Les tropes et l’ironie comme forme de polyphonie
La « théorie polyphonique de l’énonciation » élaborée par Ducrot (1984) permet sans doute mieux que d’autres d’analyser ce qui caractérise la mention impliquée notamment dans l’ironie, par opposition aux faits de mention pure et simple. Cette théorie s’articule à une hypothèse de base selon laquelle le sens d’un énoncé, quel qu’il soit, ne saurait être directement assimilé à sa valeur dite « descriptive » ou « propositionnelle ». Selon Anscombre et Ducrot (1983), le sens d’un énoncé consiste toujours en premier lieu à évoquer sa propre énonciation, procédé qui n’aboutit qu’indirectement à représenter le monde. Je passe ici sur les différentes observations qui ont amené Anscombre et Ducrot à concevoir la valeur descriptive ou propositionnelle des énoncés comme dérivée d’une orientation argumentative et illocutoire primitive, prédéterminée par la signification des phrases et attribuée sui-référentiellement à l’énonciation. Ce que je retiens d’une telle analyse, c’est que tout énoncé, avant que de représenter le monde, prend pour objet sa propre énonciation, l’événement historique que constitue son apparition dans telle ou telle situation de discours. Selon Anscombre et Ducrot, les énoncés ne représentent pas le monde mais tout au plus se représentent eux ‑mêmes comme visant à réaliser notamment l’acte illocutoire qu’ils réalisent, qui consiste accessoirement à représenter le monde. En d’autres termes un énoncé assertif, par exemple, se représente lui-même comme consistant à réaliser un acte d’assertion portant sur tel ou tel contenu propositionnel, et ceci sans asserter bien entendu qu’il consiste à asserter quelque chose. Cette fonction auto-évocatrice par laquelle tout énoncé prend pour objet sa propre énonciation n’est pas elle-même le fait d’une assertion portant sur un contenu propositionnel, comme cela se produit dans les faits de mention pure et simple où le locuteur affirme que quelqu’un a affirmé ce qui par ailleurs est montré, mentionné, explicitement ou implicitement. Selon Ducrot, le caractère assertif d’une affirmation, « l’énoncé ne l’asserte pas ; il faudrait dire plutôt qu’il le joue, ou encore, comme dit la philosophie analytique, qu’il le montre » (1980, 34). En vertu de certaines conventions linguistiques, tout énoncé assertif montre que sa propre énonciation consiste à réaliser l’acte d’assertion que le locuteur accomplit. Parmi divers aspects de l’énonciation d’un énoncé, diverses propriétés pragmatiques, la force illocutoire fait notamment l’objet de cette sorte de mention auto-évocatrice et spontanée de sa propre énonciation par le sens de l’énoncé d’une phrase de la langue :
Dire qu’un énoncé possède, selon les termes de la philosophie du langage, une force illocutoire, c’est pour moi dire qu’il attribue à son énonciation un pouvoir juridique, celui d’obliger à agir (dans le cas d’une promesse ou d’un ordre), celui d’obliger à parler (dans le cas d’une interrogation), celui de rendre licite ce qui ne l’était pas (dans le cas d’une permission), etc. Le sens de l’énoncé, c’est simplement que l’énonciation oblige … Lorsqu’un sujet parlant fait un acte illocutoire, ce qu’il fait savoir à l’interlocuteur, c’est que son énonciation a telle ou telle vertu juridique, mais non pas qu’il la présente comme ayant cette vertu. (1984, 183)
Outre sa force illocutoire et son contenu propositionnel, parmi les divers aspects qu’un énoncé « montre » de son énonciation figure notamment, par le truchement des marques de première et de deuxième personne, le fait que cette énonciation est généralement placée sous la responsabilité d’un locuteur et est adressée à un destinataire. Un énoncé contenant un pronom de première personne montre que son énonciation émane d’un locuteur qui, selon Ducrot, n’est qu’une représentation discursive de celui qu’il appelle « le sujet parlant », à savoir de l’être empirique, extérieur au sens, auteur effectif des paroles prononcées ou écrites. Dans l’usage habituel du langage, une telle représentation se veut, précisément, représentative, mais on sait bien que dans certains textes littéraires, entre autres, les énoncés mettent parfois en scène un locuteur (ou narrateur) qui ne représente pas fidèlement le sujet parlant (c’est- à‑dire l’auteur). Il est d’autre part intéressant de souligner sur ce point que si tout énoncé doit forcément être imputé, par le seul fait de son existence matérielle, à un sujet parlant, certains énoncés ne montrent aucun locuteur au niveau de leur sens. Il en va ainsi des énoncés relevant d’un mode d’énonciation que Benveniste appelait « historique » (1966, 239), qui selon Ducrot n’ont pas de locuteur.
Comme nous le verrons, cette première forme de polyphonie permet de rendre compte des faits de mention pure et simple où le locuteur affirme, explicitement ou non, que le point de vue mentionné est celui d’un autre locuteur (dont l’existence est attestée, au style direct, par le changement de référent des pronoms personnels). Nous dirons dans ce cas qu’un locuteur principal met en scène un acte illocutoire ainsi qu’un locuteur de second rang qui n’est que l’objet d’une affirmation qui lui est propre. Cette première forme de polyphonie ne concerne en rien ce qui se produit notamment dans l’ironie, où aucune énonciation secondaire ne fait l’objet d’une assertion métadiscursive. Selon Ducrot l’ironie relève d’une autre forme de polyphonie qui tient à la mise en jeu de différents « énonciateurs » assimilés aux différents points de vue impliqués par ce qui est exprimé dans tout énoncé :
J’ai déjà signalé une première forme de polyphonie, quand j’ai signalé l’existence de deux locuteurs distincts en cas de « double énonciation » — phénomène rendu possible par le fait que le locuteur est un être de discours, participant à cette image de l’énonciation apportée par l’énoncé. La notion d’énonciateur me permettra d’en décrire une seconde forme, beaucoup plus fréquente. Dans l’exemple d’écho pris tout à l’heure, quelqu’un avait prononcé les paroles J’ai mal, et une deuxième personne les avait reprises par un J’ai mal : ne crois pas que tu vas m’attendrir comme ça, en opérant dans son discours un dédoublement du locuteur (dont l’indice est le changement de référent du pronom je). Mais il est encore plus fréquent que l’on entende dans un discours la voix de quelqu’un qui n’a pas les propriétés que j’ai reconnues au locuteur. A la scène 1 de l’acte 1 de Britannicus, Agrippine ironise sur les propos de sa confidente Albine, qui attribue à la vertu le comportement de Néron :
Agrippine : Et ce même Néron, que la vertu conduit, / Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
Il est clair que cet énoncé, et particulièrement la relative, est destiné à exprimer, non pas le point de vue d’Agrippine, mais celui d’Albine, présenté comme ridicule. Clair aussi que toutes les marques de la première personne, dans la tirade d’Agrippine, la désignent elle-même, et m’obligent donc à l’identifier au locuteur (si, dans les vers que j’ai cités, on introduisait une marque de première personne, par exemple un « sans me prévenir », le me renverrait aussi à Agrippine). D’où l’idée que le sens de l’énoncé, dans la représentation qu’il donne de l’énonciation, peut y faire apparaître des voix qui ne sont pas celles d’un locuteur. J’appelle « énonciateur » ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils parlent, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles. (1984, 203–204)
La première forme de polyphonie envisagée tient donc essentiellement au fait qu’un locuteur principal — que nous nommerons L — asserte qu’un locuteur L” a dit ou pensé ce qui est mentionné. A travers l’acte d’assertion, explicite ou implicite, d’un locuteur L, le procédé en question consiste simplement à faire écho soit à la forme linguistique soit à la seule forme propositionnelle d’un discours ou d’une opinion imputés à un locuteur L”. On se souvient en effet que seul un contenu propositionnel imputé à L” peut être reproduit matériellement dans le discours de L au style indirect, ce qui n’entraîne alors aucun changement de référent des pronoms de première personne (Tu dis que tu as mal ! ne crois pas que tu vas m’attendrir, ou de manière implicite, Tu as mal ! ne crois pas que tu vas m’attendrir). Dans les deux cas L attribue ici à L”, à travers un acte d’assertion, la propriété d’avoir dit ou pensé ce qui est alors purement et simplement mentionné (Tu as mal). Ce que j’ai appelé un sarcasme relève indubitablement de cette première forme de polyphonie[1]Pour une analyse de cette première forme de polyphonie dans le discours se reporter à Roulet et al. (1985). Voir également Perrin (1994 et 1995)..
Quant à la seconde, réservée à la mise en jeu (plutôt qu’à la simple mise en scène) de certains énonciateurs, elle permet également à L de faire écho au point de vue d’autrui, mais cette fois sans affirmer, même implicitement, que ce dernier a dit ou pensé ce qui est mentionné. Cette seconde forme de mention tient au fait que tout énoncé se désigne lui- même comme destiné à véhiculer au moins un point de vue qu’il exprime, au fait que tout énoncé montre que sa propre énonciation met en jeu un ou plusieurs « énonciateurs » qui ne sont pas nécessairement identifiés au seul point de vue du locuteur et peuvent même être assimilés à un point de vue que ce dernier rejette. A ce niveau le point de vue mentionné n’est pas l’objet mais une partie constitutive du discours de L, la matière ou le moyen si l’on préfère. Tout énoncé relève nécessairement de cette seconde forme de mention — ou de polyphonie — par le simple fait que tout énoncé exprime au moins un point de vue associé à un énonciateur. Même l’emploi d’une forme propositionnelle pour représenter un état de chose et communiquer sa pensée peut être ramené à un cas particulier de polyphonie où l’énonciateur mis en scène serait alors assimilé au seul point de vue du locuteur. En ce qui concerne les faits de connotation autonymique analysés au chapitre précédent, nous admettrons qu’ils tiennent ainsi également à la mise en jeu d’un énonciateur auquel le locuteur s’identifie généralement mais qui lui permet néanmoins de faire écho à un point de vue d’autrui par le biais d’une relation de ressemblance propositionnelle. Dans ce cas le point de vue associé à l’énonciateur est à la fois pris en charge par le locuteur et imputé à autrui, mais sans faire l’objet d’une assertion métadiscursive. Simplement le locuteur montre que son énonciation met en jeu un point de vue emprunté à autrui et reconduit dans son propre discours, sans prendre le point de vue en question comme objet de référence de son discours.
L’ensemble des faits dont une telle conception polyphonique de l’énonciation permet de rendre compte est très étendu et diversifié. Avant d’en venir à la question de l’ironie, je précise encore que notamment la présupposition et la négation peuvent être expliquées très simplement dans ce cadre. En ce qui concerne la présupposition, Ducrot considère qu’un énoncé comme Pierre a cessé de fumer met en scène au moins deux énonciateurs distincts, associés respectivement d’une part à un contenu posé que prend généralement en charge le seul locuteur (Pierre ne fume pas ) et d’autre part à un contenu présupposé (Pierre fumait) qui peut être identifié à une voix collective que le locuteur reprend à son compte, en tant que responsable de l’énonciation. Quant aux énoncés négatifs (par exemple Pierre ne fume pas), Ducrot propose également de les considérer comme mettant en scène deux énonciateurs, cette fois antagonistes, associés respectivement au point de vue négatif auquel s’identifie le locuteur et au point de vue positif correspondant, généralement assimilé à une voix que le locuteur rejette (Pierre fume), notamment dans le cas d’un acte de réfutation.
Quant à l’ironie, on vient de le voir, Ducrot ne la conçoit pas non plus comme un fait de mention pure et simple ou, si l’on préfère, de polyphonie au sens 1 fondée sur un dédoublement du locuteur, mais comme un fait de polyphonie au sens 2 car le locuteur est alors tenu de « faire comme si le discours qu’il rejette était réellement tenu, et tenu dans l’énonciation elle-même » (1984, 210) . Bien qu’il se réfère alors explicitement à l’analyse de Sperber et Wilson, son approche s’en éloigne néanmoins considérablement en raison de ce postulat. Le fait qu’il s’associe d’ailleurs à Berrendonner (1981) pour relever l’«aspect paradoxal » de l’ironie suffit à rendre son approche incompatible avec celle de Sperber et Wilson :
Ma thèse — plus exactement, ma version de la thèse Sperber-Wilson — se formulerait aisément moyennant la distinction du locuteur et des énonciateurs. Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de l’énonciation, L n’est pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé dans l’énonciation. La distinction du locuteur et de l’énonciateur permet ainsi d’expliciter l’aspect paradoxal de l’ironie mis en évidence par Berrendonner : d’une part, la position absurde est directement exprimée (et non pas rapportée) dans l’énonciation ironique, et en même temps elle n’est pas mise à la charge de L, puisque celui-ci est responsable des seules paroles, les points de vue manifestés dans les paroles étant attribués à un autre personnage, E. Pour distinguer l’ironie de la négation […] j’ajouterai qu’il est essentiel à l’ironie que L ne mette pas en scène un autre énonciateur, E’, qui soutiendrait, lui, le point de vue raisonnable. Si L doit marquer qu’il est distinct de E, c’est d’une façon toute différente, en recourant par exemple à une évidence situationnelle, à des intonations particulières, et aussi à certaines tournures spécialisées dans l’ironie comme c’est du joli, excusez du peu, etc. (idem, 210–211)
Ducrot insiste ici sur la distinction entre ironie et négation. Cette précaution est d’autant plus utile qu’il les définit toutes deux comme des formes de polyphonie apparemment assez semblables, puisqu’elles sont fondées sur le télescopage de deux points de vue antagonistes. Ce qui les distingue, c’est que la négation met en scène deux énonciateurs antagonistes et identifie le locuteur à l’un d’entre eux, alors que l’ironie ne met en scène qu’un seul énonciateur. J’ajouterai seulement sur ce point que l’ironie impose d’identifier cet énonciateur au locuteur. Comme dans certains exemples de connotation autonymique (ou de style indirect libre) envisagés au chapitre précédent, le procédé de l’ironie n’implique qu’un seul énonciateur que le sens de l’énoncé identifie à la fois au point de vue du locuteur et à celui d’autrui. Ducrot précise à ce sujet que si le locuteur se dissocie et s’oppose finalement à cet énonciateur dans le cas de l’ironie, « c’est de façon toute différente, en recourant par exemple à une évidence situationnelle ». Le paradoxe de l’ironie tient précisément au fait que le locuteur feint d’adopter et simultanément rejette, mais par des moyens différents, le point de vue représenté dans l’énoncé — ce qui s’explique par le fait que l’ironiste, d’une part prétend employer ce qu’il exprime en prétendant s’identifier à un énonciateur, et d’autre part se dissocie d’un tel engagement par des moyens stituationnels ou contextuels tout à fait étrangers au sens de l’énoncé. Contrairement à ce qui se passe dans les autres cas de polyphonie, d’une part l’ironie ne met en scène qu’un seul énonciateur, et d’autre part le locuteur feint hypocritement de s’identifier à cet énonciateur. La polyphonie ironique — comme d’ailleurs, nous le verrons, la polyphonie en jeu dans tout énoncé tropique — ne tient pas à une dualité de voix énonciatives liée à des points de vue parallèles ou même antagonistes. Elle se fonde sur un paradoxe qui s’instaure, à un niveau purement pragmatique, entre le point de vue imputé à un énonciateur auquel le locuteur prétend s’identifier au niveau du sens de l’énoncé et le point de vue susceptible d’être réellement attribué au locuteur en tant que représentant du sujet parlant dans telle ou telle situation de discours[2]Voir à ce sujet l’article d’Alain Trognon (1986), qui montre clairement que l’ironie met en jeu une forme de polyphonie tout à fait particulière qui ne relève pas d’un niveau linguistique et n’est donc pas inscrite dans la structure de la phrase..
Dans notre terminologie désormais, dire qu’un locuteur prétend employer et donc communiquer une forme propositionnelle associée à un ensemble d’effets contextuels, c’est dire que ce locuteur prétend s’identifier à un énonciateur mis en scène au niveau de ce qu’il exprime — même si le point de vue en question permet parfois simultanément au locuteur de faire écho, en vertu d’une relation de ressemblance propositionnelle, à un point de vue identifié comme celui d’autrui. Cette identification peut se faire tacitement (par défaut) ou par le moyen d’un adverbe d’énonciation (comme effectivement, sincèrement, littéralement), d’un verbe performatif ou d’attitude propositionnelle à la première personne du présent de l’indicatif (j’affirme que, je crois que, je suis persuadé que), ou encore d’un verbe factif lorsque l’écho est explicite ( il a reconnu que, il sait que, il nous a appris que). Dans le cas cependant des énoncés tropiques et ironiques, une telle identification du locuteur est toujours ouvertement présentée, en vertu de la fausseté manifeste de ce qui est exprimé, comme simulée et hypocrite. Ce qui caractérise les tropes et l’ironie, ce qui les oppose aux énoncés ordinaires, c’est que le locuteur signale toujours paradoxalement, à partir d’une évidence situationnelle ou contextuelle, son intention de se dissocier de cet énonciateur et d’imputer à autrui la responsabilité de ce qu’il exprime. Dans le cas de certaines ironies, l’existence d’une relation de ressemblance propositionnelle entre ce qui est exprimé par le locuteur et un discours ou un point de vue que l’interprète a en mémoire permet à ce dernier d’identifier instantanément celui qui apparaît alors comme le vrai responsable de ce qui est exprimé. Contrairement à ce qui se produit dans tout énoncé hyperbolique, un grand nombre d’ironies consistent en effet à mettre en scène un discours ou un point de vue identifiable indépendamment de ce que l’ironiste exprime, mais il faut préciser que ceci tient précisément au fait que l’ironie consiste à viser une cible qui existe indépendamment de ce que le locuteur exprime, tout au moins lorsque l’ironie est dépourvue de cynisme. Dans l’hyperbole en revanche, comme dans certains exemples de cynisme, le point de vue que le locuteur exprime et dont il se dissocie n’a bien évidemment aucune existence matérielle indépendante, ce qui ne change rien au fait que ce dernier, comme nous l’avons relevé au chapitre 2, entretient alors un rapport d’altérité à l’égard de ce point de vue. C’est le paradoxe de ce double mouvement d’identification / dissociation du locuteur à l’égard de ce qu’il exprime qui caractérise en propre les énoncés tropiques, qu’ils soient hyperboliques ou ironiques.
Pour saisir au demeurant ce qui caractérise en propre l’ironie parmi les tropes (et en fait précisément un cas à part), il faut se rappeler que l’ironiste renie définitivement l’engagement initial à travers lequel il prétend employer et communiquer ce qu’il exprime en s’identifiant à l’énonciateur mis en scène. Dans le cas des énoncés hyperboliques en revanche, ce reniement n’aboutit pas à une rupture définitive, à un désaccord, car le locuteur ne cherche alors ni à s’opposer à ce qu’il exprime pour s’en prendre à celui qu’il prend pour cible, ni à communiquer son propre point de vue par antiphrase. Si le locuteur se dissocie de ce qui est exprimé dans une hyperbole, ce n’est pas pour s’y opposer et pour s’en moquer mais pour en bénéficier autant que possible, afin d’alimenter ce qu’il cherche à communiquer figurément. En reniant l’engagement à travers lequel il prétend s’identifier à l’énonciateur mis en jeu le locuteur se contente alors de faire écho à un point de vue imaginaire, qui n’est autre qu’une radicalisation outrancière de ce qu’il cherche bel et bien à communiquer. Si le locuteur se dissocie de l’énonciateur responsable de ce qu’il exprime pour faire entendre quelque chose à propos de ce qu’il exprime, ce n’est finalement que pour récupérer indirectement une bonne part de ce qu’il exprime, c’est-à-dire pour réhabiliter, en quelque sorte, cet énonciateur. Comme nous l’avons observé au chapitre 2, le bonheur de tout énoncé tropique non ironique dépend du succès de cette entreprise.
Lorsqu’il a reconnu la fausseté ouverte de ce qui est exprimé et prétendument communiqué par le locuteur, l’interprète peut ainsi opter pour deux interprétations distinctes selon que la fausseté en question est perçue comme le symptôme d’une intention hyperbolique ou au contraire ironique. Dans le premier cas, l’interprète considère que le locuteur ne se dissocie que temporairement de ce qu’il exprime, de manière à alimenter ensuite ce qu’il cherche à communiquer figurément. Dans le second cas, l’interprète considère en revanche que cette dissociation est définitive et irréparable. Le propre de l’ironie tient au fait que le locuteur se dissocie définitivement de ce qu’il exprime, sans bénéficier de ce qui est présenté non plus comme une audace somme toute légitime et profitable mais comme une absurdité scandaleuse, ridicule, que rien ne justifie. Si l’ironie permet ainsi au locuteur de communiquer indirectement sa pensée, ce n’est pas en tirant profit de ce qui est exprimé dans l’énoncé. L’ironie consiste à rejeter la responsabilité de ce qui est exprimé sur un énonciateur auquel le locuteur ne feint de s’identifier que pour s’y opposer et le prendre pour cible. Ce fait permet d’expliquer notamment que la notion de bonheur (ou de malheur), fondamentale en ce qui concerne l’hyperbole, ne concerne en rien l’ironie. Cette dernière peut être plus ou moins fine ou grossière, plus ou moins offensive, plus ou moins informative, mais elle ne peut être plus ou moins heureuse ou malheureuse car le locuteur ne cherche pas à bénéficier de ce qui est exprimé pour alimenter ce qu’il cherche à communiquer. Si l’ironie se singularise parmi les tropes, c’est qu’elle ne vise pas le bonheur de réhabiliter indirectement ce qui est exprimé au niveau de ce qui est communiqué figurément. En prétendant adhérer au point de vue d’autrui l’ironiste vise d’une part à prendre autrui pour cible en rejetant définitivement le point de vue ou le propos auquel il fait écho, et d’autre part à communiquer son propre point de vue par antiphrase.
Notes
⇧1 | Pour une analyse de cette première forme de polyphonie dans le discours se reporter à Roulet et al. (1985). Voir également Perrin (1994 et 1995). |
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⇧2 | Voir à ce sujet l’article d’Alain Trognon (1986), qui montre clairement que l’ironie met en jeu une forme de polyphonie tout à fait particulière qui ne relève pas d’un niveau linguistique et n’est donc pas inscrite dans la structure de la phrase. |