La raillerie ironique
La plupart des approches récentes ont le mérite de ne pas assimiler l’ironie à ce que les rhétoriciens définissaient comme une figure de mot. Selon Grice et Searle, l’ironiste feint de prendre à son compte l’opinion qu’il exprime, tout en signalant, par la fausseté manifeste d’une telle opinion, son intention de communiquer le contraire, l’opposé de ce qu’il exprime. Cette définition a pour seul tort de réduire l’ironie à une simple antiphrase, c’est-à- dire de négliger sa valeur de raillerie, sa faculté de prendre quelqu’un pour cible. Comme le précise notamment Kerbrat-Orecchioni, outre le fait qu’ils consistent à communiquer une pensée figurément — par antiphrase dans le cas de l’ironie — les tropes ont également une valeur qu’elle appelle « illocutoire » ou « pragmatique », dont relève notamment la raillerie ironique. Dans les grandes lignes, moyennant essentiellement quelques mises au point terminologiques, le passage suivant serait tout à fait en adéquation avec une conception des tropes et de l’ironie comme figure de pensée, telle qu’elle est défendue dans cette étude :
L’ironie est un trope ayant une « valeur illocutoire » bien caractérisée (encore qu’elle comporte de nombreuses variantes, et différents degrés de « force »): ironiser, c’est toujours d’une certaine manière railler, disqualifier, tourner en dérision, se moquer de quelqu’un ou de quelque chose. […]
Cela ne veut pas dire que les autres tropes soient toujours neutres illocutoirement : la litote et l’hyperbole ont au contraire des valeurs pragmatiques relativement constantes, et la métaphore peut parfois être utilisée (Aristote insiste là-dessus en divers lieux : on oublie trop souvent que la rhétorique ancienne et classique accorde une large place aux considérations pragmatiques) pour exalter ou rabaisser l’objet qu’elle dénote. Mais il est incontestable que l’ironie est le trope le plus nettement, le plus fortement illocutoirisé, et que sa valeur pragmatique doit donc être incorporée à sa définition (alors qu’on peut sans dommage en faire l’économie dans la définition de la métaphore).
Deux ingrédients entrent donc dans la composition de l’ironie — d’où cette définition du Petit Robert 1967 : IRONIE : « Manière de se moquer (de quelqu’un ou de quelque chose) en disant le contraire de ce que l’on veut faire entendre » — mais le problème se complique du fait que sans être radicalement indépendants, ces deux ingrédients sont relativement autonomes. (1980, 120)
Kerbrat-Orecchioni souligne à juste titre que l’ironie, dans la tradition rhétorique, ne consiste pas seulement à faire entendre, par antiphrase, le contraire de ce qu’on exprime. Chez Fontanier notamment l’ironie « consiste à dire, par manière de raillerie, tout le contraire de ce que l’on pense ou de ce que l’on veut faire penser aux autres » (1967, 200), précision qu’il importe de ne pas négliger car elle désigne une propriété essentielle du phénomène.
Reste cependant à spécifier de qui l’on se moque dans l’ironie (ou de quoi), et surtout de quelle manière, car les rhétoriciens restent à ce sujet très hésitants et évasifs. Il faut ici se garder, à mon avis, de suivre Kerbrat-Orecchioni lorsqu’elle affirme que « l’antiphrase n’est sans doute pour l’ironie qu’un moyen de parvenir à ses fins dépréciatives » (1980, 122). En distinguant dans l’ironie deux composantes, et en supposant qu’une telle analyse devrait être étendue à d’autres tropes comme la litote, l’hyperbole et la métaphore, Kerbrat-Orecchioni met le doigt sur une question essentielle. Mais pour expliquer que l’ironie consiste notamment à « railler, disqualifier, tourner en dérision, se moquer de quelqu’un ou de quelque chose », elle relève ensuite que l’antiphrase exprime « un contenu patent positif » afin de communiquer « un contenu latent négatif » (1980, 121). Dans son ouvrage sur l’implicite, la même raison est invoquée :
[…] l’ironie comporte toujours en outre cette composante pragmatique particulière : ironiser c’est toujours plus ou moins s’en prendre à une cible qu’il s’agit de disqualifier […]. D’où cette contrainte souvent signalée sur le sens de l’inversion sémantique, radicale ou partielle, qui caractérise le trope ironique : il consiste à traiter en termes apparemment valorisants une réalité qu’il s’agit en fait de dévaloriser — donc en la substitution d’une expression littéralement positive à l’expression négative normale (le parcours interprétatif s’effectuant évidemment dans l’autre sens : du contenu littéral positif au contenu dérivé négatif). (1986, 102)
Bien qu’elle adopte d’entrée de jeu une conception de l’ironie comme figure de pensée, comme fait d’interprétation plutôt que de signification, Kerbrat-Orecchioni se méprend sur la nature de la raillerie ironique, qu’elle impute à la valeur dépréciative du contenu véhiculé par antiphrase. Kerbrat-Orecchioni définit ainsi comme cible de la raillerie ce qui fait l’objet d’une louange ironique et corrélativement d’une antiphrase dévalorisante. Une telle hypothèse l’amène à supposer que lorsque quelqu’un affirme ironiquement, sous une pluie torrentielle, qu’il fait un temps magnifique, c’est pour railler non un jugement sur le temps mais le temps lui ‑même, à qui l’ironiste reprocherait précisément d’être exécrable. L’ironie servirait ainsi à dire le mal et la raillerie serait simplement due au fait que l’antiphrase véhicule un contenu dépréciatif à l’égard de ce qu’elle décrit, assimilé à ce qu’elle prend pour cible. Plusieurs définitions récentes de l’ironie ont adopté sur ce point la position de Kerbrat-Orecchioni. Ainsi selon Hutcheon notamment :
La fonction pragmatique de l’ironie consiste en une signalisation d’évaluation, presque toujours péjorative. La raillerie ironique se présente généralement sous forme d’expressions élogieuses qui impliquent au contraire un jugement négatif. Sur le plan sémantique, une forme laudative manifeste sert à dissimuler une censure moqueuse, un blâme latent. (1981, 142)
A ma connaissance les rhétoriciens n’ont jamais formulé une telle hypothèse pour rendre compte de la raillerie qui est en jeu dans l’ironie. Cicéron, par exemple, affirme que l’ironie consiste « par une raillerie continue, dissimulée sous un ton sérieux, à parler autrement que l’on ne pense » (Le Guern, 1976, 51), définition qui implique que la raillerie n’est pas due à ce qui est communiqué par antiphrase mais plutôt aux prétentions énonciatives apparentes du locuteur. Et de même en stipulant que l’ironie « consiste à dire, par manière de raillerie, tout le contraire de ce que l’on pense ou de ce que l’on veut faire penser », Fontanier (1967, 200) assimile la raillerie ironique au fait de prétendre adhérer à une opinion que l’on rejette, que l’on désapprouve, sans stipuler qu’une telle opinion doive être nécessairement laudative afin de véhiculer, par antiphrase, un jugement défavorable à l’égard de son objet. Certes les traités de rhétorique ont souvent relevé que l’ironie consiste généralement à dévaloriser son objet par antiphrase et non l’inverse, certes ils ont parfois distingué l’ironie proprement dite des « astéismes », « hypocorismes » et autres antiphrases valorisantes plutôt que dévalorisantes, mais sans jamais stipuler que la raillerie mise en jeu dans l’ironie puisse être assujettie à la nature de l’antiphrase. Il existe sans aucun doute une différence sensible — sur laquelle nous reviendrons — entre les ironies consistant à dévaloriser leur objet sous forme de louange et celles consistant à faire éloge sous forme de blâme[1]Distinction reprise notamment par Bergson (1989, 97) lorsqu’il précise que « l’ironie » consiste à énoncer « ce qui devrait être [le bien, le bon, le juste] en feignant de croire que c’est précisément ce qui est », alors que « l’humour » consiste à décrire « minutieusement et méticuleusement ce qui est [le mal, l’imparfait], en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être ». Voir également à ce sujet Morier (1961) qui sépare « l’ironie d’opposition » et « l’ironie de conciliation » ou « humour »., mais ces formes sont strictement équivalentes du point de vue de leur capacité à tourner en dérision celui qui est pris pour cible. La raillerie qui est en jeu dans l’ironie est tout à fait indépendante du caractère dépréciatif ou laudatif de ce qui est communiqué par antiphrase.
Comme le souligne Berrendonner (1981, 225), une conception stipulant que l’ironie consiste à exprimer un jugement favorable pour faire entendre, par antiphrase, un jugement défavorable à l’égard de son objet pèche en premier lieu par son manque de généralité. Considérons les exemples suivants :
(26) Elle : […] Tu sais, Luce était très fâchée quand son frère a épousé cette idiote, elle était furieuse que ce ne soit pas moi qu’il épouse. (Un temps). A une époque, ça a failli se faire. (Un temps) Mais ça ne s’est pas fait.
Lui : Dommage.
Elle : Qui sait ?
Lui : C’est vrai il a tellement de chic, avec son crâne en boule de billard.
Elle : Le pauvre. Ce n’est pas sa faute. A trente ans, il n’avait plus un cheveu. (Sallenave, Conversations conjugales)
(27) Dimanche soir sur la place Bel-Air, vers 23 heures, […] est apparu en un éclair un redoutable cyclomoteur à l’éclairage scandaleusement défaillant, engin guidé à une terrifiante vitesse par un dangereux adolescent. Mais un héroïque représentant de la force publique, nonobstant le réel péril, n’a pas hésité à interpeller l’incivique trublion et à lui infliger subséquemment la verbalisation réglementaire. (Courrier des lecteurs, 24 Heures)
L’exemple (26) fait notamment apparaître les limites d’une telle analyse, car il ressort ici tout à fait clairement que l’ironie de Lui consiste simultanément à prendre pour cible Elle, son épouse et interlocutrice, et à dévaloriser par antiphrase le frère de Luce, un rival malheureux dont la calvitie est jugée peu avantageuse. Même si l’ironie consiste dans ce cas à formuler un compliment relatif au frère de Luce dans le but de communiquer un jugement défavorable à son égard, il apparaît donc immédiatement que la raillerie qui est en jeu dans une telle ironie ne tient aucunement au caractère dévalorisant de ce qui est communiqué par antiphrase. Pour rendre compte de la façon dont l’ironie de Lui prend Elle pour cible, rien ne sert d’invoquer le caractère dévalorisant de ce qui est communiqué par antiphrase à propos du frère de Luce.
De même en (27) où l’antiphrase consiste à exprimer d’une part une critique concernant un adolescent et son cyclomoteur et d’autre part un compliment sur un agent de la circulation de façon à minimiser le délit du premier et à condamner l’intervention intempestive du second. En se fondant sur une conception de la raillerie inféodée à une antiphrase dévalorisante, on serait amené à considérer que seules les observations portant sur l’héroïque représentant de la force publique ont ici valeur de raillerie ironique, étant donné que seules ces observations consistent à « traiter en termes apparemment valorisants une réalité qu’il s’agit en fait de dévaloriser ». Quant aux observations concernant le redoutable cyclomoteur et l’incivique trublion, elles ne sauraient prendre pour cible qui que ce soit puisqu’elles consistent à exprimer un jugement critique concernant un adolescent que le locuteur cherche à innocenter et à réhabiliter par antiphrase. Or non seulement les ironies successivement mises en jeu dans cet exemple sont tout aussi railleuses, si je puis dire, les unes que les autres, mais elles prennent toutes pour objet une seule et même cible, à savoir l’agent de la circulation. Certes l’ironie consiste ici accessoirement, en parlant d’un héroïque représentant de la force publique, à dévaloriser par antiphrase celui qui par ailleurs est raillé et pris pour cible, mais il n’en demeure pas moins que ce qui lui est alors reproché par antiphrase (à savoir qu’il n’a fait preuve d’aucune espèce d’héroïsme) ne saurait être assimilé à ce qui lui est reproché en tant que cible de l’ironie (qui serait plutôt sur ce point de se croire héroïque). Non seulement l’ironie ne consiste pas nécessairement à prendre pour cible l’objet ou même l’individu sur lequel porte ce qui est exprimé et corrélativement ce qui est communiqué par antiphrase, mais surtout ce n’est jamais sur le caractère éventuellement dévalorisant de cette dernière que se fonde la raillerie qui est en jeu dans l’ironie.
Considérons à ce sujet un dernier exemple, tiré du Neveu de Rameau de Diderot, où il apparaît clairement que la raillerie ironique est étrangère à l’antiphrase même lorsque cette dernière vise accessoirement à blâmer celui qui est pris pour cible. Comme le précédent, cet exemple pourrait également prêter à confusion si le caractère prêté à Rameau (Lui) ne nous permettait pas de distinguer clairement les deux formes de reproche que lui adresse ici le Philosophe (Moi). Dans le passage qui précède immédiatement cet extrait, fatigué de l’entendre se lamenter d’être pauvre, le Philosophe vient de demander à Rameau ce qu’il ferait de sa fortune s’il lui arrivait de devenir riche, et ce dernier de lui répondre qu’il en ferait le pire usage en s’adonnant au libertinage, à l’ivresse, à la médisance, ainsi qu’à toutes sortes de travers et de vices. Le dialogue continue comme suit :
(28) Moi : Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois combien c’est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là d’une manière bien honorable pour l’espèce humaine, bien utile à vos concitoyens, bien glorieuse pour vous.
Lui : Mais je crois que vous vous moquez de moi. Monsieur le philosophe, vous ne savez pas de qui vous vous jouez […]. (Diderot, Le Neveu de Rameau)
Au niveau de ce qui est communiqué par antiphrase, l’ironie tend à faire entendre à Rameau que sa pauvreté est un bienfait pour l’humanité et que l’emploi qu’il aurait fait de sa fortune serait inutile ou même indigne et nuisible, autant de reproches qui ne sauraient motiver les protestations de Rameau dont les propres revendications coïncident sur ce point avec ce qui lui est reproché par le Philosophe. Dans le roman de Diderot, Rameau revendique hautement son droit à l’immoralité dans une société qu’il juge précisément immorale. Il ne saurait donc en vouloir au Philosophe de l’accuser d’être indigne à travers son ironie. Riche ou pauvre, Rameau n’a rien contre l’immoralité et ne pourrait que se glorifier d’une telle accusation qui corrobore ce qu’il juge être la seule attitude possible dans le monde. Comme l’ont laissé entendre à maintes reprises les traités de rhétorique, ce n’est pas du côté de ce qui est communiqué par antiphrase mais bel et bien du côté de ce qui est exprimé et prétendument communiqué littéralement qu’il faut chercher à expliquer ce qui motive notamment les protestations de Rameau face à la raillerie qui est en jeu dans l’ironie du Philosophe.
Sans trop anticiper sur cette question qui sera développée par la suite, je précise d’emblée que l’ironie consiste à manifester indirectement, à partir de la fausseté de l’opinion qu’elle exprime, que le locuteur ne cherche pas réellement à employer et à communiquer mais à montrer, à mentionner une opinion qu’il disqualifie implicitement avant de communiquer son propre point de vue par antiphrase. En tant que procédé tropique l’ironie consiste, comme l’hyperbole, à feindre d’employer et donc de communiquer un ensemble d’effets contextuels relatifs à un objet du monde, tout en signalant par ailleurs son intention de feindre, dans le but de mettre en scène, de mentionner cet ensemble d’effets contextuels. C’est grâce à cela, précisément, que l’ironie est raillerie, qu’elle a la faculté de prendre quelqu’un pour cible, faculté qui tient à une exploitation particulière de la composante expressive de tout énoncé tropique. Contrairement en effet à ce qui se produit dans l’hyperbole — où ce qui est exprimé n’est que temporairement mis en scène afin de faire image, pour permettre ensuite d’alimenter ce qui est communiqué figurément — la mention ironique est sans appel, irréparable en quelque sorte, car elle véhicule une prédication péjorative qui disqualifie définitivement ce qui est exprimé et prétendument communiqué. Qu’un tel contenu soit dépréciatif ou au contraire laudatif, qu’il donne lieu de ce fait à une antiphrase valorisante ou dévalorisante, il est de toute façon rejeté unilatéralement pour être assimilé au point de vue de celui qui est raillé, pris pour cible de l’ironie.
Ainsi, en affirmant ironiquement, sous une pluie diluvienne, que le temps est magnifique, le locuteur ne prend pas pour cible le temps mais toute personne ayant pu affirmer ou simplement supposer préalablement que le temps allait être beau. Le fait qu’il communique alors, par antiphrase, que le temps est exécrable n’a rien à voir avec la raillerie qui est en jeu dans son ironie. Et de même en affirmant ironiquement, par exemple, que Pierre est un génie, le locuteur prend pour cible toute personne présentée comme susceptible d’entretenir un point de vue assimilé aux effets contextuels de son affirmation (qu’il s’agisse de Pierre lui-même ou de l’un ou l’autre de ses admirateurs), tout en communiquant son propre point de vue par antiphrase à propos de Pierre. S’il peut se trouver accessoirement que Pierre soit à la fois celui auquel le locuteur fait écho afin de le prendre pour cible de son ironie et celui qui est dévalorisé par antiphrase, il est tout aussi aisé d’imaginer un contexte où une telle ironie fait écho à une opinion de Paul et non de Pierre. Il suffit pour cela de considérer que seul Paul est accusé de se bercer d’illusions sur le génie de Pierre, sans que ce dernier puisse être soupçonné de se croire supérieur. L’exemple (26) met précisément en scène une ironie qui serait susceptible, dans l’absolu, de prendre pour cible celui qui est dévalorisé par antiphrase (le frère de Luce), mais où ce dernier n’est en l’occurrence aucunement visé par la raillerie.
On comprend dès lors la réaction de Rameau face à une ironie qui consiste certes, par antiphrase, à lui reprocher indirectement son attitude indigne et immorale, mais qui tend avant tout à le prendre pour cible en lui imputant les propos d’un sot qui considère que le vice est vertueux. Or s’il se fait gloire de posséder tous les vices et ne saurait de ce fait s’opposer à ce qui est communiqué par antiphrase, Rameau tient en revanche à ne pas être accusé de confondre le vice et la vertu comme il le relève à plusieurs reprises dans le roman, notamment lorsqu’il affirme par la suite : Que penseriez-vous de nous si nous prétendions, avec des mœurs honteuses, jouir de la considération publique ; que nous sommes des insensés. Contrairement à ce que laisse entendre le Philosophe en le prenant pour cible de son ironie, jamais Rameau n’épouserait un point de vue consistant à confondre le vice et la vertu en qualifiant de digne l’emploi qu’il aurait fait de la richesse, et d’honorable, d’utile, de glorieuse, la vie dissolue dont il rêve. L’opinion qui est ici mise en scène et prise pour cible de l’ironie du Philosophe est celle d’un hypocrite ou d’un imbécile, en tous les cas d’un individu immoral sans le savoir, auquel Rameau ne saurait bien évidemment se laisser identifier sans protester avec véhémence.
Nous reviendrons plus scrupuleusement par la suite sur le procédé qui consiste à faire écho à un propos ou à un point de vue imputé à celui que l’ironiste prend pour cible en lui imputant la responsabilité de ce qu’il exprime. Gardons simplement pour l’heure à l’esprit que la raillerie ironique n’est en rien subordonnée à ce qui est communiqué par antiphrase. La raillerie ironique dépend exclusivement de ce qui est exprimé, du sens littéral de l’énoncé, qui est assimilé à un point de vue que le locuteur rejette et disqualifie, avec lequel il est en complet désaccord. Contrairement à ce qu’affirme Kerbrat-Orecchioni ce n’est pas la raillerie ironique qui découle de l’antiphrase mais l’inverse : l’antiphrase est une conséquence indirecte et secondaire de la raillerie.
Notes
⇧1 | Distinction reprise notamment par Bergson (1989, 97) lorsqu’il précise que « l’ironie » consiste à énoncer « ce qui devrait être [le bien, le bon, le juste] en feignant de croire que c’est précisément ce qui est », alors que « l’humour » consiste à décrire « minutieusement et méticuleusement ce qui est [le mal, l’imparfait], en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être ». Voir également à ce sujet Morier (1961) qui sépare « l’ironie d’opposition » et « l’ironie de conciliation » ou « humour ». |
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