Lorsque l’ironie devient cynisme
Commençons par nous poser la question suivante : le cynisme est-il apparenté au sérieux ou à l’ironie ? Diogène est-il sérieux ou est-il ironique lorsqu’il brise son écuelle en regrettant de conserver encore du superflu, ou lorsqu’il se promène dans Athènes à midi avec une lanterne en déclarant chercher un homme ? A première vue il est clair que Diogène est sérieux — à la rigueur hyperbolique — et prétend ainsi bel et bien communiquer que posséder quoi que ce soit est un luxe, et qu’il est difficile de trouver un homme digne de ce nom à Athènes même en plein jour. Mais à y regarder de plus près, le sérieux de Diogène et du cynique en général ne relève-t- il pas plus fondamentalement d’une sorte d’auto-dérision ironique ? Envisageons, par exemple, cet incipit :
(73) Autant que vous le sachiez tout de suite : j’écris ce livre pour l’argent. Ce travail, si par extraordinaire je le termine, hormis les chèques qu’il m’aura permis d’arracher à M. Combe, éditeur, ne pourra rien apporter à quiconque. Au mieux, il apprendra à quelques amis perdus de vue ce que je suis devenu et me vaudra deux ou trois lettres auxquelles je ne répondrai pas. (Frank, Je ferai comme si je n’étais pas là)
Faut-il admettre que le narrateur est ici totalement sérieux ? Une telle interprétation simplifierait abusivement l’image du locuteur que ce discours véhicule. Mais peut-on admettre pour autant que le locuteur est ironique et rejette finalement sur autrui une opinion qu’il juge aberrante, dans le but de nous communiquer son propre point de vue par antiphrase ? Cette seconde interprétation est tout aussi problématique car il est alors impossible, compte tenu de ce qui est exprimé, d’identifier celui qui serait pris pour cible de l’ironie. Non seulement en effet ce qui est exprimé ne coïncide pas avec une opinion et encore moins une norme de pensée susceptible d’être implicitement évoquée et disqualifiée, mais le texte lui-même ne nous donne par la suite aucun moyen d’identifier un point de vue singulier qui puisse être assimilé à la cible d’une telle ironie. En un mot, cet incipit ne saurait être interprété ni comme purement sérieux, ni comme pleinement ironique, car il se situe précisément à mi-chemin entre les deux interprétations.
Nous admettrons ainsi que le cynique est non seulement, comme l’ironiste, celui qui feint de croire et de dire quelque chose pour se moquer, mais en même temps la cible, celui-là même dont on se moque et qui est singé, disqualifié dans l’ironie pour ses opinions aberrantes ou scandaleuses. Le cynique est une sorte d’ironiste qui revendique pour de bon, souvent insolemment et désespérément, la responsabilité de ce qu’il exprime. Il est ironique et néanmoins sérieux, non pas tout à fait volontairement mais par une sorte de tendance masochiste qui le pousse à assumer malgré tout ce qu’il exprime, qu’il considère et dénonce à la fois comme insoutenable. En refusant jusqu’au bout de lâcher prise, le cynique ne se renie pas lui-même, comme l’auto-ironiste, qui cherche à se dissocier d’un point de vue qui était le sien dans le passé et qu’il ne feint d’adopter désormais que pour les besoins de la cause. Contrairement à l’ironiste, qui feint d’adopter, mais pour le rejeter, un point de vue qu’il juge insoutenable, le cynique n’est finalement ironique que pour s’enferrer et se complaire dans un rôle de victime triomphante et lucide. Comme l’affirme Jankélévitch :
Le cynique joue le tout pour le tout : défiant morale et logique, il revendique hautement cela même qu’on lui reproche ; le cynique se veut canaille et adopte la politique du pire. […] Le cynisme est bien la friponnerie glorieuse. Mais il y a au verso de cette friponnerie une seconde image que nous devons déchiffrer. Les deux personnages — mystificateur et mystifié — qui sont l’un devant l’autre dans l’ironie simple, ces deux personnages n’en font qu’un chez le cynique. […] si le cynique se parodiait vraiment lui-même, il ne serait pas autre chose qu’un ironiste. Le cynique, en vérité, est relativement sérieux ; ou plutôt, il n’est ni tout à fait dupe ni tout à fait comédien, et il ne saurait dire lui-même s’il le fait exprès. (1964, 103–104)
La distinction établie par Booth (1974) entre l’ironie « stable » (« stable irony ») et l’ironie « instable » (« unstable irony »), correspond d’assez près, me semble-t-il, à ce qui distingue l’ironie et le cynisme. Dans l’ironie instable, ou cynisme, on ne sait plus finalement où est le véritable point de vue du locuteur. Le cynisme est une espèce de sophistication ou de perversion de l’ironie par laquelle cette dernière redevient sérieuse, et s’enferme ainsi dans une circularité qui permet au cynique d’investir simultanément deux positions mutuellement exclusives. Envisageons à ce sujet ce qui distingue, dans l’exemple suivant, les interventions d’Arsène Lupin et de M. Formerie :
(74) Arsène Lupin : Je me réjouis que ce soit vous que le destin ait désigné pour rendre justice à l’honnête homme que je suis.
M. Formerie : L’honnête homme que vous êtes, Monsieur, doit s’expliquer pour l’instant sur trois cent quarante-quatre affaires de vol, cambriolage, escroquerie, faux, chantage, recel, etc. (Leblanc, cité par Sperber et Wilson, 1978)
Si l’intervention de M. Formerie est ici clairement ironique, celle d’Arsène Lupin, en revanche, se teinte d’une ironie très instable et proche du cynisme. Il est évident que le gentleman cambrioleur ne saurait être tout à fait sérieux lorsqu’il prétend être un honnête homme. La liste des forfaits énumérés par M. Formerie est connue d’Arsène Lupin qui est bien trop futé pour chercher naïvement à se faire passer pour un malheureux innocent respectueux des lois. Mais son ironie est néanmoins très instable, car Arsène Lupin cherche malgré tout à revendiquer insolemment la condition d’honnête homme, et éprouve même une certaine jubilation pour ce qu’il peut y avoir de scandaleux à défendre une telle opinion. Quant à l’ironie parfaitement stable de M. Formerie, elle tombe ici malheureusement à plat car elle prend pour cible une intervention qui n’est pas naïvement sérieuse, mais cynique, et qui est donc à l’épreuve de toute sanction ironique.
L’ironie, lorsqu’elle devient cynique, ne vise donc plus à prendre pour cible le discours ou le point de vue d’autrui. Le cynique ne s’en prend pas à autrui mais à lui-même. Ce qu’il met alors en cause — comme le relève Berrendonner dans sa seconde définition de l’ironie — « ce n’est pas une énonciation antérieure de p qui serait mise sous la responsabilité d’autrui, mais sa propre énonciation de p, celle qu’il est lui-même en train d’accomplir ». La définition proposée par Berrendonner pour qualifier l’ironie s’applique donc, selon moi, au cynisme. Être cynique, « c’est s’inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l’accomplissant » (1981, 216). Il découle de ce fait que le cynique s’identifie réellement, en fin de compte, à ce qu’il exprime, et finit presque par rejeter sur autrui la prise en charge du point de vue opposé dont procèdent à la fois la raillerie et l’antiphrase. Si le cynique « s’inscrit en faux contre sa propre énonciation », ce n’est pas pour se renier lui- même, mais pour s’enfoncer volontairement dans l’erreur et le scandale assumé, adoptant ainsi une attitude délibérément immorale qui consiste à défendre un point de vue scandaleux tout en sachant et en montrant qu’il le sait scandaleux. Le cynisme est une ironie qui se retourne sur elle-même, pour redevenir sérieuse. Le cynique matérialise le paradoxe énonciatif de l’ironie, en défendant pour de bon à la fois le point de vue de l’ironiste et celui de l’ironisé. Lisons encore à ce sujet ce passage de Jankélévitch :
Dans la conscience cynique se trouvent conjointes l’inconscience peu à peu réveillée de l’ironisé et la surconscience de l’ironiste : c’est une consciente inconscience ! Le cynisme est une conscience déchirée qui vit tragiquement, intensément, passionnément son propre scandale ; mais l’ironie qui n’a affaire qu’au scandale des autres et qui tient ferme à sa vérité, à son système de référence, l’ironie ne connaît pas la tragédie de l’écartèlement ; ce n’est pas elle qui hésiterait devant l’ignominie ou se laisserait ébranler par l’absurde ! (1964, 111)
Lorsqu’il s’adonne à l’ironie, le locuteur feint d’adhérer à un point de vue qu’il considère comme indéfendable, et qu’il cherche à dénoncer symptomatiquement comme tel, dans le but de confondre le méchant ou l’imbécile auquel il prétend hypocritement s’associer. La conscience ironique ne consiste donc pas à se compromettre avec le scandale mais à se déguiser pour en démasquer le vrai responsable. Or ce rôle d’espion, de taupe, n’est pas sans danger pour l’ironiste. Ce danger ne tient pas au risque de mystifier réellement ceux qui n’ont pas assez de clairvoyance pour percer le stratagème. Un tel risque est bien connu de l’ironiste et fait structurellement partie du jeu. Non ! Le vrai danger pour l’ironiste est beaucoup plus insidieux car il est étranger à la conscience ironique. Il tient au plaisir et à la crainte inavoués de devoir épouser le scandale — même à titre factice — qui conduit parfois l’ironiste à devenir agent double, c’est-à-dire à basculer malgré lui dans le cynisme. Le cynisme est une forme d’ironie où le locuteur se prend au piège de sa propre mystification. Si l’ironie engendre le cynisme, c’est qu’elle amène souvent à l’ironiste — généralement de manière passagère et sans conséquences — à éprouver la tentation de basculer vers le cynique.
Confronté à la séduction du cynisme, tous les ironistes ne sont pas aussi vulnérables. La distance est grande entre l’ironie de Socrate ou de Voltaire — telle qu’elle est analysée notamment par Kierkegaard (1975), Jankélévich (1964) et Schaerer (1941) — et celle du cynique. La première est stable, sans état d’âme, si je puis dire, elle est « pédagogique » au sens de Schaerer, tandis que la seconde est instable et semble toujours à deux doigts de réagir et de redevenir sérieuse. Dans le Neveu de Rameau , les personnages du Philosophe et de Rameau se distinguent eux-mêmes souvent par la qualité différente de leur ironie. Celle du premier est stable. Celle du second, en revanche, tourne volontiers au cynisme. Dans le passage suivant toutes les interventions de Rameau se teintent d’ironie sans pour autant cesser d’être sérieuses, c’est-à-dire ironiquement sérieuses, ou cyniques :
(75) Moi : […] Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne pense guère à vous, quand je ne vous vois pas. Mais vous me plaisez toujours à revoir. Qu’avez-vous fait ?
Lui : Ce que vous, moi et tous les autres font ; du bien, du mal et rien. Et puis j’ai eu faim, et j’ai mangé, quand l’occasion s’en est présentée ; après avoir mangé, j’ai eu soif, et j’ai bu quelquefois. Cependant la barbe me venait ; et quand elle a été venue, je l’ai fait raser.
Moi : Vous avez mal fait. C’est la seule chose qui vous manque, pour être un sage.
Lui : Oui-da. J’ai le front grand et ridé ; l’œil ardent ; le nez saillant ; les joues larges ; le sourcil noir et fourni ; la bouche bien fendue ; la lèvre rebordée ; et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert d’une longue barbe, savez-vous que cela figurerait très bien en bronze ou en marbre.
Moi : A côté d’un César, d’un Marc-Aurèle, d’un Socrate.
Lui : Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis effronté comme l’un, et je fréquente volontiers chez les autres. (Diderot, Le Neveu de Rameau)
En apparence les interlocuteurs parviennent, grâce à l’ironie, à harmoniser leurs points de vue. A une question pleinement sérieuse du Philosophe, Rameau répond sur un ton qui a pour effet de déclencher l’ironie de son interlocuteur, ironie qu’il relance ensuite à deux reprises, en donnant l’impression de vouloir s’y accorder. Mais l’ironie de Rameau n’est pas aussi stable et rectiligne que celle du Philosophe. Elle est teintée de cynisme car elle révèle sournoisement, si ce n’est l’ambition qui conduit malgré tout Rameau à se prendre pour un sage, du moins le plaisir qu’il éprouve à se décrire même ironiquement comme tel.
Sans l’ironie pour confondre le point de vue scandaleux imputé à l’ironisé, pas de cynisme, pas moyen d’assumer tout à fait consciemment et librement un point de vue scandaleux. Le cynisme est une forme d’ironie désinvestie ou plutôt réinvestie dans le sérieux qu’elle est censée dénoncer comme scandaleux en disqualifiant celui qu’elle prend pour cible. L’ironie, qui est normalement offensive, devient défensive dans le cynisme, car le point de vue de l’ironiste n’est plus destiné désormais qu’à laisser le locuteur endosser complaisamment et impunément le point de vue de l’ironisé. Contrairement à l’ironie qui tend à confondre le scandale de l’erreur ou du mensonge (et peut-être accessoirement d’autres formes d’infractions comme l’impolitesse, le mauvais goût, la grossièreté, la maladresse, etc.) au nom d’une certaine conscience de la vérité et de la bienséance, le cynisme est le moyen de se jouer impunément et librement de la vérité et de la bienséance. Par un funeste retour du bâton, l’ironie, qui normalement est « bien trop morale, pour être vraiment artiste » (Jankélévitch, 1964, 9), s’en trouve alors pervertie dans la mesure où elle oublie sa vocation qui est de condescendre à l’erreur « non pour la comprendre, mais pour la détruire » comme le souligne encore Jankélévitch (idem, 102). Il n’est donc pas étonnant que Berrendonner, pour qui toute ironie est cynique, attribue à cette dernière une fonction « fondamentalement défensive ». Les propos qu’il consacre à l’ironie en conclusion de son analyse, je me permettrai, une fois encore, de les reprendre tout à fait à mon compte, mais en les attribuant au cynisme :
Il m’importe peu que l’ironie soit morale ou non. L’essentiel est pour mon propos qu’il s’agit d’une manœuvre à fonction fondamentalement défensive. Et qui plus est, défensive contre les normes. Elle apparaît, au terme de cette étude, comme une ruse permettant de déjouer l’assujettissement des énonciateurs aux règles de la rationalité et de la bienséance publiques. Elle représente donc un moyen — peut-être le seul — qu’ait l’individu parlant de s’affranchir d’une contrainte normative, sans avoir à subir les sanctions qu’entraînerait une franche infraction. Contre le « fascisme » que Barthes, par une hyperbole elle-même suspecte d’ironie, reprochait naguère aux normes du langage, l’ironie fait figure de réplique « antifasciste ». Car elle peut apparaître, dans l’ordre de la parole, comme le dernier refuge de la liberté individuelle. (Berrendonner, 1981, 239)
En guise de conclusion sur ce point nous constaterons que cette conception du cynisme implique que ce qui est exprimé dans l’ironie n’est pas purement et simplement mentionné mais est prétendument employé. En omettant de préciser que l’ironiste feint d’employer ce qu’il exprime, on se prive fatalement de toute possibilité de rendre compte du fait que l’ironie puisse se muer en cynisme, c’est‑à ‑dire être quand même ressentie comme plus ou moins sérieuse, investie de cette forme de sérieux défensif, fataliste et désespéré qui engage le cynique à revendiquer envers et contre tous sa prétention à employer et communiquer ce qu’il exprime. Dans la perspective de Sperber et Wilson, le cynisme ne saurait être articulé à l’ironie. Dans l’approche proposée ici en revanche, le mécanisme même de l’ironie prédispose l’ironiste au cynisme. Non seulement il n’y a aucun moyen d’être cynique sans être également ironique, mais ce que l’on pourrait appeler l’ironie pure, stable, dépourvue de toute résonance cynique n’est qu’un cas limite auquel il serait bien difficile de réduire l’ensemble des ironies.
Pour que naisse l’ironie, il est indispensable que le locuteur prétende prendre en charge ce qu’il exprime, même si le point de vue en question vise également à faire écho au discours ou à l’opinion d’autrui. A la base de toute interprétation ironique, ce qui est exprimé est ainsi présenté comme le produit d’un argument d’autorité censé permettre au locuteur de renforcer la validité de ce qu’il prétend communiquer. Le paradoxe de l’ironie tient précisément à ce procédé qui consiste à reprendre à son compte, à feindre de s’appuyer sur un point de vue que l’on juge par ailleurs aberrant et que l’on cherche à dénoncer comme tel en le caricaturant parfois à l’extrême. Lorsqu’elle se teinte de cynisme, le paradoxe qu’elle instaure devient insoluble et l’ironie finit même parfois par paraître sérieuse, d’une forme de sérieux qui semble insoutenable, rendu à la fois désespéré et insolent. Lorsqu’elle parvient au contraire à se garder de la tentation du cynisme, l’ironie fonctionne comme une vraie fausse hypocrisie, comme une mystification avouée qui ne trompe personne, et qui peut même à tout moment se muer en sarcasme puisqu’elle ne vise en fait qu’à se moquer de ce qu’elle exprime et de celui auquel elle fait écho.