chapitre 4
L’IRONIE SELON SPERBER ET WILSON
L’ironie comme mention
Selon Sperber et Wilson (1978) l’ironie ne serait pas une antiphrase mais une forme de mention pure et simple permettant au locuteur de faire écho à l’opinion de celui qu’il prend pour cible. Sperber et Wilson sont les premiers à avoir explicitement assimilé l’ironie à un fait de mention. Dans leur optique, l’ironie s’oppose à l’ensemble des tropes qui ne sont rien d’autre à leurs yeux, je le rappelle, que des énoncés ordinaires, de simples approximations. Selon eux « la métaphore joue sur une relation entre la forme propositionnelle d’un énoncé et la pensée du locuteur, [tandis que] l’ironie joue sur une relation entre la pensée du locuteur et la pensée d’un tiers » (1989, 364). Sperber et Wilson se demandent ainsi « s’il ne faut pas abandonner la notion de trope, qui recouvre la métaphore et l’ironie et les distingue radicalement des énoncés non-figurés : la notion de trope, ajoutent-ils, regroupe des phénomènes qui ne sont pas étroitement apparentés et sépare des phénomènes qui vont ensemble » (idem). Or Sperber et Wilson font ici fausse route, pour deux raisons majeures. D’une part ils ne considèrent pas que la métaphore et l’hyperbole, contrairement à de simples approximations, relèvent elles aussi du procédé de la mention. D’autre part ils simplifient abusivement l’ironie en l’assimilant à une forme de mention pure et simple. Mais avant de critiquer l’approche de Sperber et Wilson, commençons par quelques considérations relatives aux faits de mention en général et à ce qui constitue à leurs yeux les faits ironiques en particulier.
Il faut relever en premier lieu que certains philosophes et logiciens modernes ont établi une conception de la mention selon laquelle le nom de Socrate ne figurerait pas dans un énoncé comme « Socrate » a sept lettres, par exemple. Ainsi, selon Quine (1951), le nom de Boston apparaît dans l’énoncé Boston is populus, mais pas dans l’énoncé « Boston » is dissyllabic, où il est alors désigné par son propre nom, à savoir par le nom du nom de Boston. Dans le premier cas, explique Quine, un nom de ville est employé pour désigner une ville tandis que dans le second un nom de nom est employé pour désigner, ou « mentionner », un nom de ville. Les faits de mention sont ramenés, dans cette optique, à un cas particulier de désignation métalinguistique, où l’objet de la mention n’est que le référent d’une expression autonyme incorporée au métadiscours du locuteur. Le lexique métalinguistique s’étendrait ainsi à l’ensemble des termes autonymes, homophones des termes ordinaires, caractérisés à l’écrit par l’ajout des guillemets.
Une telle approche se heurte à toutes sortes de difficultés qui ont été relevées notamment par Christensen (1967) et par Searle (1972), pour ne citer que les attaques les plus virulentes dont elle a été l’objet. Non sans une certaine dérision, Searle relève notamment que, dans l’approche évoquée, le premier mot de l’énoncé « Socrate » a sept lettres « n’est pas, comme vous pourriez le penser « Socrate », mais ««Socrate»». Et, ce qui est assez difficile à saisir, ajoute ‑t-il, le mot que je viens d’écrire n’est pas ««Socrate»», mais «««Socrate»»», mot tout à fait différent, qui est à son tour nom propre du nom propre d’un nom propre, à savoir ««««Socrate»»»». Et ainsi de suite dans la hiérarchie des noms de noms de noms …» (1972, 117 ‑118). Une telle conception de la mention nous amènerait en effet non seulement à assimiler l’autonymie à une forme de métalangage, mais à instaurer également un méta-métalangage, un méta-méta-métalangage et ainsi de suite, puisqu’il est toujours possible de mentionner un mot autonyme, et un autonyme d’autonyme, en régressant ainsi à l’infini. Mis à part ce problème, déjà fort gênant, une telle analyse implique par ailleurs que si ce qui est mentionné n’est pas un simple mot mais un syntagme ou une phrase, ce qui figure alors entre guillemets ne saurait être réellement le syntagme ou la phrase en question mais le nom autonyme qui y réfère. Comme le soutient Tarski (cité par Searle, idem, 120), « les conventions fondamentales régissant l’emploi de toute langue exigent que dans tout énoncé que nous produisons à propos d’un objet, c’est le nom de l’objet qui doit être utilisé, et non l’objet lui-même. Par conséquent, ajoute-t-il, si nous voulons dire quelque chose à propos d’une phrase, nous devons utiliser le nom de cette phrase et non la phrase elle-même ». Et sans compter la difficulté de traiter en ces termes de ce qui se produit dans le discours rapporté au style direct ou indirect, où l’on serait amené à considérer que ce qui figure entre guillemets est le nom autonyme d’un discours, et respectivement qu’une phrase complétive introduite par un verbe de parole est le nom d’un contenu ou d’une forme propositionnelle. Comme le relève encore Searle, « par analogie avec la conception orthodoxe de l’emploi et de la mention, on a pu dire à tort que les propositions commençant par que sont des noms propres de propositions » (idem., 118)[1]Voir à ce sujet Rey-Debove (1978), qui défend jusqu’au bout une telle conception de la mention..
Cette conception orthodoxe de la mention se fonde sur une convention selon laquelle le langage est fait pour parler des choses en leur absence, en les désignant par le moyen de signes, et corrélativement qu’il interdit de produire (ou de reproduire) matériellement ce dont on parle. Pour Searle, « la seule réponse qu’on puisse faire à cela, c’est qu’il n’y a pas de convention fondamentale de ce genre. Certains fragments de discours, ajoute-t-il, qu’ils se présentent sous une forme orale ou visuelle, peuvent très bien apparaître dans le discours en tant qu’objet de ce discours. Un ornithologue par exemple peut très bien dire Le cri du geai de Californie est… Et ce qui complète la phrase est un cri, et non le nom propre d’un cri » (idem). Cette dernière conception de la mention — sur laquelle se fondent implicitement Sperber et Wilson et que je reprends également à mon compte — stipule que les faits de mention consistent à montrer ce dont on parle, à le reproduire matériellement pour y faire écho si l’on préfère. Le nom de Socrate apparaît alors aussi bien dans un énoncé comme Socrate est un philosophe grec, par exemple, que dans un énoncé comme « Socrate » a sept lettres. Nous admettrons simplement que ce nom est « employé » dans le premier cas pour désigner Socrate, et « mentionné » dans le second pour faire matériellement écho au référent de l’énoncé « Socrate » a sept lettres, à savoir au nom de Socrate en tant que « type » (vs « token »), ou encore à une autre occurrence de ce nom dans le discours d’autrui. Outre les mentions onomatopéiques qui permettent de faire écho à toute espèce de manifestation sonore et notamment au cri du geai de Californie, le discours permet de faire écho soit à une forme purement linguistique comme le nom de Socrate ou n’importe quel autre mot ou syntagme que l’on prend pour objet de son discours, soit encore à un discours objet par le procédé du style direct ou indirect. Comparons à ce sujet les exemples suivants (je souligne les segments mentionnés :
(47) Mme Cottard prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire « des amis à nous », « une de mes amies », par distinction, sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une personne qui ne nomme que qui elle veut. (Proust, A la Recherche du temps perdu)
(48) « Ah ! je ne sais pas, c’est bien possible », dit Françoise qui était là et qui entendait pour la première fois le nom de Charcot comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l’empêchait nullement de dire : « C’est possible ». (Proust, A la Recherche du temps perdu)
(49) Lui : Au fond, ce que je supporte le plus mal, c’est une femme qui bricole. Je sais ce que tu vas me dire. Que je suis le contraire des hommes de ma génération, c’est bien possible, et je ne m’en plains pas. Des types mous et maladroits qui s’extasient devant une femme qui sait réparer une prise de courant. (Sallenave, Conversations conjugales)
Ainsi détaché de son contexte, l’exemple (47) est ambigu. Si l’on considère que le narrateur fait écho aux réponses adressées par madame Cottard à différents interlocuteurs qui lui auraient demandé, par exemple, qui elle désirait inviter à un dîner, il faut alors admettre que l’objet de la mention est un discours, rapporté au style direct. Dans ces conditions le passage en question pourrait être paraphrasé comme suit, au style indirect : Madame Cottard prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire qu’elle désirait inviter des amis à eux, une de ses amies, par distinction […]. Or cette paraphrase ne correspond aucunement, dans le contexte de ce passage, à ce qui est communiqué par le narrateur qui ne concerne pas un propos de madame Cottard mais uniquement son amour des expressions indéfinies au détriment des noms propres. Aucun énoncé n’est ici mentionné et commenté métadiscursivement par le narrateur. Sous couvert de cette dernière interprétation, il faut considérer que les segments mentionnés visent à faire écho à certaines formes purement linguistiques qui caractérisent l’idiolecte de madame Cottard.
En (48) par contre, le propos du narrateur peut être paraphrasé au style indirect : Françoise dit qu’elle ne savait pas, que c’était bien possible […]. Mais cela ne l’empêchait nullement de dire que c’était possible, ce qui signifie que l’objet de la mention est un discours et non, comme dans l’exemple précédent, une série d’unités purement linguistiques. La mention porte alors non seulement sur la forme linguistique des propos de Françoise (comme en témoignent les marques de première personne), mais aussi sur ce qui s’y trouve exprimé, sur leur forme propositionnelle associée à un ensemble d’effets contextuels. Lorsque la mention est directe, le locuteur prétend reproduire en écho à la fois le contenu et la forme linguistique d’un discours objet. Lorsque la mention est indirecte en revanche, comme en (49), non seulement les marques de personne mais l’ensemble des propriétés linguistiques de ce qui est mentionné peut être mis au compte du locuteur responsable de la mention. Le locuteur reformule alors le propos mentionné dans ses propres termes, sans leur attribuer de forme linguistique et généralement sans en restituer le contenu à la lettre. Par le moyen d’une reformulation qui instaure une relation de plus ou moins grande ressemblance propositionnelle (au sens de Sperber et Wilson) à l’égard d’un discours objet, le style indirect consiste à reproduire approximativement le seul contenu de ce discours, détaché de toute forme linguistique, en produisant un ensemble d’effets qui recoupe partiellement ce qui est imputé à autrui.
Qu’il s’agisse d’échos directs ou indirects, les faits de mention peuvent être par ailleurs explicites ou implicites. Dans le premier cas le locuteur affirme explicitement, par le moyen d’un verbe de parole et d’une prédication métadiscursive, que ce qui est exprimé dans la mention vise à faire écho au discours ou à l’opinion d’autrui. Lorsque la mention est implicite en revanche, comme dans l’exemple suivant, le locuteur n’explicite pas que ce qui est mentionné vise à faire écho à un discours ou à un point de vue imputé à autrui. Dans le passage en question, après que leurs pères se sont retirés pour laisser leurs enfants finir de tergiverser et décider ensemble de leur union, Damis fait ainsi écho à un énoncé de M. Orgon sans éprouver le besoin de le préciser explicitement :
(50) M. Orgon : […] Monsieur Ergaste, les gens de notre âge effarouchent les éclaircissements ; promenons-nous de notre côté ; pour vous, mes enfants, qui ne vous haïssez pas, je vous donne deux jours pour terminer vos débats ; après quoi je vous marie ; et ce sera dès demain, si on me raisonne. Ils se retirent.
Damis : « Dès demain, si on me raisonne ! » Eh bien ! Madame, dans ce qui vient de se passer, j’ai fait du mieux que j’ai pu ; j’ai tâché, dans mes réponses, de ménager vos dispositions et la bienséance ; mais que pensez-vous de ce qu’ils disent ? (Marivaux, Les serments indiscrets)
Dans ce cas la mention est directe car Damis restitue la forme linguistique d’un énoncé de M. Orgon, comme en témoigne une marque de première personne, mais les faits de mention implicite peuvent être également indirects si le locuteur ne tient qu’à restituer approximativement la forme propositionnelle du discours objet. Ainsi dans l’exemple suivant, après avoir rapporté explicitement et directement les propos du rédacteur en chef d’Entreprises romandes , le journaliste y fait implicitement et indirectement écho en les résumant d’une manière laconique (je ne souligne ici que ce qui est implicitement mentionné au style indirect) :
(51) Le rédacteur en chef d’Entreprises romandes, le fameux périodique patronal, publie cette prose cynique qu’il faut verser aux annales : « Même si d’aucuns font semblant de ne pas le savoir et d’autres ne sont pas assez avisés pour s’en rendre compte, nous profitons tous et largement de ces richesses créées par des affaires dont les méandres échappent plus ou moins au commun des mortels, sans pour autant, d’ailleurs, qu’elles soient franchement criminelles ou même à la limite. […] Malgré les vertus que les habitants de ce pays se plaisaient naguère encore à se reconnaître, on est désolé de devoir affirmer que ce n’est pas au premier chef le travail de l’ouvrier et de l’employé suisses, si qualifiés et responsables soient-ils, qui fait la différence avec nombre de pays a priori aussi bien armés que le nôtre pour se distancer du peloton dans la course au produit par tête de pipe…». Bref, si nous sommes riches, c’est grâce aux fortunes douteuses qui se réfugient chez nous. (L’Hebdo)
Nous reviendrons plus scrupuleusement, à propos de l’ironie, en particulier sur les faits de mention implicite indirecte. Il suffit de retenir pour l’instant que lorsque le locuteur fait écho aux propos de son interlocuteur ou d’un tiers (explicitement ou implicitement, directement ou indirectement), les effets contextuels qui sont alors associés à ce qui est mentionné ne sont que l’objet de ce qui est communiqué par le locuteur responsable de la mention. Dans tous les exemples qui précèdent, le locuteur ne cherche donc pas à informer de ce qui est mentionné, à le communiquer si l’on préfère, mais à communiquer métadiscursivement quelque chose à propos de ce qui est mentionné. En (51) par exemple, en dépit de certaines apparences formelles, le journaliste ne prétend pas informer son lecteur du fait que les Suisses sont riches grâce aux fortunes douteuses qui se réfugient chez eux mais du fait que c’est là le point de vue du rédacteur en chef d’Entreprises romandes, ce qui est évidemment tout à fait différent. On peut faire écho à un discours ou à une simple opinion simplement pour informer son interlocuteur de ce qu’autrui a dit ou pensé ou pour faire valoir une certaine attitude, d’accord ou de désaccord par exemple, à l’égard de ce qui est exprimé dans la mention. Selon Sperber et Wilson, on peut mentionner un discours ou une pensée « pour véhiculer toute une gamme d’attitudes et d’émotions allant de l’acceptation et de l’approbation sans réserve jusqu’au rejet et à la désapprobation absolus » (1989, 359–360). Les procédés du style direct et indirect ont de ce point de vue leurs avantages respectifs. Consistant à faire écho non seulement au contenu mais à la forme linguistique du discours objet, le style direct permet notamment au locuteur de véhiculer des informations relatives à cette forme, c’est-à-dire de caractériser métadiscursivement non seulement le contenu mais le niveau de langue, la manière de parler, jusqu’au ton et à la mimique d’un personnage à l’oral. Quant au style indirect, son principal avantage est d’axer sur le seul contenu du discours d’autrui ce qui est communiqué par le locuteur responsable de la mention, contenu que ce dernier peut alors synthétiser ou au contraire développer à sa guise, de manière à stigmatiser ce qu’il cherche à communiquer métadiscursivement[2]Les considérations qui précèdent, relatives aux faits de mention en général et aux mentions de discours en particulier sont développées dans Perrin (1994)..
Pour Sperber et Wilson — et sur ce point leur analyse me semble irréprochable — l’ironie peut être définie comme une forme d’écho implicite visant à manifester une attitude dépréciative, un désaccord du locuteur à l’égard d’une opinion ou d’un propos qu’il prend pour cible, en même temps que toute personne réelle ou fictive, identifiée comme susceptible de tenir un propos analogue ou encore de partager une telle opinion. Voici un extrait de leur premier article sur l’ironie :
[…] toutes les ironies sont interprétées comme des mentions ayant un caractère d’écho : écho plus ou moins lointain, de pensées ou de propos, réels ou imaginaires, attribués ou non à des individus définis. […] Nous soutenons que toutes les ironies […] peuvent être décrites comme des mentions (généralement implicites) de proposition ; ces mentions sont interprétées comme l’écho d’un énoncé ou d’une pensée dont le locuteur entend souligner le manque de justesse ou de pertinence. […] Dans cette conception, une ironie a naturellement pour cible les personnes ou les états d’esprit, réels ou imaginaires, auxquels elle fait écho. (1978, 408–411)
Même si Sperber et Wilson (1989) prennent soin de préciser dans le passage suivant que l’ironie ne tient pas à « un sous-ensemble bien défini d’attitudes ironiques ou [à] un sous-ensemble bien défini d’énoncés ironiques exprimant ces attitudes », parmi les faits de mentions l’ironie se caractériserait néanmoins essentiellement par le fait qu’elle vise à manifester une attitude dépréciative, un désaccord du locuteur à l’égard du discours ou de l’opinion qu’il prend pour cible :
L’attitude manifestée par un énoncé ironique est toujours de l’ordre du rejet ou de la désapprobation. Le locuteur se dissocie de l’opinion à laquelle il fait écho et indique qu’il ne la partage pas. Il peut même être évident, étant donné les circonstances, que le locuteur a lui-même une opinion contraire à l’opinion exprimée. […] Il n’y a sans doute pas lieu de se demander en quoi consistent exactement les attitudes de rejet ou de désapprobation propres à l’ironie verbale. La colère, l’indignation et l’irritation font-elles partie des attitudes que l’ironie peut servir à manifester ? Il nous semble qu’une telle question ne présente qu’un intérêt terminologique. […] Nous ne voyons aucune raison de penser qu’il existe un sous-ensemble bien défini d’attitudes ironiques ou un sous-ensemble bien défini d’énoncés ironiques exprimant ces attitudes. On a plutôt affaire à une gradation comportant différentes combinaisons d’attitudes et d’émotions. Il existe en fait une grande variété de cas limites qui ne tombent dans aucune des catégories usuelles. L’ironie n’est pas une espèce naturelle. (1989, 359–360)
Une telle conception de l’ironie ne permet évidemment pas et n’a pas pour but de concevoir l’ironie, même accessoirement, comme une antiphrase. Même si Sperber et Wilson ne contestent pas que l’ironie puisse véhiculer notamment « une opinion contraire à l’opinion exprimée », il n’y a pas alors pour autant antiphrase, au sens entendu précédemment, car il n’est en rien stipulé dans leur définition que ce qui est exprimé ironiquement est avant tout prétendument employé et communiqué par l’ironiste. Dans leur optique, l’ironie ne consiste pas à communiquer une pensée par antiphrase, car ce qui est exprimé dans l’énoncé est purement et simplement mentionné par le locuteur. Même en admettant que l’ironie consiste accessoirement à faire entendre l’opposé de ce que le locuteur exprime, on ne peut en effet parler d’antiphrase — au sens entendu précédemment — que si l’on suppose que le locuteur prétend hypocritement employer et communiquer l’opinion qu’il impute à celui qu’il prend pour cible. L’approche de Sperber et Wilson exclut d’emblée la possibilité de rendre compte non seulement de l’antiphrase mais de tout ce qui a trait au paradoxe, au double jeu énonciatif contradictoire qui caractérise l’ironie. Nous reviendrons sur ce point au chapitre suivant lorsqu’il s’agira de défendre une conception de l’ironie comme emploi prétendu, ou simulé, consistant paradoxalement à faire écho à un point de vue que l’on disqualifie dans le but de prendre quelqu’un pour cible et de communiquer son propre point de vue par antiphrase. Observons néanmoins qu’il n’est pas étonnant que Sperber et Wilson en arrivent à conclure, à tort à mon avis, que l’ironie « n’est pas une espèce naturelle », car ce qui la caractérise n’est évidemment pas dû à « un sous-ensemble bien défini d’attitudes ironiques ou [à] un sous-ensemble bien défini d’énoncés ironiques exprimant ces attitudes ». Nous le verrons bientôt, le propre de l’ironie ne tient pas au fait de mentionner un point de vue que le locuteur cherche à disqualifier mais au paradoxe qui en découle, compte tenu des prétentions énonciatives apparentes du locuteur.