Limites d’une telle conception de l’ironie
Au vu de ces différents aspects de l’ironie — et parmi ceux-ci principalement le fait que cette dernière consiste notamment à railler, à disqualifier une cible — l’analyse de Sperber et Wilson représente un progrès sensible par rapport aux approches traditionnelles, centrées sur la notion d’antiphrase. Malheureusement une telle analyse, malgré son intérêt indéniable, ne permet pas de saisir ce qui caractérise en propre l’ironie parmi les faits de mentions. L’analyse de Sperber et Wilson paie ainsi le prix d’une élégante simplicité. Au premier abord assez convaincante, elle se révèle à l’usage insuffisamment précise et restrictive car elle fait l’impasse sur une propriété essentielle de l’ironie. Considérons pour commencer ce commentaire de Sperber et Wilson à propos des exemples suivants :
(54) Pierre : C’est une belle journée pour un pique-nique.
[Ils partent en pique-nique et il continue à faire beau.]
Marie (heureuse): Effectivement, c’est une belle journée pour un pique-nique.
(55) Pierre : C’est une belle journée pour un pique-nique.
[Ils partent en pique-nique et il se met à pleuvoir]
Marie (ironique): Effectivement, c’est une belle journée pour un pique-nique.
Les énoncés (54) et (55) contiennent tous les deux une allusion échoïque. Dans les circonstances décrites, il est clair qu’en (54) Marie souscrit à l’opinion dont elle se fait l’écho, tandis qu’en (55) elle la rejette avec mépris. Ces énoncés sont interprétés exactement selon la même procédure : la seule différence réside dans les attitudes qu’ils manifestent. Or les énoncés comme (54) n’ont jamais été jugés, par les rhétoriciens, dignes d’une attention particulière ; tandis que les énoncés comme (55) ont été étudiés en tant que cas d’ironie verbale. (1989, 358–359)
En soulignant que l’ironie consiste à rejeter simplement une opinion dont on se fait l’écho, Sperber et Wilson ne précisent pas que le désaccord de Marie est en quelque sorte masqué en (55), dissimulé derrière un accord prétendu et hypocrite, lié à l’adverbe effectivement, et plus profondément que dans les deux cas, toujours en vertu de cet adverbe, Marie ne se contente pas de faire écho à l’opinion de Pierre. Ainsi dans les exemples d’ironie envisagés précédemment, de même qu’en (54) et (55), le locuteur prétend ainsi bel et bien employer et communiquer ce qu’il exprime. En (53) notamment Acaste prétend non seulement adhérer au point de vue dont il se fait l’écho mais le reprendre à son compte, le reconduire dans son propre discours, à travers une série d’affirmations qui lui sont propres, tout en signalant bien entendu que cet accord ainsi que les affirmations successives qui en découlent ne sont que simulées et hypocrites :
(53) Clitandre : Tu penses donc, Marquis, être fort bien ici ?
Acaste : J’ai quelque lieu, Marquis, de le penser ainsi.
Clitandre : Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême ; / Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.
Acaste : Il est vrai, je me flatte et m’aveugle en effet.
Clitandre : Mais qui te fait juger ton bonheur si parfait ?
Acaste : Je me flatte.
Clitandre : Sur quoi fonder tes conjectures ?
Acaste : Je m’aveugle.
Clitandre : En as-tu des preuves qui soient sûres ?
Acaste : Je m’abuse, te dis-je.
Clitandre : Est-ce que de ses vœux / Célimène t’a fait quelques secrets aveux ?
Acaste : Non, je suis maltraité.
Clitandre : Réponds-moi, je te prie.
Acaste : Je n’ai que des rebuts.
Clitandre : Laissons la raillerie, / Et me dis quel espoir on peut t’avoir donné.
Acaste : Je suis le misérable, et toi le fortuné : / On a pour ma personne une aversion grande, / Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende. (Molière, Le Misanthrope).
Plus clairement encore que le précédent, l’exemple suivant fait apparaître que si l’ironie consiste à faire écho à un point de vue que l’on rejette et que l’on prend pour cible d’une forme de raillerie, il n’en reste pas moins que le point de vue en question doit alors être prétendument pris en charge par le locuteur si ce n’est à travers une série d’affirmations comme celles d’Acaste, du moins à travers une question comme celle de Rameau :
(29) Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Cela ne fait rien à l’affaire.
Lui : Quel âge a votre enfant ?
Moi : Et que diable, laissons là mon enfant et son âge, et revenons aux maîtres qu’elle aura.
Lui : Pardieu ! je ne sache rien de si têtu qu’un philosophe. En vous suppliant très humblement, ne pourrait-on savoir de monseigneur le philosophe quel âge à peu près peut avoir mademoiselle sa fille ? (Diderot, Le Neveu de Rameau)
Certes l’ironie consiste à prendre quelqu’un pour cible en faisant écho à son point de vue, mais elle impose également au locuteur, si ce n’est tout simplement de prétendre prendre en charge ce qu’il exprime, du moins de marquer plus ou moins explicitement son accord à l’égard du point de vue en question et ainsi de le reprendre hypocritement à son compte à travers une affirmation, une question ou tout autre type d’acte illocutoire qui lui est propre. Avant de revenir à l’ironie proprement dite et au paradoxe, au double jeu énonciatif contradictoire mis en jeu notamment en (55), il faut préciser par conséquent que ce qui est mentionné en (54) comme en (55), contrairement à ce qui se produit lors d’un fait de mention pure et simple, est à la fois prétendument employé et communiqué par le locuteur. Comme le souligne Rcanati dans le passage ci-dessous, en affirmant ironiquement, par exemple, que Henri est généreux, non seulement le locuteur n’asserte pas que quelqu’un d’autre ait jamais soutenu ce qu’il exprime, mais par ailleurs il prétend lui-même employer et communiquer ce qu’il exprime, c’est-à-dire prendre en charge l’affirmation selon laquelle Henri est généreux. De même que ce qui est mentionné au style indirect libre écrit Récanati, l’ironie ne saurait de ce fait être assimilée à une forme de mention pure et simple où le locuteur se contente de rapporter un discours ou un point de vue :
La mention qui intervient dans l’ironie n’est évidemment pas du même type que celle qu’illustre le discours rapporté. Dans un exemple de discours rapporté comme Pierre dit : « Henri est généreux » ou Pierre dit que Henri est généreux, ce que dit le locuteur ne se confond pas avec ce que dit celui dont il rapporte les propos ; la parole du locuteur a pour objet la parole d’un autre, et s’en distingue : le locuteur ne dit pas que Henri est généreux, il dit que Pierre le dit. Dans l’ironie, en revanche, il n’y a pas de différence entre la parole mentionnante et la parole mentionnée : pour évoquer l’assertion Henri est généreux, le locuteur dit que Henri est généreux. Certes, il le dit ironiquement : mais il le dit tout de même, alors que, dans l’exemple de discours rapporté, il ne le dit pas, fût-ce de façon non sérieuse, et se contente de dire quelque chose au sujet de cette assertion. L’ironie se rapproche ainsi de ce qu’on appelle le « discours indirect libre », qu’il faut distinguer des deux formes de discours rapporté que sont le « discours direct » et le « discours indirect ». (1981, 219–220)
Dans des termes très proches de ceux de Rcanati, Ducrot manifeste également le besoin de reformuler sur ce point l’analyse de Sperber et Wilson, en précisant que l’ironie ne saurait être fondée sur une forme de mention pure et simple :
[…] le terme « mentionner » me semble ambigu. Il peut signifier que l’ironie est une forme de discours rapporté. Or, avec ce sens du verbe mentionner, la thèse de Sperber et Wilson n’est guère admissible, car il n’y a rien d’ironique à rapporter que quelqu’un a tenu un discours absurde. Pour que naisse l’ironie, il faut faire comme si ce discours était réellement tenu, et tenu dans l’énonciation elle-même. (1984, 210)
Selon Ducrot et Récanati l’ironie consiste bel et bien à faire écho au point de vue d’autrui mais en se fondant sur un procédé qu’il ne faut pas confondre avec ce qu’ils appellent tous deux « le discours rapporté » où le locuteur affirme que quelqu’un a dit ou pensé ce qui est mentionné sans le reprendre à son compte. Dans l’ironie, le locuteur prétend toujours « faire comme si ce discours était réellement tenu, et tenu dans l’énonciation elle-même ». Ainsi en (54) et (55), ce qui est exprimé par Marie ne relève pas d’une forme de mention pure et simple, mais plutôt de ce qu’Authier-Revuz (1984) caractérise, selon un terme de Rey-Debove (1978), comme une forme de « connotation autonymique », procédé qui permet à Marie à la fois d’employer et de mentionner ce qu’elle exprime. En manifestant explicitement, grâce à l’adverbe effectivement, son accord avec Pierre — prétention qui est bien évidemment perçue, en vertu de l’ironie, comme tout à fait hypocrite en (55) — Marie prétend également employer et donc communiquer ce qu’elle exprime, le revendiquer comme sa propre opinion sur le temps, tout en faisant écho à ce qu’a dit Pierre.
On a affaire à une forme de connotation autonymique (au sens d’Authier-Revuz), lorsque le locuteur, tout en prétendant employer et communiquer ce qu’il exprime, communique également quelque chose à propos de son discours par le moyen d’une prédication métadiscursive, explicite ou implicite, attestant d’un fait mention (parfois signalé à l’écrit par la seule présence de guillemets ou de lettres italiques, à l’oral par l’intonation). Considérons les exemples suivants :
(56) En France, le vocabulaire des adolescents s’est « enrichi » de mots empruntés à l’anglais et au langage des banlieues. (Le Monde)
(57) […] dans l’inconscient collectif, chacun sait que la femme… enfin, comme dit Brassens, quatre-vingt quinze fois sur cent la femme s’emmerde en baisant. Je suis sûr que tout le monde le sait. (Corpus oral, Icart-Séguy, 1976)
(58) Un garde-chasse, guéri par Monsieur d’une fluxion de poitrine, avait donné à Madame une petite levrette d’Italie ; elle la prenait pour se promener, car elle sortait quelquefois, afin d’être seule un instant et de n’avoir plus sous les yeux l’éternel jardin avec la route poudreuse. (Flaubert, Madame Bovary)
Dans ces trois exemples le locuteur prétend employer et donc communiquer ce qu’il exprime, mais il se donne en outre les moyens de caractériser sui-référentiellement son énoncé soit en vertu de sa seule forme linguistique, pour neutraliser tel ou tel aspect de la signification d’un mot ou d’une formulation qui y figure, soit en vertu de ce qui s’y trouve exprimé, de sa forme propositionnelle. La connotation autonymique permet ainsi au locuteur de faire écho à une forme purement linguistique, mais le procédé en question lui permet également de prendre pour objet ce qu’il exprime, la forme propositionnelle de son discours, dans le but de faire écho à un propos ou à une opinion imputés à autrui. Ainsi la mention prend simplement pour objet la signification du verbe enrichir en (56), alors qu’elle prend pour objet un discours en (57) et (58). En (57), ce qui est exprimé permet en effet à la locutrice à la fois de communiquer sa pensée et de faire écho à une fameuse chanson de Brassens qui fait ici office d’autorité pour la locutrice. De même en (58), où le narrateur nous apprend qu’une levrette avait été offerte à Emma par un garde-chasse reconnaissant des soins prodigués par Charles, tout en faisant écho aux précisions du garde-chasse en question affirmant qu’il avait offert cette levrette à Madame pour remercier Monsieur de l’avoir guéri d’une fluxion de poitrine.
Je laisse de côté le premier type de connotation autonymique, où le locuteur se contente de faire écho à une forme linguistique, en l’occurrence à un mot de la langue. Quant au second type de connotation autonymique — dont relève également les tropes et l’ironie[1]Ayant assimilé les tropes à des figures de pensée plutôt qu’à des figures de mot, il n’est pas étonnant que nous soyons amenés à les rapprocher de ce second type de connotation autonymique. — il peut être assimilé à une application du style indirect libre qui ne se réduit pas à une forme de mention pure et simple, même implicite, étant donné sa valeur d’argument d’autorité. Il existe en effet deux formes de style indirect libre qui correspondent à deux formes de mention dont les propriétés ne sont pas identiques : les faits de mention pure et simple d’une part, qui peuvent être explicites ou implicites, les faits de mention « connotée » ou de « connotation autonymique » d’autre part, généralement implicites, dont relèvent notamment les tropes et l’ironie. Le terme de « connotation autonymique » — qui n’est pas très satisfaisant compte tenu des différents usages du mot « connotation » en linguistique — révèle le caractère en quelque sorte secondaire et marginal de la mention qui a alors un statut particulier puisqu’elle se combine à l’emploi de ce qui est exprimé pour permettre au locuteur à la fois de communiquer sa pensée et de faire allusion au point de vue d’autrui. N’importe quel énoncé ordinaire, où le locuteur communique ce qu’il exprime, peut faire entendre une voix que ce dernier exploite pour établir une certaine connivence avec autrui ou pour augmenter la force de conviction de sa parole. C’est le cas notamment lorsqu’on s’exprime en s’inspirant d’un proverbe ou d’une chanson de Brassens, par exemple, afin de renforcer la crédibilité de son discours en évoquant la sagesse populaire, une opinion collective ou toute autre autorité difficilement réfutable. C’est le cas également dans un récit lorsque le narrateur ne se contente pas de rapporter explicitement ou implicitement les propos d’un personnage dans le but de manifester telle ou telle attitude à l’égard de ces propos ou même seulement de délivrer une information relative à ce personnage, mais où il prétend reprendre à son compte les propos en question qui se confondent alors avec ce qu’il cherche personnellement à communiquer.
Selon Sperber et Wilson (1989, 358), celui qui affirme qu’il va lentement pour aller sûrement, par exemple, se contente de faire écho à un dicton en manifestant qu’il le trouve approprié aux circonstances. Dans cette optique le locuteur n’affirme pas qu’il faille prendre son temps mais se contente de faire allusion à une opinion commune en manifestant son accord à l’égard d’une telle opinion. Une telle analyse me semble parfois contestable ou tout au moins insuffisamment précise pour rendre compte notamment de ce qui se produit dans les exemples ci ‑dessus. L’approche de Sperber et Wilson se heurte en fait aux mêmes difficultés que le modèle de Banfield (1995), où un énoncé ne saurait avoir qu’un seul « sujet de conscience » qui correspondrait soit au locuteur, lorsque ce dernier prétend employer et communiquer ce qu’il exprime, soit à un tiers, lorsque l’énoncé est au style indirect libre. En un mot, pour Banfield comme pour Sperber et Wilson, le contenu d’un énoncé au style indirect libre ne saurait être conçu que comme purement et simplement mentionné. Or il apparaît que ce n’est pas le cas dans les exemples considérés. Ainsi en (57) et (58) le locuteur exprime sa propre pensée tout en faisant écho au discours d’autrui. Il en va de même lorsque le locuteur affirme qu’il faut prendre son temps pour faire ce que l’on a à faire, tout en faisant écho à une autorité collective par le recours à un proverbe[2]Berrendonner précise à ce sujet que « recourir à un proverbe, c’est bien, d’une part, assumer personnellement l’énonciation de son contenu, et montrer qu’on y adhère. Mais, ce faisant, c’est aussi faire délibérément montre de psittacisme : on ne présente alors sa propre énonciation que comme l’écho, la reproduction, de multiples énonciations anonymes antérieures ; on la dénonce comme mimétique » (1981, 207). Voir également à ce sujet Grésillon et Maingueneau (1984).. L’interprétation qui s’impose dans tous ces cas relève d’une forme de style indirect libre par connotation autonymique, où le point de vue d’autrui a valeur d’argument d’autorité dans le discours du locuteur responsable de la mention (voir à ce sujet Perrin, 1984 et 1985).
Le procédé en question permet de faire écho au point de vue d’un tiers, comme dans les exemple (57) et (58), ou encore au point de vue de celui à qui l’on s’adresse comme dans les exemples suivants qui relèvent également à mes yeux d’une forme de style indirect libre par connotation autonymique :
(59) Anne Sinclair : Minute a le droit de paraître, c’est un journal.
Bernard-Henri Lévy : Oui absolument Minute a le droit de paraître, mais je pense euh… Je suis j’ai j’ai toujours été partisan de la liberté d’expression la la plus totale… Je crois néanmoins que entre Minute et la presse il y a un fossé. (TF1, 7 sur 7, cité par Torck, 1994)
(60) Vendeuse : Vous savez, faut pas trop attendre, pacqu’après on trouve on trouve plus toutes les tailles.
Cliente : On trouve plus, on peut on peut plus choisir, ça c’est vrai, vous avez raison. (Corpus oral, André-Larochebouvy, 1984).
(61) Elle : Nous parlions du mariage.
Lui : C’est un sujet que personnellement je n’aborde jamais. Et pour cause.
Elle : Pour cause ?
Lui : Oui, que peut-on en dire ? Ou bien on est marié, ou bien on ne l’est pas. Premièrement. Ensuite : ou bien on est pour, ou bien on est contre. Ça ne fait jamais que quatre possibilités. Les gens non mariés, ça ne nous concerne pas. Alors, les gens mariés. Il y a ceux qui s’en félicitent…
Elle : Et ceux qui le regrettent.
Lui : Et ceux qui le regrettent.
Elle : Tu fais partie de ceux-là ?
Lui : Non. (Sallenave, Conversations conjugales)
Fondamentalement ces derniers cas relèvent du même type d’interprétation que les précédents. En (59), le segment mentionné est certes subordonné sous forme concessive à un argument anti-orienté du locuteur, mais le procédé en question implique néanmoins que ce dernier reprenne temporairement à son compte ce qui est concédé à l’interlocuteur. Le contenu exprimé est alors à la fois employé et mentionné par B.H.L., qui se donne ainsi les moyens de faire écho à ce que vient de dire Anne Sinclair et simultanément de le présenter comme son propre point de vue, avant d’inverser l’orientation argumentative de sa réponse. En (60) le procédé est identique, mais sans subordination concessive, et le point de vue d’autrui (la vendeuse) coïncide par conséquent avec le point de vue finalement défendu par la locutrice (la cliente). De même en (61) où Elle et Lui se font réciproquement écho tout en prenant chacun à leur compte l’affirmation selon laquelle certains regrettent de s’être mariés. La troisième intervention de Elle consiste en effet simultanément à faire écho à une intervention de Lui pour en compléter la structure inachevée, et à manifester son accord. Un seul et même contenu exprimé par Elle est alors non seulement mentionné pour faire écho à ce que Lui n’a pas eu le temps de formuler complètement, mais employé pour permettre à Elle de répondre positivement et de reprendre le propos à son compte. Elle se charge d’exprimer le propos de Lui et simultanément d’y répondre, en attendant que ce dernier reformule à son tour le propos en question afin de réinvestir son point de vue.
En (54) notamment — comme dans les exemples ci-dessus — la réponse de Marie est également fondée sur une énonciation complexe qui consiste à la fois à employer, et à mentionner ce qui est exprimé. Une représentation du temps est alors prise en charge par Marie, tout en étant par ailleurs imputée à Pierre. L’adverbe effectivement en (54) ainsi que d’autres expressions comme c’est vrai, oui, certes, en effet, etc. ont pour fonction d’imposer ce type d’interprétation tout au moins lorsqu’elles s’articulent à un enchaînement explicite[3]On pourrait même considérer que lorsqu’elles fonctionnent isolément, sans être suivies d’un enchaînement, ces expressions donnent lieu à un fait de mention connotée où l’écho serait alors implicite. Voir à ce sujet la notion de « diaphonie implicitée conventionnellement » (au sens de Roulet & al, 1985, 81) qui ne concerne pas le caractère implicite de la mention (au sens entendu précédemment) mais le caractère implicite de ce qui est mentionné.. Toutes ces formulations impliquent que le locuteur ne se contente pas de faire écho mais prétend également reprendre à son compte, c’est-à-dire employer et communiquer ce qu’il exprime (quitte à le subordonner ensuite rétroactivement sous forme concessive).
Comme le montrent les exemples (54) et (55), l’ironie est donc fondée sur une forme particulière de connotation autonymique et non de mention pure et simple, car elle ne consiste pas formellement à rejeter mais à feindre d’adhérer à un point de vue que l’on rejette. En supposant que la réponse de Marie en (55) consiste simplement à faire écho à un propos erroné, Sperber et Wilson ne tiennent aucun compte de l’adverbe effectivement qui est pourtant ici en grande partie responsable de l’ironie. Si Marie se contentait de manifester son désaccord à l’égard du point de vue de Pierre, l’emploi d’effectivement devrait être impossible. Comment expliquer dans ces conditions qu’en supprimant cet adverbe, l’ironie de Marie soit sensiblement moins nette, beaucoup plus discutable ? Imaginons par exemple qu’au lieu de répondre comme en (55), Marie ait enchaîné comme suit :
(55) Pierre : C’est une belle journée pour un pique-nique.
[Ils partent en pique-nique et il se met à pleuvoir.]
Marie : C’est une belle journée pour un pique-nique ! Décidément la météo n’est pas ton fort.
Dans ce cas l’adverbe effectivement serait quasi inacceptable, mais précisément le passage en italiques n’est plus du tout ironique. Lorsqu’on se place dans les conditions prévues par Sperber et Wilson — où ce qui est exprimé est purement et simplement mentionné et manifeste un désaccord univoque du locuteur à l’égard de celui qu’il prend pour cible — l’ironie disparaît. Non seulement leur analyse se révèle insuffisamment restrictive pour permettre de caractériser l’ironie et la distinguer des autres faits de mention, mais elle nous fait faire de fausses prévisions sur ce qui est et ce qui n’est pas ironique, car elle s’applique à des énoncés qui en fait ne sont pas interprétés comme tels. Les passages soulignés dans les exemples suivants relèvent ainsi d’une forme de mention pure et simple et ne sont nullement ironiques. Les trois premiers prennent pour cible un interlocuteur (imaginaire dans le cas du Héron). Dans le dernier, Rameau fait écho aux insultes qui lui sont adressées lorsqu’il ne parvient pas à obtenir un rendez-vous galant pour l’un de ses bienfaiteurs :
(62) Une cliente (dans un café): Fait meilleur à Toulouse, pas vrai ?
Le patron : Ah m’en parlez pas ma p’tite dame, Toulouse, ça oui, c’est une ville !
Un client : Une ville, une ville, tu parles !
Un autre client : C’est moche, non mais hein, pas vrai Madame ? (André-Larochebouvy, 1984)
(63) Dorante : Vous êtes sensible à son amour, je l’ai vu par l’extrême envie que vous aviez tantôt que je m’en allasse ; ainsi vous ne sauriez m’aimer.
Silvia : Je suis sensible à son amour ! qui est-ce qui vous l’a dit ? Je ne saurais vous aimer ! qu’en savez-vous ? Vous décidez bien vite. (Marivaux, Le Jeu de l‘amour et du hasard)
(64) Moi, des tanches ? dit-il, moi, héron, que je fasse une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ? (La Fontaine, Le Héron)
(65) Lui : […] Il fallait voir comme j’étais traité, quand je ne réussissais pas dans ma négociation. J’étais un butor, un sot, un balourd, je n’étais bon à rien ; je ne valais pas le verre d’eau qu’on me donnait à boire. (Diderot, Le Neveu de Rameau)
Quels que soient les avantages présentés par l’analyse de Sperber et Wilson, la faculté de prendre quelqu’un pour cible n’appartient pas en propre à l’ironie puisque les exemples ci-dessus consistent eux aussi à faire écho à un propos que le locuteur cherche à tourner en dérision. Ces derniers échos — qui seront dit simplement « sarcastiques » — ont beau être très proches de l’ironie, ils ne font que partager certaines de ses propriétés comme le fait de railler quelqu’un pour son discours ou à son point de vue. Comparons ainsi les exemples suivants qui sont tirés d’un même échange où Angélique commence par reformuler mot pour mot une déclaration qu’elle juge excessive de la part de Dorante, avant de faire indirectement écho à une question jugée tout aussi déplacée. Dans l’optique de Sperber et Wilson, ces échos d’Angélique seraient tous deux ironiques puisque dans les deux cas cette dernière prend pour cible les propos enflammés de Dorante. Or si dans les deux cas Angélique met effectivement en jeu une forme de raillerie identique, celle-ci n’est perçue comme ironique que lorsqu’Angélique prétend adhérer au point de vue qu’elle prend pour cible. Angélique est sarcastique en (66) alors qu’elle est ironique en (67) :
(66) Dorante : Je me tais, Madame, pénétré de douleur de vous avoir déplu.
Angélique : Pénétré de douleur ! C’en est trop. Il ne faut point être si affligé, Dorante. Vos expressions sont trop fortes ; vous parlez de cela comme du plus grand des malheurs !
(67) Angélique : […] Aurons-nous le plaisir de vous avoir encore ici quelque temps ? Comptez-vous y faire un peu de séjour ?
Dorante : Je serais trop heureux de pouvoir y demeurer toute ma vie, Madame…
Angélique : Tout de bon ! Et moi, trop enchantée de vous y voir pendant toute la mienne. Continuez.
Dorante : Je n’ose plus vous répondre, Madame. (Marivaux, Le Préjugé vaincu)
S’il est légitime de considérer qu’Angélique se contente en (66) de manifester son désaccord en faisant écho aux propos de Dorante, c’est que précisément l’écho en question, purement sarcastique, ne comporte aucune ironie. En (67) en revanche, l’ironie d’Angélique ne consiste pas à manifester son désaccord en faisant simplement écho au propos de Dorante, mais à affecter la crédulité et à prétendre partager l’enthousiasme de Dorante. Comme dans les exemples de connotation autonymique envisagés précédemment, Angélique prétend alors reprendre à son compte le point de vue de Dorante. Dans l’ironie le locuteur prétend toujours hypocritement et paradoxalement s’associer au point de vue qu’il prend pour cible. Il s’agit là du procédé même de l’ironie.
Notes
⇧1 | Ayant assimilé les tropes à des figures de pensée plutôt qu’à des figures de mot, il n’est pas étonnant que nous soyons amenés à les rapprocher de ce second type de connotation autonymique. |
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⇧2 | Berrendonner précise à ce sujet que « recourir à un proverbe, c’est bien, d’une part, assumer personnellement l’énonciation de son contenu, et montrer qu’on y adhère. Mais, ce faisant, c’est aussi faire délibérément montre de psittacisme : on ne présente alors sa propre énonciation que comme l’écho, la reproduction, de multiples énonciations anonymes antérieures ; on la dénonce comme mimétique » (1981, 207). Voir également à ce sujet Grésillon et Maingueneau (1984). |
⇧3 | On pourrait même considérer que lorsqu’elles fonctionnent isolément, sans être suivies d’un enchaînement, ces expressions donnent lieu à un fait de mention connotée où l’écho serait alors implicite. Voir à ce sujet la notion de « diaphonie implicitée conventionnellement » (au sens de Roulet & al, 1985, 81) qui ne concerne pas le caractère implicite de la mention (au sens entendu précédemment) mais le caractère implicite de ce qui est mentionné. |