (1989, 352). Comme chez Dumarsais, l’«idée », ici la « pensée » que le locuteur souhaite communiquer est hors d’atteinte de toute formulation littérale. Sperber et Wilson s’appuient bien évidemment sur le principe de pertinence pour rendre compte du bénéfice informatif de l’hyperbole qui engage néanmoins l’interprète à dériver certains effets « supplémentaires », que l’absence d’hyperbole n’aurait pu produire : « En exprimant (a), le locuteur encourage l’auditeur à chercher des effets contextuels supplémentaires — des implications de (a) qui ne seraient pas impliquées par (b) — et à supposer que certains de ces effets ont été voulus par le locuteur » (ibid.). Étant donné le principe de pertinence — qui stipule qu’un énoncé est toujours censé produire suffisamment d’effets pour compenser l’effort d’interprétation qu’il impose — un supplément de coût doit être ici compensé par un supplément d’effets. Le principe de pertinence interdit à l’hyperbole de n’aboutir à ne communiquer que ce qui aurait pu l’être littéralement.
Compte tenu de leur conception de l’hyperbole, Sperber et Wilson ne sauraient cependant attribuer l’effort supplémentaire ainsi imposé qu’à la recherche de ce qui est communiqué et en aucun cas à la dérivation d’effets contextuels qui ne sont pas communiqués ainsi qu’à la soustraction d’effets préalablement dérivés par l’interprète. Si ma position diffère de celle de Sperber et Wilson, c’est donc avant tout en ce qui concerne les raisons de ce supplément d’effort et corrélativement la nature de la compensation exigée pour satisfaire au principe de pertinence. A mon sens, les énoncés tropiques imposent initialement un supplément d’effort interprétatif tout à fait particulier, hors du commun, et ceci en produisant certains effets qui ne sont pas communiqués. Comme tout énoncé tropique, l’hyperbole exige de traiter un certain nombre d’informations qui visent à être reconnues comme fausses et doivent cependant être prises en compte par l’interprète. Pour accéder à la pensée du locuteur, il faut traverser l’écran de ce qui est ici dérivé au niveau de l’image, sans être immédiatement et intégralement profitable à la communication. Contrairement aux formes d’indirection et de non-littéralité ordinaires, décrites par Sperber et Wilson, les énoncés tropiques imposent à l’interprète un supplément d’effort initial particulièrement élevé et qualitativement différent, lié à l’existence de ce que j’ai appelé leur composante expressive.
Quel est dès lors le bénéfice escompté par le locuteur pour justifier l’effort supplémentaire imposé à l’interprète ? Le bénéfice des énoncés tropiques doit être envisagé respectivement au niveau de leur composante expressive et de leur composante informative. Au niveau expressif, le locuteur impose à l’interprète un certain effort qui est tout de suite en partie rentabilisé dans l’interprétation. Le bénéfice escompté à ce niveau tient à ce que le locuteur communique quelque chose à propos de ce qu’il exprime. Il faut cependant préciser que cette première phase compensatoire ne suffit pas à garantir à elle seule la satisfaction du principe de pertinence. En (15) par exemple, Raymond Gœthals exprime mais ne communique pas que le fait d’uriner à côté d’un adversaire est une manière de contribuer à la victoire, que le match doit se poursuivre jusqu’aux toilettes, que le terrain n’est pas la limite du jeu, etc., afin de communiquer quelque chose à propos de ce qu’il exprime. Bien qu’en partie compensé par ce qui est communiqué à ce niveau, l’effort produit par l’interprète pour accéder à ce qui est ici exprimé reste néanmoins temporairement déficitaire, localement préjudiciable au principe de pertinence. Contrairement à ce qui se passe dans un énoncé ordinaire — où l’effort imposé à l’interprète par chaque nouvelle dérivation est en principe immédiatement compensé par un enrichissement de ce qui est communiqué — dans le trope en revanche, l’effort n’est que partiellement compensé au niveau expressif. En signalant sa volonté d’exagérer et donc de faire image, le locuteur impose à l’interprète un supplément de coût, un effort résiduel, qui doit être indirectement compensé à un niveau informatif, celui du sens figuré. Seule l’ironie ne tend pas à réhabiliter au moins en partie ce qu’elle exprime pour alimenter ce qui est communiqué figurément.
Il n’est pas inutile de revenir ici brièvement à la notion de vérité informelle (vs logique), dont il a déjà été question, au chapitre précédent, à propos des énoncés imprécis. Selon Martin, l’une de ses propriétés essentielles est d’être « modulée », dans le sens où un énoncé peut être ressenti comme « plus ou moins vrai » c’est-à-dire « vrai par certains aspects et faux par d’autres » (1983, 26). Or ce fait s’explique encore une fois si l’on admet qu’un jugement de vérité ne porte jamais sur ce qui est explicité dans un énoncé mais sur ce qui s’y trouve exprimé, sur ses effets contextuels, qui peuvent être plus ou moins nombreux et diversifiés selon le contexte et dont le nombre et la diversité tend à agir précisément sur le degré de vérité que l’on attribue subjectivement à un énoncé à travers une interprétation. Dans l’usage courant, de ce fait, les prédicats plus vrai, moins vrai, vrai sont situés sur un même paradigme. Leur seule distinction tient au degré de croyance qu’ils permettent d’attribuer à un énoncé selon le nombre et la diversité de ses effets contextuels, comme en témoignent des énoncés du type : Cela est plus vrai que tu ne le penses, Tu ne crois pas si bien dire, C’est d’autant plus vrai que...
Or c’est précisément sur la force d’une croyance que tend à agir l’information hyperbolique, mais ceci évidemment de manière détournée, en commençant par produire beaucoup plus d’effets que ce que le locuteur cherche réellement à communiquer, en commençant par alourdir le coût de l’interprétation à un niveau expressif. Afin de rentabiliser ce coût l’interprète est amené à reconsidérer son jugement relatif à ce qui avait préalablement le statut d’une opinion commune, visant à signaler une intention hyperbolique. Pour accéder à ce qui est communiqué figurément, l’interprète ne peut se contenter d’écarter tous les effets de l’exagération en supposant que le locuteur ne cherche à communiquer figurément que ce qui aurait pu l’être littéralement. On ne voit pas très bien comment dans ce cas un énoncé hyperbolique pourrait être jugé plus pertinent ou même aussi pertinent que son correspondant non hyperbolique. Pour combler le déficit lié à l’image hyperbolique, l’interprète est bien forcé de reconsidérer son jugement, et de reconvertir ainsi certains effets pour alimenter ce que le locuteur cherche à communiquer figurément. Interpréter une hyperbole, c’est accepter de sélectionner à l’intérieur d’un ensemble d’effets reconnus comme exagérés, ceux qui peuvent néanmoins être intégrés à un sens figuré pour garantir la pertinence de l’énoncé. Parmi les effets que le locuteur présente et que l’interprète reconnaît dans un premier temps comme exagérés, certains sont évidemment laissés au compte exclusif de l’image — il font partie, comme le dit Dumarsais, de ce qui doit être « rabattu » du sens littéral — mais certains doivent être conservés pour aboutir à l’«idée » que le locuteur souhaite communiquer.
Seule l’hyperbole permet ainsi au locuteur de forcer la main de l’interprète, sans avoir l’air de le contraindre. Compte tenu de ce qu’il souhaite communiquer, le locuteur serait de toute façon amené à exprimer un certain nombre d’effets qui risquent d’être perçus comme exagérés par l’interprète, ce qui l’exposerait à être accusé d’erreur ou de mensonge. En ayant recours à une hyperbole, il peut laisser à l’interprète une certaine latitude, tout en le forçant aussi bien, mais plus subtilement, à modifier sa conception du monde représenté. En (15) par exemple, Raymond Gœthals cherche à communiquer certains effets qu’il n’aurait pu revendiquer littéralement sans s’exposer à l’incrédulité de son interlocuteur. S’il fait image, c’est donc pour en tirer un certain bénéfice informatif en persuadant son joueur qu’il faut être actif partout sur le terrain, même lorsque l’adversaire ne semble pas menaçant, que le match se gagne souvent très loin du ballon et du danger, là où les joueurs cherchent à reprendre leur souffle, etc. Raymond Gœthals exagère ici ouvertement, ostensiblement — et bien au-delà de ce qu’il désire réellement communiquer — mais en espérant quand même rentabiliser dans la communication l’effort supplémentaire ainsi imposé à l’interprète.
Notes
⇧1 | Fontanier est plus précis sur ce point lorsqu’il souligne que « l’hyperbole augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont » (1977, 123). |
---|