L’IRONIE

chapitre 3

RAILLERIE ET ANTIPHRASE

 

L’ironie dans la tra­di­tion rhétorique

Dès l’antiquité, les rhé­to­ri­ciens ont cher­ché à clas­ser l’ironie par­mi les tropes au sens étroit du terme où la signi­fi­ca­tion d’un mot, d’une expres­sion ou d’une phrase était sup­po­sée faire loca­le­ment l’objet d’un trans­fert concep­tuel. L’ironie était ain­si défi­nie comme un trope d’opposition — dési­gné par la suite comme une anti­phrase — consis­tant à expri­mer quelque chose en signi­fiant le contraire, par pur effet de style. En attri­buant dans ce cas au verbe dire le sens de signi­fier plu­tôt que d’affir­mer, Cicé­ron sou­tient notam­ment que l’ironie « dit le contraire de ce que l’on veut faire entendre et est très agréable dans un dis­cours lorsqu’elle est trai­tée sur un ton, non pas ora­toire, mais fami­lier » (1971, 84). Le plus ancien témoi­gnage d’une telle concep­tion de l’ironie se trouve dans la Rhé­to­rique à Heren­nius qui sti­pule qu’un trope (tra­duit en latin par le terme de « per­mu­ta­tio ») peut ins­tau­rer une rela­tion d’opposition (« contra­rium ») entre une signi­fi­ca­tion pri­maire assi­mi­lée à une forme lin­guis­tique (« ver­bis ») et une signi­fi­ca­tion déri­vée, ou figu­rée, sous-jacente à ce que le locu­teur exprime (« sen­ten­tia »). Les exemples pro­po­sés sont bel et bien des exemples d’ironie[1]Le texte pré­cise encore, dans un pas­sage non tra­duit par Le Guern, que la per­mu­ta­tion serait fon­dée sur une oppo­si­tion, « par exemple, si l’on trai­tait iro­ni­que­ment d’é­co­nome et de par­ci­mo­nieux un pro­digue et un dépen­sier » (Rhé­to­rique à Heren­nius, 1989, 189). J’ai pré­fé­ré, lorsque cela était pos­sible, citer les excel­lentes tra­duc­tions pro­po­sées par Le Guern dans son article trai­tant de l’his­toire de la notion d’i­ro­nie dans la tra­di­tion rhé­to­rique. :

La per­mu­ta­tion consiste à don­ner au fond un sens dif­fé­rent de la forme [Per­mu­ta­tio est ora­tio aliud ver­bis aliud sen­ten­tia demons­trans]. Elle revêt trois aspects : simi­li­tude, argu­ment, oppo­si­tion […]. Pour l’opposition, par exemple, nous appel­le­rions Énée un homme impie qui aura frap­pé son père, Hip­po­lyte un débau­ché et un adul­tère. (Le Guern, 1976, 50)

Cette concep­tion de l’ironie comme figure de mot implique que le mot Énée signi­fie dans ce cas, par un trans­fert de signi­fi­ca­tion, homme impie qui a frap­pé son père, que le mot Hip­po­lyte signi­fie débau­ché et adul­tère ou encore, pour prendre un exemple qui ne soit pas assor­ti d’une anto­no­mase, que les mots éco­nome et par­ci­mo­nieux signi­fient pro­digue ou dépen­sier dans l’exemple cité en note. Une telle concep­tion de l’ironie sera sans cesse refor­mu­lée dès Cicé­ron — pour qui « les mots sont inver­sés quand Cras­sus, plai­dant pour Acu­léo […] contre Gra­ti­dia­nus dont l’avocat Aelius Lamia était, vous le savez, extrê­me­ment laid, dit : Ecou­tons ce beau gar­çon » (Le Guern, 1976, 51) — jusqu’à Dumar­sais qui pré­cise bien que « les mots dont on se sert dans l’ironie ne sont pas pris dans le sens propre et lit­té­ral » (1988, 156). Dans les deux cas l’ironie est conçue comme une figure de mot consis­tant à inver­ser une signi­fi­ca­tion lit­té­rale, asso­ciée à la forme lin­guis­tique d’un énon­cé, de manière à ins­tau­rer ponc­tuel­le­ment une signi­fi­ca­tion figu­rée qui soit adap­tée à ce qui est exprimé.

Après avoir pos­tu­lé que l’ironie peut être un trope au sens étroit, en contre­point à sa pre­mière défi­ni­tion illus­trée par l’exemple de Cras­sus, Cicé­ron aborde l’ironie sous un autre angle en l’assimilant non plus à une figure de mot mais à une figure de pensée :

C’est une chose spi­ri­tuelle encore que la dis­si­mu­la­tion, quand on dit autre chose que ce que l’on pense, non pas selon cette caté­go­rie dont j’ai déjà par­lé, où l’on dit le contraire, comme Cras­sus à Lamia, mais en s’appliquant, par une raille­rie conti­nue, dis­si­mu­lée sous un ton sérieux, à par­ler autre­ment que l’on ne pense […]. Fan­nius, dans ses Annales, dit que notre Émi­lien, le second Afri­cain, excel­lait dans ce genre et l’appelle d’un mot grec : eïron [l’ironique], mais, sui­vant ceux qui connaissent l’antiquité mieux que moi, je pense que c’est Socrate qui l’a empor­té sur tous dans cette iro­nie et cette dis­si­mu­la­tion par l’agrément et par la culture. (Le Guern, 1976, 51)

Pour Cicé­ron l’ironie semble donc tenir, soit à une anti­phrase ponc­tuelle où sim­ple­ment « les mots sont inver­sés » dans l’expression de la pen­sée, soit à « une raille­rie conti­nue, dis­si­mu­lée sous un ton sérieux », consis­tant à expri­mer « autre chose que ce que l’on pense », « à par­ler autre­ment que l’on ne pense ». Les mots conservent alors leur signi­fi­ca­tion pour per­mettre au locu­teur de railler, de se moquer de quelqu’un, appa­rem­ment en fei­gnant de croire, de prendre à son compte une pen­sée que l’on rejette. Vers la fin du pre­mier siècle, Quin­ti­lien pro­pose une dis­tinc­tion ana­logue entre « l’ironie consi­dé­rée comme trope » et « l’ironie consi­dé­rée comme figure » :

L’ironie donc, consi­dé­rée comme figure, ne dif­fère à peu près en rien, quant au genre, de l’ironie comme trope ; car, en l’une et en l’autre, il faut tou­jours com­prendre le contraire de ce qu’on y dit. Mais si on les exa­mine de près, on n’aura pas de peine à voir que ce sont des espèces dif­fé­rentes. Pre­miè­re­ment, le trope se laisse péné­trer plus aisé­ment, et, bien qu’il pré­sente un sens et en ren­ferme un autre, ce der­nier sens est moins dégui­sé : car tout le contexte est à peu près au sens propre […]. D’où il suit en second lieu que le trope est aus­si plus court. Dans la figure, au contraire, on feint tout à fait de pen­ser ce qu’on ne pense pas, mais d’une manière qui est plu­tôt appa­rente que véri­ta­ble­ment accu­sée : là ce sont des mots pour d’autres mots, ici c’est un sens qu’on cache sous des mots qui en expriment maté­riel­le­ment un autre […]. La vie entière d’un homme peut n’être qu’une iro­nie conti­nuelle, comme parut l’être celle de Socrate. Aus­si l’appelait-on eïron, parce qu’il contre­fai­sait l’ignorant, et fai­sait sem­blant d’admirer les autres comme des sages. En un mot, de même qu’une méta­phore pro­lon­gée devient une allé­go­rie, de même une suc­ces­sion d’ironies qui, prises iso­lé­ment, for­me­raient autant de tropes, consti­tue la figure de l’ironie. (Le Guern, 1976, 52–53)

Ain­si, selon Quin­ti­lien, en tant que trope l’ironie se réduit à une simple anti­phrase, mais en tant que figure elle com­prend une autre com­po­sante, par laquelle le locu­teur « feint tout à fait de pen­ser ce qu’il ne pense pas ». En tant que figure l’ironie consiste à feindre d’adhérer à ce qui est expri­mé dans le but d’une part de se moquer — Socrate contre­fait l’ignorance et l’admiration naïve afin de railler celui qu’il prend pour cible — et d’autre part de com­mu­ni­quer sa propre pen­sée par anti­phrase. L’ironie ne sau­rait alors être assi­mi­lée à une simple inver­sion de la signi­fi­ca­tion des mots et des phrases puisqu’elle consiste avant tout à se moquer de quelqu’un en fei­gnant d’adhérer et de cher­cher à faire croire à ce qui est pré­ci­sé­ment expri­mé lit­té­ra­le­ment. Non seule­ment l’ironie ne se réduit pas à une simple anti­phrase, mais cette der­nière ne consiste pas dans ce cas à inver­ser la signi­fi­ca­tion d’un mot ou d’une phrase de la langue. L’antiphrase iro­nique porte alors sur ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment dans un énon­cé à l’aide de mots et de phrases dont la signi­fi­ca­tion demeure tout à fait inchangée.

Cette dis­tinc­tion entre l’ironie consi­dé­rée comme trope et l’ironie consi­dé­rée comme figure est à l’origine d’une ques­tion qui prend sa source à la fois chez Cicé­ron et chez Quin­ti­lien et que l’on retrouve sous diverses formes tout au long de la tra­di­tion rhé­to­rique. Elle peut som­mai­re­ment être for­mu­lée comme suit : faut-il rap­pro­cher l’ironie de la méta­phore en la consi­dé­rant comme un trope au sens étroit, comme une « figure de mot » qui ne concerne pré­ci­sé­ment que la signi­fi­ca­tion des mots sans tou­cher à la pen­sée du locu­teur, ou faut-il consi­dé­rer l’ironie comme une « figure de pen­sée », ana­logue à l’allégorie, où le sens des mots reste inchan­gé mais où la pen­sée expri­mée lit­té­ra­le­ment n’est pas réel­le­ment com­mu­ni­quée par le locu­teur ? Comme le relève très jus­te­ment Fin­lay, la tra­di­tion rhé­to­rique nous lègue ain­si deux concep­tions dif­fé­rentes de l’ironie, qu’il est néces­saire de conti­nuer à dissocier :

We the­re­fore have divergent ten­den­cies within the rhe­to­ri­cal tra­di­tion which must be sor­ted out before we can derive any rhe­to­ri­cal or new- rhe­to­ri­cal theo­ries and defi­ni­tions of iro­ny. For the for­mer, the use of rhe­to­ri­cal iro­ny would be concei­ved as a gram­mar of laws, figures or tropes making up a fixed syn­tac­tic and seman­tic struc­tures […]. While for the lat­ter an unders­tan­ding of the prag­ma­tic aspects of iro­ny would lead to a concep­tion of iro­ny as a dis­cur­sive act, invo­king contex­tual posi­tio­ning and com­mu­ni­ca­tio­nal com­pe­ten­cies. (1988, 12)

A l’aube du XVIIème siècle, le Hol­lan­dais Vos­sius asso­cie ces deux concep­tions anta­go­nistes de l’ironie aux approches oppo­sées de ceux qu’il appelle les « rhé­to­ri­ciens » et les « écrivains » :

Les rhé­to­ri­ciens semblent uti­li­ser ce terme autre­ment que les écri­vains. Pour ces der­niers en effet, l’ironie c’est la dis­si­mu­la­tion [dis­si­mu­la­tio], l’art de déro­ber sa pen­sée [dis­si­mu­lan­tia]. Cicé­ron, en effet, tra­duit le terme grec d’eïro­neïa par ces deux termes, il nous atteste éga­le­ment que si Socrate a été sur­nom­mé eïron, c’est parce que, dans l’art de déro­ber sa pen­sée, il sur­pas­sait de loin tous ses contem­po­rains en esprit et en culture. […] Mais pour les rhé­to­ri­ciens, il y a iro­nie quand, au tra­vers de ce que nous disons, nous signi­fions le contraire. (1978, 498)

Selon Vos­sius, les « rhé­to­ri­ciens » défendent une concep­tion de l’ironie comme figure de mot alors que les « écri­vains » la conçoivent comme « l’art de déro­ber sa pen­sée der­rière ce qu’on exprime », c’est-à- dire, selon Cicé­ron notam­ment, à « par­ler autre­ment que l’on ne pense », à expri­mer une pen­sée que l’on ne prend pas réel­le­ment à son compte[2]Ce sera éga­le­ment, beau­coup plus proche de nous, l’ap­proche des roman­tiques alle­mands, dont Frie­drich Schle­gel, qui conçoivent l’i­ro­nie comme le prin­cipe même de la lit­té­ra­ture, puis­qu’elle per­met à l’au­teur de se déta­cher, de s’é­le­ver au-des­sus de ce qui, dans l’oeuvre, est for­cé­ment condi­tion­né par la néces­si­té de lais­ser libre cours à l’en­thou­siasme et à l’i­ma­gi­na­tion du nar­ra­teur ou du héros.. La notion de trope au sens étroit, appli­quée à un trans­fert concep­tuel, ayant été exclue d’entrée de jeu de nos consi­dé­ra­tions, c’est à une concep­tion de l’ironie comme figure de pen­sée — telle que la conçoivent, selon Vos­sius les « écri­vains » de la tra­di­tion rhé­to­rique — que nous allons nous réfé­rer dans cette étude. C’est à une figure de pen­sée et non de mot que nous allons assi­mi­ler l’ironie. La concep­tion de ceux que Vos­sius appelle « rhé­to­ri­ciens » ne per­met en effet de décrire, ni le pro­cé­dé de l’ironie dans toute sa com­plexi­té qui consiste notam­ment à mettre en jeu une forme de raille­rie, ni le pro­cé­dé de l’antiphrase en par­ti­cu­lier[3]Une telle concep­tion ne convient qu’à cer­taines iro­nies com­plè­te­ment lexi­ca­li­sées comme c’est du joli, excu­sez-moi du peu, mais en aucun cas à l’i­ro­nie vive ou vivante (au sens de Ricoeur, 1975), où les mots conservent leur signi­fi­ca­tion..

Ain­si chez Dumar­sais, par exemple, l’ironie ne consiste nul­le­ment à expri­mer une pen­sée que l’on juge erro­née, de manière à la fois à se moquer de quelqu’un et à com­mu­ni­quer indi­rec­te­ment une pen­sée contraire. Elle consiste à expri­mer la pen­sée du locu­teur en inver­sant sim­ple­ment la signi­fi­ca­tion de cer­tains mots employés iro­ni­que­ment. Non seule­ment l’ironie est ain­si pure­ment et sim­ple­ment anti­phrase mais cette anti­phrase n’a pas pour objet une pen­sée, de forme pro­po­si­tion­nelle, cor­res­pon­dant à ce qui est expri­mé dans l’énoncé. L’antiphrase porte alors sur une forme concep­tuelle asso­ciée à un mot ou à un groupe de mots à l’intérieur d’une phrase :

L’ironie est une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce que l’on dit : ain­si les mots dont on se sert dans l’ironie, ne sont pas pris dans le sens propre et lit­té­ral. Boi­leau, qui n’a pas ren­du à Qui­nault toute la jus­tice que le public lui a ren­due depuis, a dit par iro­nie : Je le déclare donc, Qui­nault est un Vir­gile. Il vou­lait dire un mau­vais poète. (1988, 156)

Il est inté­res­sant d’observer que Fon­ta­nier prend la peine, avant de sou­te­nir que l’ironie est bel et bien notam­ment une forme de raille­rie, de repro­cher à Dumar­sais sa défi­ni­tion de l’ironie comme anti­phrase — défi­ni­tion non seule­ment incom­plète mais sur­tout qui exclut, dans sa for­mu­la­tion même, toute espèce d’amendement :

Cette défi­ni­tion ne pré­sente-t- elle pas une sorte de ren­ver­se­ment d’ordre dans les idées ? Ne semble-t- elle pas sup­po­ser que le contraire de ce qu’on dit doit être enten­du avant qu’on le dise, ou, ce qui revient au même, qu’on veut faire entendre presque avant que de dire ? Par consé­quent, ne semble-t-elle pas sup­po­ser que l’effet de la figure pré­cède la figure ? Il eût été, si je ne me trompe, plus natu­rel et plus exact de dire que l’ironie est une figure par laquelle on dit le contraire de ce qu’on veut faire entendre. C’est la défi­ni­tion que donne l’Académie, et on la retrouve dans presque toutes les rhé­to­riques. Cepen­dant je crois que cette défi­ni­tion est encore incom­plète, […] il me semble que ce qui fait le carac­tère par­ti­cu­lier de l’ironie, c’est tou­jours une sorte de raille­rie ou plai­sante ou amère, et qu’ainsi on don­ne­rait une idée un peu plus exacte de cette figure, si on disait qu’elle consiste à dire, par manière de raille­rie, tout le contraire de ce qu’on pense ou de ce qu’on veut faire pen­ser aux autres. (1967, 199–200)

Pour expli­quer en quoi consiste la raille­rie iro­nique, Fon­ta­nier juge néces­saire de pré­ci­ser qu’avant de faire entendre le contraire de ce qu’il dit, l’ironiste com­mence par expri­mer une pen­sée qu’il ne prend pas réel­le­ment à son compte. C’est à par­tir de là qu’il est à la fois en mesure de railler et de com­mu­ni­quer sa propre pen­sée par anti­phrase[4]Je rap­pelle que Fon­ta­nier conçoit l’i­ro­nie, de même que par exemple l’al­lé­go­rie et l’hy­per­bole, comme un « trope impro­pre­ment dit » qui ne tient pas aux mots mais au « dis­cours », et s’op­pose ain­si aux « tropes pro­pre­ment dits » que sont à ses yeux la méta­phore et la méto­ny­mie.. Dans un article de L’Encyclopédie, Beau­zée s’opposait déjà fer­me­ment à Dumar­sais, à pro­pos du même exemple de Boi­leau, en insis­tant sur le fait que l’ironie n’est pas une figure de mot mais une figure de pen­sée. Ses com­men­taires à ce sujet annoncent la posi­tion qui sera défen­due dans cette étude :

Quin­ti­lien dis­tingue deux espèces d’ironie, l’une trope, l’autre figure de pen­sée. C’est un trope, selon lui, quand l’opposition de ce que l’on dit à ce que l’on pré­tend dire ne consiste que dans un mot ou deux. […] C’est une figure de pen­sée lorsque, d’un bout à l’autre, le dis­cours énonce pré­ci­sé­ment le contraire de ce que l’on pense. […] La dif­fé­rence que Quin­ti­lien met entre ces deux espèces est la même que celle de l’allégorie et de la méta­phore. N’y a‑t-il pas ici quelque incon­sé­quence ? […] M. du Mar­sais, plus consé­quent, n’a regar­dé l’ironie que comme un trope, par la rai­son que les mots dont on se sert dans cette figure ne sont pas pris, dit-il, dans le sens propre et lit­té­ral : mais ce gram­mai­rien ne s’est-il pas mépris lui-même ? « Les tropes, dit-il, sont des figures par les­quelles on fait prendre à un mot une signi­fi­ca­tion qui n’est pas pré­ci­sé­ment la signi­fi­ca­tion propre de ce mot ». Or il me semble que dans l’ironie, il est essen­tiel que chaque mot soit pris dans sa signi­fi­ca­tion propre, autre­ment l’ironie ne serait plus une iro­nie, une moque­rie, une plai­san­te­rie, « illu­sio », comme le dit Quin­ti­lien. Par exemple, lorsque Boi­leau dit Qui­nault est un Vir­gile, il faut, 1° qu’il ait pris le nom indi­vi­duel de Vir­gile dans un sens appel­la­tif pour signi­fier, par anto­no­mase, excellent poète ; 2° qu’il ait conser­vé à ce mot ce sens appel­la­tif que l’on peut regar­der en quelque sorte comme propre rela­ti­ve­ment à l’ironie. […] Ain­si le nom de Vir­gile est pris ici dans la signi­fi­ca­tion que l’antonomase lui a assi­gnée, et l’ironie n’y fait aucun chan­ge­ment. C’est la pro­po­si­tion entière, c’est la pen­sée qui ne doit pas être prise pour ce qu’elle paraît être ; en un mot, c’est dans la pen­sée qu’est la figure. (1967, 906–907)

Après avoir repro­ché à Quin­ti­lien « quelque incon­sé­quence » à vou­loir trai­ter l’ironie à la fois comme un trope au sens étroit et comme une figure de pen­sée, Beau­zée s’en prend alors à Dumar­sais qui, pour être plus consé­quent de n’avoir « regar­dé l’ironie que comme un trope » au sens étroit, comme une figure de mot, ne se méprend pas moins gra­ve­ment puisque l’ironie doit au contraire être assi­mi­lée à une figure de pen­sée. Selon Beau­zée, si l’ironie est « moque­rie », « plai­san­te­rie », c’est en ver­tu de la prise en charge simu­lée — et cepen­dant bel et bien reven­di­quée — de ce qui cor­res­pond à une pen­sée expri­mée lit­té­ra­le­ment et c’est par consé­quent sur cette pen­sée que va por­ter l’antiphrase. Dans cette pers­pec­tive, d’une part l’ironie ne se réduit pas à une simple anti­phrase puisqu’elle consiste éga­le­ment à railler celui qu’elle prend pour cible, et d’autre part cette anti­phrase n’est pas conçue comme un pro­cé­dé tou­chant à la signi­fi­ca­tion d’un mot ou d’une phrase. Beau­zée sou­ligne très expli­ci­te­ment que l’antiphrase iro­nique ne consiste aucu­ne­ment à inver­ser le sens des mots. L’ironie ne pro­cède en rien, selon Beau­zée, d’une figure de mot consis­tant à employer un mot ou un groupe de mots pour un autre, avec une autre signi­fi­ca­tion, mais d’une figure de pen­sée consis­tant à pré­tendre dire une chose et à vou­loir en dire une autre.

 

Notes

Notes
1 Le texte pré­cise encore, dans un pas­sage non tra­duit par Le Guern, que la per­mu­ta­tion serait fon­dée sur une oppo­si­tion, « par exemple, si l’on trai­tait iro­ni­que­ment d’é­co­nome et de par­ci­mo­nieux un pro­digue et un dépen­sier » (Rhé­to­rique à Heren­nius, 1989, 189). J’ai pré­fé­ré, lorsque cela était pos­sible, citer les excel­lentes tra­duc­tions pro­po­sées par Le Guern dans son article trai­tant de l’his­toire de la notion d’i­ro­nie dans la tra­di­tion rhétorique.
2 Ce sera éga­le­ment, beau­coup plus proche de nous, l’ap­proche des roman­tiques alle­mands, dont Frie­drich Schle­gel, qui conçoivent l’i­ro­nie comme le prin­cipe même de la lit­té­ra­ture, puis­qu’elle per­met à l’au­teur de se déta­cher, de s’é­le­ver au-des­sus de ce qui, dans l’oeuvre, est for­cé­ment condi­tion­né par la néces­si­té de lais­ser libre cours à l’en­thou­siasme et à l’i­ma­gi­na­tion du nar­ra­teur ou du héros.
3 Une telle concep­tion ne convient qu’à cer­taines iro­nies com­plè­te­ment lexi­ca­li­sées comme c’est du joli, excu­sez-moi du peu, mais en aucun cas à l’i­ro­nie vive ou vivante (au sens de Ricoeur, 1975), où les mots conservent leur signification.
4 Je rap­pelle que Fon­ta­nier conçoit l’i­ro­nie, de même que par exemple l’al­lé­go­rie et l’hy­per­bole, comme un « trope impro­pre­ment dit » qui ne tient pas aux mots mais au « dis­cours », et s’op­pose ain­si aux « tropes pro­pre­ment dits » que sont à ses yeux la méta­phore et la métonymie.