Com­ment l’ironie vise une cible

Si l’approche de Sper­ber et Wil­son, comme nous le ver­rons bien­tôt, ne par­vient pas à sai­sir ce qui carac­té­rise spé­ci­fi­que­ment l’ironie par­mi les faits de men­tion en géné­ral et les pro­cé­dés tro­piques en par­ti­cu­lier, il faut gar­der à l’esprit qu’elle a néan­moins cer­tains avan­tages que ne pré­sentent ni les concep­tions stric­te­ment lexi­co- séman­tiques de l’ironie comme trans­fert concep­tuel, ni même les concep­tions plus récentes, comme celle de Ker­brat-Orec­chio­ni, qui assi­milent l’ironie à une figure de pen­sée par anti­phrase déva­lo­ri­sante. Sper­ber et Wil­son (1978) sou­tiennent avec rai­son que leur concep­tion de l’ironie comme men­tion per­met d’éclairer dif­fé­rents aspects du phé­no­mène que d’autres approches ont par­fois évo­qués mais dont elles ont tou­jours été inca­pables de rendre compte. Même si l’on admet par consé­quent que l’ironie ne tient pas à un fait de men­tion pure et simple et relève, comme nous le ver­rons, d’un double jeu énon­cia­tif contra­dic­toire, l’hypothèse selon laquelle cette der­nière consiste à faire écho à un dis­cours ou à un point de vue que l’ironiste prend pour cible me paraît néan­moins incon­tour­nable, notam­ment pour rendre compte de la raille­rie sys­té­ma­ti­que­ment pré­sente dans l’ironie. Je reviens donc sur cette ques­tion qui a déjà été som­mai­re­ment trai­tée au cha­pitre 3.

Pour Ker­brat ‑Orec­chio­ni, nous l’avons vu, la raille­rie iro­nique tient au conte­nu véhi­cu­lé à tra­vers une anti­phrase consis­tant à déva­lo­ri­ser l’objet qu’elle prend pour cible. Une telle hypo­thèse est immé­dia­te­ment contre­dite par le fait que toute anti­phrase ne consiste pas néces­sai­re­ment à déva­lo­ri­ser son objet et que, de toute façon, même dans ce cas, l’ironie qui la sous-tend ne prend pas néces­sai­re­ment l’objet en ques­tion pour cible. Pour rendre compte du fait que l’ironie est raille­rie, il faut impé­ra­ti­ve­ment renon­cer à évo­quer ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase et cher­cher une expli­ca­tion du côté de ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment. Même s’il peut en effet se trou­ver qu’une iro­nie consiste acces­soi­re­ment à railler celui qui par ailleurs est dépré­cié par anti­phrase, la raille­rie n’est aucu­ne­ment tri­bu­taire de cette dépré­cia­tion qui ne relève pas, quant à elle, de ce qui est expri­mé lit­té­ra­le­ment mais uni­que­ment de ce qui est com­mu­ni­qué figurément.

A la rigueur, s’il fal­lait abso­lu­ment cher­cher à régler la ques­tion de la raille­rie dans le cadre d’une concep­tion de l’ironie comme figure de pen­sée par simple anti­phrase, une solu­tion consis­te­rait à admettre que l’ironiste, en pré­ten­dant employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime, tourne en déri­sion toute per­sonne sus­cep­tible de prendre cette pré­ten­tion au sérieux et par consé­quent de ne pas per­ce­voir la faus­se­té, l’absurdité de ce qu’il exprime. En affir­mant, comme Cicé­ron, que l’ironie consiste « par une raille­rie conti­nue, dis­si­mu­lée sous un ton sérieux, à par­ler autre­ment que l’on ne pense » (Le Guern, 1976, 51) ou encore, comme Fon­ta­nier, « qu’elle consiste à dire, par manière de raille­rie, tout le contraire de ce que l’on pense ou de ce que l’on veut faire pen­ser » (1976, 200), cer­tains rhé­to­ri­ciens ont ain­si pres­sen­ti une concep­tion selon laquelle l’ironie consis­te­rait à railler celui qui pren­drait au sérieux les pré­ten­tions énon­cia­tives et com­mu­ni­ca­tives du locu­teur. Cette solu­tion est net­te­ment pré­fé­rable à la pré­cé­dente car elle per­met de défi­nir la raille­rie iro­nique à par­tir de ce qui est expri­mé et pré­ten­du­ment com­mu­ni­qué lit­té­ra­le­ment plu­tôt qu’à par­tir de ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment. Mais elle pré­sente cepen­dant l’inconvénient de ne pas per­mettre d’assimiler celui que l’ironiste prend pour cible et celui à qui il s’adresse. L’ironisé doit alors être néces­sai­re­ment dis­so­cié du des­ti­na­taire de l’ironie, qui bien enten­du ne prend pas au sérieux les pré­ten­tions du locu­teur et par consé­quent ne sau­rait inter­pré­ter lit­té­ra­le­ment ce qui est expri­mé iro­ni­que­ment. Le simple fait de per­ce­voir et d’interpréter cor­rec­te­ment une iro­nie, dans cette optique, aurait immé­dia­te­ment pour consé­quence de pla­cer l’interprète hors d’atteinte de la raille­rie, de neu­tra­li­ser ou tout au moins d’atténuer la valeur offen­sive de l’ironie à son égard. Or il faut admettre que l’ironie consiste sou­vent à prendre pour cible celui qui en est éga­le­ment le véri­table des­ti­na­taire, et ceci sans que sa valeur de raille­rie ne soit en rien affai­blie. Dans l’exemple (28) notam­ment, ana­ly­sé au cha­pitre pré­cé­dent, Rameau est à la fois le des­ti­na­taire et la cible de l’ironie du Phi­lo­sophe et sa capa­ci­té à per­ce­voir et à inter­pré­ter une telle iro­nie ne dimi­nue en rien son rôle de vic­time. C’est le cas éga­le­ment dans l’exemple sui­vant, comme en témoigne la réplique de Léo :

(52) Yvonne : Il n’y a rien d’extraordinaire à ce que des maniaques, des fous, des roma­ni­chels, des voleurs d’enfants, une famille qui habite une roulotte…
Léo : Tu plai­santes, Yvonne, parce que j’ai dit que vous habi­tiez une rou­lotte. Mais c’est exact. Je le répète. Et il est exact aus­si que vous êtes des fous. (Coc­teau, Les Parents ter­ribles)

Cet exemple fait res­sor­tir la fai­blesse des deux solu­tions envi­sa­gées pré­cé­dem­ment pour rendre compte de la façon dont l’ironie vise une cible, solu­tions res­pec­ti­ve­ment fon­dées sur une concep­tion de l’ironie comme anti­phrase déva­lo­ri­sante et comme mys­ti­fi­ca­tion de celui qui est raillé. D’une part en effet l’antiphrase ne consiste pas dans ce cas à déva­lo­ri­ser son objet (le mode de vie d’Yvonne et de sa famille) qui de toute façon n’est pas pris pour cible de l’ironie d’Yvonne. D’autre part la raille­rie dont Léo­nie fait l’objet n’est en rien atté­nuée par le fait que cette der­nière (la sœur d’Yvonne) est éga­le­ment la des­ti­na­trice de l’ironie. Contrai­re­ment à la pré­cé­dente, cette seconde expli­ca­tion a certes le mérite d’identifier cor­rec­te­ment la cible de l’ironie (qui n’est pas for­cé­ment déva­lo­ri­sée par anti­phrase), mais elle a l’inconvénient de ne pas pou­voir expli­quer que la raille­rie est géné­ra­le­ment d’autant plus cruelle que l’ironie s’adresse pré­ci­sé­ment à celui qu’elle prend pour cible. Pour rendre compte de la raille­rie qui est en jeu dans l’ironie, il faut impé­ra­ti­ve­ment s’en remettre à l’explication de Sper­ber et Wil­son et admettre que cette com­po­sante tient exclu­si­ve­ment au fait que l’ironie consiste à faire indi­rec­te­ment écho au dis­cours ou au point de vue de celui qui est raillé, dis­qua­li­fié par l’ironiste.

On peut ain­si non seule­ment iden­ti­fier la cible de l’ironie, mais ana­ly­ser la nature de la raille­rie sans impli­quer que l’ironisé doive néces­sai­re­ment se lais­ser abu­ser par les pré­ten­tions de l’ironiste. L’analyse de Sper­ber et Wil­son n’implique même pas que l’ironisé soit pré­sen­té comme sus­cep­tible d’avoir pu assu­mer à la lettre ce qui est expri­mé dans l’énoncé. S’il peut arri­ver occa­sion­nel­le­ment que l’ironiste se contente de refor­mu­ler mot pour mot le dis­cours auquel il fait écho, s’il n’est pas exclu que l’ironisé prenne par­fois même au sérieux les pré­ten­tions de l’ironiste, le pro­cé­dé de la raille­rie n’impose nul­le­ment que de telles condi­tions soient satis­faites. L’exemple pré­cé­dent fait appa­raître que l’ironie d’Yvonne ne consiste ni à pré­sen­ter Léo comme sus­cep­tible de prendre au sérieux ses pré­ten­tions énon­cia­tives et com­mu­ni­ca­tives, ni même à repro­duire mot pour mot ses pro­pos anté­rieurs où il n’était pas ques­tion, comme elle le pré­cise, de maniaques et de fous mais seule­ment d’une rou­lotte. Léo confirme dans sa réponse que si elle est visée par l’ironie d’Yvonne, c’est seule­ment par le biais d’une allu­sion très indi­recte à ses pro­pos antérieurs.

Il n’est pas inutile de pré­ci­ser que pour faire res­sor­tir le carac­tère poten­tiel­le­ment indi­rect de la men­tion en géné­ral et donc de la men­tion iro­nique en par­ti­cu­lier, Sper­ber et Wil­son (1989) ont éla­bo­ré récem­ment la notion d’«usage inter­pré­ta­tif ». Plu­tôt que de par­ler d’«emploi » et de « men­tion », Sper­ber et Wil­son parlent aujourd’hui d’«usage des­crip­tif » et d’«usage inter­pré­ta­tif » d’une forme pro­po­si­tion­nelle, selon que le locu­teur cherche à repré­sen­ter le monde et à com­mu­ni­quer ce qu’il exprime ou au contraire à « inter­pré­ter » plus ou moins fidè­le­ment une pen­sée ou un pro­pos qu’il prend pour objet de ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer. Dans le second cas, le locu­teur n’est aucu­ne­ment tenu de repro­duire à la lettre ce qu’a dit ou pen­sé autrui. Il suf­fit que ce qu’il exprime entre­tienne une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle plus ou moins mar­quée à l’égard de ce qui est sup­po­sé avoir été dit ou pen­sé, qu’il par­tage un cer­tain nombre d’effets contex­tuels avec le dis­cours ou le point de vue d’autrui, pour que l’usage inter­pré­ta­tif d’une forme pro­po­si­tion­nelle puisse être envi­sa­gé[1]Sper­ber et Wil­son parlent main­te­nant d”«interprétation au second degré » (1989, 356) pour dési­gner ce qu’ils enten­daient pré­cé­dem­ment par « men­tion ». Pour bien sai­sir ce der­nier point, il faut se repor­ter supra, au cha­pitre 1, où il est pré­ci­sé que fon­da­men­ta­le­ment, selon Sper­ber et Wil­son, n’im­porte quel énon­cé est une « inter­pré­ta­tion » plus ou moins fidèle, plus ou moins « lit­té­rale », d’une pen­sée du locu­teur. En ver­tu du prin­cipe de per­ti­nence, le locu­teur est de toute façon ame­né à « inter­pré­ter » sa propre pen­sée en expli­ci­tant une pro­po­si­tion qui « res­semble » … Conti­nue rea­ding. Pour plus de sim­pli­ci­té ter­mi­no­lo­gique — et en par­ti­cu­lier pour ne pas créer de confu­sion autour de la notion d’interprétation, réser­vée jusqu’ici à l’interprète — je conti­nue­rai à par­ler de « men­tion » plu­tôt que d’«usage inter­pré­ta­tif d’une forme pro­po­si­tion­nelle », étant enten­du que les faits de men­tion aux­quels Sper­ber et Wil­son assi­milent l’ironie sont géné­ra­le­ment plus ou moins indi­rects. Ain­si dans l’exemple sui­vant l’ironie d’Acaste évo­lue pro­gres­si­ve­ment vers des refor­mu­la­tions de plus en plus indi­rectes des pro­pos de Cli­tandre (Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même) :

(53) Cli­tandre : Tu penses donc, Mar­quis, être fort bien ici ?
Acaste : J’ai quelque lieu, Mar­quis, de le pen­ser ainsi.
Cli­tandre : Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême ; / Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.
Acaste : Il est vrai, je me flatte et m’aveugle en effet.
Cli­tandre : Mais qui te fait juger ton bon­heur si parfait ?
Acaste : Je me flatte.
Cli­tandre : Sur quoi fon­der tes conjectures ?
Acaste : Je m’aveugle.
Cli­tandre : En as-tu des preuves qui soient sûres ?
Acaste : Je m’abuse, te dis-je.
Cli­tandre : Est-ce que de ses vœux / Céli­mène t’a fait quelques secrets aveux ?
Acaste : Non, je suis maltraité.
Cli­tandre : Réponds-moi, je te prie.
Acaste : Je n’ai que des rebuts.
Cli­tandre : Lais­sons la raille­rie, / Et me dis quel espoir on peut t’avoir donné.
Acaste : Je suis le misé­rable, et toi le for­tu­né : / On a pour ma per­sonne une aver­sion grande, / Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende. (Molière, Le Misan­thrope).

Après avoir repro­duit qua­si­ment mot pour mot les pro­pos de celui qu’il prend pour cible, Acaste se contente ensuite de faire impli­ci­te­ment écho au seul conte­nu pro­po­si­tion­nel des pro­pos en ques­tion en met­tant pro­gres­si­ve­ment en jeu un ensemble d’effets contex­tuels qui finit par outre­pas­ser lar­ge­ment la pen­sée préa­la­ble­ment for­mu­lée par Cli­tandre, mais sans ces­ser pour autant d’entretenir à son égard une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle qui per­met à Acaste de prendre Cli­tandre pour cible de son iro­nie. En sti­pu­lant que l’ironie consiste à faire indi­rec­te­ment écho au dis­cours ou au point de vue de celui qui est pris pour cible, Sper­ber et Wil­son nous donnent ain­si les moyens d’expliquer qu’elle per­mette de railler quelqu’un, non seule­ment sans lui cacher qu’on le raille, mais même sans lui impu­ter mot pour mot ce qu’on exprime. Ce qui est alors essen­tiel, pour iden­ti­fier la cible d’une iro­nie, ce n’est pas de mettre la main sur un indi­vi­du sus­cep­tible d’avoir pris mot pour mot à son compte ou d’interpréter lit­té­ra­le­ment ce qui est expri­mé, mais bien de per­ce­voir l’énoncé en ques­tion comme fai­sant indi­rec­te­ment écho à un dis­cours ou à un point de vue que le locu­teur rejette et désap­prouve, tout en condam­nant a for­tio­ri qui­conque serait sus­cep­tible de le sou­te­nir ou de l’avoir sou­te­nu même sous une forme plus nuan­cée. Dans l’optique de Sper­ber et Wil­son, l’ironiste ne s’en prend pas néces­sai­re­ment direc­te­ment à un indi­vi­du capable d’interpréter sérieu­se­ment ou d’énoncer mot pour mot ce qu’il exprime, il s’en prend géné­ra­le­ment indi­rec­te­ment à un dis­cours ou à un point de vue proche de ce qu’il exprime, mais qu’il prend soin de pré­sen­ter le plus sou­vent sous une forme tout à fait inac­cep­table, même pour celui qu’il prend pour cible.

En décri­vant l’ironie comme un fait de men­tion indi­recte sus­cep­tible de por­ter sur la simple forme pro­po­si­tion­nelle d’un dis­cours ou d’une opi­nion, Sper­ber et Wil­son nous donnent de sur­croît les moyens de rendre compte du fait que si tout énon­cé iro­nique est l’objet d’une énon­cia­tion et réa­lise de ce fait un acte illo­cu­toire, non seule­ment un tel énon­cé ne fait pas néces­sai­re­ment écho à un acte illo­cu­toire iden­tique lorsque l’ironie prend pour cible un dis­cours, mais même ne fait aucu­ne­ment écho à un acte illo­cu­toire lorsqu’elle prend pour cible une simple opi­nion qui n’a pas fait l’objet d’une énon­cia­tion pré­ci­sé­ment défi­nie. Consi­dé­rons à ce sujet l’exemple sui­vant, déjà abor­dé au cha­pitre pré­cé­dent à pro­pos de l’antiphrase :

(29) Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Cela ne fait rien à l’affaire.
Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Et que diable, lais­sons là mon enfant et son âge, et reve­nons aux maîtres qu’elle aura.
Lui : Par­dieu ! je ne sache rien de si têtu qu’un phi­lo­sophe. En vous sup­pliant très hum­ble­ment, ne pour­rait-on savoir de mon­sei­gneur le phi­lo­sophe quel âge à peu près peut avoir made­moi­selle sa fille ? (Dide­rot, Le Neveu de Rameau)

Pour rendre compte de l’ironie mise en jeu par la der­nière ques­tion de Rameau et plus pré­ci­sé­ment de sa facul­té de viser une cible, il faut admettre qu’elle consiste à pro­duire un cer­tain nombre d’effets capables de recou­per un pré­ten­du sen­ti­ment de supé­rio­ri­té que Rameau impute au Phi­lo­sophe, mais ceci évi­dem­ment sans l’accuser d’avoir expri­mé ce sen­ti­ment à tra­vers une ques­tion por­tant sur l’âge de sa fille. L’ironie de Rameau ne consiste ni à pré­sen­ter son inter­lo­cu­teur comme sus­cep­tible de prendre au sérieux ce qu’il exprime au sujet de sa pré­ten­due supé­rio­ri­té, ni à lui impu­ter la ques­tion qui lui est adres­sée, mais seule­ment à faire très indi­rec­te­ment écho aux rebuf­fades de son inter­lo­cu­teur qu’il inter­prète comme une façon détour­née de le prendre de haut, de mani­fes­ter un cer­tain mépris à son égard. Encore une fois, compte tenu de ce type d’exemple, seule l’approche de Sper­ber et Wil­son per­met d’expliquer com­ment l’ironie vise une cible.

Afin de rendre jus­tice sur ce point à leur ana­lyse, je pré­cise encore qu’elle per­met par ailleurs d’expliquer d’autres aspects de l’ironie comme le fait qu’elle consiste plus fré­quem­ment à expri­mer un juge­ment favo­rable que défa­vo­rable, et cor­ré­la­ti­ve­ment à com­mu­ni­quer par anti­phrase plu­tôt un juge­ment défa­vo­rable que favo­rable. Selon Sper­ber et Wil­son, si l’ironie consiste sou­vent à dire le bien — et cor­ré­la­ti­ve­ment pour nous à faire entendre le mal à tra­vers une anti­phrase déva­lo­ri­sante — c’est que les juge­ments cri­tiques sont plus géné­ra­le­ment atta­chés à des opi­nions par­ti­cu­lières, non asso­ciées à des points de vue géné­raux ou à des lieux com­muns, et ne sont ain­si dis­po­nibles, comme cibles poten­tielles d’une iro­nie, que lorsqu’ils ont été effec­ti­ve­ment sou­te­nus par quelqu’un[2]Une telle hypo­thèse est déve­lop­pée en détail et illus­trée expé­ri­men­ta­le­ment par Kreuz et Gluks­berg (1989), à par­tir de leur « echoic remin­der theo­ry of ver­bal iro­ny » qui est sur ce point tout à fait en accord avec l’analyse de Sper­ber et Wil­son. :

[…] cette asy­mé­trie se com­prend aisé­ment dans la concep­tion avan­cée ici. En effet les normes sont géné­rales, par­ta­gées, sans cesse invo­quées et donc tou­jours assez pré­sentes à l’esprit pour que leur men­tion prenne le carac­tère d’un écho. Au contraire les juge­ments cri­tiques sont par­ti­cu­liers ; leur men­tion ne fait qu’occasionnellement écho à un sou­ve­nir. Ain­si il est tou­jours pos­sible de dire iro­ni­que­ment d’un échec C’est une réus­site !, car toute action com­porte l’espoir de son accom­plis­se­ment. Mais pour dire d’une réus­site C’est un échec ! sans que l’ironie tombe à plat, il convient que les inter­lo­cu­teurs aient en mémoire des doutes sur la réus­site, aux­quels l’ironie ferait écho. En face d’une réa­li­té impar­faite on peut tou­jours men­tion­ner iro­ni­que­ment la norme ; en face d’une réa­li­té par­faite, il faut pou­voir évo­quer le sou­ve­nir d’une crainte ou d’un doute pour que la men­tion d’un juge­ment dépré­cia­tif ait valeur d’ironie. (1978, 410)

Un autre inté­rêt de l’analyse de Sper­ber et Wil­son tient au fait qu’elle per­met d’expliquer l’étroite paren­té sou­vent rele­vée, mais jamais clai­re­ment défi­nie, entre iro­nie et paro­die[3]Voir notament Hut­cheon (1978 et 1981).. Selon Sper­ber et Wil­son, « la paren­té et les dif­fé­rences entre iro­nies et paro­dies, de même que l’existence de cas inter­mé­diaires, sont à expli­quer par le fait que […] les paro­dies sont appa­ren­tées au style direct comme les iro­nies le sont au style indi­rect libre » (1978, 409). Si en effet l’ironie consiste à faire indi­rec­te­ment écho à un dis­cours ou à un point de vue qu’elle prend pour cible, on peut alors admettre que la paro­die est une forme d’ironie qui consiste à faire écho non seule­ment à la forme pro­po­si­tion­nelle mais aus­si par­tiel­le­ment à la forme lin­guis­tique d’un dis­cours. La paro­die ne serait ain­si qu’une forme par­ti­cu­lière d’ironie qui s’en prend non seule­ment au conte­nu mais éga­le­ment à la forme lin­guis­tique du dis­cours qu’elle prend pour cible et devrait donc être appa­ren­tée à un écho direct ou par­tiel­le­ment direct.

Un autre avan­tage encore de l’analyse de Sper­ber et Wil­son a trait au chan­ge­ment de registre sty­lis­tique qui accom­pagne par­fois l’ironie et qui s’explique aisé­ment si l’on admet que cette der­nière consiste à faire écho au dis­cours ou au point de vue d’autrui. Dans l’exemple (29) notam­ment le chan­ge­ment de style est très sen­sible. L’ironie du Neveu s’accompagne en effet d’un style pom­peux qui contraste net­te­ment avec la sobrié­té tran­chante des pro­pos sérieux qui pré­cèdent. Or il est tout à fait aisé d’en rendre compte, en consi­dé­rant que le Neveu fait alors non seule­ment écho à une opi­nion mais à une forme lin­guis­tique, à un style empha­tique, éga­le­ment impu­té au phi­lo­sophe. A tra­vers l’ironie du Neveu, le Phi­lo­sophe est accu­sé non seule­ment de se croire supé­rieur mais encore de recou­rir au style gran­di­lo­quent et affec­té qui accom­pagne ce pré­ten­du sen­ti­ment de supériorité.

 

Notes

Notes
1 Sper­ber et Wil­son parlent main­te­nant d”«interprétation au second degré » (1989, 356) pour dési­gner ce qu’ils enten­daient pré­cé­dem­ment par « men­tion ». Pour bien sai­sir ce der­nier point, il faut se repor­ter supra, au cha­pitre 1, où il est pré­ci­sé que fon­da­men­ta­le­ment, selon Sper­ber et Wil­son, n’im­porte quel énon­cé est une « inter­pré­ta­tion » plus ou moins fidèle, plus ou moins « lit­té­rale », d’une pen­sée du locu­teur. En ver­tu du prin­cipe de per­ti­nence, le locu­teur est de toute façon ame­né à « inter­pré­ter » sa propre pen­sée en expli­ci­tant une pro­po­si­tion qui « res­semble » plus ou moins à ce qu’il a à l’es­prit (i.e. dont les effets contex­tuels recoupent en par­tie ce qu’il a à l’es­prit). Dans cette pers­pec­tive, les faits de men­tion sont donc des faits d”«interprétation au second degré » puisque tout énon­cé vise d’a­bord à « inter­pré­ter » une pen­sée du locu­teur, « inter­pré­ta­tion » qui peut ser­vir à repré­sen­ter un état de chose lorsque ce qui est expri­mé est employé, mais qui peut aus­si ser­vir à « inter­pré­ter » un dis­cours ou une pen­sée visant à repré­sen­ter un état de chose. Selon Sper­ber et Wil­son, les men­tions sont donc des « inter­pré­ta­tions » d”«interprétations » de pen­sées ou de propos.
2 Une telle hypo­thèse est déve­lop­pée en détail et illus­trée expé­ri­men­ta­le­ment par Kreuz et Gluks­berg (1989), à par­tir de leur « echoic remin­der theo­ry of ver­bal iro­ny » qui est sur ce point tout à fait en accord avec l’analyse de Sper­ber et Wilson.
3 Voir notament Hut­cheon (1978 et 1981).