Bonheur et malheur des hyperboles
Est-ce à dire pour autant que l’hyperbole permet de garantir en toutes circonstances le succès de la communication ? Suffit-il de signaler ouvertement son intention de communiquer figurément sa pensée pour réussir à faire croire à l’incroyable, à l’invraisemblable ? Évidemment non ! La composante informative des énoncés tropiques non ironiques ne met pas systématiquement le locuteur à l’abri d’une sanction de l’interprète. S’il est vrai qu’un énoncé métaphorique ou hyperbolique — à condition bien entendu qu’il soit reconnu comme tel — ne saurait être perçu comme erroné ou mensonger, il n’en reste pas moins que le locuteur s’expose alors à un risque, certes différent, mais qui n’est pas sans rapport avec le précédent. Si l’hyperbole permet bel et bien au locuteur d’optimaliser ses chances de faire croire à l’invraisemblable, elle doit néanmoins être manipulée avec prudence et circonspection. Bien à l’abri du mensonge ou de l’erreur, l’hyperbole risque néanmoins de faire échec au principe de pertinence si, par malheur, l’interprète refuse de sélectionner, parmi l’ensemble des effets exprimés, un sous-ensemble d’effets dont il accepte finalement de réviser la fausseté pour les assimiler à ce qui est communiqué figurément. L’interprète dénie alors à ce qui est exprimé la capacité de garantir indirectement la satisfaction du principe de pertinence. Dans les exemples suivants, il apparaît assez nettement que l’interprète ne reproche pas à son interlocuteur de faire erreur ou de mentir, puisqu’il a reconnu son intention hyperbolique, mais il n’en reste pas moins qu’il lui reproche quand même, en raison de certains critères de vraisemblance, de faire échouer la communication. Nous parlerons dans ce cas d’hyperbole malheureuse, plutôt que de mensonge ou d’erreur :
(20) Virgile veut qu’il soit plus difficile de compter les différentes sortes de vins que les flots de la mer agitée, et que les sables emportés par les vents […]. Quand l’auteur des Géorgiques s’est permis cette hyperbole, il sortait probablement d’un grand festin donné par Auguste. Il est assez douteux qu’on l’eût passée à Lucain ou à Juvénal ; mais de sa part, elle a paru excellente. (Fontanier, 1977, 124)
(21) J’entends dire des mots très choquants. J’ai entendu « être déporté à Strasbourg ». C’est indécent. (Édith Cresson, interview, Le Monde)
(22) Paul Frank, ancien secrétaire d’État allemand aux affaires étrangères, […] s’étonne qu’un homme politique romand ait pu dire récemment qu’une Suisse sans armée serait comme une fondue sans fromage : « Si une telle exagération était vraie, ce serait vraiment triste pour vous » (L’Hebdo)
Ce qui est mis en cause ne concerne pas, en (20), la fausseté accidentelle, mensongère ou erronée de ce qui est exprimé. Fontanier reconnaît bien entendu l’intention hyperbolique de Virgile, mais il lui reproche d’abuser d’un tel procédé. Selon Fontanier, Virgile voyait double après le festin d’Auguste, sinon il aurait encore su compter les pichets et n’aurait pas conçu une telle hyperbole. De même en (21), Édith Cresson s’en prend à une hyperbole qui vise à décrire la déconvenue des Énarques, contraints de déménager à Strasbourg. Compte tenu des effets associés à l’image de la déportation, Édith Cresson considère qu’une telle hyperbole ne permet pas, même indirectement, d’en conserver un bénéfice suffisant pour alimenter ce qui est communiqué figurément et satisfaire au principe de pertinence. Ce qui est indécent à ses yeux, c’est de devoir assimiler décentralisation et déportation pour rentabiliser, au niveau de ce qui est communiqué figurément, ce qui est ici exprimé littéralement. De prime abord, l’exemple (22) est assez déconcertant. Comment en effet une exagération pourrait-elle être vraie ? Faut ‑il supposer que Paul Frank ne voit pas d’hyperbole, et ne prête par conséquent à l’homme politique romand, ni l’intention de signaler ouvertement son exagération, ni même l’intention d’exagérer ? La dimension métonymique de l’hyperbole semble exclure une telle hypothèse. En lui reprochant de soutenir qu’en Suisse, l’armée est proportionnellement aussi importante que le fromage dans la fondue, Paul Frank reconnaît évidemment l’intention du locuteur de faire image, mais il juge cette image inopérante et trop coûteuse, compte tenu de ce qu’il accepte d’en tirer à un niveau informatif.
Cette notion de malheur s’applique exclusivement aux énoncés tropiques non ironiques, c’est-à-dire hyperboliques. Un mensonge ou une erreur ne sauraient être dits malheureux en ce sens, pas plus d’ailleurs que n’importe quel énoncé ordinaire, susceptible de mettre en défaut le principe de pertinence et d’être ainsi associé à un état psychologique dysphorique de l’interprète. Cette notion ne concerne pas une propriété générale du discours — telle qu’elle est développée notamment par Auchlin (1991) — mais une propriété applicable par l’interprète aux seuls énoncés hyperboliques ou métaphoriques, étant donné leur prétention à véhiculer un sens figuré, alimenté par ce qui est exprimé littéralement. Non seulement un énoncé ordinaire ne saurait donc être jugé malheureux car il n’a qu’un seul sens, plus ou moins approximatif, qui n’est aucunement dérivé d’un sens littéral, mais nous verrons bientôt qu’une telle notion ne s’applique pas non plus aux énoncés ironiques, dont le sens figuré est véhiculé par antiphrase et n’est donc jamais alimenté par ce qui est exprimé. Les notions de bonheur et de malheur concernent ici exclusivement les énoncés où ce qui est exprimé littéralement vise à être communiqué figurément. C’est encore de la tradition rhétorique que je vais tirer différentes observations susceptibles de préciser ce qui caractérise le bonheur ou le malheur des hyperboles.
Dès l’antiquité, les rhétoriciens accordent en effet une attention approfondie à l’abus de métaphores et mettent souvent leurs contemporains en garde contre un recours trop facile et trop fréquent à l’hyperbole. Dans le Traité du Sublime, datant de la seconde moitié du premier siècle, Longin[1]Avec Pigeaud, responsable de la plus récente traduction de ce texte en français, je continuerai d’appeler Longin l’auteur de ce traité qui fut longtemps attribué à un certain Cassius Longin, vivant au troisième siècle. tente de démontrer qu’il existe une « technique du sublime et de la profondeur » (1991, 53) qui permet à l’orateur et au poète d’entretenir dans son discours un certain « pathos », grâce à des procédés essentiellement hyperboliques et métaphoriques. Le plus délicat selon lui est de devoir constamment recourir à « l’emphase allégorique » pour atteindre le sublime, mais tout en se gardant de « se laisser emporter » et de « dépasser la mesure »[2]Dans son article intitulé « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Barthes rappelle que, chez les Anciens, « l’art choisit les figures (en fonction d’une bonne évaluation de leur distance, qui doit être mesurée)» (1970, 221). :
Mais l’utilisation des figures, comme de toutes les beautés du discours, conduit à dépasser la mesure ; […] à ce propos Platon lui-même surtout se fait dénigrer, lui qui, comme sous l’effet du délire bachique des discours, se laisse emporter à des métaphores pures et rudes, et à une emphase allégorique. (idem, 106)
Pour Longin Platon est passé maître dans l’art du sublime car ses hyperboles sont en quelque sorte justifiées, pleines, naturelles (dans le sens où elles ne sont pas « personnelles et sentant l’école »). Mais ce n’est de loin pas le cas de tous les écrivains et orateurs dont les passages allégoriques, les « passions », sont souvent jugés « hors de propos et vides ». Voici comment Longin définit ce qu’il considère comme le plus grand défaut du style dit « pathétique », dont le sublime est indissociable :
A côté existe un troisième genre de défaut, dans le pathétique […]. C’est la passion hors de propos et vide, là où il ne faut pas de passion ; ou de la passion sans mesure, là où il faut de la mesure. Souvent, comme sous l’effet de l’ivresse, pour des choses que le sujet n’exige plus, en voilà qui produisent des passions personnelles et sentant l’école ; face à un auditoire qui ne ressent aucune passion, ils manquent aux convenances ; c’est tout à fait normal : ils sont hors d’eux- mêmes, face à des gens qui ne sont pas hors d’eux-mêmes. (idem, 56–57)
Le traité de Longin vise essentiellement à définir les raisons du succès ou de l’échec du discours hyperbolique sur lequel se fonde le « sublime ». A travers l’analyse de nombreux exemples, et en citant d’autres approches critiques, Longin explique pourquoi une hyperbole peut être profitable ou défavorable à la communication. Si certaines hyperboles sont « risibles », c’est qu’elles sont en quelque sorte exagérées, excessives, et de ce fait « ne sont pas élevées mais en l’air » (idem, 55) précise-t-il également :
Les hyperboles de cette qualité sont risibles […]. C’est pourquoi il faut savoir, pour chaque cas, jusqu’où l’on peut reculer la limite ; car il arrive qu’à pousser trop loin les limites de l’hyperbole, on la détruise ; et une tension excessive de ces sortes de choses amène le relâchement, et il se peut faire qu’on arrive au résultat tout à fait contraire. (idem, 114)
Dès l’antiquité le ton est donné. Les énoncés tropiques seront constamment évalués, jugés, souvent critiqués dans les traités[3]Quoique sans doute moins fréquentes, les mêmes remarques sont souvent adressées dans les traités à la métaphore. Ainsi, par exemple, l’auteur de la Rhétorique à Herennius rappelle « qu’il faut de la retenue dans l’emploi de la métaphore, de sorte qu’elle passe logiquement à une chose analogue et qu’elle ne semble pas se jeter sans raison, au hasard et précipitamment, sur une chose différente » (1989, 188).. Lorsque Fontanier affirme que « l’hyperbole, en passant la croyance, ne doit pas passer la mesure ; [qu’]elle ne doit pas heurter la vraisemblance, en heurtant la vérité » (1977, 124), il s’inspire sans doute de Longin (traduit par Boileau) mais aussi de Quintilien, dont le passage suivant se retrouve souvent mot pour mot dans les traités de rhétorique classique :
Elle consiste à outrer avec convenance la vérité. […] dans l’emploi de l’hyperbole, il faut observer une certaine mesure. En effet, si toute hyperbole sort de la vraisemblance, il ne faut pas qu’elle sorte de la mesure, car il n’y a pas de meilleur moyen de tomber dans une affectation extravagante. […] Il faut donc voir jusqu’à quel point il convient d’exagérer ce que notre auditoire refuse de croire. (1978, 123–125)
En manifestant ouvertement son intention d’exagérer le locuteur se met donc à l’abri du mensonge ou de l’erreur, mais il ne garantit pas pour autant, en toutes circonstances, le succès de la communication. Le risque d’échec est particulièrement aigu dans le cas d’une hyperbole pure, sans alibi métaphorique, où la fausseté de ce qui est exprimé est de nature exclusivement quantitative. Dans les traités, la défiance des rhétoriciens est grande à l’égard d’une figure qui est rarement abordée sans que l’on déconseille d’y avoir recours inconsidérément[4]Voir par exemple à ce sujet Dumarsais (1988, 133).. Tout récemment encore, Morier écrivait que « l’hyperbole est une figure d’une écœurante facilité. C’est elle qui dévalorise le style et, chez celui qui l’emploie constamment, les mots les plus forts font hausser les épaules » (1975, 496).
Pour bien saisir ce qui oppose la condamnation d’un acte de communication mensonger ou erroné et le rejet d’une hyperbole jugée malheureuse, il faut admettre que, dans la métaphore ou l’hyperbole, la communication est indirecte, différée par une composante expressive relativement autonome. Face à un énoncé ordinaire, l’interprète n’a pas à établir de distinction entre les effets exprimés et les effets que le locuteur prétend communiquer. S’il est amené à dériver certains effets qu’il juge incompatibles avec ce qu’il sait ou ce qu’il croit être vrai, il peut reprocher directement au locuteur de faire erreur ou de mentir. En s’opposant à ce qui est exprimé l’interprète s’oppose alors du même coup à ce qui est communiqué. Face à une hyperbole en revanche, la position de l’interprète est plus délicate, car le locuteur manifeste ouvertement son intention de ne pas communiquer littéralement ce qu’il exprime. Ce faisant, le locuteur laisse une plus grande latitude à l’interprète pour décider lui ‑même de ce qui doit être reconnu comme vrai, c’est-à-dire de ce qui est finalement communiqué. Lorsqu’il juge une hyperbole malheureuse, l’interprète est contraint de tenir compte du fait que si le locuteur cherche à communiquer sa pensée, c’est par le biais d’un procédé d’indirection qui lui permet dans un premier temps de faire image. Face à l’erreur ou au mensonge, la critique de l’interprète porte directement sur ce qui est communiqué. Face au malheur d’une métaphore ou d’une hyperbole, la critique de l’interprète porte sur ce qui est exprimé et ne vise qu’indirectement ce qui est communiqué. Le caractère indirect de la communication figurée se reporte alors immanquablement sur la portée d’une éventuelle sanction de la part de l’interprète.
Cette différence essentielle ne doit cependant pas occulter le fait qu’une hyperbole malheureuse, comme un mensonge ou une erreur, est également fondée sur la perception d’un décalage jugé inadmissible, entre ce qui est exprimé dans l’énoncé et une représentation initiale de l’objet du monde auquel l’énoncé réfère. Une hyperbole malheureuse n’est généralement ressentie que comme une exagération d’autant plus déplacée qu’elle est précisément avouée. Le fait de signaler sa volonté d’exagérer est nécessaire, mais n’est pas suffisant pour faire le bonheur d’une hyperbole. L’exagération doit alors non seulement être manifeste, et être de ce fait suffisamment accentuée, mais elle doit également être ressentie comme légitime et paraître adaptée à ce qui est représenté. Cette seconde condition agit en sens inverse de la première : l’exagération doit être importante, et néanmoins mesurée, prudente, avisée. Il va sans dire que l’hyperbole, du fait de cette double exigence contradictoire, est d’un usage pour le moins délicat et périlleux, souvent sanctionné par l’interprète. Considérons ce passage où Fontanier s’en prend à Racine, à propos d’une hyperbole de Pyrrhus, en motivant cette fois explicitement son jugement par son refus d’établir un « rapport » entre ce qui est exprimé et ce dont il est question :
Racine fait dire à Pyrrhus, dans Andromaque : Je souffre de plus de maux que j’ai faits devant Troie. / Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé, / Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.
Ce n’est là, il faut en convenir, qu’une exagération ridicule, et, comme le dit Laharpe, qu’un froid abus d’esprit ; car, comme l’observe ce fameux critique, quel rapport peut-il y avoir entre les maux que l’amour fait souffrir à Pyrrhus, et les maux que Pyrrhus a faits devant Troie ? Quel rapport entre les feux de l’amour et l’embrasement d’une ville ? (1977, 107)
Si Fontanier reconnaît bien entendu une intention ouverte de recourir à une exagération et donc de mettre en jeu un procédé hyperbolique, il reproche néanmoins à une telle exagération d’être elle-même exagérée, si je puis dire, au point d’être ressentie comme « ridicule ». La critique de Fontanier semble ici faire écho aux commentaires de Longin et de Quintilien stipulant que « les hyperboles de cette qualité sont risibles », que le locuteur ne doit pas « pousser trop loin les limites de l’hyperbole » (Longin, 1991, 114), et qu’il doit « observer une certaine mesure » (Quintilien, 1978, 124). Dans toute hyperbole, qu’elle soit ou non métaphorique, le locuteur court un risque qui est en quelque sorte le prix à payer pour jouir d’une liberté de mouvement qui n’est jamais absolue puisqu’elle peut se retourner contre celui qui en use abusivement. Si l’hyperbole de Racine — ou plutôt de Pyrrhus — paraît « ridicule » à Fontanier, c’est que les tourments de l’amour ne sont pas selon lui suffisamment douloureux, pour être comparés à ceux de la guerre de Troie[5]Ce dont Fontanier ne tient pas compte, c’est qu’une telle hyperbole n’est précisément pas énoncée par Racine, mais par Pyrrhus, et contribue ainsi à caractériser le personnage. De même que Corneille ne met pas dans la bouche de Matamore les mêmes hyperboles que dans celles de Rodrigue (voir plus loin, ex. (44) et (45, Racine cherche ici à dénoncer le langage de Pyrrhus plutôt qu’à garantir le bonheur de cette hyperbole.)). On touche ici à ce qui motive, aux yeux de l’interprète, le bonheur ou le malheur d’une hyperbole. Pour être jugée heureuse, l’hyperbole doit porter sur un objet qui mérite d’être exagéré.
Selon la nature de l’objet considéré un même énoncé peut évidemment être interprété comme une hyperbole heureuse ou comme une vulgaire exagération. Si les hyperboles de Matamore en (25) ne sont pas interprétées comme celles, par exemple, de Rodrigue, c’est que l’on sait précisément que Matamore n’est pas Rodrigue. L’un et l’autre ont le même désir d’exalter leur force et leur courage, l’un et l’autre, pour ce faire, ont également recours au procédé hyperbolique, mais seul le second peut espérer y trouver son compte. Dans la bouche de Rodrigue, l’hyperbole suivante aurait eu un tout autre effet :
(23) Matamore : Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, / Défait les escadrons, et gagne les batailles. (Corneille, L’Illusion comique)
On retrouve d’ailleurs la même hyperbole dans un texte où Boileau, plagiant Corneille, loue le prince de Condé. Si Fontanier juge cette fois l’hyperbole heureuse, c’est qu’à ses yeux le Grand Condé — son nom l’indique suffisamment — est sans doute plus à la hauteur d’une telle exagération que ne l’était Matamore :
Quelle force et quel pouvoir Boileau ne donne-t-il pas au nom de Condé, dans son épître sur le passage du Rhin !
Condé, dont le nom seul fait tomber les murailles, Force les escadrons, et gagne les batailles. (1977, 124)
On se souvient que pour Gracian, l’hyperbole s’impose dans « les situations extraordinaires », lorsque « la pensée et le mot doivent l’être aussi » (1983, 168). Dans cet autre passage du même auteur, le bonheur de l’hyperbole est caractérisé comme dépendant de « quelque circonstance particulière » susceptible de fournir « le motif et le prétexte de l’exagération » :
Quelque circonstance particulière, qui soit le motif et le prétexte de l’exagération, est donc indispensable pour qu’elle ne soit pas gratuite mais pertinente. […] Sans aucun de ces appuis, l’exagération est risquée, pour le moins gratuite et sans fondement. La circonstance particulière sur laquelle on prend pied pour raisonner excuse et semble même obliger à l’exagération. (idem, 171–172)
Cette « circonstance particulière » est due à la nature de l’objet représenté. Pour être jugée heureuse, l’hyperbole doit porter sur un objet sortant de l’ordinaire, en ce qui concerne le degré où il se trouve posséder la propriété qui lui est attribuée dans l’énoncé. Dans ces conditions l’exagération peut être perçue comme légitime et faire le bonheur d’une hyperbole, car elle est alors le seul moyen de restituer à l’objet en question sa vraie place, en le présentant comme une espèce d’exagération de la réalité elle ‑même. Selon Quintilien, « l’hyperbole est une qualité, lorsque la chose dont nous devons parler dépasse les limites naturelles. Il est permis en effet de dire plus, parce que nous ne pouvons dire autant qu’il faut, et mieux vaut aller au delà que rester en deçà » (1978, 125)[6]Comme le stipulait déjà Aristote dans ses préceptes sur la péroraison, « ce qui vient ensuite est d’amplifier ou d’abaisser, selon la nature du sujet ; car il faut être d’accord sur les faits si l’on veut en dire l’importance ; de fait, la croissance des corps ne provient que d’états préexistants » (1989, 96).. A propos d’une hyperbole d’Hérodote, décrivant les guerriers des Thermopyles comme se défendant « avec leurs mains, avec leurs dents, jusqu’à ce que les Barbares les couvrissent de traits », Longin répond à un interlocuteur imaginaire :
« Là, est-il possible de combattre avec les dents contre des hommes armés ; et comment être recouvert sous les traits ? » diras-tu ; si ce n’est pourtant qu’on y croit ; car le fait ne semble pas rapporté en vue de l’hyperbole ; c’est l’hyperbole qui naît logiquement du fait. (1991, 115)
Exemple et commentaire que l’on retrouve d’ailleurs dans l’Encyclopédie, sous la plume de Jaucourt qui se réfère d’abord à Quintilien mais dont on a peine à croire qu’il n’ait pas aussi lu Longin avant de rédiger ces lignes :
L’hyperbole n’a rien de vicieux pour être « ultra fidem », pourvu qu’elle ne soit pas « ultra modum », comme s’exprime Quintilien. Elle est même une beauté, ajoute‑t ‑il, lorsque la chose dont il faut parler est extraordinaire, et qu’elle a passé les bornes de la nature ; car il est permis de dire plus, parce qu’il est difficile de dire autant ; et le discours doit plutôt aller au delà, que de rester en deçà. Ainsi Hérodote en parlant des Lacédémoniens qui combattirent au pas des Thermopyles, dit « qu’ils se défendirent en ce lieu jusqu’à ce que les Barbares les eussent ensevelis sous leurs traits ». L’on voit par cet exemple, que les belles hyperboles cachent ce qu’elles sont ; c’est ce qui leur arrive, quand je ne sais quoi de grand dans les circonstances, les arrache à celui qui les emploie ; il faut donc qu’il paraisse, non que l’on ait amené les choses pour l’hyperbole, mais que l’hyperbole est née de la chose même. (1967, 404)
Tout ce qui est démesuré, extraordinaire, appelle l’hyperbole. Le nez de Cyrano de Bergerac, par exemple. Dans le texte de Rostand, le seul personnage qui ose s’aventurer à le décrire sans avoir recours à une hyperbole est le Vicomte de Valvert, dont l’intervention est alors ressentie comme inadéquate, impropre à nous restituer la réelle envergure de cet appendice. L’intervention de Valvert est d’ailleurs instantanément corrigée par cette longue suite d’hyperboles qui composent la célèbre tirade de Cyrano :
(24) Le Vicomte : Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand. […]
Cyrano : Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! / On pouvait dire… Oh ! Dieu!… bien des choses en somme… / En variant le ton, — par exemple tenez : / Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez, Il faudrait sur le champ que je me l’amputasse ! […] (Rostand, Cyrano de Bergerac)
Si le nez de Cyrano, à l’image de toutes les qualités du grand personnage, est voué à l’hyperbole, c’est précisément parce qu’il est d’une dimension telle, que seule l’exagération peut nous le restituer dans toute son ampleur. Le passage suivant est à ce sujet très éloquent :
(25) Ragueneau : Un nez!… Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là!… / On ne peut voir passer un pareil nasigère / Sans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, il exagère ! » / Puis on sourit, on dit : « Il va l’enlever…» Mais / Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais. (Rostand, Cyrano de Bergerac)
Étant donné qu’il paraît faux même à ceux qui le voient en chair et en os, le nez de Cyrano fait partie de ces objets qui font nécessairement le bonheur des hyperboles, et leur donne une raison d’être incontestable.
Notes
⇧1 | Avec Pigeaud, responsable de la plus récente traduction de ce texte en français, je continuerai d’appeler Longin l’auteur de ce traité qui fut longtemps attribué à un certain Cassius Longin, vivant au troisième siècle. |
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⇧2 | Dans son article intitulé « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Barthes rappelle que, chez les Anciens, « l’art choisit les figures (en fonction d’une bonne évaluation de leur distance, qui doit être mesurée)» (1970, 221). |
⇧3 | Quoique sans doute moins fréquentes, les mêmes remarques sont souvent adressées dans les traités à la métaphore. Ainsi, par exemple, l’auteur de la Rhétorique à Herennius rappelle « qu’il faut de la retenue dans l’emploi de la métaphore, de sorte qu’elle passe logiquement à une chose analogue et qu’elle ne semble pas se jeter sans raison, au hasard et précipitamment, sur une chose différente » (1989, 188). |
⇧4 | Voir par exemple à ce sujet Dumarsais (1988, 133). |
⇧5 | Ce dont Fontanier ne tient pas compte, c’est qu’une telle hyperbole n’est précisément pas énoncée par Racine, mais par Pyrrhus, et contribue ainsi à caractériser le personnage. De même que Corneille ne met pas dans la bouche de Matamore les mêmes hyperboles que dans celles de Rodrigue (voir plus loin, ex. (44) et (45 |
⇧6 | Comme le stipulait déjà Aristote dans ses préceptes sur la péroraison, « ce qui vient ensuite est d’amplifier ou d’abaisser, selon la nature du sujet ; car il faut être d’accord sur les faits si l’on veut en dire l’importance ; de fait, la croissance des corps ne provient que d’états préexistants » (1989, 96). |