Diverses conceptions de l’ironie comme emploi prétendu
Plusieurs approches récentes ont tenté d’opposer à une conception de l’ironie comme mention pure et simple — telle qu’elle a été élaborée initialement par Sperber et Wilson — une conception de l’ironie comme emploi prétendu (ou simulé, insincère, hypocrite, etc.) qui a l’avantage de ne pas assimiler cette dernière au sarcasme en occultant le paradoxe qui la constitue. En la présentant comme une forme d’emploi prétendu plutôt que de mention pure et simple, certaines analyses comme celles de Clark et Gerrig (1984), de Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown (1995) et notamment de Berrendonner (1981) sont ainsi à l’origine de la conception que je tente d’opposer à celle de Sperber et Wilson — ce qui ne signifie pas à mes yeux que l’on puisse se dispenser de faire la part des choses à l’égard d’une description qui répond mieux que d’autres à plusieurs difficultés difficiles à éviter. Si l’ironie relève bel et bien d’une forme d’emploi prétendu plutôt que de mention pure et simple, elle n’en consiste pas moins notamment à faire plus ou moins indirectement écho à un point de vue qu’elle prend pour cible. Les approches évoquées ci-dessus, comme nous allons le voir, en voulant faire l’impasse sur cette propriété de l’ironie, s’exposent à retomber dans différentes difficultés que Sperber et Wilson ont su éviter.
A ma connaissance, la plus ancienne définition manifeste et explicite de l’ironie comme emploi prétendu est exposée dans un article de 1941 consacré à Socrate. Schaerer (1941) définit ainsi très correctement et sobrement l’ironie lorsqu’il affirme qu’elle consiste « de la part du sujet actif, […] à feindre d’adopter l’opinion du sujet passif, […] l’acte simulateur étant exécuté de manière ou dans des conditions telles qu’il ne donne pas le change ». En d’autres termes l’ironiste feint ouvertement, pour ne pas « donner le change » à l’interprète, d’adopter l’opinion de celui qu’il prend pour cible. Le seul point que Schaerer ne clarifie pas dans sa définition tient à ce qui permet à l’interprète de reconnaître que le sujet actif feint d’adopter spécifiquement l’opinion du sujet passif lorsqu’il ne le précise pas explicitement et qu’une telle opinion n’est pas préalablement connue de l’interprète et reformulée mot pour mot par le locuteur :
[…] quel est maintenant le mécanisme propre de l’ironie ? Elle consiste, de la part du sujet actif, Paul, à se détacher de son opinion particulière relativement à l’objet O et à feindre d’adopter l’opinion d’un sujet passif, Pierre, relativement au même objet O, l’acte simulateur étant exécuté de manière ou dans des conditions telles qu’il ne donne pas le change. (1941, 185–186)
Par certains aspects cette dernière approche n’est pas sans rappeler une étude plus récente où Clark et Gerrig (1984) remettent en cause — en partie pour de mauvaises raisons — l’analyse de Sperber et Wilson, au nom d’une conception intitulée « the pretense theory of irony ». Comme celle de Schaerer, leur analyse semble à première vue pouvoir se substituer avantageusement à celle de Sperber et Wilson car elle ne s’applique pas aux exemples assimilés à ce que j’ai appelé un sarcasme :
The pretense theory may be expressed as follows. Suppose S is speaking to A, the primary addressee, and to A”, who may be present or absent, real or imaginary. In speaking ironically, S is pretending to be S” speaking to A”. What S” is saying is, in one way or another, patently uniformed or injudicious […]. A”, in ignorance, is intended to miss this pretense, to take S as speaking sincerely. But A […] is intended to see everything — the pretense, S”’s injudiciousness, A”’s ignorance, and hence S’s attitude toward S”, A”, and what S” said. S” and A” may be recognizable individuals or people of recognizable types. (1984, 122)
De l’avis de Clark et Gerrig, si la « pretense theory » est plus adéquate que celle de Sperber et Wilson, c’est que ce qui est exprimé par l’ironiste n’a pas été nécessairement formulé mot pour mot par celui qu’il prend pour cible :
Many ironies that are readily interpretable as pretense, however, cannot be viewed as echoic mention, for example, Jonathan Swift’s essay, A Modest Proposal. The proposal was to serve up children — Irish children — as food to the rich. Methodically, and with perfect seriousness, Swift outlined the benefits of this plan, among them that these children would provide a new source of income for the poor and add a new dish to tavern menus. This essay is often pointed to as a model piece of irony. To explain the irony, the mention theory would have to say that the entire essay was en echoic mention. But of what ? It is implausible that anyone had ever uttered the entire essay or expressed its entire contents or that dining on Irish children was ever a part of « popular wisdom or received opinions ». Surely Swift’s irony works just because the idea is so absurd that no one could ever have entertained it seriously.
Treated as pretense, however, Swift’s irony makes good sense. Swift was pretending to speak as a member of the English ruling class to an English audience. He expected his readers to recognize the pretense and to see how by affecting the pretense he was denouncing English attitudes toward the Irish. (1984, 123)
En stipulant que l’ironiste (S), lorsqu’il s’adresse ironiquement à son interlocuteur (A), feint d’être S” s’adressant sérieusement à A”, Clark et Gerrig pensent avoir saisi ce qui échappe à l’analyse de Sperber et Wilson. Leur façon de raisonner peut être résumée ainsi : puisqu’il ne mentionne pas toujours un propos ayant été tenu mot pour mot par celui qu’il prend pour cible, il faut donc admettre qu’en s’exprimant de la sorte, l’ironiste ne mentionne pas mais joue le rôle, fait semblant d’être celui qu’il prend pour cible, ou tout au moins de s’adresser à lui sans ironie.
Avant de revenir sur une telle analyse, il faut relever que Clark et Gerrig — comme le souligne d’ailleurs Sperber (1984) — ont mal compris Sperber et Wilson, qui n’ont jamais supposé que l’écho ironique était nécessairement censé reproduire mot pour mot un discours préalablement tenu par autrui. Pour ces derniers l’ironiste peut en effet non seulement se contenter de faire écho à une simple opinion plutôt qu’à un discours, mais il n’exprime pas forcément une forme propositionnelle exactement identique à ce qu’a dit ou pensé celui qu’il prend pour cible. Encore une fois l’approche de Sperber et Wilson consiste seulement à supposer que ce qui est exprimé dans un énoncé ironique fait indirectement écho à un énoncé ou à une opinion d’autrui par le biais d’une relation de ressemblance propositionnelle. S’il n’est donc pas exclu, dans certains cas limites, que la forme propositionnelle de l’énoncé ironique soit exactement identique à ce qui a été préalablement exprimé ou pensé par autrui (comme il n’est pas exclu que l’ironiste reprenne les termes mêmes du discours d’autrui lorsque l’ironie est également parodie), ce fait ne s’impose nullement dans le cadre de la conception défendue par Sperber et Wilson. Comme c’est le cas dans l’exemple de Swift, l’ironiste peut fort bien alors exprimer une forme propositionnelle qui ne ressemble que d’assez loin à ce qu’autrui a pu dire ou penser effectivement. La seule chose essentielle dans l’ironie — et sur ce point l’analyse de Sperber et Wilson est à mes yeux irréprochable — c’est que l’interprète doit être à même d’établir une certaine analogie, fondée sur un recoupement d’effets contextuels, entre le discours ou la pensée d’autrui et ce qui est exprimé par l’ironiste.
Malheureusement Clark et Gerrig, non contents d’intenter un mauvais procès à Sperber et Wilson, ne font que déplacer un problème que ces derniers ont quant à eux résolu à la source. En stipulant en effet que S, en s’adressant ironiquement à A, feint d’être S” s’adressant sérieusement à A”, Clark et Gerrig supposent que l’ironie consiste à tourner en dérision toute personne susceptible de communiquer sans ironie ou d’interpréter sérieusement ce qu’il exprime, et se privent ainsi du moyen d’expliquer que l’ironiste déforme généralement le discours ou la pensée d’autrui parfois jusqu’à le rendre, même pour ce dernier, totalement inacceptable. L’analyse de Clark et Gerrig correspond très précisément à une conception de l’ironie que nous avons écartée au chapitre 4 en relevant qu’elle ne permet pas d’assimiler celui que l’ironiste prend pour cible à celui à qui il s’adresse. Une telle conception implique non seulement, comme on l’a relevé précédemment, que l’ironisé doive nécessairement être abusé par les prétentions de l’ironiste, mais elle ne permet pas d’expliquer ce qui permet au destinataire d’identifier celui qui est pris pour cible lorsque ce dernier n’a pas préalablement communiqué mot pour mot ce que l’ironiste exprime. Comment expliquer en effet que l’on soit à même de reconnaître, par exemple, que Swift prend pour cible la classe anglaise dirigeante dans A Modest Proposal ? Existe-t-il un Anglais qui ait jamais proposé de manger les enfants irlandais ?
Ces dernières observations font apparaître à quel point notre conception de l’ironie comme emploi prétendu nécessite d’être formulée avec précision. En supposant que l’ironiste fait semblant d’être celui qu’il prend pour cible, la « pretense theory » de Clark et Gerrig se heurte à toutes sortes de difficultés et de contre-exemples. De même en supposant que l’ironiste « feint d’adopter l’opinion d’un sujet passif », la conception de Schaerer est trop restrictive et risque de prêter à confusion. S’il est correct à mes yeux de stipuler que l’ironiste, en feignant d’adhérer à ce qu’il exprime, prétend adhérer à une opinion qui fait au moins indirectement écho à l’opinion qu’il prend pour cible, cela ne signifie pas que l’ironie consiste nécessairement à feindre d’adopter et de chercher à faire croire à l’opinion qu’il prend pour cible. En supposant que l’ironiste feint d’employer et de communiquer ce qu’il exprime — à savoir une forme propositionnelle qui entretient au minimum une certaine ressemblance avec un discours ou une opinion qu’il prend pour cible — on se met à l’abri, me semble-t-il, des difficultés que présente notamment l’analyse de Clark et Gerrig, et ceci sans retomber dans une conception de l’ironie comme mention pure et simple, dont les inconvénients ont été décrits précédemment.
Tout récemment Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown (1995) ont proposé une description intitulée « the allusional pretense theory of irony » qui a l’avantage d’une part de rendre justice à l’approche de Sperber et Wilson (même si elle n’en tire pas tout le profit qu’elle pourrait en tirer et semble également en sous- estimer la portée), et d’autre part de la compléter sur un point essentiel en précisant que l’ironie ne consiste pas seulement à faire allusion au point de vue de celui qu’elle prend pour cible mais également à faire preuve d’insincérité ou d’hypocrisie manifeste. En un mot ces derniers considèrent que deux conditions essentielles doivent être satisfaites pour qu’un énoncé puisse être perçu comme ironique :
Utterances that allude to a failed expectation and that are pragmatically insincere can communicate irony. The strong claim is that these two conditions are necessary if irony is to beperceived. This is a significant extension and elaboration of prior theories of discourse irony. First, the mechanism of allusion replaces the narrower mechanismes of echoic mention (Sperber & Wilson, 1978), echoic interpretation (Sperber & Wilson, 1989), and echoic reminder (Kreuz & Glucksberg, 1989) because these are, by definition, special cases of allusion. Second, the concept of pragmatic insincerity extends the theory of discourse irony to speech acts other than assertives, to include such utterance types as offers, requests, and questions, among others. (1995, 18)
En précisant à juste titre que tout énoncé ironique doit être perçu comme « pragmatiquement insincère », comme ouvertement hypocrite en d’autres termes, Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown soutiennent cependant que l’ironie ne consiste pas nécessairement à prétendre communiquer un point de vue manifestement erroné afin notamment de communiquer par antiphrase un point de vue contraire, mais parfois à réaliser un acte illocutoire d’offre, de requête, de question ou autre, qui à leurs yeux ne saurait donner lieu à une antiphrase. Seule l’insincérité des assertions ironiques peut consister selon eux à prétendre communiquer le faux pour faire entendre le vrai, car seul un acte illocutoire d’assertion a pour condition de satisfaction de dire le vrai. De manière générale, l’insincérité ironique consisterait ainsi simplement à transgresser l’une ou l’autre des conditions de satisfaction de l’acte illocutoire qu’on réalise, et de ce fait l’ironie d’un acte de remerciement ou de question ne saurait donc consister qu’à transgresser les conditions de satisfaction qui caractérisent un remerciement ou une question. Or sans contester pour autant que l’insincérité ironique puisse accessoirement entraîner la violation de certaines conditions de satisfaction de l’acte illocutoire, il me paraît cependant que cela ne remet nullement en cause ni le fait que toute ironie consiste notamment à communiquer un point de vue par antiphrase, ni a fortiori que toute ironie consiste à prétendre employer et communiquer un point de vue que l’ironiste juge erroné et qu’il prend pour cible. Lorsque quelqu’un se comporte comme un enfant et qu’on lui demande ironiquement son âge, par exemple, une telle ironie ne consiste pas tant à poser une question dont on connaît par avance la réponse — comme le supposent Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown — qu’à prétendre hypocritement communiquer des effets comme Tu es un enfant, Tu as le droit de te comporter ainsi, etc., de manière à la fois à prendre pour cible un point de vue imputé à son interlocuteur et à communiquer son propre point de vue par antiphrase.
Quant à ce qui constitue ici la première condition essentielle de l’ironie, à savoir faire allusion à une attente déçue, à une prévision contredite par les faits (« a failed expectation »), Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown proposent de la substituer à la notion d’écho ironique ou aux notions apparentées qui ont été proposées dans Sperber et Wilson (1989) et Kreuz et Glucksberg (1989), notions qui ne s’appliqueraient qu’à des cas particuliers d’allusion mais ne permettraient pas de rendre compte de l’ensemble des ironies. A mes yeux cette précision n’a qu’un intérêt terminologique, de même que la distinction entre « mention » (au sens de Sperber et Wilson, 1978) et « interprétation » (au sens de Sperber et Wilson, 1989) ou encore « rappel », « remémoration » (« reminder », au sens de Kreuz et Glucksberg, 1989) . J’ai déjà relevé au chapitre 4 que Sperber et Wilson (1989) ont proposé de parler d’«interprétation » plutôt que de « mention » d’une forme propositionnelle afin de souligner qu’en faisant écho à un discours ou à une opinion, le locuteur se contente souvent de reformuler approximativement, par un recoupement d’effets contextuels, la forme propositionnelle du discours ou de l’opinion en question qui ne fait alors que ressembler à ce qui est exprimé par le locuteur responsable de la mention. La notion de « rappel » ou de « remémoration » proposée par Kreuz et Glucksberg (1989) est en grande partie justifiée par les mêmes observations que je reprends volontiers à mon compte mais qui me paraissent nous faire perdre en complications et en confusions inutiles ce qu’elles cherchent à nous faire gagner en précision.
Par ailleurs cette notion de « rappel », comme celle d’«allusion » proposée par Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown, est également motivée par le fait que l’ironie ne consiste pas nécessairement à faire écho à un discours ou à une opinion mais peut fort bien consister simplement à évoquer une norme de pensée, une croyance partagée que le locuteur prend pour cible sans pour autant chercher à railler un individu ou même un ensemble d’individus particuliers. Quant à la distinction entre « rappel » ou « remémoration » et « allusion », elle tient simplement au fait que l’ironie, selon Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown, ne consiste pas nécessairement à raviver une croyance générale ou une opinion particulière que le locuteur prend pour cible étant donné qu’«il existe bien sûr des situations où le locuteur aussi bien que son destinataire ont d’emblée à l’esprit une telle opinion ce qui rend toute remémoration inutile (et même impossible étant donné que l’objet de l’allusion est déjà dans l’esprit)»[1]C’est moi qui traduit. (1995, 19). Quel que soit l’intérêt de telles observations, celles-ci ne remettent nullement en cause ni la notion d’écho ou de mention indirecte, telle qu’elle est conçue par Sperber et Wilson, ni le fait qu’elle s’applique notamment à l’ironie. Que cette dernière consiste en effet à prendre pour cible un discours effectivement tenu, une simple opinion particulière ou encore une norme de pensée, que par ailleurs l’objet en question doive être remémoré à l’interprète ou qu’il soit déjà présent à l’esprit des interlocuteurs, il n’en reste pas moins que l’ironiste est alors amené à exprimer, dans son propre discours, une forme propositionnelle qui est censée faire écho, en vertu d’une relation de ressemblance propositionnelle, à l’objet qu’elle prend pour cible. En substituant la notion d’allusion à celle d’écho ou de mention indirecte, Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown ont ainsi forgé un nouveau concept théorique, peut-être plus précis, mais ils n’expliquent nullement sur quel procédé se fonde cette « allusion » qui permet d’associer ce qui est exprimé par le locuteur à ce qu’il prend pour cible. Peu importe à mes yeux que l’on parle de mention, d’écho, de remémoration, d’allusion ou encore d’évocation pourvu que l’on précise que ce qui est alors exprimé par le locuteur est censé entretenir une relation de ressemblance propositionnelle à l’égard d’un discours, d’une opinion ou encore d’une norme de pensée qu’il prend pour objet de son propre discours, parfois pour cible d’une ironie.
Ceci étant dit, Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown ont une autre raison de parler d’allusion plutôt que de mention pour rendre compte de l’ironie. Elle tient au fait que l’ironie n’est précisément pas une forme de mention pure et simple où ce qui est exprimé n’est que l’objet de ce qui est communiqué par le locuteur, mais une forme de connotation autonymique où ce dernier prétend bel et bien employer et communiquer ce qu’il exprime à travers une affirmation ou tout autre acte illocutoire qui lui est propre et qui n’est même pas nécessairement invalidé lorsque l’ironie, par exemple, porte sur un simple présupposé (comme on l’a vu notamment au chapitre 3 à propos de l’antiphrase). Le fait que l’ironie ne consiste pas simplement à faire écho à un discours ou à une opinion mais consiste également à prétendre hypocritement employer et communiquer une forme propositionnelle à travers un acte illocutoire tout à fait indépendant du discours ou de l’opinion en question pourrait justifier, à mon sens, de parler ici d’allusion et de réserver le terme de mention à ce qui se produit notamment dans un sarcasme ou dans toute autre forme de mention pure et simple[2]Nous reviendrons plus scrupuleusement dans la dernière section de ce chapitre — en nous appuyant sur la notion de « polyphonie » élaborée par Ducrot (1984) — sur ce qui caractérise en propre la mention ou l’allusion qui est en jeu dans l’ironie comme dans toute autre forme de connotation autonymique..
Parmi diverses conceptions de l’ironie comme un emploi prétendu, celle de Berrendonner me paraît être à la fois la plus précise et la plus adéquate, tout au moins dans ce premier passage où la description proposée, à un détail près, me semble irréprochable :
[…] il faut reconnaître, à la suite de Sperber et Wilson, une parenté certaine de [l’ironie] avec les échos indirects. [Ironiser], c’est bien mettre en œuvre un double jeu énonciatif : d’une part, [l’ironiste] affirme, apparemment sous sa responsabilité, un contenu propositionnel p ; mais d’autre part, il présente cette affirmation comme la singerie critique d’une autre énonciation, primaire, qui, elle, est supposée accomplie sérieusement. L’effet d’antiphrase réside précisément en ceci : une énonciation E1 se donne à la fois comme affirmation de p et comme qualification péjorative d’une autre énonciation, E0, portant sur le même contenu, et mentionnée en écho. Cette qualification péjorative de E0 reste tout à fait implicite. (1981, 213–214)
Comme le souligne Berrendonner, et contrairement à ce que soutiennent Sperber et Wilson, l’ironie tient en effet à un « double jeu énonciatif ». D’une part l’ironiste prétend prendre en charge ce qu’il exprime (ou si l’on préfère l’affirmation portant sur ce qu’il exprime) comme s’il cherchait ainsi lui-même à décrire le monde. D’autre part il renie paradoxalement cette prise en charge prétendue, pour présenter ce qu’il exprime comme « la singerie critique », soit d’une énonciation primaire portant sur un contenu plus ou moins analogue (lorsque l’ironiste s’en prend au discours d’autrui), soit d’une simple opinion ou d’une norme de pensée.
Malheureusement Berrendonner est amené ensuite à renier partiellement sa première analyse en précisant qu’elle ne s’applique pas à l’ironie mais à la simple parodie. « Si on l’interprète ainsi, précise-t-il, c’est qu’elle n’est plus ironie, mais simple parodie » (1981, 215). Pour résoudre ce qui est, à mon sens, un faux problème, Berrendonner propose ainsi de réduire l’ironie à un fait de mention purement « auto-évocatrice » ou « sui-référentielle », c’est-à-dire à lui retirer toute espèce de dimension offensive ou polémique :
Mais que l’ironie s’apparente aux échos ne doit pas faire oublier qu’elle présente aussi des analogies avec les mentions auto-évocatrices. C’est, ici, le statut de l’énonciation mentionnée, E0, qui est en cause. Sperber et Wilson, me semble-t-il, l’assimilent un peu trop rapidement à une énonciation « antérieure » ou « implicite ». En fait, E0, dans l’ironie, n’est pas présentée comme une énonciation antérieure effective, qui aurait déjà été accomplie par un ON ou un TU quelconques, et constituerait un référent disponible, un événement de la réalité qui n’attendrait que d’être mentionné. E0 n’est pas non plus présentée comme une énonciation implicite, imaginaire, supposée, et qui aurait le même statut de denotatum potentiel, préexistant. […] la mention qui est faite me paraît tout à fait sui-référentielle. L’acte de parole que [l’ironiste] désigne à des fins critiques, ce n’est pas une énonciation antérieure de p qui serait mise sous la responsabilité d’autrui, mais sa propre énonciation de p, celle qu’il est lui-même en train d’accomplir. […] Faire de l’ironie, ce n’est pas s’inscrire en faux de manière mimétique contre l’acte de parole antérieur ou virtuel, en tous cas extérieur, d’un autre. C’est s’inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l’accomplissant. (1981, 214–216)
Ce qui conduit Berrendonner à reformuler, en la rectifiant, sa première analyse, est donc dû au fait que E0 n’est ni « une énonciation antérieure effective », ni « une énonciation implicite, imaginaire, supposée, et qui aurait le même statut de denotatum potentiel, préexistant ». En d’autres termes, ce qui pose problème à Berrendonner, ce qu’il reproche à Sperber et Wilson, c’est que l’on peut fort bien ironiser sans faire écho à l’événement que constituerait une énonciation d’autrui, qu’elle soit effective ou potentielle. Or, encore une fois, l’analyse de Sperber et Wilson prévoit bel et bien que l’ironie peut faire écho à une simple opinion ou même à une norme de pensée. A aucun moment Sperber et Wilson ne stipulent qu’une telle opinion doive nécessairement être associée à une énonciation antérieure même implicite, imaginaire ou supposée.
Certes dans la parodie, ce qui est exprimé fait écho à un discours ayant été effectivement tenu par quelqu’un à un instant et dans un lieu donnés, mais ceci n’implique pas qu’il faille dissocier ironie et parodie. Bien au contraire. La parodie n’est qu’une forme particulière d’ironie. Pour qu’une ironie soit pourvue d’une dimension parodique, il suffit que le locuteur prenne pour cible un énoncé ayant fait l’objet d’une énonciation antérieure précisément identifiable, dans le temps et l’espace, et ceci à travers un énoncé qui a souvent non seulement la même forme propositionnelle (ou une forme propositionnelle très proche), mais qui lui ressemble également par certaines de ses propriétés linguistiques. Il n’existe pas de frontière déterminée mais un continuum de cas entre l’ironie pure, qui n’est aucunement parodique lorsqu’elle ne prend pas pour cible un discours particulier mais une simple opinion ou une norme de pensée, et une ironie parodique où le locuteur se contente d’exagérer ou même seulement de répéter ironiquement ce que quelqu’un a dit sérieusement.
En supposant qu’«une énonciation E1 se donne à la fois comme affirmation de p et comme qualification péjorative d’une autre énonciation, E0, portant sur le même contenu, et mentionnée en écho », Berrendonner saisit très justement ce qui caractérise l’ironie (à condition de préciser que E0 n’est pas nécessairement une énonciation), et ceci sans qu’il soit nécessaire de stipuler en outre que E0, « que l’ironiste désigne à des fins critiques », n’est autre que « sa propre énonciation de p, celle qu’il est lui-même en train d’accomplir », c’est-à-dire E1. Si tel était le cas, tout ironiste, non seulement se prendrait lui-même pour cible, mais basculerait dans le cynisme. La conception de l’ironie défendue finalement par Berrendonner ne correspond qu’à une forme tout à fait particulière d’auto-ironie parfaitement circulaire, que j’associerai pour ma part au cynisme. Seule la première phase de l’analyse de Berrendonner s’applique par conséquent à l’ironie proprement dite.
Notes
⇧1 | C’est moi qui traduit. |
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⇧2 | Nous reviendrons plus scrupuleusement dans la dernière section de ce chapitre — en nous appuyant sur la notion de « polyphonie » élaborée par Ducrot (1984) — sur ce qui caractérise en propre la mention ou l’allusion qui est en jeu dans l’ironie comme dans toute autre forme de connotation autonymique. |