Limites d’une telle concep­tion de l’ironie

Au vu de ces dif­fé­rents aspects de l’ironie — et par­mi ceux-ci prin­ci­pa­le­ment le fait que cette der­nière consiste notam­ment à railler, à dis­qua­li­fier une cible — l’analyse de Sper­ber et Wil­son repré­sente un pro­grès sen­sible par rap­port aux approches tra­di­tion­nelles, cen­trées sur la notion d’antiphrase. Mal­heu­reu­se­ment une telle ana­lyse, mal­gré son inté­rêt indé­niable, ne per­met pas de sai­sir ce qui carac­té­rise en propre l’ironie par­mi les faits de men­tions. L’analyse de Sper­ber et Wil­son paie ain­si le prix d’une élé­gante sim­pli­ci­té. Au pre­mier abord assez convain­cante, elle se révèle à l’usage insuf­fi­sam­ment pré­cise et res­tric­tive car elle fait l’impasse sur une pro­prié­té essen­tielle de l’ironie. Consi­dé­rons pour com­men­cer ce com­men­taire de Sper­ber et Wil­son à pro­pos des exemples suivants :

(54) Pierre : C’est une belle jour­née pour un pique-nique.
[Ils partent en pique-nique et il conti­nue à faire beau.]
Marie (heu­reuse): Effec­ti­ve­ment, c’est une belle jour­née pour un pique-nique.

(55) Pierre : C’est une belle jour­née pour un pique-nique.
[Ils partent en pique-nique et il se met à pleuvoir]
Marie (iro­nique): Effec­ti­ve­ment, c’est une belle jour­née pour un pique-nique.

Les énon­cés (54) et (55) contiennent tous les deux une allu­sion échoïque. Dans les cir­cons­tances décrites, il est clair qu’en (54) Marie sous­crit à l’opinion dont elle se fait l’écho, tan­dis qu’en (55) elle la rejette avec mépris. Ces énon­cés sont inter­pré­tés exac­te­ment selon la même pro­cé­dure : la seule dif­fé­rence réside dans les atti­tudes qu’ils mani­festent. Or les énon­cés comme (54) n’ont jamais été jugés, par les rhé­to­ri­ciens, dignes d’une atten­tion par­ti­cu­lière ; tan­dis que les énon­cés comme (55) ont été étu­diés en tant que cas d’ironie ver­bale. (1989, 358–359)

En sou­li­gnant que l’ironie consiste à reje­ter sim­ple­ment une opi­nion dont on se fait l’écho, Sper­ber et Wil­son ne pré­cisent pas que le désac­cord de Marie est en quelque sorte mas­qué en (55), dis­si­mu­lé der­rière un accord pré­ten­du et hypo­crite, lié à l’adverbe effec­ti­ve­ment, et plus pro­fon­dé­ment que dans les deux cas, tou­jours en ver­tu de cet adverbe, Marie ne se contente pas de faire écho à l’opinion de Pierre. Ain­si dans les exemples d’ironie envi­sa­gés pré­cé­dem­ment, de même qu’en (54) et (55), le locu­teur pré­tend ain­si bel et bien employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime. En (53) notam­ment Acaste pré­tend non seule­ment adhé­rer au point de vue dont il se fait l’écho mais le reprendre à son compte, le recon­duire dans son propre dis­cours, à tra­vers une série d’affirmations qui lui sont propres, tout en signa­lant bien enten­du que cet accord ain­si que les affir­ma­tions suc­ces­sives qui en découlent ne sont que simu­lées et hypocrites :

(53) Cli­tandre : Tu penses donc, Mar­quis, être fort bien ici ?
Acaste : J’ai quelque lieu, Mar­quis, de le pen­ser ainsi.
Cli­tandre : Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême ; / Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.
Acaste : Il est vrai, je me flatte et m’aveugle en effet.
Cli­tandre : Mais qui te fait juger ton bon­heur si parfait ?
Acaste : Je me flatte.
Cli­tandre : Sur quoi fon­der tes conjectures ?
Acaste : Je m’aveugle.
Cli­tandre : En as-tu des preuves qui soient sûres ?
Acaste : Je m’abuse, te dis-je.
Cli­tandre : Est-ce que de ses vœux / Céli­mène t’a fait quelques secrets aveux ?
Acaste : Non, je suis maltraité.
Cli­tandre : Réponds-moi, je te prie.
Acaste : Je n’ai que des rebuts.
Cli­tandre : Lais­sons la raille­rie, / Et me dis quel espoir on peut t’avoir donné.
Acaste : Je suis le misé­rable, et toi le for­tu­né : / On a pour ma per­sonne une aver­sion grande, / Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende. (Molière, Le Misan­thrope).

Plus clai­re­ment encore que le pré­cé­dent, l’exemple sui­vant fait appa­raître que si l’ironie consiste à faire écho à un point de vue que l’on rejette et que l’on prend pour cible d’une forme de raille­rie, il n’en reste pas moins que le point de vue en ques­tion doit alors être pré­ten­du­ment pris en charge par le locu­teur si ce n’est à tra­vers une série d’affirmations comme celles d’Acaste, du moins à tra­vers une ques­tion comme celle de Rameau :

(29) Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Cela ne fait rien à l’affaire.
Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Et que diable, lais­sons là mon enfant et son âge, et reve­nons aux maîtres qu’elle aura.
Lui : Par­dieu ! je ne sache rien de si têtu qu’un phi­lo­sophe. En vous sup­pliant très hum­ble­ment, ne pour­rait-on savoir de mon­sei­gneur le phi­lo­sophe quel âge à peu près peut avoir made­moi­selle sa fille ? (Dide­rot, Le Neveu de Rameau)

Certes l’ironie consiste à prendre quelqu’un pour cible en fai­sant écho à son point de vue, mais elle impose éga­le­ment au locu­teur, si ce n’est tout sim­ple­ment de pré­tendre prendre en charge ce qu’il exprime, du moins de mar­quer plus ou moins expli­ci­te­ment son accord à l’égard du point de vue en ques­tion et ain­si de le reprendre hypo­cri­te­ment à son compte à tra­vers une affir­ma­tion, une ques­tion ou tout autre type d’acte illo­cu­toire qui lui est propre. Avant de reve­nir à l’ironie pro­pre­ment dite et au para­doxe, au double jeu énon­cia­tif contra­dic­toire mis en jeu notam­ment en (55), il faut pré­ci­ser par consé­quent que ce qui est men­tion­né en (54) comme en (55), contrai­re­ment à ce qui se pro­duit lors d’un fait de men­tion pure et simple, est à la fois pré­ten­du­ment employé et com­mu­ni­qué par le locu­teur. Comme le sou­ligne Rca­na­ti dans le pas­sage ci-des­sous, en affir­mant iro­ni­que­ment, par exemple, que Hen­ri est géné­reux, non seule­ment le locu­teur n’asserte pas que quelqu’un d’autre ait jamais sou­te­nu ce qu’il exprime, mais par ailleurs il pré­tend lui-même employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime, c’est-à-dire prendre en charge l’affirmation selon laquelle Hen­ri est géné­reux. De même que ce qui est men­tion­né au style indi­rect libre écrit Réca­na­ti, l’ironie ne sau­rait de ce fait être assi­mi­lée à une forme de men­tion pure et simple où le locu­teur se contente de rap­por­ter un dis­cours ou un point de vue :

La men­tion qui inter­vient dans l’ironie n’est évi­dem­ment pas du même type que celle qu’illustre le dis­cours rap­por­té. Dans un exemple de dis­cours rap­por­té comme Pierre dit : « Hen­ri est géné­reux » ou Pierre dit que Hen­ri est géné­reux, ce que dit le locu­teur ne se confond pas avec ce que dit celui dont il rap­porte les pro­pos ; la parole du locu­teur a pour objet la parole d’un autre, et s’en dis­tingue : le locu­teur ne dit pas que Hen­ri est géné­reux, il dit que Pierre le dit. Dans l’ironie, en revanche, il n’y a pas de dif­fé­rence entre la parole men­tion­nante et la parole men­tion­née : pour évo­quer l’assertion Hen­ri est géné­reux, le locu­teur dit que Hen­ri est géné­reux. Certes, il le dit iro­ni­que­ment : mais il le dit tout de même, alors que, dans l’exemple de dis­cours rap­por­té, il ne le dit pas, fût-ce de façon non sérieuse, et se contente de dire quelque chose au sujet de cette asser­tion. L’ironie se rap­proche ain­si de ce qu’on appelle le « dis­cours indi­rect libre », qu’il faut dis­tin­guer des deux formes de dis­cours rap­por­té que sont le « dis­cours direct » et le « dis­cours indi­rect ». (1981, 219–220)

Dans des termes très proches de ceux de Rca­na­ti, Ducrot mani­feste éga­le­ment le besoin de refor­mu­ler sur ce point l’analyse de Sper­ber et Wil­son, en pré­ci­sant que l’ironie ne sau­rait être fon­dée sur une forme de men­tion pure et simple :

[…] le terme « men­tion­ner » me semble ambi­gu. Il peut signi­fier que l’ironie est une forme de dis­cours rap­por­té. Or, avec ce sens du verbe men­tion­ner, la thèse de Sper­ber et Wil­son n’est guère admis­sible, car il n’y a rien d’ironique à rap­por­ter que quelqu’un a tenu un dis­cours absurde. Pour que naisse l’ironie, il faut faire comme si ce dis­cours était réel­le­ment tenu, et tenu dans l’énonciation elle-même. (1984, 210)

Selon Ducrot et Réca­na­ti l’ironie consiste bel et bien à faire écho au point de vue d’autrui mais en se fon­dant sur un pro­cé­dé qu’il ne faut pas confondre avec ce qu’ils appellent tous deux « le dis­cours rap­por­té » où le locu­teur affirme que quelqu’un a dit ou pen­sé ce qui est men­tion­né sans le reprendre à son compte. Dans l’ironie, le locu­teur pré­tend tou­jours « faire comme si ce dis­cours était réel­le­ment tenu, et tenu dans l’énonciation elle-même ». Ain­si en (54) et (55), ce qui est expri­mé par Marie ne relève pas d’une forme de men­tion pure et simple, mais plu­tôt de ce qu’Authier-Revuz (1984) carac­té­rise, selon un terme de Rey-Debove (1978), comme une forme de « conno­ta­tion auto­ny­mique », pro­cé­dé qui per­met à Marie à la fois d’employer et de men­tion­ner ce qu’elle exprime. En mani­fes­tant expli­ci­te­ment, grâce à l’adverbe effec­ti­ve­ment, son accord avec Pierre — pré­ten­tion qui est bien évi­dem­ment per­çue, en ver­tu de l’ironie, comme tout à fait hypo­crite en (55) — Marie pré­tend éga­le­ment employer et donc com­mu­ni­quer ce qu’elle exprime, le reven­di­quer comme sa propre opi­nion sur le temps, tout en fai­sant écho à ce qu’a dit Pierre.

On a affaire à une forme de conno­ta­tion auto­ny­mique (au sens d’Authier-Revuz), lorsque le locu­teur, tout en pré­ten­dant employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime, com­mu­nique éga­le­ment quelque chose à pro­pos de son dis­cours par le moyen d’une pré­di­ca­tion méta­dis­cur­sive, expli­cite ou impli­cite, attes­tant d’un fait men­tion (par­fois signa­lé à l’écrit par la seule pré­sence de guille­mets ou de lettres ita­liques, à l’oral par l’intonation). Consi­dé­rons les exemples suivants :

(56) En France, le voca­bu­laire des ado­les­cents s’est « enri­chi » de mots emprun­tés à l’anglais et au lan­gage des ban­lieues. (Le Monde)

(57) […] dans l’inconscient col­lec­tif, cha­cun sait que la femme… enfin, comme dit Bras­sens, quatre-vingt quinze fois sur cent la femme s’emmerde en bai­sant. Je suis sûr que tout le monde le sait. (Cor­pus oral, Icart-Séguy, 1976)

(58) Un garde-chasse, gué­ri par Mon­sieur d’une fluxion de poi­trine, avait don­né à Madame une petite levrette d’Italie ; elle la pre­nait pour se pro­me­ner, car elle sor­tait quel­que­fois, afin d’être seule un ins­tant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jar­din avec la route pou­dreuse. (Flau­bert, Madame Bova­ry)

Dans ces trois exemples le locu­teur pré­tend employer et donc com­mu­ni­quer ce qu’il exprime, mais il se donne en outre les moyens de carac­té­ri­ser sui-réfé­ren­tiel­le­ment son énon­cé soit en ver­tu de sa seule forme lin­guis­tique, pour neu­tra­li­ser tel ou tel aspect de la signi­fi­ca­tion d’un mot ou d’une for­mu­la­tion qui y figure, soit en ver­tu de ce qui s’y trouve expri­mé, de sa forme pro­po­si­tion­nelle. La conno­ta­tion auto­ny­mique per­met ain­si au locu­teur de faire écho à une forme pure­ment lin­guis­tique, mais le pro­cé­dé en ques­tion lui per­met éga­le­ment de prendre pour objet ce qu’il exprime, la forme pro­po­si­tion­nelle de son dis­cours, dans le but de faire écho à un pro­pos ou à une opi­nion impu­tés à autrui. Ain­si la men­tion prend sim­ple­ment pour objet la signi­fi­ca­tion du verbe enri­chir en (56), alors qu’elle prend pour objet un dis­cours en (57) et (58). En (57), ce qui est expri­mé per­met en effet à la locu­trice à la fois de com­mu­ni­quer sa pen­sée et de faire écho à une fameuse chan­son de Bras­sens qui fait ici office d’autorité pour la locu­trice. De même en (58), où le nar­ra­teur nous apprend qu’une levrette avait été offerte à Emma par un garde-chasse recon­nais­sant des soins pro­di­gués par Charles, tout en fai­sant écho aux pré­ci­sions du garde-chasse en ques­tion affir­mant qu’il avait offert cette levrette à Madame pour remer­cier Mon­sieur de l’avoir gué­ri d’une fluxion de poitrine.

Je laisse de côté le pre­mier type de conno­ta­tion auto­ny­mique, où le locu­teur se contente de faire écho à une forme lin­guis­tique, en l’occurrence à un mot de la langue. Quant au second type de conno­ta­tion auto­ny­mique — dont relève éga­le­ment les tropes et l’ironie[1]Ayant assi­mi­lé les tropes à des figures de pen­sée plu­tôt qu’à des figures de mot, il n’est pas éton­nant que nous soyons ame­nés à les rap­pro­cher de ce second type de conno­ta­tion auto­ny­mique. — il peut être assi­mi­lé à une appli­ca­tion du style indi­rect libre qui ne se réduit pas à une forme de men­tion pure et simple, même impli­cite, étant don­né sa valeur d’argument d’autorité. Il existe en effet deux formes de style indi­rect libre qui cor­res­pondent à deux formes de men­tion dont les pro­prié­tés ne sont pas iden­tiques : les faits de men­tion pure et simple d’une part, qui peuvent être expli­cites ou impli­cites, les faits de men­tion « conno­tée » ou de « conno­ta­tion auto­ny­mique » d’autre part, géné­ra­le­ment impli­cites, dont relèvent notam­ment les tropes et l’ironie. Le terme de « conno­ta­tion auto­ny­mique » — qui n’est pas très satis­fai­sant compte tenu des dif­fé­rents usages du mot « conno­ta­tion » en lin­guis­tique — révèle le carac­tère en quelque sorte secon­daire et mar­gi­nal de la men­tion qui a alors un sta­tut par­ti­cu­lier puisqu’elle se com­bine à l’emploi de ce qui est expri­mé pour per­mettre au locu­teur à la fois de com­mu­ni­quer sa pen­sée et de faire allu­sion au point de vue d’autrui. N’importe quel énon­cé ordi­naire, où le locu­teur com­mu­nique ce qu’il exprime, peut faire entendre une voix que ce der­nier exploite pour éta­blir une cer­taine conni­vence avec autrui ou pour aug­men­ter la force de convic­tion de sa parole. C’est le cas notam­ment lorsqu’on s’exprime en s’inspirant d’un pro­verbe ou d’une chan­son de Bras­sens, par exemple, afin de ren­for­cer la cré­di­bi­li­té de son dis­cours en évo­quant la sagesse popu­laire, une opi­nion col­lec­tive ou toute autre auto­ri­té dif­fi­ci­le­ment réfu­table. C’est le cas éga­le­ment dans un récit lorsque le nar­ra­teur ne se contente pas de rap­por­ter expli­ci­te­ment ou impli­ci­te­ment les pro­pos d’un per­son­nage dans le but de mani­fes­ter telle ou telle atti­tude à l’égard de ces pro­pos ou même seule­ment de déli­vrer une infor­ma­tion rela­tive à ce per­son­nage, mais où il pré­tend reprendre à son compte les pro­pos en ques­tion qui se confondent alors avec ce qu’il cherche per­son­nel­le­ment à communiquer.

Selon Sper­ber et Wil­son (1989, 358), celui qui affirme qu’il va len­te­ment pour aller sûre­ment, par exemple, se contente de faire écho à un dic­ton en mani­fes­tant qu’il le trouve appro­prié aux cir­cons­tances. Dans cette optique le locu­teur n’affirme pas qu’il faille prendre son temps mais se contente de faire allu­sion à une opi­nion com­mune en mani­fes­tant son accord à l’égard d’une telle opi­nion. Une telle ana­lyse me semble par­fois contes­table ou tout au moins insuf­fi­sam­ment pré­cise pour rendre compte notam­ment de ce qui se pro­duit dans les exemples ci ‑des­sus. L’approche de Sper­ber et Wil­son se heurte en fait aux mêmes dif­fi­cul­tés que le modèle de Ban­field (1995), où un énon­cé ne sau­rait avoir qu’un seul « sujet de conscience » qui cor­res­pon­drait soit au locu­teur, lorsque ce der­nier pré­tend employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime, soit à un tiers, lorsque l’énoncé est au style indi­rect libre. En un mot, pour Ban­field comme pour Sper­ber et Wil­son, le conte­nu d’un énon­cé au style indi­rect libre ne sau­rait être conçu que comme pure­ment et sim­ple­ment men­tion­né. Or il appa­raît que ce n’est pas le cas dans les exemples consi­dé­rés. Ain­si en (57) et (58) le locu­teur exprime sa propre pen­sée tout en fai­sant écho au dis­cours d’autrui. Il en va de même lorsque le locu­teur affirme qu’il faut prendre son temps pour faire ce que l’on a à faire, tout en fai­sant écho à une auto­ri­té col­lec­tive par le recours à un pro­verbe[2]Ber­ren­don­ner pré­cise à ce sujet que « recou­rir à un pro­verbe, c’est bien, d’une part, assu­mer per­son­nel­le­ment l’é­non­cia­tion de son conte­nu, et mon­trer qu’on y adhère. Mais, ce fai­sant, c’est aus­si faire déli­bé­ré­ment montre de psit­ta­cisme : on ne pré­sente alors sa propre énon­cia­tion que comme l’é­cho, la repro­duc­tion, de mul­tiples énon­cia­tions ano­nymes anté­rieures ; on la dénonce comme mimé­tique » (1981, 207). Voir éga­le­ment à ce sujet Gré­sillon et Main­gue­neau (1984).. L’interprétation qui s’impose dans tous ces cas relève d’une forme de style indi­rect libre par conno­ta­tion auto­ny­mique, où le point de vue d’autrui a valeur d’argument d’autorité dans le dis­cours du locu­teur res­pon­sable de la men­tion (voir à ce sujet Per­rin, 1984 et 1985).

Le pro­cé­dé en ques­tion per­met de faire écho au point de vue d’un tiers, comme dans les exemple (57) et (58), ou encore au point de vue de celui à qui l’on s’adresse comme dans les exemples sui­vants qui relèvent éga­le­ment à mes yeux d’une forme de style indi­rect libre par conno­ta­tion autonymique :

(59) Anne Sin­clair : Minute a le droit de paraître, c’est un journal.
Ber­nard-Hen­ri Lévy : Oui abso­lu­ment Minute a le droit de paraître, mais je pense euh… Je suis j’ai j’ai tou­jours été par­ti­san de la liber­té d’expression la la plus totale… Je crois néan­moins que entre Minute et la presse il y a un fos­sé. (TF1, 7 sur 7, cité par Torck, 1994)

(60) Ven­deuse : Vous savez, faut pas trop attendre, pacqu’après on trouve on trouve plus toutes les tailles.
Cliente : On trouve plus, on peut on peut plus choi­sir, ça c’est vrai, vous avez rai­son. (Cor­pus oral, André-Laro­che­bou­vy, 1984).

(61) Elle : Nous par­lions du mariage.
Lui : C’est un sujet que per­son­nel­le­ment je n’a­borde jamais. Et pour cause.
Elle : Pour cause ?
Lui : Oui, que peut-on en dire ? Ou bien on est marié, ou bien on ne l’est pas. Pre­miè­re­ment. Ensuite : ou bien on est pour, ou bien on est contre. Ça ne fait jamais que quatre pos­si­bi­li­tés. Les gens non mariés, ça ne nous concerne pas. Alors, les gens mariés. Il y a ceux qui s’en félicitent…
Elle : Et ceux qui le regrettent.
Lui : Et ceux qui le regrettent.
Elle : Tu fais par­tie de ceux-là ?
Lui : Non. (Sal­le­nave, Conver­sa­tions conju­gales)

Fon­da­men­ta­le­ment ces der­niers cas relèvent du même type d’interprétation que les pré­cé­dents. En (59), le seg­ment men­tion­né est certes subor­don­né sous forme conces­sive à un argu­ment anti-orien­té du locu­teur, mais le pro­cé­dé en ques­tion implique néan­moins que ce der­nier reprenne tem­po­rai­re­ment à son compte ce qui est concé­dé à l’interlocuteur. Le conte­nu expri­mé est alors à la fois employé et men­tion­né par B.H.L., qui se donne ain­si les moyens de faire écho à ce que vient de dire Anne Sin­clair et simul­ta­né­ment de le pré­sen­ter comme son propre point de vue, avant d’inverser l’orientation argu­men­ta­tive de sa réponse. En (60) le pro­cé­dé est iden­tique, mais sans subor­di­na­tion conces­sive, et le point de vue d’autrui (la ven­deuse) coïn­cide par consé­quent avec le point de vue fina­le­ment défen­du par la locu­trice (la cliente). De même en (61) où Elle et Lui se font réci­pro­que­ment écho tout en pre­nant cha­cun à leur compte l’affirmation selon laquelle cer­tains regrettent de s’être mariés. La troi­sième inter­ven­tion de Elle consiste en effet simul­ta­né­ment à faire écho à une inter­ven­tion de Lui pour en com­plé­ter la struc­ture inache­vée, et à mani­fes­ter son accord. Un seul et même conte­nu expri­mé par Elle est alors non seule­ment men­tion­né pour faire écho à ce que Lui n’a pas eu le temps de for­mu­ler com­plè­te­ment, mais employé pour per­mettre à Elle de répondre posi­ti­ve­ment et de reprendre le pro­pos à son compte. Elle se charge d’exprimer le pro­pos de Lui et simul­ta­né­ment d’y répondre, en atten­dant que ce der­nier refor­mule à son tour le pro­pos en ques­tion afin de réin­ves­tir son point de vue.

En (54) notam­ment — comme dans les exemples ci-des­sus — la réponse de Marie est éga­le­ment fon­dée sur une énon­cia­tion com­plexe qui consiste à la fois à employer, et à men­tion­ner ce qui est expri­mé. Une repré­sen­ta­tion du temps est alors prise en charge par Marie, tout en étant par ailleurs impu­tée à Pierre. L’adverbe effec­ti­ve­ment en (54) ain­si que d’autres expres­sions comme c’est vrai, oui, certes, en effet, etc. ont pour fonc­tion d’imposer ce type d’interprétation tout au moins lorsqu’elles s’articulent à un enchaî­ne­ment expli­cite[3]On pour­rait même consi­dé­rer que lorsqu’elles fonc­tionnent iso­lé­ment, sans être sui­vies d’un enchaî­ne­ment, ces expres­sions donnent lieu à un fait de men­tion conno­tée où l’écho serait alors impli­cite. Voir à ce sujet la notion de « dia­pho­nie impli­ci­tée conven­tion­nel­le­ment » (au sens de Rou­let & al, 1985, 81) qui ne concerne pas le carac­tère impli­cite de la men­tion (au sens enten­du pré­cé­dem­ment) mais le carac­tère impli­cite de ce qui est men­tion­né.. Toutes ces for­mu­la­tions impliquent que le locu­teur ne se contente pas de faire écho mais pré­tend éga­le­ment reprendre à son compte, c’est-à-dire employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime (quitte à le subor­don­ner ensuite rétro­ac­ti­ve­ment sous forme concessive).

Comme le montrent les exemples (54) et (55), l’ironie est donc fon­dée sur une forme par­ti­cu­lière de conno­ta­tion auto­ny­mique et non de men­tion pure et simple, car elle ne consiste pas for­mel­le­ment à reje­ter mais à feindre d’adhérer à un point de vue que l’on rejette. En sup­po­sant que la réponse de Marie en (55) consiste sim­ple­ment à faire écho à un pro­pos erro­né, Sper­ber et Wil­son ne tiennent aucun compte de l’adverbe effec­ti­ve­ment qui est pour­tant ici en grande par­tie res­pon­sable de l’ironie. Si Marie se conten­tait de mani­fes­ter son désac­cord à l’égard du point de vue de Pierre, l’emploi d’effec­ti­ve­ment devrait être impos­sible. Com­ment expli­quer dans ces condi­tions qu’en sup­pri­mant cet adverbe, l’ironie de Marie soit sen­si­ble­ment moins nette, beau­coup plus dis­cu­table ? Ima­gi­nons par exemple qu’au lieu de répondre comme en (55), Marie ait enchaî­né comme suit :

(55) Pierre : C’est une belle jour­née pour un pique-nique.
[Ils partent en pique-nique et il se met à pleuvoir.]
Marie : C’est une belle jour­née pour un pique-nique ! Déci­dé­ment la météo n’est pas ton fort.

Dans ce cas l’adverbe effec­ti­ve­ment serait qua­si inac­cep­table, mais pré­ci­sé­ment le pas­sage en ita­liques n’est plus du tout iro­nique. Lorsqu’on se place dans les condi­tions pré­vues par Sper­ber et Wil­son — où ce qui est expri­mé est pure­ment et sim­ple­ment men­tion­né et mani­feste un désac­cord uni­voque du locu­teur à l’égard de celui qu’il prend pour cible — l’ironie dis­pa­raît. Non seule­ment leur ana­lyse se révèle insuf­fi­sam­ment res­tric­tive pour per­mettre de carac­té­ri­ser l’ironie et la dis­tin­guer des autres faits de men­tion, mais elle nous fait faire de fausses pré­vi­sions sur ce qui est et ce qui n’est pas iro­nique, car elle s’applique à des énon­cés qui en fait ne sont pas inter­pré­tés comme tels. Les pas­sages sou­li­gnés dans les exemples sui­vants relèvent ain­si d’une forme de men­tion pure et simple et ne sont nul­le­ment iro­niques. Les trois pre­miers prennent pour cible un inter­lo­cu­teur (ima­gi­naire dans le cas du Héron). Dans le der­nier, Rameau fait écho aux insultes qui lui sont adres­sées lorsqu’il ne par­vient pas à obte­nir un ren­dez-vous galant pour l’un de ses bienfaiteurs :

(62) Une cliente (dans un café): Fait meilleur à Tou­louse, pas vrai ?
Le patron : Ah m’en par­lez pas ma p’tite dame, Tou­louse, ça oui, c’est une ville !
Un client : Une ville, une ville, tu parles !
Un autre client : C’est moche, non mais hein, pas vrai Madame ? (André-Laro­che­bou­vy, 1984)

(63) Dorante : Vous êtes sen­sible à son amour, je l’ai vu par l’extrême envie que vous aviez tan­tôt que je m’en allasse ; ain­si vous ne sau­riez m’aimer.
Sil­via : Je suis sen­sible à son amour ! qui est-ce qui vous l’a dit ? Je ne sau­rais vous aimer ! qu’en savez-vous ? Vous déci­dez bien vite. (Mari­vaux, Le Jeu de l‘amour et du hasard)

(64) Moi, des tanches ? dit-il, moi, héron, que je fasse une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ? (La Fon­taine, Le Héron)

(65) Lui : […] Il fal­lait voir comme j’étais trai­té, quand je ne réus­sis­sais pas dans ma négo­cia­tion. J’étais un butor, un sot, un balourd, je n’étais bon à rien ; je ne valais pas le verre d’eau qu’on me don­nait à boire. (Dide­rot, Le Neveu de Rameau)

Quels que soient les avan­tages pré­sen­tés par l’analyse de Sper­ber et Wil­son, la facul­té de prendre quelqu’un pour cible n’appartient pas en propre à l’ironie puisque les exemples ci-des­sus consistent eux aus­si à faire écho à un pro­pos que le locu­teur cherche à tour­ner en déri­sion. Ces der­niers échos — qui seront dit sim­ple­ment « sar­cas­tiques » — ont beau être très proches de l’ironie, ils ne font que par­ta­ger cer­taines de ses pro­prié­tés comme le fait de railler quelqu’un pour son dis­cours ou à son point de vue. Com­pa­rons ain­si les exemples sui­vants qui sont tirés d’un même échange où Angé­lique com­mence par refor­mu­ler mot pour mot une décla­ra­tion qu’elle juge exces­sive de la part de Dorante, avant de faire indi­rec­te­ment écho à une ques­tion jugée tout aus­si dépla­cée. Dans l’optique de Sper­ber et Wil­son, ces échos d’Angélique seraient tous deux iro­niques puisque dans les deux cas cette der­nière prend pour cible les pro­pos enflam­més de Dorante. Or si dans les deux cas Angé­lique met effec­ti­ve­ment en jeu une forme de raille­rie iden­tique, celle-ci n’est per­çue comme iro­nique que lorsqu’Angélique pré­tend adhé­rer au point de vue qu’elle prend pour cible. Angé­lique est sar­cas­tique en (66) alors qu’elle est iro­nique en (67) :

(66) Dorante : Je me tais, Madame, péné­tré de dou­leur de vous avoir déplu.
Angé­lique : Péné­tré de dou­leur ! C’en est trop. Il ne faut point être si affli­gé, Dorante. Vos expres­sions sont trop fortes ; vous par­lez de cela comme du plus grand des malheurs !

(67) Angé­lique : […] Aurons-nous le plai­sir de vous avoir encore ici quelque temps ? Comp­tez-vous y faire un peu de séjour ?
Dorante : Je serais trop heu­reux de pou­voir y demeu­rer toute ma vie, Madame…
Angé­lique : Tout de bon ! Et moi, trop enchan­tée de vous y voir pen­dant toute la mienne. Continuez.
Dorante : Je n’ose plus vous répondre, Madame. (Mari­vaux, Le Pré­ju­gé vain­cu)

S’il est légi­time de consi­dé­rer qu’Angélique se contente en (66) de mani­fes­ter son désac­cord en fai­sant écho aux pro­pos de Dorante, c’est que pré­ci­sé­ment l’écho en ques­tion, pure­ment sar­cas­tique, ne com­porte aucune iro­nie. En (67) en revanche, l’ironie d’Angélique ne consiste pas à mani­fes­ter son désac­cord en fai­sant sim­ple­ment écho au pro­pos de Dorante, mais à affec­ter la cré­du­li­té et à pré­tendre par­ta­ger l’enthousiasme de Dorante. Comme dans les exemples de conno­ta­tion auto­ny­mique envi­sa­gés pré­cé­dem­ment, Angé­lique pré­tend alors reprendre à son compte le point de vue de Dorante. Dans l’ironie le locu­teur pré­tend tou­jours hypo­cri­te­ment et para­doxa­le­ment s’associer au point de vue qu’il prend pour cible. Il s’agit là du pro­cé­dé même de l’ironie.

 

Notes

Notes
1 Ayant assi­mi­lé les tropes à des figures de pen­sée plu­tôt qu’à des figures de mot, il n’est pas éton­nant que nous soyons ame­nés à les rap­pro­cher de ce second type de conno­ta­tion autonymique.
2 Ber­ren­don­ner pré­cise à ce sujet que « recou­rir à un pro­verbe, c’est bien, d’une part, assu­mer per­son­nel­le­ment l’é­non­cia­tion de son conte­nu, et mon­trer qu’on y adhère. Mais, ce fai­sant, c’est aus­si faire déli­bé­ré­ment montre de psit­ta­cisme : on ne pré­sente alors sa propre énon­cia­tion que comme l’é­cho, la repro­duc­tion, de mul­tiples énon­cia­tions ano­nymes anté­rieures ; on la dénonce comme mimé­tique » (1981, 207). Voir éga­le­ment à ce sujet Gré­sillon et Main­gue­neau (1984).
3 On pour­rait même consi­dé­rer que lorsqu’elles fonc­tionnent iso­lé­ment, sans être sui­vies d’un enchaî­ne­ment, ces expres­sions donnent lieu à un fait de men­tion conno­tée où l’écho serait alors impli­cite. Voir à ce sujet la notion de « dia­pho­nie impli­ci­tée conven­tion­nel­le­ment » (au sens de Rou­let & al, 1985, 81) qui ne concerne pas le carac­tère impli­cite de la men­tion (au sens enten­du pré­cé­dem­ment) mais le carac­tère impli­cite de ce qui est mentionné.