La raille­rie ironique

La plu­part des approches récentes ont le mérite de ne pas assi­mi­ler l’ironie à ce que les rhé­to­ri­ciens défi­nis­saient comme une figure de mot. Selon Grice et Searle, l’ironiste feint de prendre à son compte l’opinion qu’il exprime, tout en signa­lant, par la faus­se­té mani­feste d’une telle opi­nion, son inten­tion de com­mu­ni­quer le contraire, l’opposé de ce qu’il exprime. Cette défi­ni­tion a pour seul tort de réduire l’ironie à une simple anti­phrase, c’est-à- dire de négli­ger sa valeur de raille­rie, sa facul­té de prendre quelqu’un pour cible. Comme le pré­cise notam­ment Ker­brat-Orec­chio­ni, outre le fait qu’ils consistent à com­mu­ni­quer une pen­sée figu­ré­ment — par anti­phrase dans le cas de l’ironie — les tropes ont éga­le­ment une valeur qu’elle appelle « illo­cu­toire » ou « prag­ma­tique », dont relève notam­ment la raille­rie iro­nique. Dans les grandes lignes, moyen­nant essen­tiel­le­ment quelques mises au point ter­mi­no­lo­giques, le pas­sage sui­vant serait tout à fait en adé­qua­tion avec une concep­tion des tropes et de l’ironie comme figure de pen­sée, telle qu’elle est défen­due dans cette étude :

L’ironie est un trope ayant une « valeur illo­cu­toire » bien carac­té­ri­sée (encore qu’elle com­porte de nom­breuses variantes, et dif­fé­rents degrés de « force »): iro­ni­ser, c’est tou­jours d’une cer­taine manière railler, dis­qua­li­fier, tour­ner en déri­sion, se moquer de quelqu’un ou de quelque chose. […]

Cela ne veut pas dire que les autres tropes soient tou­jours neutres illo­cu­toi­re­ment : la litote et l’hyperbole ont au contraire des valeurs prag­ma­tiques rela­ti­ve­ment constantes, et la méta­phore peut par­fois être uti­li­sée (Aris­tote insiste là-des­sus en divers lieux : on oublie trop sou­vent que la rhé­to­rique ancienne et clas­sique accorde une large place aux consi­dé­ra­tions prag­ma­tiques) pour exal­ter ou rabais­ser l’objet qu’elle dénote. Mais il est incon­tes­table que l’ironie est le trope le plus net­te­ment, le plus for­te­ment illo­cu­toi­ri­sé, et que sa valeur prag­ma­tique doit donc être incor­po­rée à sa défi­ni­tion (alors qu’on peut sans dom­mage en faire l’économie dans la défi­ni­tion de la métaphore).

Deux ingré­dients entrent donc dans la com­po­si­tion de l’ironie — d’où cette défi­ni­tion du Petit Robert 1967 : IRONIE : « Manière de se moquer (de quelqu’un ou de quelque chose) en disant le contraire de ce que l’on veut faire entendre » — mais le pro­blème se com­plique du fait que sans être radi­ca­le­ment indé­pen­dants, ces deux ingré­dients sont rela­ti­ve­ment auto­nomes. (1980, 120)

Ker­brat-Orec­chio­ni sou­ligne à juste titre que l’ironie, dans la tra­di­tion rhé­to­rique, ne consiste pas seule­ment à faire entendre, par anti­phrase, le contraire de ce qu’on exprime. Chez Fon­ta­nier notam­ment l’ironie « consiste à dire, par manière de raille­rie, tout le contraire de ce que l’on pense ou de ce que l’on veut faire pen­ser aux autres » (1967, 200), pré­ci­sion qu’il importe de ne pas négli­ger car elle désigne une pro­prié­té essen­tielle du phénomène.

Reste cepen­dant à spé­ci­fier de qui l’on se moque dans l’ironie (ou de quoi), et sur­tout de quelle manière, car les rhé­to­ri­ciens res­tent à ce sujet très hési­tants et éva­sifs. Il faut ici se gar­der, à mon avis, de suivre Ker­brat-Orec­chio­ni lorsqu’elle affirme que « l’antiphrase n’est sans doute pour l’ironie qu’un moyen de par­ve­nir à ses fins dépré­cia­tives » (1980, 122). En dis­tin­guant dans l’ironie deux com­po­santes, et en sup­po­sant qu’une telle ana­lyse devrait être éten­due à d’autres tropes comme la litote, l’hyperbole et la méta­phore, Ker­brat-Orec­chio­ni met le doigt sur une ques­tion essen­tielle. Mais pour expli­quer que l’ironie consiste notam­ment à « railler, dis­qua­li­fier, tour­ner en déri­sion, se moquer de quelqu’un ou de quelque chose », elle relève ensuite que l’antiphrase exprime « un conte­nu patent posi­tif » afin de com­mu­ni­quer « un conte­nu latent néga­tif » (1980, 121). Dans son ouvrage sur l’implicite, la même rai­son est invoquée :

[…] l’ironie com­porte tou­jours en outre cette com­po­sante prag­ma­tique par­ti­cu­lière : iro­ni­ser c’est tou­jours plus ou moins s’en prendre à une cible qu’il s’agit de dis­qua­li­fier […]. D’où cette contrainte sou­vent signa­lée sur le sens de l’inversion séman­tique, radi­cale ou par­tielle, qui carac­té­rise le trope iro­nique : il consiste à trai­ter en termes appa­rem­ment valo­ri­sants une réa­li­té qu’il s’agit en fait de déva­lo­ri­ser — donc en la sub­sti­tu­tion d’une expres­sion lit­té­ra­le­ment posi­tive à l’expression néga­tive nor­male (le par­cours inter­pré­ta­tif s’effectuant évi­dem­ment dans l’autre sens : du conte­nu lit­té­ral posi­tif au conte­nu déri­vé néga­tif). (1986, 102)

Bien qu’elle adopte d’entrée de jeu une concep­tion de l’ironie comme figure de pen­sée, comme fait d’interprétation plu­tôt que de signi­fi­ca­tion, Ker­brat-Orec­chio­ni se méprend sur la nature de la raille­rie iro­nique, qu’elle impute à la valeur dépré­cia­tive du conte­nu véhi­cu­lé par anti­phrase. Ker­brat-Orec­chio­ni défi­nit ain­si comme cible de la raille­rie ce qui fait l’objet d’une louange iro­nique et cor­ré­la­ti­ve­ment d’une anti­phrase déva­lo­ri­sante. Une telle hypo­thèse l’amène à sup­po­ser que lorsque quelqu’un affirme iro­ni­que­ment, sous une pluie tor­ren­tielle, qu’il fait un temps magni­fique, c’est pour railler non un juge­ment sur le temps mais le temps lui ‑même, à qui l’ironiste repro­che­rait pré­ci­sé­ment d’être exé­crable. L’ironie ser­vi­rait ain­si à dire le mal et la raille­rie serait sim­ple­ment due au fait que l’antiphrase véhi­cule un conte­nu dépré­cia­tif à l’égard de ce qu’elle décrit, assi­mi­lé à ce qu’elle prend pour cible. Plu­sieurs défi­ni­tions récentes de l’ironie ont adop­té sur ce point la posi­tion de Ker­brat-Orec­chio­ni. Ain­si selon Hut­cheon notamment :

La fonc­tion prag­ma­tique de l’ironie consiste en une signa­li­sa­tion d’évaluation, presque tou­jours péjo­ra­tive. La raille­rie iro­nique se pré­sente géné­ra­le­ment sous forme d’expressions élo­gieuses qui impliquent au contraire un juge­ment néga­tif. Sur le plan séman­tique, une forme lau­da­tive mani­feste sert à dis­si­mu­ler une cen­sure moqueuse, un blâme latent. (1981, 142)

A ma connais­sance les rhé­to­ri­ciens n’ont jamais for­mu­lé une telle hypo­thèse pour rendre compte de la raille­rie qui est en jeu dans l’ironie. Cicé­ron, par exemple, affirme que l’ironie consiste « par une raille­rie conti­nue, dis­si­mu­lée sous un ton sérieux, à par­ler autre­ment que l’on ne pense » (Le Guern, 1976, 51), défi­ni­tion qui implique que la raille­rie n’est pas due à ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase mais plu­tôt aux pré­ten­tions énon­cia­tives appa­rentes du locu­teur. Et de même en sti­pu­lant que l’ironie « consiste à dire, par manière de raille­rie, tout le contraire de ce que l’on pense ou de ce que l’on veut faire pen­ser », Fon­ta­nier (1967, 200) assi­mile la raille­rie iro­nique au fait de pré­tendre adhé­rer à une opi­nion que l’on rejette, que l’on désap­prouve, sans sti­pu­ler qu’une telle opi­nion doive être néces­sai­re­ment lau­da­tive afin de véhi­cu­ler, par anti­phrase, un juge­ment défa­vo­rable à l’égard de son objet. Certes les trai­tés de rhé­to­rique ont sou­vent rele­vé que l’ironie consiste géné­ra­le­ment à déva­lo­ri­ser son objet par anti­phrase et non l’inverse, certes ils ont par­fois dis­tin­gué l’ironie pro­pre­ment dite des « astéismes », « hypo­co­rismes » et autres anti­phrases valo­ri­santes plu­tôt que déva­lo­ri­santes, mais sans jamais sti­pu­ler que la raille­rie mise en jeu dans l’ironie puisse être assu­jet­tie à la nature de l’antiphrase. Il existe sans aucun doute une dif­fé­rence sen­sible — sur laquelle nous revien­drons — entre les iro­nies consis­tant à déva­lo­ri­ser leur objet sous forme de louange et celles consis­tant à faire éloge sous forme de blâme[1]Dis­tinc­tion reprise notam­ment par Berg­son (1989, 97) lorsqu’il pré­cise que « l’i­ro­nie » consiste à énon­cer « ce qui devrait être [le bien, le bon, le juste] en fei­gnant de croire que c’est pré­ci­sé­ment ce qui est », alors que « l’hu­mour » consiste à décrire « minu­tieu­se­ment et méti­cu­leu­se­ment ce qui est [le mal, l’im­par­fait], en affec­tant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être ». Voir éga­le­ment à ce sujet Morier (1961) qui sépare « l’i­ro­nie d’op­po­si­tion » et « l’i­ro­nie de conci­lia­tion » ou « humour »., mais ces formes sont stric­te­ment équi­va­lentes du point de vue de leur capa­ci­té à tour­ner en déri­sion celui qui est pris pour cible. La raille­rie qui est en jeu dans l’ironie est tout à fait indé­pen­dante du carac­tère dépré­cia­tif ou lau­da­tif de ce qui est com­mu­ni­qué par antiphrase.

Comme le sou­ligne Ber­ren­don­ner (1981, 225), une concep­tion sti­pu­lant que l’ironie consiste à expri­mer un juge­ment favo­rable pour faire entendre, par anti­phrase, un juge­ment défa­vo­rable à l’égard de son objet pèche en pre­mier lieu par son manque de géné­ra­li­té. Consi­dé­rons les exemples suivants :

(26) Elle : […] Tu sais, Luce était très fâchée quand son frère a épou­sé cette idiote, elle était furieuse que ce ne soit pas moi qu’il épouse. (Un temps). A une époque, ça a failli se faire. (Un temps) Mais ça ne s’est pas fait.
Lui : Dom­mage.
Elle : Qui sait ?
Lui : C’est vrai il a tel­le­ment de chic, avec son crâne en boule de billard.
Elle : Le pauvre. Ce n’est pas sa faute. A trente ans, il n’avait plus un che­veu. (Sal­le­nave, Conver­sa­tions conju­gales)

(27) Dimanche soir sur la place Bel-Air, vers 23 heures, […] est appa­ru en un éclair un redou­table cyclo­mo­teur à l’éclairage scan­da­leu­se­ment défaillant, engin gui­dé à une ter­ri­fiante vitesse par un dan­ge­reux ado­les­cent. Mais un héroïque repré­sen­tant de la force publique, non­obs­tant le réel péril, n’a pas hési­té à inter­pel­ler l’incivique tru­blion et à lui infli­ger sub­sé­quem­ment la ver­ba­li­sa­tion régle­men­taire. (Cour­rier des lec­teurs, 24 Heures)

L’exemple (26) fait notam­ment appa­raître les limites d’une telle ana­lyse, car il res­sort ici tout à fait clai­re­ment que l’ironie de Lui consiste simul­ta­né­ment à prendre pour cible Elle, son épouse et inter­lo­cu­trice, et à déva­lo­ri­ser par anti­phrase le frère de Luce, un rival mal­heu­reux dont la cal­vi­tie est jugée peu avan­ta­geuse. Même si l’ironie consiste dans ce cas à for­mu­ler un com­pli­ment rela­tif au frère de Luce dans le but de com­mu­ni­quer un juge­ment défa­vo­rable à son égard, il appa­raît donc immé­dia­te­ment que la raille­rie qui est en jeu dans une telle iro­nie ne tient aucu­ne­ment au carac­tère déva­lo­ri­sant de ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase. Pour rendre compte de la façon dont l’ironie de Lui prend Elle pour cible, rien ne sert d’invoquer le carac­tère déva­lo­ri­sant de ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase à pro­pos du frère de Luce.

De même en (27) où l’antiphrase consiste à expri­mer d’une part une cri­tique concer­nant un ado­les­cent et son cyclo­mo­teur et d’autre part un com­pli­ment sur un agent de la cir­cu­la­tion de façon à mini­mi­ser le délit du pre­mier et à condam­ner l’intervention intem­pes­tive du second. En se fon­dant sur une concep­tion de la raille­rie inféo­dée à une anti­phrase déva­lo­ri­sante, on serait ame­né à consi­dé­rer que seules les obser­va­tions por­tant sur l’héroïque repré­sen­tant de la force publique ont ici valeur de raille­rie iro­nique, étant don­né que seules ces obser­va­tions consistent à « trai­ter en termes appa­rem­ment valo­ri­sants une réa­li­té qu’il s’agit en fait de déva­lo­ri­ser ». Quant aux obser­va­tions concer­nant le redou­table cyclo­mo­teur et l’inci­vique tru­blion, elles ne sau­raient prendre pour cible qui que ce soit puisqu’elles consistent à expri­mer un juge­ment cri­tique concer­nant un ado­les­cent que le locu­teur cherche à inno­cen­ter et à réha­bi­li­ter par anti­phrase. Or non seule­ment les iro­nies suc­ces­si­ve­ment mises en jeu dans cet exemple sont tout aus­si railleuses, si je puis dire, les unes que les autres, mais elles prennent toutes pour objet une seule et même cible, à savoir l’agent de la cir­cu­la­tion. Certes l’ironie consiste ici acces­soi­re­ment, en par­lant d’un héroïque repré­sen­tant de la force publique, à déva­lo­ri­ser par anti­phrase celui qui par ailleurs est raillé et pris pour cible, mais il n’en demeure pas moins que ce qui lui est alors repro­ché par anti­phrase (à savoir qu’il n’a fait preuve d’aucune espèce d’héroïsme) ne sau­rait être assi­mi­lé à ce qui lui est repro­ché en tant que cible de l’ironie (qui serait plu­tôt sur ce point de se croire héroïque). Non seule­ment l’ironie ne consiste pas néces­sai­re­ment à prendre pour cible l’objet ou même l’individu sur lequel porte ce qui est expri­mé et cor­ré­la­ti­ve­ment ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase, mais sur­tout ce n’est jamais sur le carac­tère éven­tuel­le­ment déva­lo­ri­sant de cette der­nière que se fonde la raille­rie qui est en jeu dans l’ironie.

Consi­dé­rons à ce sujet un der­nier exemple, tiré du Neveu de Rameau de Dide­rot, où il appa­raît clai­re­ment que la raille­rie iro­nique est étran­gère à l’antiphrase même lorsque cette der­nière vise acces­soi­re­ment à blâ­mer celui qui est pris pour cible. Comme le pré­cé­dent, cet exemple pour­rait éga­le­ment prê­ter à confu­sion si le carac­tère prê­té à Rameau (Lui) ne nous per­met­tait pas de dis­tin­guer clai­re­ment les deux formes de reproche que lui adresse ici le Phi­lo­sophe (Moi). Dans le pas­sage qui pré­cède immé­dia­te­ment cet extrait, fati­gué de l’entendre se lamen­ter d’être pauvre, le Phi­lo­sophe vient de deman­der à Rameau ce qu’il ferait de sa for­tune s’il lui arri­vait de deve­nir riche, et ce der­nier de lui répondre qu’il en ferait le pire usage en s’adonnant au liber­ti­nage, à l’ivresse, à la médi­sance, ain­si qu’à toutes sortes de tra­vers et de vices. Le dia­logue conti­nue comme suit :

(28) Moi : Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois com­bien c’est grand dom­mage que vous soyez gueux. Vous vivriez là d’une manière bien hono­rable pour l’espèce humaine, bien utile à vos conci­toyens, bien glo­rieuse pour vous.

Lui : Mais je crois que vous vous moquez de moi. Mon­sieur le phi­lo­sophe, vous ne savez pas de qui vous vous jouez […]. (Dide­rot, Le Neveu de Rameau)

Au niveau de ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase, l’ironie tend à faire entendre à Rameau que sa pau­vre­té est un bien­fait pour l’humanité et que l’emploi qu’il aurait fait de sa for­tune serait inutile ou même indigne et nui­sible, autant de reproches qui ne sau­raient moti­ver les pro­tes­ta­tions de Rameau dont les propres reven­di­ca­tions coïn­cident sur ce point avec ce qui lui est repro­ché par le Phi­lo­sophe. Dans le roman de Dide­rot, Rameau reven­dique hau­te­ment son droit à l’immoralité dans une socié­té qu’il juge pré­ci­sé­ment immo­rale. Il ne sau­rait donc en vou­loir au Phi­lo­sophe de l’accuser d’être indigne à tra­vers son iro­nie. Riche ou pauvre, Rameau n’a rien contre l’immoralité et ne pour­rait que se glo­ri­fier d’une telle accu­sa­tion qui cor­ro­bore ce qu’il juge être la seule atti­tude pos­sible dans le monde. Comme l’ont lais­sé entendre à maintes reprises les trai­tés de rhé­to­rique, ce n’est pas du côté de ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase mais bel et bien du côté de ce qui est expri­mé et pré­ten­du­ment com­mu­ni­qué lit­té­ra­le­ment qu’il faut cher­cher à expli­quer ce qui motive notam­ment les pro­tes­ta­tions de Rameau face à la raille­rie qui est en jeu dans l’ironie du Philosophe.

Sans trop anti­ci­per sur cette ques­tion qui sera déve­lop­pée par la suite, je pré­cise d’emblée que l’ironie consiste à mani­fes­ter indi­rec­te­ment, à par­tir de la faus­se­té de l’opinion qu’elle exprime, que le locu­teur ne cherche pas réel­le­ment à employer et à com­mu­ni­quer mais à mon­trer, à men­tion­ner une opi­nion qu’il dis­qua­li­fie impli­ci­te­ment avant de com­mu­ni­quer son propre point de vue par anti­phrase. En tant que pro­cé­dé tro­pique l’ironie consiste, comme l’hyperbole, à feindre d’employer et donc de com­mu­ni­quer un ensemble d’effets contex­tuels rela­tifs à un objet du monde, tout en signa­lant par ailleurs son inten­tion de feindre, dans le but de mettre en scène, de men­tion­ner cet ensemble d’effets contex­tuels. C’est grâce à cela, pré­ci­sé­ment, que l’ironie est raille­rie, qu’elle a la facul­té de prendre quelqu’un pour cible, facul­té qui tient à une exploi­ta­tion par­ti­cu­lière de la com­po­sante expres­sive de tout énon­cé tro­pique. Contrai­re­ment en effet à ce qui se pro­duit dans l’hyperbole — où ce qui est expri­mé n’est que tem­po­rai­re­ment mis en scène afin de faire image, pour per­mettre ensuite d’alimenter ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment — la men­tion iro­nique est sans appel, irré­pa­rable en quelque sorte, car elle véhi­cule une pré­di­ca­tion péjo­ra­tive qui dis­qua­li­fie défi­ni­ti­ve­ment ce qui est expri­mé et pré­ten­du­ment com­mu­ni­qué. Qu’un tel conte­nu soit dépré­cia­tif ou au contraire lau­da­tif, qu’il donne lieu de ce fait à une anti­phrase valo­ri­sante ou déva­lo­ri­sante, il est de toute façon reje­té uni­la­té­ra­le­ment pour être assi­mi­lé au point de vue de celui qui est raillé, pris pour cible de l’ironie.

Ain­si, en affir­mant iro­ni­que­ment, sous une pluie dilu­vienne, que le temps est magni­fique, le locu­teur ne prend pas pour cible le temps mais toute per­sonne ayant pu affir­mer ou sim­ple­ment sup­po­ser préa­la­ble­ment que le temps allait être beau. Le fait qu’il com­mu­nique alors, par anti­phrase, que le temps est exé­crable n’a rien à voir avec la raille­rie qui est en jeu dans son iro­nie. Et de même en affir­mant iro­ni­que­ment, par exemple, que Pierre est un génie, le locu­teur prend pour cible toute per­sonne pré­sen­tée comme sus­cep­tible d’entretenir un point de vue assi­mi­lé aux effets contex­tuels de son affir­ma­tion (qu’il s’agisse de Pierre lui-même ou de l’un ou l’autre de ses admi­ra­teurs), tout en com­mu­ni­quant son propre point de vue par anti­phrase à pro­pos de Pierre. S’il peut se trou­ver acces­soi­re­ment que Pierre soit à la fois celui auquel le locu­teur fait écho afin de le prendre pour cible de son iro­nie et celui qui est déva­lo­ri­sé par anti­phrase, il est tout aus­si aisé d’imaginer un contexte où une telle iro­nie fait écho à une opi­nion de Paul et non de Pierre. Il suf­fit pour cela de consi­dé­rer que seul Paul est accu­sé de se ber­cer d’illusions sur le génie de Pierre, sans que ce der­nier puisse être soup­çon­né de se croire supé­rieur. L’exemple (26) met pré­ci­sé­ment en scène une iro­nie qui serait sus­cep­tible, dans l’absolu, de prendre pour cible celui qui est déva­lo­ri­sé par anti­phrase (le frère de Luce), mais où ce der­nier n’est en l’occurrence aucu­ne­ment visé par la raillerie.

On com­prend dès lors la réac­tion de Rameau face à une iro­nie qui consiste certes, par anti­phrase, à lui repro­cher indi­rec­te­ment son atti­tude indigne et immo­rale, mais qui tend avant tout à le prendre pour cible en lui impu­tant les pro­pos d’un sot qui consi­dère que le vice est ver­tueux. Or s’il se fait gloire de pos­sé­der tous les vices et ne sau­rait de ce fait s’opposer à ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase, Rameau tient en revanche à ne pas être accu­sé de confondre le vice et la ver­tu comme il le relève à plu­sieurs reprises dans le roman, notam­ment lorsqu’il affirme par la suite : Que pen­se­riez-vous de nous si nous pré­ten­dions, avec des mœurs hon­teuses, jouir de la consi­dé­ra­tion publique ; que nous sommes des insen­sés. Contrai­re­ment à ce que laisse entendre le Phi­lo­sophe en le pre­nant pour cible de son iro­nie, jamais Rameau n’épouserait un point de vue consis­tant à confondre le vice et la ver­tu en qua­li­fiant de digne l’emploi qu’il aurait fait de la richesse, et d’hono­rable, d’utile, de glo­rieuse, la vie dis­so­lue dont il rêve. L’opinion qui est ici mise en scène et prise pour cible de l’ironie du Phi­lo­sophe est celle d’un hypo­crite ou d’un imbé­cile, en tous les cas d’un indi­vi­du immo­ral sans le savoir, auquel Rameau ne sau­rait bien évi­dem­ment se lais­ser iden­ti­fier sans pro­tes­ter avec véhémence.

Nous revien­drons plus scru­pu­leu­se­ment par la suite sur le pro­cé­dé qui consiste à faire écho à un pro­pos ou à un point de vue impu­té à celui que l’ironiste prend pour cible en lui impu­tant la res­pon­sa­bi­li­té de ce qu’il exprime. Gar­dons sim­ple­ment pour l’heure à l’esprit que la raille­rie iro­nique n’est en rien subor­don­née à ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase. La raille­rie iro­nique dépend exclu­si­ve­ment de ce qui est expri­mé, du sens lit­té­ral de l’énoncé, qui est assi­mi­lé à un point de vue que le locu­teur rejette et dis­qua­li­fie, avec lequel il est en com­plet désac­cord. Contrai­re­ment à ce qu’affirme Ker­brat-Orec­chio­ni ce n’est pas la raille­rie iro­nique qui découle de l’antiphrase mais l’inverse : l’antiphrase est une consé­quence indi­recte et secon­daire de la raillerie.

 

Notes

Notes
1 Dis­tinc­tion reprise notam­ment par Berg­son (1989, 97) lorsqu’il pré­cise que « l’i­ro­nie » consiste à énon­cer « ce qui devrait être [le bien, le bon, le juste] en fei­gnant de croire que c’est pré­ci­sé­ment ce qui est », alors que « l’hu­mour » consiste à décrire « minu­tieu­se­ment et méti­cu­leu­se­ment ce qui est [le mal, l’im­par­fait], en affec­tant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être ». Voir éga­le­ment à ce sujet Morier (1961) qui sépare « l’i­ro­nie d’op­po­si­tion » et « l’i­ro­nie de conci­lia­tion » ou « humour ».