Les tropes et l’ironie comme forme de polyphonie

La « théo­rie poly­pho­nique de l’énonciation » éla­bo­rée par Ducrot (1984) per­met sans doute mieux que d’autres d’analyser ce qui carac­té­rise la men­tion impli­quée notam­ment dans l’ironie, par oppo­si­tion aux faits de men­tion pure et simple. Cette théo­rie s’articule à une hypo­thèse de base selon laquelle le sens d’un énon­cé, quel qu’il soit, ne sau­rait être direc­te­ment assi­mi­lé à sa valeur dite « des­crip­tive » ou « pro­po­si­tion­nelle ». Selon Ans­combre et Ducrot (1983), le sens d’un énon­cé consiste tou­jours en pre­mier lieu à évo­quer sa propre énon­cia­tion, pro­cé­dé qui n’aboutit qu’indirectement à repré­sen­ter le monde. Je passe ici sur les dif­fé­rentes obser­va­tions qui ont ame­né Ans­combre et Ducrot à conce­voir la valeur des­crip­tive ou pro­po­si­tion­nelle des énon­cés comme déri­vée d’une orien­ta­tion argu­men­ta­tive et illo­cu­toire pri­mi­tive, pré­dé­ter­mi­née par la signi­fi­ca­tion des phrases et attri­buée sui-réfé­ren­tiel­le­ment à l’énonciation. Ce que je retiens d’une telle ana­lyse, c’est que tout énon­cé, avant que de repré­sen­ter le monde, prend pour objet sa propre énon­cia­tion, l’événement his­to­rique que consti­tue son appa­ri­tion dans telle ou telle situa­tion de dis­cours. Selon Ans­combre et Ducrot, les énon­cés ne repré­sentent pas le monde mais tout au plus se repré­sentent eux ‑mêmes comme visant à réa­li­ser notam­ment l’acte illo­cu­toire qu’ils réa­lisent, qui consiste acces­soi­re­ment à repré­sen­ter le monde. En d’autres termes un énon­cé asser­tif, par exemple, se repré­sente lui-même comme consis­tant à réa­li­ser un acte d’assertion por­tant sur tel ou tel conte­nu pro­po­si­tion­nel, et ceci sans asser­ter bien enten­du qu’il consiste à asser­ter quelque chose. Cette fonc­tion auto-évo­ca­trice par laquelle tout énon­cé prend pour objet sa propre énon­cia­tion n’est pas elle-même le fait d’une asser­tion por­tant sur un conte­nu pro­po­si­tion­nel, comme cela se pro­duit dans les faits de men­tion pure et simple où le locu­teur affirme que quelqu’un a affir­mé ce qui par ailleurs est mon­tré, men­tion­né, expli­ci­te­ment ou impli­ci­te­ment. Selon Ducrot, le carac­tère asser­tif d’une affir­ma­tion, « l’énoncé ne l’asserte pas ; il fau­drait dire plu­tôt qu’il le joue, ou encore, comme dit la phi­lo­so­phie ana­ly­tique, qu’il le montre » (1980, 34). En ver­tu de cer­taines conven­tions lin­guis­tiques, tout énon­cé asser­tif montre que sa propre énon­cia­tion consiste à réa­li­ser l’acte d’assertion que le locu­teur accom­plit. Par­mi divers aspects de l’énonciation d’un énon­cé, diverses pro­prié­tés prag­ma­tiques, la force illo­cu­toire fait notam­ment l’objet de cette sorte de men­tion auto-évo­ca­trice et spon­ta­née de sa propre énon­cia­tion par le sens de l’énoncé d’une phrase de la langue :

Dire qu’un énon­cé pos­sède, selon les termes de la phi­lo­so­phie du lan­gage, une force illo­cu­toire, c’est pour moi dire qu’il attri­bue à son énon­cia­tion un pou­voir juri­dique, celui d’obliger à agir (dans le cas d’une pro­messe ou d’un ordre), celui d’obliger à par­ler (dans le cas d’une inter­ro­ga­tion), celui de rendre licite ce qui ne l’était pas (dans le cas d’une per­mis­sion), etc. Le sens de l’énoncé, c’est sim­ple­ment que l’énonciation oblige … Lorsqu’un sujet par­lant fait un acte illo­cu­toire, ce qu’il fait savoir à l’interlocuteur, c’est que son énon­cia­tion a telle ou telle ver­tu juri­dique, mais non pas qu’il la pré­sente comme ayant cette ver­tu. (1984, 183)

Outre sa force illo­cu­toire et son conte­nu pro­po­si­tion­nel, par­mi les divers aspects qu’un énon­cé « montre » de son énon­cia­tion figure notam­ment, par le tru­che­ment des marques de pre­mière et de deuxième per­sonne, le fait que cette énon­cia­tion est géné­ra­le­ment pla­cée sous la res­pon­sa­bi­li­té d’un locu­teur et est adres­sée à un des­ti­na­taire. Un énon­cé conte­nant un pro­nom de pre­mière per­sonne montre que son énon­cia­tion émane d’un locu­teur qui, selon Ducrot, n’est qu’une repré­sen­ta­tion dis­cur­sive de celui qu’il appelle « le sujet par­lant », à savoir de l’être empi­rique, exté­rieur au sens, auteur effec­tif des paroles pro­non­cées ou écrites. Dans l’usage habi­tuel du lan­gage, une telle repré­sen­ta­tion se veut, pré­ci­sé­ment, repré­sen­ta­tive, mais on sait bien que dans cer­tains textes lit­té­raires, entre autres, les énon­cés mettent par­fois en scène un locu­teur (ou nar­ra­teur) qui ne repré­sente pas fidè­le­ment le sujet par­lant (c’est- à‑dire l’auteur). Il est d’autre part inté­res­sant de sou­li­gner sur ce point que si tout énon­cé doit for­cé­ment être impu­té, par le seul fait de son exis­tence maté­rielle, à un sujet par­lant, cer­tains énon­cés ne montrent aucun locu­teur au niveau de leur sens. Il en va ain­si des énon­cés rele­vant d’un mode d’énonciation que Ben­ve­niste appe­lait « his­to­rique » (1966, 239), qui selon Ducrot n’ont pas de locuteur.

Comme nous le ver­rons, cette pre­mière forme de poly­pho­nie per­met de rendre compte des faits de men­tion pure et simple où le locu­teur affirme, expli­ci­te­ment ou non, que le point de vue men­tion­né est celui d’un autre locu­teur (dont l’existence est attes­tée, au style direct, par le chan­ge­ment de réfé­rent des pro­noms per­son­nels). Nous dirons dans ce cas qu’un locu­teur prin­ci­pal met en scène un acte illo­cu­toire ain­si qu’un locu­teur de second rang qui n’est que l’objet d’une affir­ma­tion qui lui est propre. Cette pre­mière forme de poly­pho­nie ne concerne en rien ce qui se pro­duit notam­ment dans l’ironie, où aucune énon­cia­tion secon­daire ne fait l’objet d’une asser­tion méta­dis­cur­sive. Selon Ducrot l’ironie relève d’une autre forme de poly­pho­nie qui tient à la mise en jeu de dif­fé­rents « énon­cia­teurs » assi­mi­lés aux dif­fé­rents points de vue impli­qués par ce qui est expri­mé dans tout énoncé :

J’ai déjà signa­lé une pre­mière forme de poly­pho­nie, quand j’ai signa­lé l’existence de deux locu­teurs dis­tincts en cas de « double énon­cia­tion » — phé­no­mène ren­du pos­sible par le fait que le locu­teur est un être de dis­cours, par­ti­ci­pant à cette image de l’énonciation appor­tée par l’énoncé. La notion d’énonciateur me per­met­tra d’en décrire une seconde forme, beau­coup plus fré­quente. Dans l’exemple d’écho pris tout à l’heure, quelqu’un avait pro­non­cé les paroles J’ai mal, et une deuxième per­sonne les avait reprises par un J’ai mal : ne crois pas que tu vas m’attendrir comme ça, en opé­rant dans son dis­cours un dédou­ble­ment du locu­teur (dont l’indice est le chan­ge­ment de réfé­rent du pro­nom je). Mais il est encore plus fré­quent que l’on entende dans un dis­cours la voix de quelqu’un qui n’a pas les pro­prié­tés que j’ai recon­nues au locu­teur. A la scène 1 de l’acte 1 de Bri­tan­ni­cus, Agrip­pine iro­nise sur les pro­pos de sa confi­dente Albine, qui attri­bue à la ver­tu le com­por­te­ment de Néron :

Agrip­pine : Et ce même Néron, que la ver­tu conduit, / Fait enle­ver Junie au milieu de la nuit.

Il est clair que cet énon­cé, et par­ti­cu­liè­re­ment la rela­tive, est des­ti­né à expri­mer, non pas le point de vue d’Agrippine, mais celui d’Albine, pré­sen­té comme ridi­cule. Clair aus­si que toutes les marques de la pre­mière per­sonne, dans la tirade d’Agrippine, la dési­gnent elle-même, et m’obligent donc à l’identifier au locu­teur (si, dans les vers que j’ai cités, on intro­dui­sait une marque de pre­mière per­sonne, par exemple un « sans me pré­ve­nir », le me ren­ver­rait aus­si à Agrip­pine). D’où l’idée que le sens de l’énoncé, dans la repré­sen­ta­tion qu’il donne de l’énonciation, peut y faire appa­raître des voix qui ne sont pas celles d’un locu­teur. J’appelle « énon­cia­teur » ces êtres qui sont cen­sés s’exprimer à tra­vers l’énonciation, sans que pour autant on leur attri­bue des mots pré­cis ; s’ils parlent, c’est seule­ment en ce sens que l’énonciation est vue comme expri­mant leur point de vue, leur posi­tion, leur atti­tude, mais non pas, au sens maté­riel du terme, leurs paroles. (1984, 203–204)

La pre­mière forme de poly­pho­nie envi­sa­gée tient donc essen­tiel­le­ment au fait qu’un locu­teur prin­ci­pal — que nous nom­me­rons L — asserte qu’un locu­teur L” a dit ou pen­sé ce qui est men­tion­né. A tra­vers l’acte d’assertion, expli­cite ou impli­cite, d’un locu­teur L, le pro­cé­dé en ques­tion consiste sim­ple­ment à faire écho soit à la forme lin­guis­tique soit à la seule forme pro­po­si­tion­nelle d’un dis­cours ou d’une opi­nion impu­tés à un locu­teur L”. On se sou­vient en effet que seul un conte­nu pro­po­si­tion­nel impu­té à L” peut être repro­duit maté­riel­le­ment dans le dis­cours de L au style indi­rect, ce qui n’entraîne alors aucun chan­ge­ment de réfé­rent des pro­noms de pre­mière per­sonne (Tu dis que tu as mal ! ne crois pas que tu vas m’attendrir, ou de manière impli­cite, Tu as mal ! ne crois pas que tu vas m’attendrir). Dans les deux cas L attri­bue ici à L”, à tra­vers un acte d’assertion, la pro­prié­té d’avoir dit ou pen­sé ce qui est alors pure­ment et sim­ple­ment men­tion­né (Tu as mal). Ce que j’ai appe­lé un sar­casme relève indu­bi­ta­ble­ment de cette pre­mière forme de poly­pho­nie[1]Pour une ana­lyse de cette pre­mière forme de poly­pho­nie dans le dis­cours se repor­ter à Rou­let et al. (1985). Voir éga­le­ment Per­rin (1994 et 1995)..

Quant à la seconde, réser­vée à la mise en jeu (plu­tôt qu’à la simple mise en scène) de cer­tains énon­cia­teurs, elle per­met éga­le­ment à L de faire écho au point de vue d’autrui, mais cette fois sans affir­mer, même impli­ci­te­ment, que ce der­nier a dit ou pen­sé ce qui est men­tion­né. Cette seconde forme de men­tion tient au fait que tout énon­cé se désigne lui- même comme des­ti­né à véhi­cu­ler au moins un point de vue qu’il exprime, au fait que tout énon­cé montre que sa propre énon­cia­tion met en jeu un ou plu­sieurs « énon­cia­teurs » qui ne sont pas néces­sai­re­ment iden­ti­fiés au seul point de vue du locu­teur et peuvent même être assi­mi­lés à un point de vue que ce der­nier rejette. A ce niveau le point de vue men­tion­né n’est pas l’objet mais une par­tie consti­tu­tive du dis­cours de L, la matière ou le moyen si l’on pré­fère. Tout énon­cé relève néces­sai­re­ment de cette seconde forme de men­tion — ou de poly­pho­nie — par le simple fait que tout énon­cé exprime au moins un point de vue asso­cié à un énon­cia­teur. Même l’emploi d’une forme pro­po­si­tion­nelle pour repré­sen­ter un état de chose et com­mu­ni­quer sa pen­sée peut être rame­né à un cas par­ti­cu­lier de poly­pho­nie où l’énonciateur mis en scène serait alors assi­mi­lé au seul point de vue du locu­teur. En ce qui concerne les faits de conno­ta­tion auto­ny­mique ana­ly­sés au cha­pitre pré­cé­dent, nous admet­trons qu’ils tiennent ain­si éga­le­ment à la mise en jeu d’un énon­cia­teur auquel le locu­teur s’identifie géné­ra­le­ment mais qui lui per­met néan­moins de faire écho à un point de vue d’autrui par le biais d’une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle. Dans ce cas le point de vue asso­cié à l’énonciateur est à la fois pris en charge par le locu­teur et impu­té à autrui, mais sans faire l’objet d’une asser­tion méta­dis­cur­sive. Sim­ple­ment le locu­teur montre que son énon­cia­tion met en jeu un point de vue emprun­té à autrui et recon­duit dans son propre dis­cours, sans prendre le point de vue en ques­tion comme objet de réfé­rence de son discours.

L’ensemble des faits dont une telle concep­tion poly­pho­nique de l’énonciation per­met de rendre compte est très éten­du et diver­si­fié. Avant d’en venir à la ques­tion de l’ironie, je pré­cise encore que notam­ment la pré­sup­po­si­tion et la néga­tion peuvent être expli­quées très sim­ple­ment dans ce cadre. En ce qui concerne la pré­sup­po­si­tion, Ducrot consi­dère qu’un énon­cé comme Pierre a ces­sé de fumer met en scène au moins deux énon­cia­teurs dis­tincts, asso­ciés res­pec­ti­ve­ment d’une part à un conte­nu posé que prend géné­ra­le­ment en charge le seul locu­teur (Pierre ne fume pas ) et d’autre part à un conte­nu pré­sup­po­sé (Pierre fumait) qui peut être iden­ti­fié à une voix col­lec­tive que le locu­teur reprend à son compte, en tant que res­pon­sable de l’énonciation. Quant aux énon­cés néga­tifs (par exemple Pierre ne fume pas), Ducrot pro­pose éga­le­ment de les consi­dé­rer comme met­tant en scène deux énon­cia­teurs, cette fois anta­go­nistes, asso­ciés res­pec­ti­ve­ment au point de vue néga­tif auquel s’identifie le locu­teur et au point de vue posi­tif cor­res­pon­dant, géné­ra­le­ment assi­mi­lé à une voix que le locu­teur rejette (Pierre fume), notam­ment dans le cas d’un acte de réfutation.

Quant à l’ironie, on vient de le voir, Ducrot ne la conçoit pas non plus comme un fait de men­tion pure et simple ou, si l’on pré­fère, de poly­pho­nie au sens 1 fon­dée sur un dédou­ble­ment du locu­teur, mais comme un fait de poly­pho­nie au sens 2 car le locu­teur est alors tenu de « faire comme si le dis­cours qu’il rejette était réel­le­ment tenu, et tenu dans l’énonciation elle-même » (1984, 210) . Bien qu’il se réfère alors expli­ci­te­ment à l’analyse de Sper­ber et Wil­son, son approche s’en éloigne néan­moins consi­dé­ra­ble­ment en rai­son de ce pos­tu­lat. Le fait qu’il s’associe d’ailleurs à Ber­ren­don­ner (1981) pour rele­ver l’«aspect para­doxal » de l’ironie suf­fit à rendre son approche incom­pa­tible avec celle de Sper­ber et Wilson :

Ma thèse — plus exac­te­ment, ma ver­sion de la thèse Sper­ber-Wil­son — se for­mu­le­rait aisé­ment moyen­nant la dis­tinc­tion du locu­teur et des énon­cia­teurs. Par­ler de façon iro­nique, cela revient, pour un locu­teur L, à pré­sen­ter l’énonciation comme expri­mant la posi­tion d’un énon­cia­teur E, posi­tion dont on sait par ailleurs que le locu­teur L n’en prend pas la res­pon­sa­bi­li­té et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant don­né comme le res­pon­sable de l’énonciation, L n’est pas assi­mi­lé à E, ori­gine du point de vue expri­mé dans l’énonciation. La dis­tinc­tion du locu­teur et de l’énonciateur per­met ain­si d’expliciter l’aspect para­doxal de l’ironie mis en évi­dence par Ber­ren­don­ner : d’une part, la posi­tion absurde est direc­te­ment expri­mée (et non pas rap­por­tée) dans l’énonciation iro­nique, et en même temps elle n’est pas mise à la charge de L, puisque celui-ci est res­pon­sable des seules paroles, les points de vue mani­fes­tés dans les paroles étant attri­bués à un autre per­son­nage, E. Pour dis­tin­guer l’ironie de la néga­tion […] j’ajouterai qu’il est essen­tiel à l’ironie que L ne mette pas en scène un autre énon­cia­teur, E’, qui sou­tien­drait, lui, le point de vue rai­son­nable. Si L doit mar­quer qu’il est dis­tinct de E, c’est d’une façon toute dif­fé­rente, en recou­rant par exemple à une évi­dence situa­tion­nelle, à des into­na­tions par­ti­cu­lières, et aus­si à cer­taines tour­nures spé­cia­li­sées dans l’ironie comme c’est du joli, excu­sez du peu, etc. (idem, 210–211)

Ducrot insiste ici sur la dis­tinc­tion entre iro­nie et néga­tion. Cette pré­cau­tion est d’autant plus utile qu’il les défi­nit toutes deux comme des formes de poly­pho­nie appa­rem­ment assez sem­blables, puisqu’elles sont fon­dées sur le téles­co­page de deux points de vue anta­go­nistes. Ce qui les dis­tingue, c’est que la néga­tion met en scène deux énon­cia­teurs anta­go­nistes et iden­ti­fie le locu­teur à l’un d’entre eux, alors que l’ironie ne met en scène qu’un seul énon­cia­teur. J’ajouterai seule­ment sur ce point que l’ironie impose d’identifier cet énon­cia­teur au locu­teur. Comme dans cer­tains exemples de conno­ta­tion auto­ny­mique (ou de style indi­rect libre) envi­sa­gés au cha­pitre pré­cé­dent, le pro­cé­dé de l’ironie n’implique qu’un seul énon­cia­teur que le sens de l’énoncé iden­ti­fie à la fois au point de vue du locu­teur et à celui d’autrui. Ducrot pré­cise à ce sujet que si le locu­teur se dis­so­cie et s’oppose fina­le­ment à cet énon­cia­teur dans le cas de l’ironie, « c’est de façon toute dif­fé­rente, en recou­rant par exemple à une évi­dence situa­tion­nelle ». Le para­doxe de l’ironie tient pré­ci­sé­ment au fait que le locu­teur feint d’adopter et simul­ta­né­ment rejette, mais par des moyens dif­fé­rents, le point de vue repré­sen­té dans l’énoncé — ce qui s’explique par le fait que l’ironiste, d’une part pré­tend employer ce qu’il exprime en pré­ten­dant s’identifier à un énon­cia­teur, et d’autre part se dis­so­cie d’un tel enga­ge­ment par des moyens sti­tua­tion­nels ou contex­tuels tout à fait étran­gers au sens de l’énoncé. Contrai­re­ment à ce qui se passe dans les autres cas de poly­pho­nie, d’une part l’ironie ne met en scène qu’un seul énon­cia­teur, et d’autre part le locu­teur feint hypo­cri­te­ment de s’identifier à cet énon­cia­teur. La poly­pho­nie iro­nique — comme d’ailleurs, nous le ver­rons, la poly­pho­nie en jeu dans tout énon­cé tro­pique — ne tient pas à une dua­li­té de voix énon­cia­tives liée à des points de vue paral­lèles ou même anta­go­nistes. Elle se fonde sur un para­doxe qui s’instaure, à un niveau pure­ment prag­ma­tique, entre le point de vue impu­té à un énon­cia­teur auquel le locu­teur pré­tend s’identifier au niveau du sens de l’énoncé et le point de vue sus­cep­tible d’être réel­le­ment attri­bué au locu­teur en tant que repré­sen­tant du sujet par­lant dans telle ou telle situa­tion de dis­cours[2]Voir à ce sujet l’ar­ticle d’A­lain Tro­gnon (1986), qui montre clai­re­ment que l’i­ro­nie met en jeu une forme de poly­pho­nie tout à fait par­ti­cu­lière qui ne relève pas d’un niveau lin­guis­tique et n’est donc pas ins­crite dans la struc­ture de la phrase..

Dans notre ter­mi­no­lo­gie désor­mais, dire qu’un locu­teur pré­tend employer et donc com­mu­ni­quer une forme pro­po­si­tion­nelle asso­ciée à un ensemble d’effets contex­tuels, c’est dire que ce locu­teur pré­tend s’identifier à un énon­cia­teur mis en scène au niveau de ce qu’il exprime — même si le point de vue en ques­tion per­met par­fois simul­ta­né­ment au locu­teur de faire écho, en ver­tu d’une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle, à un point de vue iden­ti­fié comme celui d’autrui. Cette iden­ti­fi­ca­tion peut se faire taci­te­ment (par défaut) ou par le moyen d’un adverbe d’énonciation (comme effec­ti­ve­ment, sin­cè­re­ment, lit­té­ra­le­ment), d’un verbe per­for­ma­tif ou d’attitude pro­po­si­tion­nelle à la pre­mière per­sonne du pré­sent de l’indicatif (j’affirme que, je crois que, je suis per­sua­dé que), ou encore d’un verbe fac­tif lorsque l’écho est expli­cite ( il a recon­nu que, il sait que, il nous a appris que). Dans le cas cepen­dant des énon­cés tro­piques et iro­niques, une telle iden­ti­fi­ca­tion du locu­teur est tou­jours ouver­te­ment pré­sen­tée, en ver­tu de la faus­se­té mani­feste de ce qui est expri­mé, comme simu­lée et hypo­crite. Ce qui carac­té­rise les tropes et l’ironie, ce qui les oppose aux énon­cés ordi­naires, c’est que le locu­teur signale tou­jours para­doxa­le­ment, à par­tir d’une évi­dence situa­tion­nelle ou contex­tuelle, son inten­tion de se dis­so­cier de cet énon­cia­teur et d’imputer à autrui la res­pon­sa­bi­li­té de ce qu’il exprime. Dans le cas de cer­taines iro­nies, l’existence d’une rela­tion de res­sem­blance pro­po­si­tion­nelle entre ce qui est expri­mé par le locu­teur et un dis­cours ou un point de vue que l’interprète a en mémoire per­met à ce der­nier d’identifier ins­tan­ta­né­ment celui qui appa­raît alors comme le vrai res­pon­sable de ce qui est expri­mé. Contrai­re­ment à ce qui se pro­duit dans tout énon­cé hyper­bo­lique, un grand nombre d’ironies consistent en effet à mettre en scène un dis­cours ou un point de vue iden­ti­fiable indé­pen­dam­ment de ce que l’ironiste exprime, mais il faut pré­ci­ser que ceci tient pré­ci­sé­ment au fait que l’ironie consiste à viser une cible qui existe indé­pen­dam­ment de ce que le locu­teur exprime, tout au moins lorsque l’ironie est dépour­vue de cynisme. Dans l’hyperbole en revanche, comme dans cer­tains exemples de cynisme, le point de vue que le locu­teur exprime et dont il se dis­so­cie n’a bien évi­dem­ment aucune exis­tence maté­rielle indé­pen­dante, ce qui ne change rien au fait que ce der­nier, comme nous l’avons rele­vé au cha­pitre 2, entre­tient alors un rap­port d’altérité à l’égard de ce point de vue. C’est le para­doxe de ce double mou­ve­ment d’identification / dis­so­cia­tion du locu­teur à l’égard de ce qu’il exprime qui carac­té­rise en propre les énon­cés tro­piques, qu’ils soient hyper­bo­liques ou ironiques.

Pour sai­sir au demeu­rant ce qui carac­té­rise en propre l’ironie par­mi les tropes (et en fait pré­ci­sé­ment un cas à part), il faut se rap­pe­ler que l’ironiste renie défi­ni­ti­ve­ment l’engagement ini­tial à tra­vers lequel il pré­tend employer et com­mu­ni­quer ce qu’il exprime en s’identifiant à l’énonciateur mis en scène. Dans le cas des énon­cés hyper­bo­liques en revanche, ce renie­ment n’aboutit pas à une rup­ture défi­ni­tive, à un désac­cord, car le locu­teur ne cherche alors ni à s’opposer à ce qu’il exprime pour s’en prendre à celui qu’il prend pour cible, ni à com­mu­ni­quer son propre point de vue par anti­phrase. Si le locu­teur se dis­so­cie de ce qui est expri­mé dans une hyper­bole, ce n’est pas pour s’y oppo­ser et pour s’en moquer mais pour en béné­fi­cier autant que pos­sible, afin d’alimenter ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer figu­ré­ment. En reniant l’engagement à tra­vers lequel il pré­tend s’identifier à l’énonciateur mis en jeu le locu­teur se contente alors de faire écho à un point de vue ima­gi­naire, qui n’est autre qu’une radi­ca­li­sa­tion outran­cière de ce qu’il cherche bel et bien à com­mu­ni­quer. Si le locu­teur se dis­so­cie de l’énonciateur res­pon­sable de ce qu’il exprime pour faire entendre quelque chose à pro­pos de ce qu’il exprime, ce n’est fina­le­ment que pour récu­pé­rer indi­rec­te­ment une bonne part de ce qu’il exprime, c’est-à-dire pour réha­bi­li­ter, en quelque sorte, cet énon­cia­teur. Comme nous l’avons obser­vé au cha­pitre 2, le bon­heur de tout énon­cé tro­pique non iro­nique dépend du suc­cès de cette entreprise.

Lorsqu’il a recon­nu la faus­se­té ouverte de ce qui est expri­mé et pré­ten­du­ment com­mu­ni­qué par le locu­teur, l’interprète peut ain­si opter pour deux inter­pré­ta­tions dis­tinctes selon que la faus­se­té en ques­tion est per­çue comme le symp­tôme d’une inten­tion hyper­bo­lique ou au contraire iro­nique. Dans le pre­mier cas, l’interprète consi­dère que le locu­teur ne se dis­so­cie que tem­po­rai­re­ment de ce qu’il exprime, de manière à ali­men­ter ensuite ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer figu­ré­ment. Dans le second cas, l’interprète consi­dère en revanche que cette dis­so­cia­tion est défi­ni­tive et irré­pa­rable. Le propre de l’ironie tient au fait que le locu­teur se dis­so­cie défi­ni­ti­ve­ment de ce qu’il exprime, sans béné­fi­cier de ce qui est pré­sen­té non plus comme une audace somme toute légi­time et pro­fi­table mais comme une absur­di­té scan­da­leuse, ridi­cule, que rien ne jus­ti­fie. Si l’ironie per­met ain­si au locu­teur de com­mu­ni­quer indi­rec­te­ment sa pen­sée, ce n’est pas en tirant pro­fit de ce qui est expri­mé dans l’énoncé. L’ironie consiste à reje­ter la res­pon­sa­bi­li­té de ce qui est expri­mé sur un énon­cia­teur auquel le locu­teur ne feint de s’identifier que pour s’y oppo­ser et le prendre pour cible. Ce fait per­met d’expliquer notam­ment que la notion de bon­heur (ou de mal­heur), fon­da­men­tale en ce qui concerne l’hyperbole, ne concerne en rien l’ironie. Cette der­nière peut être plus ou moins fine ou gros­sière, plus ou moins offen­sive, plus ou moins infor­ma­tive, mais elle ne peut être plus ou moins heu­reuse ou mal­heu­reuse car le locu­teur ne cherche pas à béné­fi­cier de ce qui est expri­mé pour ali­men­ter ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer. Si l’ironie se sin­gu­la­rise par­mi les tropes, c’est qu’elle ne vise pas le bon­heur de réha­bi­li­ter indi­rec­te­ment ce qui est expri­mé au niveau de ce qui est com­mu­ni­qué figu­ré­ment. En pré­ten­dant adhé­rer au point de vue d’autrui l’ironiste vise d’une part à prendre autrui pour cible en reje­tant défi­ni­ti­ve­ment le point de vue ou le pro­pos auquel il fait écho, et d’autre part à com­mu­ni­quer son propre point de vue par antiphrase.

 

Notes

Notes
1 Pour une ana­lyse de cette pre­mière forme de poly­pho­nie dans le dis­cours se repor­ter à Rou­let et al. (1985). Voir éga­le­ment Per­rin (1994 et 1995).
2 Voir à ce sujet l’ar­ticle d’A­lain Tro­gnon (1986), qui montre clai­re­ment que l’i­ro­nie met en jeu une forme de poly­pho­nie tout à fait par­ti­cu­lière qui ne relève pas d’un niveau lin­guis­tique et n’est donc pas ins­crite dans la struc­ture de la phrase.