L’antiphrase ironique
Si la raillerie relève de la composante expressive de l’ironie, l’antiphrase relève quant à elle de sa composante informative et conditionne par conséquent son sens figuré. Après avoir permis au locuteur de signaler son intention de ne pas employer ni communiquer mais de mentionner ce qu’il exprime afin de prendre quelqu’un pour cible, l’ironie lui permet de surcroît, par antiphrase, de communiquer figurément sa propre pensée, dont il veut persuader l’interprète. Le produit d’une antiphrase, le sens figuré d’une ironie si l’on préfère, est donc fort différent de ce qui a été défini précédemment comme le sens figuré d’un énoncé tropique non ironique, qui découle quant à lui d’une ultime réhabilitation de ce qui est exprimé. Comme nous l’avons observé, bien que la fausseté ouverte d’un énoncé hyperbolique permette également au locuteur de signaler son intention de ne pas communiquer mais de mentionner ce qu’il exprime, ce retrait n’est alors que relatif et temporaire puisque certains effets exprimés doivent être réhabilités au niveau de ce qui est communiqué figurément. De cette reconversion ultérieure dépend ce que j’ai appelé le bonheur d’une hyperbole ou d’une métaphore. Ce qui est exprimé dans l’ironie en revanche, on vient de le voir, fait l’objet d’une prédication péjorative implicite qui interdit sa réhabilitation ultérieure et rend de ce fait la mention irrévocable. Les notions de bonheur et de malheur ne concernent en rien l’ironie, car ce qui est alors communiqué figurément n’est aucunement soustrait de ce qui est exprimé littéralement.
L’antiphrase est une conséquence indirecte et accessoire de la composante expressive de l’ironie, à savoir de la prédication péjorative qui permet à l’ironiste de tourner en dérision celui qu’il prend pour cible. Étant donné le caractère péjoratif de cette prédication qui exclut tout réhabilitation figurée de ce qui est exprimé, l’interprète est amené à considérer que le locuteur, en s’opposant à ce qu’il exprime et à celui qu’il prend pour cible, cherche finalement à communiquer le contraire, l’opposé de ce qu’il exprime. Ce qui est communiqué figurément dans l’ironie peut être défini comme le produit d’un acte d’auto-réfutation implicite, comme un ensemble d’effets impliqués par un tel acte, qui prend pour objet ce qui est exprimé dans l’énoncé. Pour communiquer figurément sa pensée l’ironiste réfute implicitement certains effets qu’il prétend hypocritement assumer, qu’il feint paradoxalement de prendre à son compte, mais qui correspondent en réalité à une opinion imputée à celui qu’il prend pour cible. C’est ainsi que l’ironie consiste notamment, comme le souligne Berrendonner, « à faire entendre le contraire de ce que l’on dit dans le moment même et par l’acte même où on le dit » (1989, 216) . En affirmant ironiquement que Pierre est un génie, non content de prendre quelqu’un pour cible en lui imputant les effets de ce qu’il exprime, le locuteur communique à propos de Pierre, par antiphrase, un ensemble d’effets contextuels assimilables à ce qu’il aurait pu communiquer littéralement s’il s’était contenté de réfuter les effets d’une affirmation d’autrui stipulant que Pierre est un génie.
Je précise d’emblée que le procédé en question ne dépend nullement, comme on l’a parfois soutenu, du caractère assertif de l’énoncé ironique. Qu’un énoncé ironique prenne la forme d’une question, d’un remerciement ou de n’importe quel autre type d’acte illocutoire, il recèle nécessairement une antiphrase. Dans un article récent, Kumon-Nakamura, Gucksberg et Brown (1995) soutiennent notamment que seules certaines assertions ironiques sont susceptibles de donner lieu à une antiphrase, étant donné qu’on ne saurait définir clairement ce que représente le contraire d’une question, d’un remerciement et plus généralement de tout acte illocutoire qui ne vise pas prioritairement à faire reconnaître la vérité de ce qu’il exprime. Pour eux l’antiphrase ne concerne aucunement des énoncés comme Merci de me tenir la porte ! (à quelqu’un qui vient de vous la lâcher au nez), Quel âge as-tu ? (à quelqu’un qui se comporte comme un enfant), Encore une tranche de pizza ? (à quelqu’un qui vient d’en dévorer plus que sa part), etc. Or il faut préciser que tout acte illocutoire — quelles que soient ses conditions de félicité (au sens d’Austin, 1970) ou encore de satisfaction (au sens de Searle, 1972) — produit des effets contextuels, notamment présupposés, qui visent à être reconnus comme vrais. C’est alors sur ces effets que porte l’antiphrase. Dans le cas d’un énoncé comme Merci de me tenir la porte, par exemple, l’antiphrase porte sur certains effets comme Tu m’as tenu la porte, Tu es bien élevé , attentionné, etc., que le locuteur feint de prendre à son compte à travers son ironie. De même lorsqu’on demande ironiquement son âge à un adulte au comportement puéril, c’est pour réfuter des effets comme Tu es un enfant, tu as le droit de te comporter ainsi, etc., assimilés à ce qui est exprimé dans l’énoncé interrogatif. Dans les cas les plus simples, mais pas forcément les plus fréquents, les effets en question correspondent à l’intégralité de ce qui est exprimé dans l’énoncé et peuvent alors être simplement assimilés à ce qui est explicité au niveau du contenu propositionnel de l’énoncé en question. Mais même dans le cas d’une simple assertion l’antiphrase ne porte souvent que sur un sous-ensemble des effets associés à ce qui est exprimé. Revenons à ce sujet à l’exemple (27):
(27) Dimanche soir sur la place Bel-Air, vers 23 heures, […] est apparu en un éclair un redoutable cyclomoteur à l’éclairage scandaleusement défaillant, engin guidé à une terrifiante vitesse par un dangereux adolescent. Mais un héroïque représentant de la force publique, nonobstant le réel péril, n’a pas hésité à interpeller l’incivique trublion et à lui infliger subséquemment la verbalisation réglementaire. (Courrier des lecteurs, 24 Heures)
Dans ce cas l’ironiste ne cherche pas à communiquer figurément qu’aucun cyclomoteur n’est apparu sur la place Bel-Air, et que nul agent n’est intervenu pour verbaliser. Dans le contexte qui préside à l’interprétation de cet exemple, les effets concernant l’apparition d’un cyclomoteur ainsi que l’intervention d’un agent de la circulation sont hors de portée de l’antiphrase. Pour accéder à ce qui est ici communiqué figurément, il faut isoler dans un premier temps un sous-ensemble d’effets que le locuteur rejette comme représentatif du point de vue de celui qu’il prend pour cible, et c’est sur ce sous-ensemble exclusivement que va porter l’antiphrase. Une telle précision s’impose, compte tenu du nombre de contre-exemples apparents susceptibles d’être évoqués pour faire échec à la notion d’antiphrase ironique.
Ainsi selon Kumon-Nakamura Gucksberg et Brown, aucune antiphrase n’est mise en jeu dans l’ironie d’un automobiliste s’écriant J’adore les gens qui signalent avant de tourner (à propos d’un quelqu’un qui vient de tourner devant lui sans respecter les conventions d’usage), puisque le locuteur ne cherche nullement alors à communiquer l’opposé de ce qui est explicité dans son énoncé. Or s’il est bien évident que l’ironiste ne cherche pas à communiquer qu’il n’apprécie pas les automobilistes scrupuleux qui font usage de leurs feux clignotants, il n’en reste pas moins que ce qu’il exprime comprend des effets comme L’automobiliste qui est devant moi a signalé son intention de tourner, Il est attentif à ceux qui le précèdent, J’apprécie son attention, etc., autant d’effets qui sont ici l’objet d’une antiphrase ironique. De même lorsque l’antiphrase porte sur les effets d’un contenu présupposé sans nécessairement prendre pour objet ce qui est exprimé au niveau du contenu posé. Dans le cas d’une ironie comme Sophie a été privée de petits pois , par exemple (si Sophie n’a effectivement pas eu de petits pois mais ne désirait nullement en avoir), l’antiphrase porte exclusivement sur un ensemble d’effets comme Sophie adore les petits pois, Sophie désirait des petits pois, Sophie a ressenti l’absence de petits pois comme une privation, etc., qui ne sont pas liés à un contenu posé mais à un contenu présupposé. Dans les cas de ce genre, dont relèvent également l’exemple (27), l’antiphrase n’entraîne pas nécessairement l’invalidation de l’acte illocutoire réalisé globalement par le locuteur. Ainsi dans l’exemple suivant l’antiphrase ne porte que sur certains effets, notamment présupposés, liés à la prétendue supériorité de Moi par rapport à Lui, sans invalider pour autant la requête du locuteur :
(29) Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Cela ne fait rien à l’affaire.
Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Et que diable, laissons là mon enfant et son âge, et revenons aux maîtres qu’elle aura.
Lui : Pardieu ! je ne sache rien de si têtu qu’un philosophe. En voussuppliant très humblement, ne pourrait-on savoir de monseigneur le philosophe quel âge à peu près peut avoir mademoiselle sa fille ? (Diderot, Le Neveu de Rameau)
Pour plus de simplicité dans l’analyse, nous travaillerons désormais autant que possible sur des énoncés assertifs comme Pierre est un génie, où l’antiphrase consiste à réfuter implicitement l’ensemble des effets associés, ce qui entraîne immanquablement, par contrecoup, l’invalidation de l’affirmation elle ‑même. Quoi qu’il en soit cependant, au-delà des distinctions qui précèdent, il importe de noter que l’antiphrase ne consiste jamais à inverser la signification d’un mot (ou d’une phrase) auquel le locuteur a recours pour exprimer sa pensée. Dans une conception de l’ironie comme figure de pensée plutôt que comme figure de mot, l’antiphrase consiste à réfuter implicitement certains effets constitutifs d’une pensée que le locuteur exprime, dans le but de communiquer une pensée opposée.
Compte tenu de leur conception de l’antiphrase comme simple inversion de la signification d’un mot ou d’une phrase, certains rhétoriciens se sont parfois demandé pourquoi celle-ci ne pouvait systématiquement être assimilée à une relation entre termes ou prédicats antonymes. Voici à ce sujet quelques considérations développées par Vossius :
Mais parfois il semble se produire que, dans l’ironie, ce ne soit pas le contraire qui soit à comprendre, point que nous avions posé comme essentiel dans notre définition. Pourquoi en effet ne serait-il pas possible de dire à un homme, notre égal par la naissance et sous tous rapports, mais qui nous traiterait de haut comme si nous lui étions en tout inférieurs : « Sans doute, tu nous surpasses par ta naissance, ton savoir et ta fortune ». Et cependant nous ne jugerons pas avoir préséance sur lui, comme si nous lui étions supérieurs ; non, notre seule aspiration sera que cet homme, puisqu’il n’est pas supérieur, ne se comporte pas comme s’il l’était. Le sens visé, certes, contredit le propos tenu, mais sans en être le contraire : être supérieur et être inférieur sont des contraires, alors qu’être supérieur et ne pas être supérieur se contredisent. Il ne manque pas d’exemples de cette façon de parler. En voici un de Juvénal [à propos des plantes sacrées dans l’Égypte ancienne]: « Pieuses populations, dont les divinités poussent dans les jardins ! » […] quand le poète appelle « pieuses » ces « populations » aux jardins desquelles poussent de telles divinités, il n’a [pas] voulu [… ] signifier par là leur irréligion et leur impiété : mais en suggérant par une seconde proposition absurde, que la première l’est, il a jugé que les Égyptiens n’étaient pas du même coup des gens pieux. (1978, 501–502)
La question débattue par Vossius concerne l’ensemble des antiphrases portant sur des énoncés contenant une expression graduable ou quantitative. Comparons à ce sujet ce qui oppose, par exemple, la signification des mots vivant et mort, garçon et fille, marié et célibataire, etc., à celle des mots chaud et froid, grand et petit, bon et mauvais, beau et laid, etc. On constate immédiatement que ces deux ensembles d’oppositions ne sont pas de même nature. Les premières portent sur des termes complémentaires non graduables (on ne peut être plus ou moins vivant ou mort, marié ou célibataire, etc.), qui instaurent une relation sémantique dite de contradiction selon laquelle les prédications être mort et être vivant ne peuvent être toutes les deux vraies ni toutes les deux fausses lorsqu’elles sont attribuées à un même objet. Les secondes en revanche, qui portent sur des antonymes graduables, n’instaurent pas une relation de contradiction mais de contrariété selon laquelle, si les prédicats être chaud et être froid ne peuvent évidemment être vrais en même temps, ils peuvent par contre être tous les deux faux : si l’un est vrai, l’autre doit être faux (ce qui est chaud n’est pas froid et ce qui est froid n’est pas chaud), mais si l’un est faux, l’autre peut alors être vrai ou faux (ce qui n’est pas chaud peut être tiède et ce qui n’est pas froid également). Or comment rendre compte dès lors de ce qui caractérise l’antiphrase comme transfert conceptuel ? Doit-elle être assimilée à une substitution de termes contraires ou contradictoires ? A l’image de Vossius — et pour rendre compte du fait que le produit d’une antiphrase ne saurait systématiquement être paraphrasé à l’aide d’un terme contraire — les rhétoriciens ont parfois été amenés à affaiblir le procédé en question en l’assimilant à un simple opérateur de négation qui, même s’il est associé à une expression graduable, ne semble instaurer qu’une relation de contradiction à l’égard de la forme positive correspondante. Interprété par antiphrase, (30) aurait ainsi la signification de (31) plutôt que celle de (32) :
(30) Pierre est un génie.
(31) Pierre n’est pas un génie.
(32) Pierre est un idiot.
En l’associant à un transfert de signification susceptible d’être assimilé à l’ajout d’un morphème de négation plutôt qu’à la substitution d’une expression antonyme, on a ainsi tenté d’élaborer une conception de l’antiphrase ironique qui ne soit pas entravée par la diversité des relations d’opposition lexicales ou prédicatives. Dans cette optique, l’antiphrase consisterait simplement à inverser la polarité explicite d’une prédication à l’aide d’un opérateur de négation, c’est-à-dire à transformer, si l’on préfère, une assertion positive en assertion négative (ou l’inverse, par une double négation). Or cette solution, comme nous allons le voir, n’en est pas une, car elle ne résout aucune difficulté. Ce qui est communiqué par antiphrase dans l’ironie ne saurait être restitué en manipulant la phrase réalisée, que ce soit par une substitution de termes ou par l’insertion d’un morphème de négation. Les effets contextuels communiqués par antiphrase ironique ne sont aucunement l’équivalent des effets d’une assertion négative portant sur le même contenu propositionnel.
S’il n’est pas impossible, à la rigueur, de traiter (31) comme une paraphrase approximative de ce qui est communiqué par antiphrase en (30), c’est uniquement en raison de la porté potentiellement réfutative de tout énoncé négatif relativement à l’énoncé positif correspondant. Il existe en effet au moins deux interprétations distinctes de (31), selon que la négation est reconnue comme « descriptive » ou au contraire « polémique » (au sens de Ducrot, 1973, 123) ou, si l’on préfère, respectivement comme « propositionnelle » et « indépendante du contexte » ou au contraire comme « modale » et « dépendante du contexte » (au sens de Lyons, 1980, 390). Dans le premier cas, la négation donne lieu à un acte d’assertion négatif, mais non réfutatif. Il s’agit alors simplement pour le locuteur de décrire Pierre, sans s’opposer à un point de vue adverse, en lui attribuant la propriété de n’être pas un génie. Mais un tel énoncé peut également servir à réfuter une affirmation préalable, stipulant que Pierre est un génie, et dans ce cas le morphème de négation a une tout autre valeur. Lorsque la négation est polémique, le morphème de négation a une portée métadiscursive qui permet au locuteur de réaliser un acte illocutoire de réfutation consistant à nier la vérité d’une affirmation antérieure, portant sur la proposition positive correspondante.
Or l’antiphrase ironique permet au locuteur de communiquer un ensemble d’effets contextuels impliqué par une prédication péjorative implicite, prédication qui peut être assimilée à un acte d’auto-réfutation visant à dénier la vérité de ce qu’il exprime. Plus précisément, l’antiphrase est une conséquence indirecte de cette prédication qui relève avant tout de la composante expressive de l’ironie et participe ainsi d’abord de la raillerie. En signalant son intention de ne pas communiquer mais de mentionner ce qu’il exprime à des fins de désaccord, l’ironiste se donne les moyens, non seulement de prendre quelqu’un pour cible en lui attribuant un point de vue qu’il désigne comme erroné, mais encore de faire entendre son propre point de vue par antiphrase. La fin de ce chapitre sera entièrement consacrée à démontrer qu’en (30), par exemple, ce qui est communiqué par antiphrase ne relève pas d’un acte d’assertion négative consistant à attribuer à Pierre la propriété de n’être pas un génie, mais bel et bien d’un acte d’auto-réfutation portant sur le point de vue même que l’ironiste prétend hypocritement soutenir à travers son discours en feignant d’affirmer que Pierre est un génie (et, à travers ce point de vue, sur l’opinion d’autrui). Pour accéder à ce qui est communiqué par antiphrase en (30), l’interprète procède exactement comme s’il cherchait à se représenter ce qui peut être exprimé et communiqué à propos de Pierre en (31), dans un contexte où l’énoncé en question servirait à réfuter les propos de quelqu’un qui viendrait d’affirmer préalablement que Pierre est un génie.
Pour comprendre l’avantage que l’on retire à assimiler les effets contextuels de l’antiphrase à ceux d’un acte d’auto-réfutation implicite plutôt qu’à ceux d’un acte d’assertion négative, il n’est pas inutile de s’arrêter un instant sur les propriétés de la négation descriptive, afin de montrer qu’elle instaure diverses relations d’opposition sémantique entre prédicats positifs et négatifs, relations tout à fait étrangères à ce qui est en jeu dans la réfutation et l’antiphrase. Contrairement à ce que semble supposer Vossius, une assertion négative n’instaure pas toujours une simple relation de contradiction à l’égard de la forme positive correspondante, comme l’exigerait l’opérateur logique de négation qui dirige en revanche la procédure interprétative de tout énoncé réfutatif ou antiphrastique. Ce fait s’explique à mon avis si l’on admet que les relations d’opposition entre prédicats positifs et négatifs relèvent d’un paradigme d’oppositions conceptuelles qui n’a rien à voir avec la simplicité de ce qui oppose fondamentalement deux points de vue antagonistes dans toute espèce de réfutation ou d’antiphrase. Envisageons à ce sujet un premier exemple d’assertion négative, où le morphème de négation s’articule à un terme désignant une quantité numérique :
(33) Marie n’a pas 20 ans, comment veux-tu qu’elle ait déjà trois enfants ?
On a souvent noté que la négation désigne ici une quantité non pas simplement différente, mais inférieure à la quantité désignée par le prédicat positif correspondant, infériorité présentée de surcroît comme relativement faible. Nullement soumis aux contraintes de l’opérateur logique de négation, (33) ne peut être dit, ni à propos d’une fillette, ni à propos d’une femme de vingt-et-un ans par exemple[1]Cette propriété de la négation, aussi incontestable qu’inattendue, a suscité diverses tentatives d’explication. Voir à ce sujet notamment Fauconnier (1976), Anscombre et Ducrot (1983), ainsi que Rivara (1990).. Ce n’est que lorsque la négation est polémique, lorsqu’elle donne lieu à un acte de réfutation, que l’énoncé négatif retrouve alors les propriétés que lui confère l’opérateur logique de négation. Dans le dialogue suivant par exemple — où la négation permet à A de réfuter ce qui vient d’être exprimé par B — l’âge désigné est plus élevé :
(34) A : Lucie a 20 ans.
B : Mais non, elle n’a pas 20 ans ! Elle a déjà trois enfants.
Au sujet du passage de Vossius cité précédemment, on peut souligner d’autre part que les propriétés particulières de la négation descriptive apparaissent également lorsque cette dernière s’articule à un terme graduable comme grand, beau, laid, etc. Un prédicat comme être beau, être grand peut s’opposer respectivement à ce que Martin (1976, 60) désigne comme un prédicat « contraire » (être laid, être petit), « neutre » (être indéterminé, moyen, ni beau ni laid, ni grand ni petit), ou encore « contradictoire » (être petit ou moyen en taille ou en beauté). Or il apparaît que la négation descriptive appliquée à un terme graduable ne fonctionne pas comme l’opérateur logique qui ne saurait évidemment convertir ce genre de prédicat qu’en son contradictoire. Non seulement cette dernière ne permet pas d’instaurer une relation de simple contradiction à l’égard du prédicat positif correspondant mais elle n’a de surcroît pas du tout le même comportement selon qu’elle s’articule à un terme non marqué comme beau , grand, chaud, gentil, etc., ou à un terme marqué comme laid, petit, froid, méchant, etc. Envisageons à ce sujet les exemples suivants :
(35) Ce n’est pas beau.
(36) Ce n’est pas laid.
(37) Ce n’est pas gentil.
(38) Ce n’est pas méchant.
(39) Je ne me fierais pas à lui.
(40) Je ne me méfierais pas de lui.
D’une part, si elle porte sur un terme non marqué, la négation descriptive semble alors nécessairement convertir un prédicat positif en son contraire, et non en son contradictoire, sans tenir compte des implications logiques liées au caractère graduable de l’opposition en question : (35) ne signifie pas que c’est non-beau (c’est-à-dire, soit laid, soit ni beau ni laid), mais que c’est laid, tout simplement. De même, (37) signifie que c’est méchant et (39) qu’il faut se méfier. Comme le précise à ce sujet Lyons, « il semblerait que l’application de la négation propositionnelle à une expression graduable (du type aimer / like) tende toujours à produire un contraire, par opposition à un contradictoire, que le système linguistique lexicalise le contraire (comme dans le cas de dislike) ou ne le fasse pas (comme en français)» (1980, 391–392). Si la négation descriptive porte en revanche sur un terme marqué, elle ne saurait convertir alors le prédicat positif, ni en son contradictoire (comme le ferait l’opérateur logique), ni en son contraire, mais en neutre : (36), par exemple, ne signifie, ni que l’objet représenté se situe dans une zone complémentaire à celle de la laideur, ni qu’il doit être considéré comme beau, mais qu’il n’est en quelque sorte ni beau ni laid, entre les deux si l’on préfère. Ce n’est que lorsque la négation est polémique que l’énoncé retrouve les propriétés que lui confère l’opérateur logique, comme en témoignent les quatre exemples suivants qui sont tous interprétés selon une procédure commune, tout à fait différente de celle qui s’instaure en (35) et en (36). :
Mais non, ce n’est pas beau, c’est commun, insignifiant.
(42) Mais non, ce n’est pas beau, c’est laid.
(43) Mais non, ce n’est pas laid, c’est commun, insignifiant.
(44) Mais non, ce n’est pas laid, c’est beau.
Dans ce cas la négation n’est pas intégrée à une forme conceptuelle prédicative qui s’oppose structurellement à la forme positive correspondante selon une relation de contrariété ou de neutralité. Étant donné sa portée métadiscursive, la négation polémique vise simplement à établir la fausseté de ce qui est exprimé dans l’énoncé positif correspondant, ce qui implique une simple relation de contradiction entre formes propositionnelles. La réfutation ne fait que démentir l’assertion positive correspondante et, ce faisant, elle instaure avant tout une relation de contradiction entre propositions, tout à fait compatible avec l’opérateur logique. Quel que soit l’enchaînement envisagé, le locuteur commence ici par réfuter un point de vue qu’il juge erroné, avant de reformuler a posteriori ce qu’il cherche à communiquer par le moyen d’un enchaînement que je qualifierais de « rectification spécifiante »[2]Il s’agit d’un enchaînement à fonction d’une part de « rectification » (au sens de Moeschler, 1982, 92), visant à spécifier le foyer lexical d’un acte de réfutation portant sur toute une proposition, et d’autre part de « spécification », dans le sens où l’enchaînement agit rétroactivement pour limiter ce qui est exprimé dans l’énoncé négatif (limiter l’étendue de ses effets contextuels).. En l’absence d’un tel enchaînement, c’est uniquement par rapport à un contexte (c’est-à-dire à travers une inférence qui lui permet d’accéder à un ensemble d’effets contextuels), que l’interprète peut être amené à spécifier ce qui est exprimé en l’assimilant, par exemple, à un ensemble d’effets contraires ou neutres par rapport à ce qui est exprimé dans l’énoncé positif correspondant.
Or sur ce point également l’antiphrase fonctionne exactement comme la réfutation. Si (45) est ironique, ce qui est alors communiqué par antiphrase peut être paraphrasé aussi bien par (41) que par (42), selon le contexte envisagé :
(45) C’est beau ce que tu viens de dire.
L’antiphrase est ainsi fondée sur une sorte d’acte d’auto-réfutation implicite à travers lequel le locuteur cherche à communiquer un ensemble d’effets contextuels susceptibles d’entretenir, dans certains cas, soit une relation de simple contradiction, soit encore, plus spécifiquement, une relation de contrariété ou de neutralité à l’égard de ce qu’il exprime. Comme dans la réfutation, la nature de la substitution ou de la conversion de sens qui relève de l’antiphrase ironique peut être de simple contradiction lorsque le contexte ne permet pas de prêter au locuteur l’intention de communiquer le contraire ou le neutre, mais elle peut également être spécifiée implicitement comme visant à communiquer le contraire ou le neutre. La prise en charge d’une proposition contradictoire n’implique pas analytiquement la prise en charge corrélative d’une proposition contraire ou neutre (comme le soulignait Vossius, on peut admettre que quelqu’un ne nous est pas supérieur, sans admettre du même coup qu’il nous est inférieur), mais elle ne l’interdit pas puisque le contraire ou le neutre sont compatibles avec le contradictoire (si quelqu’un ne nous est pas supérieur, il peut être notre égal ou nous être inférieur). Dans cette perspective, toute antiphrase instaure donc nécessairement une relation de contradiction dont il est possible de dériver synthétiquement, si le contexte l’autorise, certaines propositions contraires ou neutres. Voici à ce sujet un exemple d’ironie bien connu où Antoine fait l’éloge de César pour tenter de convaincre les citoyens romains de la culpabilité de Brutus :
(46) Antoine : Il était mon ami fidèle et juste ; mais Brutus dit qu’il était ambitieux, et Brutus est un homme honorable. Il a ramené à Rome nombre de captifs, dont les rançons ont rempli les coffres publics : est-ce là ce qui a paru ambitieux dans César ? Quand le pauvre a gémi, César a pleuré : l’ambition devrait être de plus rude étoffe. Pourtant Brutus dit qu’il était ambitieux ; et Brutus est un homme honorable. Vous avez tous vu qu’aux Lupercales je lui ai trois fois présenté une couronne royale, qu’il a refusée trois fois : était-ce là de l’ambition ? Pourtant Brutus dit qu’il était ambitieux ; et Brutus est un homme honorable. (Shakespeare, Jules César)
Si le lecteur perçoit l’ironie d’Antoine, il est nécessairement amené à considérer que ce dernier s’auto-réfute implicitement lorsqu’il affirme que Brutus est un homme honorable, afin de communiquer figurément que Brutus est tout sauf honorable.
Lors d’une interprétation très scrupuleuse, l’investigation peut s’arrêter là, au niveau de ce que l’on pourrait appeler le degré zéro de l’antiphrase, où s’instaure une relation de simple contradiction entre ce qui est exprimé dans l’énoncé et ce qui est communiqué par le locuteur. Ainsi dans le cas des exemples cités par Vossius, l’investigation de ce qui est communiqué par antiphrase s’arrête en effet à ce premier niveau, sans que l’interprète puisse spécifier si le locuteur souhaite communiquer une opinion contraire ou neutre par rapport à ce qu’il exprime. Dans l’exemple ci-dessus l’interprète a cependant tout loisir de prêter à Antoine l’intention de communiquer plus spécifiquement diverses propositions contraires stipulant que Brutus est méprisable, que Brutus est un traître, etc. Comme la réfutation, l’antiphrase implique nécessairement une relation de contradiction entre ce qui est communiqué et ce qui est révoqué par le locuteur, relation qui peut, dans certains cas, lorsque le contexte l’autorise et pour satisfaire au principe de pertinence, entraîner inférentiellement une relation de contrariété ou de neutralité entre formes propositionnelles. Ce qu’il importe de noter sur ce point, c’est que la négation descriptive peut fort bien établir conventionnellement une relation d’opposition entre un prédicat positif et un prédicat contraire ou neutre, alors que l’antiphrase et la réfutation instaurent simplement, à la base, une relation de contradiction logique entre formes propositionnelles.
Notes
⇧1 | Cette propriété de la négation, aussi incontestable qu’inattendue, a suscité diverses tentatives d’explication. Voir à ce sujet notamment Fauconnier (1976), Anscombre et Ducrot (1983), ainsi que Rivara (1990). |
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⇧2 | Il s’agit d’un enchaînement à fonction d’une part de « rectification » (au sens de Moeschler, 1982, 92), visant à spécifier le foyer lexical d’un acte de réfutation portant sur toute une proposition, et d’autre part de « spécification », dans le sens où l’enchaînement agit rétroactivement pour limiter ce qui est exprimé dans l’énoncé négatif (limiter l’étendue de ses effets contextuels). |