Diverses concep­tions de l’ironie comme emploi prétendu

Plu­sieurs approches récentes ont ten­té d’opposer à une concep­tion de l’ironie comme men­tion pure et simple — telle qu’elle a été éla­bo­rée ini­tia­le­ment par Sper­ber et Wil­son — une concep­tion de l’ironie comme emploi pré­ten­du (ou simu­lé, insin­cère, hypo­crite, etc.) qui a l’avantage de ne pas assi­mi­ler cette der­nière au sar­casme en occul­tant le para­doxe qui la consti­tue. En la pré­sen­tant comme une forme d’emploi pré­ten­du plu­tôt que de men­tion pure et simple, cer­taines ana­lyses comme celles de Clark et Ger­rig (1984), de Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown (1995) et notam­ment de Ber­ren­don­ner (1981) sont ain­si à l’origine de la concep­tion que je tente d’opposer à celle de Sper­ber et Wil­son — ce qui ne signi­fie pas à mes yeux que l’on puisse se dis­pen­ser de faire la part des choses à l’égard d’une des­crip­tion qui répond mieux que d’autres à plu­sieurs dif­fi­cul­tés dif­fi­ciles à évi­ter. Si l’ironie relève bel et bien d’une forme d’emploi pré­ten­du plu­tôt que de men­tion pure et simple, elle n’en consiste pas moins notam­ment à faire plus ou moins indi­rec­te­ment écho à un point de vue qu’elle prend pour cible. Les approches évo­quées ci-des­sus, comme nous allons le voir, en vou­lant faire l’impasse sur cette pro­prié­té de l’ironie, s’exposent à retom­ber dans dif­fé­rentes dif­fi­cul­tés que Sper­ber et Wil­son ont su éviter.

A ma connais­sance, la plus ancienne défi­ni­tion mani­feste et expli­cite de l’ironie comme emploi pré­ten­du est expo­sée dans un article de 1941 consa­cré à Socrate. Schae­rer (1941) défi­nit ain­si très cor­rec­te­ment et sobre­ment l’ironie lorsqu’il affirme qu’elle consiste « de la part du sujet actif, […] à feindre d’adopter l’opinion du sujet pas­sif, […] l’acte simu­la­teur étant exé­cu­té de manière ou dans des condi­tions telles qu’il ne donne pas le change ». En d’autres termes l’ironiste feint ouver­te­ment, pour ne pas « don­ner le change » à l’interprète, d’adopter l’opinion de celui qu’il prend pour cible. Le seul point que Schae­rer ne cla­ri­fie pas dans sa défi­ni­tion tient à ce qui per­met à l’interprète de recon­naître que le sujet actif feint d’adopter spé­ci­fi­que­ment l’opinion du sujet pas­sif lorsqu’il ne le pré­cise pas expli­ci­te­ment et qu’une telle opi­nion n’est pas préa­la­ble­ment connue de l’interprète et refor­mu­lée mot pour mot par le locuteur :

[…] quel est main­te­nant le méca­nisme propre de l’ironie ? Elle consiste, de la part du sujet actif, Paul, à se déta­cher de son opi­nion par­ti­cu­lière rela­ti­ve­ment à l’objet O et à feindre d’adopter l’opinion d’un sujet pas­sif, Pierre, rela­ti­ve­ment au même objet O, l’acte simu­la­teur étant exé­cu­té de manière ou dans des condi­tions telles qu’il ne donne pas le change. (1941, 185–186)

Par cer­tains aspects cette der­nière approche n’est pas sans rap­pe­ler une étude plus récente où Clark et Ger­rig (1984) remettent en cause — en par­tie pour de mau­vaises rai­sons — l’analyse de Sper­ber et Wil­son, au nom d’une concep­tion inti­tu­lée « the pre­tense theo­ry of iro­ny ». Comme celle de Schae­rer, leur ana­lyse semble à pre­mière vue pou­voir se sub­sti­tuer avan­ta­geu­se­ment à celle de Sper­ber et Wil­son car elle ne s’applique pas aux exemples assi­mi­lés à ce que j’ai appe­lé un sarcasme :

The pre­tense theo­ry may be expres­sed as fol­lows. Sup­pose S is spea­king to A, the pri­ma­ry addres­see, and to A”, who may be present or absent, real or ima­gi­na­ry. In spea­king iro­ni­cal­ly, S is pre­ten­ding to be S” spea­king to A”. What S” is saying is, in one way or ano­ther, patent­ly uni­for­med or inju­di­cious […]. A”, in igno­rance, is inten­ded to miss this pre­tense, to take S as spea­king sin­ce­re­ly. But A […] is inten­ded to see eve­ry­thing — the pre­tense, S”’s inju­di­cious­ness, A”’s igno­rance, and hence S’s atti­tude toward S”, A”, and what S” said. S” and A” may be reco­gni­zable indi­vi­duals or people of reco­gni­zable types. (1984, 122)

De l’avis de Clark et Ger­rig, si la « pre­tense theo­ry » est plus adé­quate que celle de Sper­ber et Wil­son, c’est que ce qui est expri­mé par l’ironiste n’a pas été néces­sai­re­ment for­mu­lé mot pour mot par celui qu’il prend pour cible :

Many iro­nies that are rea­di­ly inter­pre­table as pre­tense, howe­ver, can­not be vie­wed as echoic men­tion, for example, Jona­than Swift’s essay, A Modest Pro­po­sal. The pro­po­sal was to serve up chil­dren — Irish chil­dren — as food to the rich. Metho­di­cal­ly, and with per­fect serious­ness, Swift out­li­ned the bene­fits of this plan, among them that these chil­dren would pro­vide a new source of income for the poor and add a new dish to tavern menus. This essay is often poin­ted to as a model piece of iro­ny. To explain the iro­ny, the men­tion theo­ry would have to say that the entire essay was en echoic men­tion. But of what ? It is implau­sible that anyone had ever utte­red the entire essay or expres­sed its entire contents or that dining on Irish chil­dren was ever a part of « popu­lar wis­dom or recei­ved opi­nions ». Sur­ely Swift’s iro­ny works just because the idea is so absurd that no one could ever have enter­tai­ned it seriously.
Trea­ted as pre­tense, howe­ver, Swift’s iro­ny makes good sense. Swift was pre­ten­ding to speak as a mem­ber of the English ruling class to an English audience. He expec­ted his rea­ders to reco­gnize the pre­tense and to see how by affec­ting the pre­tense he was denoun­cing English atti­tudes toward the Irish. (1984, 123)

En sti­pu­lant que l’ironiste (S), lorsqu’il s’adresse iro­ni­que­ment à son inter­lo­cu­teur (A), feint d’être S” s’adressant sérieu­se­ment à A”, Clark et Ger­rig pensent avoir sai­si ce qui échappe à l’analyse de Sper­ber et Wil­son. Leur façon de rai­son­ner peut être résu­mée ain­si : puisqu’il ne men­tionne pas tou­jours un pro­pos ayant été tenu mot pour mot par celui qu’il prend pour cible, il faut donc admettre qu’en s’exprimant de la sorte, l’ironiste ne men­tionne pas mais joue le rôle, fait sem­blant d’être celui qu’il prend pour cible, ou tout au moins de s’adresser à lui sans ironie.

Avant de reve­nir sur une telle ana­lyse, il faut rele­ver que Clark et Ger­rig — comme le sou­ligne d’ailleurs Sper­ber (1984) — ont mal com­pris Sper­ber et Wil­son, qui n’ont jamais sup­po­sé que l’écho iro­nique était néces­sai­re­ment cen­sé repro­duire mot pour mot un dis­cours préa­la­ble­ment tenu par autrui. Pour ces der­niers l’ironiste peut en effet non seule­ment se conten­ter de faire écho à une simple opi­nion plu­tôt qu’à un dis­cours, mais il n’exprime pas for­cé­ment une forme pro­po­si­tion­nelle exac­te­ment iden­tique à ce qu’a dit ou pen­sé celui qu’il prend pour cible. Encore une fois l’approche de Sper­ber et Wil­son consiste seule­ment à sup­po­ser que ce qui est expri­mé dans un énon­cé iro­nique fait indi­rec­te­ment écho à un énon­cé ou à une opi­nion d’autrui par le biais d’une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle. S’il n’est donc pas exclu, dans cer­tains cas limites, que la forme pro­po­si­tion­nelle de l’énoncé iro­nique soit exac­te­ment iden­tique à ce qui a été préa­la­ble­ment expri­mé ou pen­sé par autrui (comme il n’est pas exclu que l’ironiste reprenne les termes mêmes du dis­cours d’autrui lorsque l’ironie est éga­le­ment paro­die), ce fait ne s’impose nul­le­ment dans le cadre de la concep­tion défen­due par Sper­ber et Wil­son. Comme c’est le cas dans l’exemple de Swift, l’ironiste peut fort bien alors expri­mer une forme pro­po­si­tion­nelle qui ne res­semble que d’assez loin à ce qu’autrui a pu dire ou pen­ser effec­ti­ve­ment. La seule chose essen­tielle dans l’ironie — et sur ce point l’analyse de Sper­ber et Wil­son est à mes yeux irré­pro­chable — c’est que l’interprète doit être à même d’établir une cer­taine ana­lo­gie, fon­dée sur un recou­pe­ment d’effets contex­tuels, entre le dis­cours ou la pen­sée d’autrui et ce qui est expri­mé par l’ironiste.

Mal­heu­reu­se­ment Clark et Ger­rig, non contents d’intenter un mau­vais pro­cès à Sper­ber et Wil­son, ne font que dépla­cer un pro­blème que ces der­niers ont quant à eux réso­lu à la source. En sti­pu­lant en effet que S, en s’adressant iro­ni­que­ment à A, feint d’être S” s’adressant sérieu­se­ment à A”, Clark et Ger­rig sup­posent que l’ironie consiste à tour­ner en déri­sion toute per­sonne sus­cep­tible de com­mu­ni­quer sans iro­nie ou d’interpréter sérieu­se­ment ce qu’il exprime, et se privent ain­si du moyen d’expliquer que l’ironiste déforme géné­ra­le­ment le dis­cours ou la pen­sée d’autrui par­fois jusqu’à le rendre, même pour ce der­nier, tota­le­ment inac­cep­table. L’analyse de Clark et Ger­rig cor­res­pond très pré­ci­sé­ment à une concep­tion de l’ironie que nous avons écar­tée au cha­pitre 4 en rele­vant qu’elle ne per­met pas d’assimiler celui que l’ironiste prend pour cible à celui à qui il s’adresse. Une telle concep­tion implique non seule­ment, comme on l’a rele­vé pré­cé­dem­ment, que l’ironisé doive néces­sai­re­ment être abu­sé par les pré­ten­tions de l’ironiste, mais elle ne per­met pas d’expliquer ce qui per­met au des­ti­na­taire d’identifier celui qui est pris pour cible lorsque ce der­nier n’a pas préa­la­ble­ment com­mu­ni­qué mot pour mot ce que l’ironiste exprime. Com­ment expli­quer en effet que l’on soit à même de recon­naître, par exemple, que Swift prend pour cible la classe anglaise diri­geante dans A Modest Pro­po­sal ? Existe-t-il un Anglais qui ait jamais pro­po­sé de man­ger les enfants irlandais ?

Ces der­nières obser­va­tions font appa­raître à quel point notre concep­tion de l’ironie comme emploi pré­ten­du néces­site d’être for­mu­lée avec pré­ci­sion. En sup­po­sant que l’ironiste fait sem­blant d’être celui qu’il prend pour cible, la « pre­tense theo­ry » de Clark et Ger­rig se heurte à toutes sortes de dif­fi­cul­tés et de contre-exemples. De même en sup­po­sant que l’ironiste « feint d’adopter l’opinion d’un sujet pas­sif », la concep­tion de Schae­rer est trop res­tric­tive et risque de prê­ter à confu­sion. S’il est cor­rect à mes yeux de sti­pu­ler que l’ironiste, en fei­gnant d’adhérer à ce qu’il exprime, pré­tend adhé­rer à une opi­nion qui fait au moins indi­rec­te­ment écho à l’opinion qu’il prend pour cible, cela ne signi­fie pas que l’ironie consiste néces­sai­re­ment à feindre d’adopter et de cher­cher à faire croire à l’opinion qu’il prend pour cible. En sup­po­sant que l’ironiste feint d’employer et de com­mu­ni­quer ce qu’il exprime — à savoir une forme pro­po­si­tion­nelle qui entre­tient au mini­mum une cer­taine res­sem­blance avec un dis­cours ou une opi­nion qu’il prend pour cible — on se met à l’abri, me semble-t-il, des dif­fi­cul­tés que pré­sente notam­ment l’analyse de Clark et Ger­rig, et ceci sans retom­ber dans une concep­tion de l’ironie comme men­tion pure et simple, dont les incon­vé­nients ont été décrits précédemment.

Tout récem­ment Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown (1995) ont pro­po­sé une des­crip­tion inti­tu­lée « the allu­sio­nal pre­tense theo­ry of iro­ny » qui a l’avantage d’une part de rendre jus­tice à l’approche de Sper­ber et Wil­son (même si elle n’en tire pas tout le pro­fit qu’elle pour­rait en tirer et semble éga­le­ment en sous- esti­mer la por­tée), et d’autre part de la com­plé­ter sur un point essen­tiel en pré­ci­sant que l’ironie ne consiste pas seule­ment à faire allu­sion au point de vue de celui qu’elle prend pour cible mais éga­le­ment à faire preuve d’insincérité ou d’hypocrisie mani­feste. En un mot ces der­niers consi­dèrent que deux condi­tions essen­tielles doivent être satis­faites pour qu’un énon­cé puisse être per­çu comme ironique :

Utte­rances that allude to a fai­led expec­ta­tion and that are prag­ma­ti­cal­ly insin­cere can com­mu­ni­cate iro­ny. The strong claim is that these two condi­tions are neces­sa­ry if iro­ny is to beper­cei­ved. This is a signi­fi­cant exten­sion and ela­bo­ra­tion of prior theo­ries of dis­course iro­ny. First, the mecha­nism of allu­sion replaces the nar­ro­wer mecha­nismes of echoic men­tion (Sper­ber & Wil­son, 1978), echoic inter­pre­ta­tion (Sper­ber & Wil­son, 1989), and echoic remin­der (Kreuz & Glucks­berg, 1989) because these are, by defi­ni­tion, spe­cial cases of allu­sion. Second, the concept of prag­ma­tic insin­ce­ri­ty extends the theo­ry of dis­course iro­ny to speech acts other than asser­tives, to include such utte­rance types as offers, requests, and ques­tions, among others. (1995, 18)

En pré­ci­sant à juste titre que tout énon­cé iro­nique doit être per­çu comme « prag­ma­ti­que­ment insin­cère », comme ouver­te­ment hypo­crite en d’autres termes, Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown sou­tiennent cepen­dant que l’ironie ne consiste pas néces­sai­re­ment à pré­tendre com­mu­ni­quer un point de vue mani­fes­te­ment erro­né afin notam­ment de com­mu­ni­quer par anti­phrase un point de vue contraire, mais par­fois à réa­li­ser un acte illo­cu­toire d’offre, de requête, de ques­tion ou autre, qui à leurs yeux ne sau­rait don­ner lieu à une anti­phrase. Seule l’insincérité des asser­tions iro­niques peut consis­ter selon eux à pré­tendre com­mu­ni­quer le faux pour faire entendre le vrai, car seul un acte illo­cu­toire d’assertion a pour condi­tion de satis­fac­tion de dire le vrai. De manière géné­rale, l’insincérité iro­nique consis­te­rait ain­si sim­ple­ment à trans­gres­ser l’une ou l’autre des condi­tions de satis­fac­tion de l’acte illo­cu­toire qu’on réa­lise, et de ce fait l’ironie d’un acte de remer­cie­ment ou de ques­tion ne sau­rait donc consis­ter qu’à trans­gres­ser les condi­tions de satis­fac­tion qui carac­té­risent un remer­cie­ment ou une ques­tion. Or sans contes­ter pour autant que l’insincérité iro­nique puisse acces­soi­re­ment entraî­ner la vio­la­tion de cer­taines condi­tions de satis­fac­tion de l’acte illo­cu­toire, il me paraît cepen­dant que cela ne remet nul­le­ment en cause ni le fait que toute iro­nie consiste notam­ment à com­mu­ni­quer un point de vue par anti­phrase, ni a for­tio­ri que toute iro­nie consiste à pré­tendre employer et com­mu­ni­quer un point de vue que l’ironiste juge erro­né et qu’il prend pour cible. Lorsque quelqu’un se com­porte comme un enfant et qu’on lui demande iro­ni­que­ment son âge, par exemple, une telle iro­nie ne consiste pas tant à poser une ques­tion dont on connaît par avance la réponse — comme le sup­posent Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown — qu’à pré­tendre hypo­cri­te­ment com­mu­ni­quer des effets comme Tu es un enfant, Tu as le droit de te com­por­ter ain­si, etc., de manière à la fois à prendre pour cible un point de vue impu­té à son inter­lo­cu­teur et à com­mu­ni­quer son propre point de vue par antiphrase.

Quant à ce qui consti­tue ici la pre­mière condi­tion essen­tielle de l’ironie, à savoir faire allu­sion à une attente déçue, à une pré­vi­sion contre­dite par les faits (« a fai­led expec­ta­tion »), Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown pro­posent de la sub­sti­tuer à la notion d’écho iro­nique ou aux notions appa­ren­tées qui ont été pro­po­sées dans Sper­ber et Wil­son (1989) et Kreuz et Glucks­berg (1989), notions qui ne s’appliqueraient qu’à des cas par­ti­cu­liers d’allusion mais ne per­met­traient pas de rendre compte de l’ensemble des iro­nies. A mes yeux cette pré­ci­sion n’a qu’un inté­rêt ter­mi­no­lo­gique, de même que la dis­tinc­tion entre « men­tion » (au sens de Sper­ber et Wil­son, 1978) et « inter­pré­ta­tion » (au sens de Sper­ber et Wil­son, 1989) ou encore « rap­pel », « remé­mo­ra­tion » (« remin­der », au sens de Kreuz et Glucks­berg, 1989) . J’ai déjà rele­vé au cha­pitre 4 que Sper­ber et Wil­son (1989) ont pro­po­sé de par­ler d’«interprétation » plu­tôt que de « men­tion » d’une forme pro­po­si­tion­nelle afin de sou­li­gner qu’en fai­sant écho à un dis­cours ou à une opi­nion, le locu­teur se contente sou­vent de refor­mu­ler approxi­ma­ti­ve­ment, par un recou­pe­ment d’effets contex­tuels, la forme pro­po­si­tion­nelle du dis­cours ou de l’opinion en ques­tion qui ne fait alors que res­sem­bler à ce qui est expri­mé par le locu­teur res­pon­sable de la men­tion. La notion de « rap­pel » ou de « remé­mo­ra­tion » pro­po­sée par Kreuz et Glucks­berg (1989) est en grande par­tie jus­ti­fiée par les mêmes obser­va­tions que je reprends volon­tiers à mon compte mais qui me paraissent nous faire perdre en com­pli­ca­tions et en confu­sions inutiles ce qu’elles cherchent à nous faire gagner en précision.

Par ailleurs cette notion de « rap­pel », comme celle d’«allusion » pro­po­sée par Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown, est éga­le­ment moti­vée par le fait que l’ironie ne consiste pas néces­sai­re­ment à faire écho à un dis­cours ou à une opi­nion mais peut fort bien consis­ter sim­ple­ment à évo­quer une norme de pen­sée, une croyance par­ta­gée que le locu­teur prend pour cible sans pour autant cher­cher à railler un indi­vi­du ou même un ensemble d’individus par­ti­cu­liers. Quant à la dis­tinc­tion entre « rap­pel » ou « remé­mo­ra­tion » et « allu­sion », elle tient sim­ple­ment au fait que l’ironie, selon Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown, ne consiste pas néces­sai­re­ment à ravi­ver une croyance géné­rale ou une opi­nion par­ti­cu­lière que le locu­teur prend pour cible étant don­né qu’«il existe bien sûr des situa­tions où le locu­teur aus­si bien que son des­ti­na­taire ont d’emblée à l’esprit une telle opi­nion ce qui rend toute remé­mo­ra­tion inutile (et même impos­sible étant don­né que l’objet de l’allusion est déjà dans l’esprit)»[1]C’est moi qui tra­duit. (1995, 19). Quel que soit l’intérêt de telles obser­va­tions, celles-ci ne remettent nul­le­ment en cause ni la notion d’écho ou de men­tion indi­recte, telle qu’elle est conçue par Sper­ber et Wil­son, ni le fait qu’elle s’applique notam­ment à l’ironie. Que cette der­nière consiste en effet à prendre pour cible un dis­cours effec­ti­ve­ment tenu, une simple opi­nion par­ti­cu­lière ou encore une norme de pen­sée, que par ailleurs l’objet en ques­tion doive être remé­mo­ré à l’interprète ou qu’il soit déjà pré­sent à l’esprit des inter­lo­cu­teurs, il n’en reste pas moins que l’ironiste est alors ame­né à expri­mer, dans son propre dis­cours, une forme pro­po­si­tion­nelle qui est cen­sée faire écho, en ver­tu d’une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle, à l’objet qu’elle prend pour cible. En sub­sti­tuant la notion d’allusion à celle d’écho ou de men­tion indi­recte, Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown ont ain­si for­gé un nou­veau concept théo­rique, peut-être plus pré­cis, mais ils n’expliquent nul­le­ment sur quel pro­cé­dé se fonde cette « allu­sion » qui per­met d’associer ce qui est expri­mé par le locu­teur à ce qu’il prend pour cible. Peu importe à mes yeux que l’on parle de men­tion, d’écho, de remé­mo­ra­tion, d’allusion ou encore d’évocation pour­vu que l’on pré­cise que ce qui est alors expri­mé par le locu­teur est cen­sé entre­te­nir une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle à l’égard d’un dis­cours, d’une opi­nion ou encore d’une norme de pen­sée qu’il prend pour objet de son propre dis­cours, par­fois pour cible d’une ironie.

Ceci étant dit, Kumon-Naka­mu­ra, Glucks­berg et Brown ont une autre rai­son de par­ler d’allusion plu­tôt que de men­tion pour rendre compte de l’ironie. Elle tient au fait que l’ironie n’est pré­ci­sé­ment pas une forme de men­tion pure et simple où ce qui est expri­mé n’est que l’objet de ce qui est com­mu­ni­qué par le locu­teur, mais une forme de conno­ta­tion auto­ny­mique où ce der­nier pré­tend bel et bien employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime à tra­vers une affir­ma­tion ou tout autre acte illo­cu­toire qui lui est propre et qui n’est même pas néces­sai­re­ment inva­li­dé lorsque l’ironie, par exemple, porte sur un simple pré­sup­po­sé (comme on l’a vu notam­ment au cha­pitre 3 à pro­pos de l’antiphrase). Le fait que l’ironie ne consiste pas sim­ple­ment à faire écho à un dis­cours ou à une opi­nion mais consiste éga­le­ment à pré­tendre hypo­cri­te­ment employer et com­mu­ni­quer une forme pro­po­si­tion­nelle à tra­vers un acte illo­cu­toire tout à fait indé­pen­dant du dis­cours ou de l’opinion en ques­tion pour­rait jus­ti­fier, à mon sens, de par­ler ici d’allusion et de réser­ver le terme de men­tion à ce qui se pro­duit notam­ment dans un sar­casme ou dans toute autre forme de men­tion pure et simple[2]Nous revien­drons plus scru­pu­leu­se­ment dans la der­nière sec­tion de ce cha­pitre — en nous appuyant sur la notion de « poly­pho­nie » éla­bo­rée par Ducrot (1984) — sur ce qui carac­té­rise en propre la men­tion ou l’allusion qui est en jeu dans l’ironie comme dans toute autre forme de conno­ta­tion auto­ny­mique..

Par­mi diverses concep­tions de l’ironie comme un emploi pré­ten­du, celle de Ber­ren­don­ner me paraît être à la fois la plus pré­cise et la plus adé­quate, tout au moins dans ce pre­mier pas­sage où la des­crip­tion pro­po­sée, à un détail près, me semble irréprochable :

[…] il faut recon­naître, à la suite de Sper­ber et Wil­son, une paren­té cer­taine de [l’ironie] avec les échos indi­rects. [Iro­ni­ser], c’est bien mettre en œuvre un double jeu énon­cia­tif : d’une part, [l’ironiste] affirme, appa­rem­ment sous sa res­pon­sa­bi­li­té, un conte­nu pro­po­si­tion­nel p ; mais d’autre part, il pré­sente cette affir­ma­tion comme la sin­ge­rie cri­tique d’une autre énon­cia­tion, pri­maire, qui, elle, est sup­po­sée accom­plie sérieu­se­ment. L’effet d’antiphrase réside pré­ci­sé­ment en ceci : une énon­cia­tion E1 se donne à la fois comme affir­ma­tion de p et comme qua­li­fi­ca­tion péjo­ra­tive d’une autre énon­cia­tion, E0, por­tant sur le même conte­nu, et men­tion­née en écho. Cette qua­li­fi­ca­tion péjo­ra­tive de E0 reste tout à fait impli­cite. (1981, 213–214)

Comme le sou­ligne Ber­ren­don­ner, et contrai­re­ment à ce que sou­tiennent Sper­ber et Wil­son, l’ironie tient en effet à un « double jeu énon­cia­tif ». D’une part l’ironiste pré­tend prendre en charge ce qu’il exprime (ou si l’on pré­fère l’affirmation por­tant sur ce qu’il exprime) comme s’il cher­chait ain­si lui-même à décrire le monde. D’autre part il renie para­doxa­le­ment cette prise en charge pré­ten­due, pour pré­sen­ter ce qu’il exprime comme « la sin­ge­rie cri­tique », soit d’une énon­cia­tion pri­maire por­tant sur un conte­nu plus ou moins ana­logue (lorsque l’ironiste s’en prend au dis­cours d’autrui), soit d’une simple opi­nion ou d’une norme de pensée.

Mal­heu­reu­se­ment Ber­ren­don­ner est ame­né ensuite à renier par­tiel­le­ment sa pre­mière ana­lyse en pré­ci­sant qu’elle ne s’applique pas à l’ironie mais à la simple paro­die. « Si on l’interprète ain­si, pré­cise-t-il, c’est qu’elle n’est plus iro­nie, mais simple paro­die » (1981, 215). Pour résoudre ce qui est, à mon sens, un faux pro­blème, Ber­ren­don­ner pro­pose ain­si de réduire l’ironie à un fait de men­tion pure­ment « auto-évo­ca­trice » ou « sui-réfé­ren­tielle », c’est-à-dire à lui reti­rer toute espèce de dimen­sion offen­sive ou polémique :

Mais que l’ironie s’apparente aux échos ne doit pas faire oublier qu’elle pré­sente aus­si des ana­lo­gies avec les men­tions auto-évo­ca­trices. C’est, ici, le sta­tut de l’énonciation men­tion­née, E0, qui est en cause. Sper­ber et Wil­son, me semble-t-il, l’assimilent un peu trop rapi­de­ment à une énon­cia­tion « anté­rieure » ou « impli­cite ». En fait, E0, dans l’ironie, n’est pas pré­sen­tée comme une énon­cia­tion anté­rieure effec­tive, qui aurait déjà été accom­plie par un ON ou un TU quel­conques, et consti­tue­rait un réfé­rent dis­po­nible, un évé­ne­ment de la réa­li­té qui n’attendrait que d’être men­tion­né. E0 n’est pas non plus pré­sen­tée comme une énon­cia­tion impli­cite, ima­gi­naire, sup­po­sée, et qui aurait le même sta­tut de deno­ta­tum poten­tiel, pré­exis­tant. […] la men­tion qui est faite me paraît tout à fait sui-réfé­ren­tielle. L’acte de parole que [l’ironiste] désigne à des fins cri­tiques, ce n’est pas une énon­cia­tion anté­rieure de p qui serait mise sous la res­pon­sa­bi­li­té d’autrui, mais sa propre énon­cia­tion de p, celle qu’il est lui-même en train d’accomplir. […] Faire de l’ironie, ce n’est pas s’inscrire en faux de manière mimé­tique contre l’acte de parole anté­rieur ou vir­tuel, en tous cas exté­rieur, d’un autre. C’est s’inscrire en faux contre sa propre énon­cia­tion, tout en l’accomplissant. (1981, 214–216)

Ce qui conduit Ber­ren­don­ner à refor­mu­ler, en la rec­ti­fiant, sa pre­mière ana­lyse, est donc dû au fait que E0 n’est ni « une énon­cia­tion anté­rieure effec­tive », ni « une énon­cia­tion impli­cite, ima­gi­naire, sup­po­sée, et qui aurait le même sta­tut de deno­ta­tum poten­tiel, pré­exis­tant ». En d’autres termes, ce qui pose pro­blème à Ber­ren­don­ner, ce qu’il reproche à Sper­ber et Wil­son, c’est que l’on peut fort bien iro­ni­ser sans faire écho à l’événement que consti­tue­rait une énon­cia­tion d’autrui, qu’elle soit effec­tive ou poten­tielle. Or, encore une fois, l’analyse de Sper­ber et Wil­son pré­voit bel et bien que l’ironie peut faire écho à une simple opi­nion ou même à une norme de pen­sée. A aucun moment Sper­ber et Wil­son ne sti­pulent qu’une telle opi­nion doive néces­sai­re­ment être asso­ciée à une énon­cia­tion anté­rieure même impli­cite, ima­gi­naire ou supposée.

Certes dans la paro­die, ce qui est expri­mé fait écho à un dis­cours ayant été effec­ti­ve­ment tenu par quelqu’un à un ins­tant et dans un lieu don­nés, mais ceci n’implique pas qu’il faille dis­so­cier iro­nie et paro­die. Bien au contraire. La paro­die n’est qu’une forme par­ti­cu­lière d’ironie. Pour qu’une iro­nie soit pour­vue d’une dimen­sion paro­dique, il suf­fit que le locu­teur prenne pour cible un énon­cé ayant fait l’objet d’une énon­cia­tion anté­rieure pré­ci­sé­ment iden­ti­fiable, dans le temps et l’espace, et ceci à tra­vers un énon­cé qui a sou­vent non seule­ment la même forme pro­po­si­tion­nelle (ou une forme pro­po­si­tion­nelle très proche), mais qui lui res­semble éga­le­ment par cer­taines de ses pro­prié­tés lin­guis­tiques. Il n’existe pas de fron­tière déter­mi­née mais un conti­nuum de cas entre l’ironie pure, qui n’est aucu­ne­ment paro­dique lorsqu’elle ne prend pas pour cible un dis­cours par­ti­cu­lier mais une simple opi­nion ou une norme de pen­sée, et une iro­nie paro­dique où le locu­teur se contente d’exagérer ou même seule­ment de répé­ter iro­ni­que­ment ce que quelqu’un a dit sérieusement.

En sup­po­sant qu’«une énon­cia­tion E1 se donne à la fois comme affir­ma­tion de p et comme qua­li­fi­ca­tion péjo­ra­tive d’une autre énon­cia­tion, E0, por­tant sur le même conte­nu, et men­tion­née en écho », Ber­ren­don­ner sai­sit très jus­te­ment ce qui carac­té­rise l’ironie (à condi­tion de pré­ci­ser que E0 n’est pas néces­sai­re­ment une énon­cia­tion), et ceci sans qu’il soit néces­saire de sti­pu­ler en outre que E0, « que l’ironiste désigne à des fins cri­tiques », n’est autre que « sa propre énon­cia­tion de p, celle qu’il est lui-même en train d’accomplir », c’est-à-dire E1. Si tel était le cas, tout iro­niste, non seule­ment se pren­drait lui-même pour cible, mais bas­cu­le­rait dans le cynisme. La concep­tion de l’ironie défen­due fina­le­ment par Ber­ren­don­ner ne cor­res­pond qu’à une forme tout à fait par­ti­cu­lière d’auto-ironie par­fai­te­ment cir­cu­laire, que j’associerai pour ma part au cynisme. Seule la pre­mière phase de l’analyse de Ber­ren­don­ner s’applique par consé­quent à l’ironie pro­pre­ment dite.

 

Notes

Notes
1 C’est moi qui traduit.
2 Nous revien­drons plus scru­pu­leu­se­ment dans la der­nière sec­tion de ce cha­pitre — en nous appuyant sur la notion de « poly­pho­nie » éla­bo­rée par Ducrot (1984) — sur ce qui carac­té­rise en propre la men­tion ou l’allusion qui est en jeu dans l’ironie comme dans toute autre forme de conno­ta­tion autonymique.