Bon­heur et mal­heur des hyperboles

Est-ce à dire pour autant que l’hyperbole per­met de garan­tir en toutes cir­cons­tances le suc­cès de la com­mu­ni­ca­tion ? Suf­fit-il de signa­ler ouver­te­ment son inten­tion de com­mu­ni­quer figu­ré­ment sa pen­sée pour réus­sir à faire croire à l’incroyable, à l’invraisemblable ? Évi­dem­ment non ! La com­po­sante infor­ma­tive des énon­cés tro­piques non iro­niques ne met pas sys­té­ma­ti­que­ment le locu­teur à l’abri d’une sanc­tion de l’interprète. S’il est vrai qu’un énon­cé méta­pho­rique ou hyper­bo­lique — à condi­tion bien enten­du qu’il soit recon­nu comme tel — ne sau­rait être per­çu comme erro­né ou men­son­ger, il n’en reste pas moins que le locu­teur s’expose alors à un risque, certes dif­fé­rent, mais qui n’est pas sans rap­port avec le pré­cé­dent. Si l’hyperbole per­met bel et bien au locu­teur d’optimaliser ses chances de faire croire à l’invraisemblable, elle doit néan­moins être mani­pu­lée avec pru­dence et cir­cons­pec­tion. Bien à l’abri du men­songe ou de l’erreur, l’hyperbole risque néan­moins de faire échec au prin­cipe de per­ti­nence si, par mal­heur, l’interprète refuse de sélec­tion­ner, par­mi l’ensemble des effets expri­més, un sous-ensemble d’effets dont il accepte fina­le­ment de révi­ser la faus­se­té pour les assi­mi­ler à ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment. L’interprète dénie alors à ce qui est expri­mé la capa­ci­té de garan­tir indi­rec­te­ment la satis­fac­tion du prin­cipe de per­ti­nence. Dans les exemples sui­vants, il appa­raît assez net­te­ment que l’interprète ne reproche pas à son inter­lo­cu­teur de faire erreur ou de men­tir, puisqu’il a recon­nu son inten­tion hyper­bo­lique, mais il n’en reste pas moins qu’il lui reproche quand même, en rai­son de cer­tains cri­tères de vrai­sem­blance, de faire échouer la com­mu­ni­ca­tion. Nous par­le­rons dans ce cas d’hyperbole mal­heu­reuse, plu­tôt que de men­songe ou d’erreur :

(20) Vir­gile veut qu’il soit plus dif­fi­cile de comp­ter les dif­fé­rentes sortes de vins que les flots de la mer agi­tée, et que les sables empor­tés par les vents […]. Quand l’auteur des Géor­giques s’est per­mis cette hyper­bole, il sor­tait pro­ba­ble­ment d’un grand fes­tin don­né par Auguste. Il est assez dou­teux qu’on l’eût pas­sée à Lucain ou à Juvé­nal ; mais de sa part, elle a paru excel­lente. (Fon­ta­nier, 1977, 124)

(21) J’entends dire des mots très cho­quants. J’ai enten­du « être dépor­té à Stras­bourg ». C’est indé­cent. (Édith Cres­son, inter­view, Le Monde)

(22) Paul Frank, ancien secré­taire d’État alle­mand aux affaires étran­gères, […] s’étonne qu’un homme poli­tique romand ait pu dire récem­ment qu’une Suisse sans armée serait comme une fon­due sans fro­mage : « Si une telle exa­gé­ra­tion était vraie, ce serait vrai­ment triste pour vous » (L’Hebdo)

Ce qui est mis en cause ne concerne pas, en (20), la faus­se­té acci­den­telle, men­son­gère ou erro­née de ce qui est expri­mé. Fon­ta­nier recon­naît bien enten­du l’intention hyper­bo­lique de Vir­gile, mais il lui reproche d’abuser d’un tel pro­cé­dé. Selon Fon­ta­nier, Vir­gile voyait double après le fes­tin d’Auguste, sinon il aurait encore su comp­ter les pichets et n’aurait pas conçu une telle hyper­bole. De même en (21), Édith Cres­son s’en prend à une hyper­bole qui vise à décrire la décon­ve­nue des Énarques, contraints de démé­na­ger à Stras­bourg. Compte tenu des effets asso­ciés à l’image de la dépor­ta­tion, Édith Cres­son consi­dère qu’une telle hyper­bole ne per­met pas, même indi­rec­te­ment, d’en conser­ver un béné­fice suf­fi­sant pour ali­men­ter ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment et satis­faire au prin­cipe de per­ti­nence. Ce qui est indé­cent à ses yeux, c’est de devoir assi­mi­ler décen­tra­li­sa­tion et dépor­ta­tion pour ren­ta­bi­li­ser, au niveau de ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment, ce qui est ici expri­mé lit­té­ra­le­ment. De prime abord, l’exemple (22) est assez décon­cer­tant. Com­ment en effet une exa­gé­ra­tion pour­rait-elle être vraie ? Faut ‑il sup­po­ser que Paul Frank ne voit pas d’hyperbole, et ne prête par consé­quent à l’homme poli­tique romand, ni l’intention de signa­ler ouver­te­ment son exa­gé­ra­tion, ni même l’intention d’exagérer ? La dimen­sion méto­ny­mique de l’hyperbole semble exclure une telle hypo­thèse. En lui repro­chant de sou­te­nir qu’en Suisse, l’armée est pro­por­tion­nel­le­ment aus­si impor­tante que le fro­mage dans la fon­due, Paul Frank recon­naît évi­dem­ment l’intention du locu­teur de faire image, mais il juge cette image inopé­rante et trop coû­teuse, compte tenu de ce qu’il accepte d’en tirer à un niveau informatif.

Cette notion de mal­heur s’applique exclu­si­ve­ment aux énon­cés tro­piques non iro­niques, c’est-à-dire hyper­bo­liques. Un men­songe ou une erreur ne sau­raient être dits mal­heu­reux en ce sens, pas plus d’ailleurs que n’importe quel énon­cé ordi­naire, sus­cep­tible de mettre en défaut le prin­cipe de per­ti­nence et d’être ain­si asso­cié à un état psy­cho­lo­gique dys­pho­rique de l’interprète. Cette notion ne concerne pas une pro­prié­té géné­rale du dis­cours — telle qu’elle est déve­lop­pée notam­ment par Auchlin (1991) — mais une pro­prié­té appli­cable par l’interprète aux seuls énon­cés hyper­bo­liques ou méta­pho­riques, étant don­né leur pré­ten­tion à véhi­cu­ler un sens figu­ré, ali­men­té par ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment. Non seule­ment un énon­cé ordi­naire ne sau­rait donc être jugé mal­heu­reux car il n’a qu’un seul sens, plus ou moins approxi­ma­tif, qui n’est aucu­ne­ment déri­vé d’un sens lit­té­ral, mais nous ver­rons bien­tôt qu’une telle notion ne s’applique pas non plus aux énon­cés iro­niques, dont le sens figu­ré est véhi­cu­lé par anti­phrase et n’est donc jamais ali­men­té par ce qui est expri­mé. Les notions de bon­heur et de mal­heur concernent ici exclu­si­ve­ment les énon­cés où ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment vise à être com­mu­ni­qué figu­ré­ment. C’est encore de la tra­di­tion rhé­to­rique que je vais tirer dif­fé­rentes obser­va­tions sus­cep­tibles de pré­ci­ser ce qui carac­té­rise le bon­heur ou le mal­heur des hyperboles.

Dès l’antiquité, les rhé­to­ri­ciens accordent en effet une atten­tion appro­fon­die à l’abus de méta­phores et mettent sou­vent leurs contem­po­rains en garde contre un recours trop facile et trop fré­quent à l’hyperbole. Dans le Trai­té du Sublime, datant de la seconde moi­tié du pre­mier siècle, Lon­gin[1]Avec Pigeaud, res­pon­sable de la plus récente tra­duc­tion de ce texte en fran­çais, je conti­nue­rai d’ap­pe­ler Lon­gin l’au­teur de ce trai­té qui fut long­temps attri­bué à un cer­tain Cas­sius Lon­gin, vivant au troi­sième siècle. tente de démon­trer qu’il existe une « tech­nique du sublime et de la pro­fon­deur » (1991, 53) qui per­met à l’orateur et au poète d’entretenir dans son dis­cours un cer­tain « pathos », grâce à des pro­cé­dés essen­tiel­le­ment hyper­bo­liques et méta­pho­riques. Le plus déli­cat selon lui est de devoir constam­ment recou­rir à « l’emphase allé­go­rique » pour atteindre le sublime, mais tout en se gar­dant de « se lais­ser empor­ter » et de « dépas­ser la mesure »[2]Dans son article inti­tu­lé « L’an­cienne rhé­to­rique. Aide-mémoire », Barthes rap­pelle que, chez les Anciens, « l’art choi­sit les figures (en fonc­tion d’une bonne éva­lua­tion de leur dis­tance, qui doit être mesu­rée)» (1970, 221). :

Mais l’utilisation des figures, comme de toutes les beau­tés du dis­cours, conduit à dépas­ser la mesure ; […] à ce pro­pos Pla­ton lui-même sur­tout se fait déni­grer, lui qui, comme sous l’effet du délire bachique des dis­cours, se laisse empor­ter à des méta­phores pures et rudes, et à une emphase allé­go­rique. (idem, 106)

Pour Lon­gin Pla­ton est pas­sé maître dans l’art du sublime car ses hyper­boles sont en quelque sorte jus­ti­fiées, pleines, natu­relles (dans le sens où elles ne sont pas « per­son­nelles et sen­tant l’école »). Mais ce n’est de loin pas le cas de tous les écri­vains et ora­teurs dont les pas­sages allé­go­riques, les « pas­sions », sont sou­vent jugés « hors de pro­pos et vides ». Voi­ci com­ment Lon­gin défi­nit ce qu’il consi­dère comme le plus grand défaut du style dit « pathé­tique », dont le sublime est indissociable :

A côté existe un troi­sième genre de défaut, dans le pathé­tique […]. C’est la pas­sion hors de pro­pos et vide, là où il ne faut pas de pas­sion ; ou de la pas­sion sans mesure, là où il faut de la mesure. Sou­vent, comme sous l’effet de l’ivresse, pour des choses que le sujet n’exige plus, en voi­là qui pro­duisent des pas­sions per­son­nelles et sen­tant l’école ; face à un audi­toire qui ne res­sent aucune pas­sion, ils manquent aux conve­nances ; c’est tout à fait nor­mal : ils sont hors d’eux- mêmes, face à des gens qui ne sont pas hors d’eux-mêmes. (idem, 56–57)

Le trai­té de Lon­gin vise essen­tiel­le­ment à défi­nir les rai­sons du suc­cès ou de l’échec du dis­cours hyper­bo­lique sur lequel se fonde le « sublime ». A tra­vers l’analyse de nom­breux exemples, et en citant d’autres approches cri­tiques, Lon­gin explique pour­quoi une hyper­bole peut être pro­fi­table ou défa­vo­rable à la com­mu­ni­ca­tion. Si cer­taines hyper­boles sont « risibles », c’est qu’elles sont en quelque sorte exa­gé­rées, exces­sives, et de ce fait « ne sont pas éle­vées mais en l’air » (idem, 55) pré­cise-t-il également :

Les hyper­boles de cette qua­li­té sont risibles […]. C’est pour­quoi il faut savoir, pour chaque cas, jusqu’où l’on peut recu­ler la limite ; car il arrive qu’à pous­ser trop loin les limites de l’hyperbole, on la détruise ; et une ten­sion exces­sive de ces sortes de choses amène le relâ­che­ment, et il se peut faire qu’on arrive au résul­tat tout à fait contraire. (idem, 114)

Dès l’antiquité le ton est don­né. Les énon­cés tro­piques seront constam­ment éva­lués, jugés, sou­vent cri­ti­qués dans les trai­tés[3]Quoique sans doute moins fré­quentes, les mêmes remarques sont sou­vent adres­sées dans les trai­tés à la méta­phore. Ain­si, par exemple, l’au­teur de la Rhé­to­rique à Heren­nius rap­pelle « qu’il faut de la rete­nue dans l’emploi de la méta­phore, de sorte qu’elle passe logi­que­ment à une chose ana­logue et qu’elle ne semble pas se jeter sans rai­son, au hasard et pré­ci­pi­tam­ment, sur une chose dif­fé­rente » (1989, 188).. Lorsque Fon­ta­nier affirme que « l’hyperbole, en pas­sant la croyance, ne doit pas pas­ser la mesure ; [qu’]elle ne doit pas heur­ter la vrai­sem­blance, en heur­tant la véri­té » (1977, 124), il s’inspire sans doute de Lon­gin (tra­duit par Boi­leau) mais aus­si de Quin­ti­lien, dont le pas­sage sui­vant se retrouve sou­vent mot pour mot dans les trai­tés de rhé­to­rique classique :

Elle consiste à outrer avec conve­nance la véri­té. […] dans l’emploi de l’hyperbole, il faut obser­ver une cer­taine mesure. En effet, si toute hyper­bole sort de la vrai­sem­blance, il ne faut pas qu’elle sorte de la mesure, car il n’y a pas de meilleur moyen de tom­ber dans une affec­ta­tion extra­va­gante. […] Il faut donc voir jusqu’à quel point il convient d’exagérer ce que notre audi­toire refuse de croire. (1978, 123–125)

En mani­fes­tant ouver­te­ment son inten­tion d’exagérer le locu­teur se met donc à l’abri du men­songe ou de l’erreur, mais il ne garan­tit pas pour autant, en toutes cir­cons­tances, le suc­cès de la com­mu­ni­ca­tion. Le risque d’échec est par­ti­cu­liè­re­ment aigu dans le cas d’une hyper­bole pure, sans ali­bi méta­pho­rique, où la faus­se­té de ce qui est expri­mé est de nature exclu­si­ve­ment quan­ti­ta­tive. Dans les trai­tés, la défiance des rhé­to­ri­ciens est grande à l’égard d’une figure qui est rare­ment abor­dée sans que l’on décon­seille d’y avoir recours incon­si­dé­ré­ment[4]Voir par exemple à ce sujet Dumar­sais (1988, 133).. Tout récem­ment encore, Morier écri­vait que « l’hyperbole est une figure d’une écœu­rante faci­li­té. C’est elle qui déva­lo­rise le style et, chez celui qui l’emploie constam­ment, les mots les plus forts font haus­ser les épaules » (1975, 496).

Pour bien sai­sir ce qui oppose la condam­na­tion d’un acte de com­mu­ni­ca­tion men­son­ger ou erro­né et le rejet d’une hyper­bole jugée mal­heu­reuse, il faut admettre que, dans la méta­phore ou l’hyperbole, la com­mu­ni­ca­tion est indi­recte, dif­fé­rée par une com­po­sante expres­sive rela­ti­ve­ment auto­nome. Face à un énon­cé ordi­naire, l’interprète n’a pas à éta­blir de dis­tinc­tion entre les effets expri­més et les effets que le locu­teur pré­tend com­mu­ni­quer. S’il est ame­né à déri­ver cer­tains effets qu’il juge incom­pa­tibles avec ce qu’il sait ou ce qu’il croit être vrai, il peut repro­cher direc­te­ment au locu­teur de faire erreur ou de men­tir. En s’opposant à ce qui est expri­mé l’interprète s’oppose alors du même coup à ce qui est com­mu­ni­qué. Face à une hyper­bole en revanche, la posi­tion de l’interprète est plus déli­cate, car le locu­teur mani­feste ouver­te­ment son inten­tion de ne pas com­mu­ni­quer lit­té­ra­le­ment ce qu’il exprime. Ce fai­sant, le locu­teur laisse une plus grande lati­tude à l’interprète pour déci­der lui ‑même de ce qui doit être recon­nu comme vrai, c’est-à-dire de ce qui est fina­le­ment com­mu­ni­qué. Lorsqu’il juge une hyper­bole mal­heu­reuse, l’interprète est contraint de tenir compte du fait que si le locu­teur cherche à com­mu­ni­quer sa pen­sée, c’est par le biais d’un pro­cé­dé d’indirection qui lui per­met dans un pre­mier temps de faire image. Face à l’erreur ou au men­songe, la cri­tique de l’interprète porte direc­te­ment sur ce qui est com­mu­ni­qué. Face au mal­heur d’une méta­phore ou d’une hyper­bole, la cri­tique de l’interprète porte sur ce qui est expri­mé et ne vise qu’indirectement ce qui est com­mu­ni­qué. Le carac­tère indi­rect de la com­mu­ni­ca­tion figu­rée se reporte alors imman­qua­ble­ment sur la por­tée d’une éven­tuelle sanc­tion de la part de l’interprète.

Cette dif­fé­rence essen­tielle ne doit cepen­dant pas occul­ter le fait qu’une hyper­bole mal­heu­reuse, comme un men­songe ou une erreur, est éga­le­ment fon­dée sur la per­cep­tion d’un déca­lage jugé inad­mis­sible, entre ce qui est expri­mé dans l’énoncé et une repré­sen­ta­tion ini­tiale de l’objet du monde auquel l’énoncé réfère. Une hyper­bole mal­heu­reuse n’est géné­ra­le­ment res­sen­tie que comme une exa­gé­ra­tion d’autant plus dépla­cée qu’elle est pré­ci­sé­ment avouée. Le fait de signa­ler sa volon­té d’exagérer est néces­saire, mais n’est pas suf­fi­sant pour faire le bon­heur d’une hyper­bole. L’exagération doit alors non seule­ment être mani­feste, et être de ce fait suf­fi­sam­ment accen­tuée, mais elle doit éga­le­ment être res­sen­tie comme légi­time et paraître adap­tée à ce qui est repré­sen­té. Cette seconde condi­tion agit en sens inverse de la pre­mière : l’exagération doit être impor­tante, et néan­moins mesu­rée, pru­dente, avi­sée. Il va sans dire que l’hyperbole, du fait de cette double exi­gence contra­dic­toire, est d’un usage pour le moins déli­cat et périlleux, sou­vent sanc­tion­né par l’interprète. Consi­dé­rons ce pas­sage où Fon­ta­nier s’en prend à Racine, à pro­pos d’une hyper­bole de Pyr­rhus, en moti­vant cette fois expli­ci­te­ment son juge­ment par son refus d’établir un « rap­port » entre ce qui est expri­mé et ce dont il est question :

Racine fait dire à Pyr­rhus, dans Andro­maque : Je souffre de plus de maux que j’ai faits devant Troie. / Vain­cu, char­gé de fers, de regrets consu­mé, / Brû­lé de plus de feux que je n’en allumai.

Ce n’est là, il faut en conve­nir, qu’une exa­gé­ra­tion ridi­cule, et, comme le dit Laharpe, qu’un froid abus d’esprit ; car, comme l’observe ce fameux cri­tique, quel rap­port peut-il y avoir entre les maux que l’amour fait souf­frir à Pyr­rhus, et les maux que Pyr­rhus a faits devant Troie ? Quel rap­port entre les feux de l’amour et l’embrasement d’une ville ? (1977, 107)

Si Fon­ta­nier recon­naît bien enten­du une inten­tion ouverte de recou­rir à une exa­gé­ra­tion et donc de mettre en jeu un pro­cé­dé hyper­bo­lique, il reproche néan­moins à une telle exa­gé­ra­tion d’être elle-même exa­gé­rée, si je puis dire, au point d’être res­sen­tie comme « ridi­cule ». La cri­tique de Fon­ta­nier semble ici faire écho aux com­men­taires de Lon­gin et de Quin­ti­lien sti­pu­lant que « les hyper­boles de cette qua­li­té sont risibles », que le locu­teur ne doit pas « pous­ser trop loin les limites de l’hyperbole » (Lon­gin, 1991, 114), et qu’il doit « obser­ver une cer­taine mesure » (Quin­ti­lien, 1978, 124). Dans toute hyper­bole, qu’elle soit ou non méta­pho­rique, le locu­teur court un risque qui est en quelque sorte le prix à payer pour jouir d’une liber­té de mou­ve­ment qui n’est jamais abso­lue puisqu’elle peut se retour­ner contre celui qui en use abu­si­ve­ment. Si l’hyperbole de Racine — ou plu­tôt de Pyr­rhus — paraît « ridi­cule » à Fon­ta­nier, c’est que les tour­ments de l’amour ne sont pas selon lui suf­fi­sam­ment dou­lou­reux, pour être com­pa­rés à ceux de la guerre de Troie[5]Ce dont Fon­ta­nier ne tient pas compte, c’est qu’une telle hyper­bole n’est pré­ci­sé­ment pas énon­cée par Racine, mais par Pyr­rhus, et contri­bue ain­si à carac­té­ri­ser le per­son­nage. De même que Cor­neille ne met pas dans la bouche de Mata­more les mêmes hyper­boles que dans celles de Rodrigue (voir plus loin, ex. (44) et (45, Racine cherche ici à dénon­cer le lan­gage de Pyr­rhus plu­tôt qu’à garan­tir le bon­heur de cette hyper­bole.)). On touche ici à ce qui motive, aux yeux de l’interprète, le bon­heur ou le mal­heur d’une hyper­bole. Pour être jugée heu­reuse, l’hyperbole doit por­ter sur un objet qui mérite d’être exagéré.

Selon la nature de l’objet consi­dé­ré un même énon­cé peut évi­dem­ment être inter­pré­té comme une hyper­bole heu­reuse ou comme une vul­gaire exa­gé­ra­tion. Si les hyper­boles de Mata­more en (25) ne sont pas inter­pré­tées comme celles, par exemple, de Rodrigue, c’est que l’on sait pré­ci­sé­ment que Mata­more n’est pas Rodrigue. L’un et l’autre ont le même désir d’exalter leur force et leur cou­rage, l’un et l’autre, pour ce faire, ont éga­le­ment recours au pro­cé­dé hyper­bo­lique, mais seul le second peut espé­rer y trou­ver son compte. Dans la bouche de Rodrigue, l’hyperbole sui­vante aurait eu un tout autre effet :

(23) Mata­more : Le seul bruit de mon nom ren­verse les murailles, / Défait les esca­drons, et gagne les batailles. (Cor­neille, L’Illusion comique)

On retrouve d’ailleurs la même hyper­bole dans un texte où Boi­leau, pla­giant Cor­neille, loue le prince de Condé. Si Fon­ta­nier juge cette fois l’hyperbole heu­reuse, c’est qu’à ses yeux le Grand Condé — son nom l’indique suf­fi­sam­ment — est sans doute plus à la hau­teur d’une telle exa­gé­ra­tion que ne l’était Matamore :

Quelle force et quel pou­voir Boi­leau ne donne-t-il pas au nom de Condé, dans son épître sur le pas­sage du Rhin !

Condé, dont le nom seul fait tom­ber les murailles, Force les esca­drons, et gagne les batailles. (1977, 124)

On se sou­vient que pour Gra­cian, l’hyperbole s’impose dans « les situa­tions extra­or­di­naires », lorsque « la pen­sée et le mot doivent l’être aus­si » (1983, 168). Dans cet autre pas­sage du même auteur, le bon­heur de l’hyperbole est carac­té­ri­sé comme dépen­dant de « quelque cir­cons­tance par­ti­cu­lière » sus­cep­tible de four­nir « le motif et le pré­texte de l’exagération » :

Quelque cir­cons­tance par­ti­cu­lière, qui soit le motif et le pré­texte de l’exagération, est donc indis­pen­sable pour qu’elle ne soit pas gra­tuite mais per­ti­nente. […] Sans aucun de ces appuis, l’exagération est ris­quée, pour le moins gra­tuite et sans fon­de­ment. La cir­cons­tance par­ti­cu­lière sur laquelle on prend pied pour rai­son­ner excuse et semble même obli­ger à l’exagération. (idem, 171–172)

Cette « cir­cons­tance par­ti­cu­lière » est due à la nature de l’objet repré­sen­té. Pour être jugée heu­reuse, l’hyperbole doit por­ter sur un objet sor­tant de l’ordinaire, en ce qui concerne le degré où il se trouve pos­sé­der la pro­prié­té qui lui est attri­buée dans l’énoncé. Dans ces condi­tions l’exagération peut être per­çue comme légi­time et faire le bon­heur d’une hyper­bole, car elle est alors le seul moyen de res­ti­tuer à l’objet en ques­tion sa vraie place, en le pré­sen­tant comme une espèce d’exagération de la réa­li­té elle ‑même. Selon Quin­ti­lien, « l’hyperbole est une qua­li­té, lorsque la chose dont nous devons par­ler dépasse les limites natu­relles. Il est per­mis en effet de dire plus, parce que nous ne pou­vons dire autant qu’il faut, et mieux vaut aller au delà que res­ter en deçà » (1978, 125)[6]Comme le sti­pu­lait déjà Aris­tote dans ses pré­ceptes sur la péro­rai­son, « ce qui vient ensuite est d’am­pli­fier ou d’a­bais­ser, selon la nature du sujet ; car il faut être d’ac­cord sur les faits si l’on veut en dire l’im­por­tance ; de fait, la crois­sance des corps ne pro­vient que d’é­tats pré­exis­tants » (1989, 96).. A pro­pos d’une hyper­bole d’Hérodote, décri­vant les guer­riers des Ther­mo­pyles comme se défen­dant « avec leurs mains, avec leurs dents, jusqu’à ce que les Bar­bares les cou­vrissent de traits », Lon­gin répond à un inter­lo­cu­teur imaginaire :

« Là, est-il pos­sible de com­battre avec les dents contre des hommes armés ; et com­ment être recou­vert sous les traits ? » diras-tu ; si ce n’est pour­tant qu’on y croit ; car le fait ne semble pas rap­por­té en vue de l’hyperbole ; c’est l’hyperbole qui naît logi­que­ment du fait. (1991, 115)

Exemple et com­men­taire que l’on retrouve d’ailleurs dans l’Ency­clo­pé­die, sous la plume de Jau­court qui se réfère d’abord à Quin­ti­lien mais dont on a peine à croire qu’il n’ait pas aus­si lu Lon­gin avant de rédi­ger ces lignes :

L’hyperbole n’a rien de vicieux pour être « ultra fidem », pour­vu qu’elle ne soit pas « ultra modum », comme s’exprime Quin­ti­lien. Elle est même une beau­té, ajoute‑t ‑il, lorsque la chose dont il faut par­ler est extra­or­di­naire, et qu’elle a pas­sé les bornes de la nature ; car il est per­mis de dire plus, parce qu’il est dif­fi­cile de dire autant ; et le dis­cours doit plu­tôt aller au delà, que de res­ter en deçà. Ain­si Héro­dote en par­lant des Lacé­dé­mo­niens qui com­bat­tirent au pas des Ther­mo­pyles, dit « qu’ils se défen­dirent en ce lieu jusqu’à ce que les Bar­bares les eussent ense­ve­lis sous leurs traits ». L’on voit par cet exemple, que les belles hyper­boles cachent ce qu’elles sont ; c’est ce qui leur arrive, quand je ne sais quoi de grand dans les cir­cons­tances, les arrache à celui qui les emploie ; il faut donc qu’il paraisse, non que l’on ait ame­né les choses pour l’hyperbole, mais que l’hyperbole est née de la chose même. (1967, 404)

Tout ce qui est déme­su­ré, extra­or­di­naire, appelle l’hyperbole. Le nez de Cyra­no de Ber­ge­rac, par exemple. Dans le texte de Ros­tand, le seul per­son­nage qui ose s’aventurer à le décrire sans avoir recours à une hyper­bole est le Vicomte de Val­vert, dont l’intervention est alors res­sen­tie comme inadé­quate, impropre à nous res­ti­tuer la réelle enver­gure de cet appen­dice. L’intervention de Val­vert est d’ailleurs ins­tan­ta­né­ment cor­ri­gée par cette longue suite d’hyperboles qui com­posent la célèbre tirade de Cyrano :

(24) Le Vicomte : Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand. […]
Cyra­no : Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! / On pou­vait dire… Oh ! Dieu!… bien des choses en somme… / En variant le ton, — par exemple tenez : / Agres­sif : « Moi, mon­sieur, si j’avais un tel nez, Il fau­drait sur le champ que je me l’amputasse ! […] (Ros­tand, Cyra­no de Ber­ge­rac)

Si le nez de Cyra­no, à l’image de toutes les qua­li­tés du grand per­son­nage, est voué à l’hyperbole, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’il est d’une dimen­sion telle, que seule l’exagération peut nous le res­ti­tuer dans toute son ampleur. Le pas­sage sui­vant est à ce sujet très éloquent :

(25) Rague­neau : Un nez!… Ah ! mes­sei­gneurs, quel nez que ce nez-là!… / On ne peut voir pas­ser un pareil nasi­gère / Sans s’écrier : « Oh ! non, vrai­ment, il exa­gère ! » / Puis on sou­rit, on dit : « Il va l’enlever…» Mais / Mon­sieur de Ber­ge­rac ne l’enlève jamais. (Ros­tand, Cyra­no de Ber­ge­rac)

Étant don­né qu’il paraît faux même à ceux qui le voient en chair et en os, le nez de Cyra­no fait par­tie de ces objets qui font néces­sai­re­ment le bon­heur des hyper­boles, et leur donne une rai­son d’être incontestable.

 

Notes

Notes
1 Avec Pigeaud, res­pon­sable de la plus récente tra­duc­tion de ce texte en fran­çais, je conti­nue­rai d’ap­pe­ler Lon­gin l’au­teur de ce trai­té qui fut long­temps attri­bué à un cer­tain Cas­sius Lon­gin, vivant au troi­sième siècle.
2 Dans son article inti­tu­lé « L’an­cienne rhé­to­rique. Aide-mémoire », Barthes rap­pelle que, chez les Anciens, « l’art choi­sit les figures (en fonc­tion d’une bonne éva­lua­tion de leur dis­tance, qui doit être mesu­rée)» (1970, 221).
3 Quoique sans doute moins fré­quentes, les mêmes remarques sont sou­vent adres­sées dans les trai­tés à la méta­phore. Ain­si, par exemple, l’au­teur de la Rhé­to­rique à Heren­nius rap­pelle « qu’il faut de la rete­nue dans l’emploi de la méta­phore, de sorte qu’elle passe logi­que­ment à une chose ana­logue et qu’elle ne semble pas se jeter sans rai­son, au hasard et pré­ci­pi­tam­ment, sur une chose dif­fé­rente » (1989, 188).
4 Voir par exemple à ce sujet Dumar­sais (1988, 133).
5 Ce dont Fon­ta­nier ne tient pas compte, c’est qu’une telle hyper­bole n’est pré­ci­sé­ment pas énon­cée par Racine, mais par Pyr­rhus, et contri­bue ain­si à carac­té­ri­ser le per­son­nage. De même que Cor­neille ne met pas dans la bouche de Mata­more les mêmes hyper­boles que dans celles de Rodrigue (voir plus loin, ex. (44) et (45
6 Comme le sti­pu­lait déjà Aris­tote dans ses pré­ceptes sur la péro­rai­son, « ce qui vient ensuite est d’am­pli­fier ou d’a­bais­ser, selon la nature du sujet ; car il faut être d’ac­cord sur les faits si l’on veut en dire l’im­por­tance ; de fait, la crois­sance des corps ne pro­vient que d’é­tats pré­exis­tants » (1989, 96).