chapitre 6
CONTREVERITE ET EXAGERATION DANS L’IRONIE
La contrevérité dans l’ironie
Dans les traités et les dictionnaires, l’ironie est parfois associée à un procédé que l’on désigne par le terme de contrevérité sans toujours le distinguer clairement de ce que l’on définit comme une antiphrase. Selon Dumarsais, par exemple, « l’euphémisme et l’ironie ont donné lieu aux grammairiens d’inventer une figure qu’ils appellent antiphrase , c’est-à-dire contrevérité » (1988, 165). Cette confusion, que les dictionnaires ont désormais entérinée, apparaît notamment dans le Littré pour qui les contrevérités sont des « paroles exprimant un sens contraire à celui que l’on veut faire entendre ». Plus scrupuleux, le Robert propose deux définitions : au sens 1, la contrevérité est une « antiphrase » et au sens 2, une « assertion visiblement contraire à la vérité ». Ce que nous appellerons une contrevérité se rapproche du sens 2 du Robert plutôt que du sens 1 ou de la définition du Littré. Dans l’usage courant le terme de contrevérité ne s’applique d’ailleurs qu’à une forme de fausseté qui possède un certain degré d’évidence, qui s’expose ouvertement sans se dissimuler aux critiques. Le fait que l’ironie, dont l’antiphrase est une composante essentielle, puisse être fondée sur une contrevérité ne doit pas nous amener à assimiler cette dernière à une antiphrase. La contrevérité n’est qu’une forme de fausseté manifeste, qui permet au locuteur de signaler son intention d’ironiser, c’est-à-dire notamment de communiquer sa pensée par antiphrase.
Il y a contrevérité, selon Berrendonner, lorsque ce qui est exprimé dans un énoncé est démenti par une « information situationnelle ou contextuelle implicite […] que les interlocuteurs ne peuvent pas raisonnablement méconnaître » étant donné qu’elle a « dans la communication, le statut d’un sous-entendu ». C’est en ce sens que nous parlerons désormais de contrevérité au sens strict, qui permet de signaler une ironie :
[La contrevérité] a lieu quand une proposition p explicitement marquée dans l’énoncé se trouve démentie par une information, mais que les interlocuteurs ne peuvent pas raisonnablement méconnaître. Ainsi de dire, par exemple, Quel temps superbe ! sous une pluie glaciale. La plupart des « comparaisons ironiques » sont de ce type. Ainsi, dire d’un récit qu’il est coquin comme un roman de Bernanos, c’est jouer sur l’évidence officielle que les œuvres de Bernanos sont un exemple d’austérité. Cette évidence culturelle partagée a dans la communication le statut d’un sous-entendu, que vient contredire la prédication de l’adjectif coquin. (1981, 176)
Il ne suffit donc pas, pour pouvoir parler de contrevérité au sens strict, que l’interprète puisse accéder à une information (ou à un ensemble d’informations) susceptible simplement de démentir ce qui est exprimé dans l’énoncé. Encore faut ‑il que cette information soit intégrable à un « contexte » (au sens de Sperber et Wilson), ce qui lui donne du même coup le statut d’une opinion commune, d’une information mutuellement manifeste, « que les interlocuteurs ne peuvent pas raisonnablement méconnaître ». Comme le souligne Cicéron, l’interprète est censé connaître par avance ou constater l’évidente laideur d’Aelius Lamia pour percevoir l’ironie de Crassus :
Les mots sont inversés quand Crassus, plaidant pour Aculéo […] contre Gratidianus dont l’avocat Aelius Lamia était, vous le savez, extrêmement laid, dit : Écoutons ce beau garçon ». (Le Guern, 1976, 51)
Une telle ironie, indépendamment de sa fonction d’antiphrase, est fondée sur une contrevérité dans la mesure où elle consiste à contredire une évidence susceptible de démentir spontanément et unilatéralement ce que Crassus exprime. Selon Quintilien également c’est parfois par le biais d’une contrevérité que le locuteur signale et que l’interprète perçoit une ironie :
[L’ironie] est perçue soit par suite de la prononciation, soit de la personne, soit de la nature de la chose dont on parle ; car, si les paroles ne s’accordent pas avec l’une ou l’autre de ces circonstances, il est clair que ces paroles cachent un sens autre que celui qu’elles présentent naturellement. (Le Guern, 1976, 52)
A côté des indices liés à « la prononciation », à l’intonation, et de ceux qui sont associés à « la personne », l’ironie peut également être signalée par « la nature de la chose dont on parle », susceptible d’entraîner la fausseté manifeste de ce qui est exprimé dans l’énoncé. Cette hypothèse est d’ailleurs fréquemment reprise dans les traités plus récents qui s’inspirent de ce passage de Quintilien pour définir les indices de l’ironie. Dans Le Palais de la reine Éloquence, par exemple, Pelletier précise qu’«on perçoit quelquefois [l’ironie] par la nature de la personne, ou de la chose dont il s’agit. Quand la nature de la chose ou la prononciation sont en désaccord avec les mots, il apparaît que l’orateur a eu une intention différente » (Le Guern, 1976, 54). Outre la prononciation à laquelle on peut également ajouter le geste, la mimique, c’est ici encore la contrevérité, le « désaccord » entre ce qui est dit et ce qui est, qui dénonce l’ironie du locuteur[1]Les commentateurs s’interrogent aujourd’hui sur ce que Quintilien pouvait entendre par « la personne », le terme de « persona » en latin. Les avis sont partagés. Selon Le Guern (1976, 52), il s’agit « de la personne qui parle », ou « de la personne à qui l’on parle ». Selon Magnin-Simonin en revanche, qui traduit et commente Vossius, il faut comprendre « le personnage duquel on parle » (Vossius, 1978, 499). Pour Berrendonner (1981, 214) « persona » signifie dans ce cas « la tête qu’on fait », la mimique de l’ironiste, hypothèse qui permet de ne pas y voir une troisième catégorie … Continue reading. Ce fait permet d’expliquer que l’ironie se distingue du mensonge, comme l’explique Jankélévitch, en mettant le faux au service du vrai, en détournant le faux de sa vocation mystificatrice. Si toute l’industrie du menteur vise à rendre son propos invérifiable, à en masquer la fausseté pour réussir à mystifier son entourage, l’ironiste cherche en revanche à révéler ostensiblement la fausseté de ce qu’il exprime :
La lettre du mensonge est une lettre adhésive et visqueuse, c’est-à-dire une lettre morte, tandis que la lettre de l’ironie est transitive et vraiment toute vivante [ …]. Le menteur n’est occupé qu’à épaissir l’allo de son allégorie, à en faire un écran opaque et un pseudonyme impénétrable, au lieu que l’allégorie ironique n’a souci que de rendre son allo à elle plus transparent […]. Faire le jeu du tricheur, c’est donc prendre la lettre pour de l’argent comptant et c’est être la dupe inconsciente et docile d’une fraude ; faire le jeu de l’ironie, qui est le jeu impersonnel de la vérité, c’est au contraire dire non à la lettre pour, en toute lucidité, dire oui à l’esprit. (1964, 60–61)
Ceci étant dit, les observations de Jankélévitch s’appliquent à ce qui est exprimé dans tout énoncé tropique, qu’il soit ironique ou hyperbolique. Une exagération doit en effet elle aussi être manifeste pour permettre de fonder une hyperbole, afin que l’interprète ne l’assimile pas à la fausseté d’une erreur ou d’un mensonge. Si l’on admet qu’une contrevérité au sens strict est tout à fait propre à l’ironie, s’il s’agit d’une forme de fausseté qui n’est aucunement mise en jeu dans les énoncés tropiques non ironiques, il nous faut donc décrire plus précisément ce qui la caractérise.
Les notions de vérité ou de fausseté ne concernent ici bien évidemment ni les phrases de la langue ni même le contenu propositionnel purement explicite des énoncés mais uniquement les implications contextuelles susceptibles d’être associées à ce contenu à travers une interprétation. En toutes circonstances, considérer que le contenu d’un énoncé est vrai, c’est considérer que tous les effets contextuels associés à une forme propositionnelle explicite peuvent être reconnus comme vrais en vertu de diverses informations dont on dispose. Et, corrélativement, considérer que le contenu d’un énoncé est faux, c’est considérer qu’un certain nombre d’effets associés à une telle forme propositionnelle peuvent être reconnus comme faux en vertu d’informations dont on dispose. Dans ce second cas de figure, lorsque les informations qui permettent de démentir certains des effets en questions sont mutuellement manifestes et peuvent ainsi être assimilées à une opinion commune, la fausseté est alors perçue comme une inadéquation contextuelle visant à signaler l’intention du locuteur de recourir à un procédé qui peut être hyperbolique ou ironique, selon la nature de cette inadéquation. Pour qu’il y ait alors contrevérité — et de ce fait nécessairement ironie — nous stipulerons que l’interprète doit pouvoir accéder à une série d’informations susceptible d’entraîner la fausseté manifeste non d’un sous- ensemble mais de la totalité des effets associés à une forme propositionnelle explicite (ou tout au moins à une forme propositionnelle dérivée conventionnellement, par implication analytique, sous forme de présupposé par exemple). Lorsque l’ensemble des effets en question n’est pas reconnu comme faux, lorsqu’il subsiste un certain nombre d’implications contextuelles susceptibles d’être agréées par l’interprète, la fausseté n’est que relative et ce qui est exprimé est alors assimilé à une exagération plutôt qu’à une contrevérité. Contrairement à la fausseté sur laquelle se fonde l’hyperbole, la contrevérité ne concerne que les formes propositionnelles explicites dont toutes les implications contextuelles sont manifestement erronées. La contrevérité est une forme de fausseté absolue qui ne laisse d’autre choix à l’interprète que de prêter au locuteur une intention ironique.
La contrevérité a donc accessoirement l’inconvénient de rendre l’ironie presque totalement redondante par rapport au contexte, au niveau de ce qui est communiqué par antiphrase, car le locuteur est alors prisonnier du miroir qui lui permet de refléter le vrai dans le faux. L’antiphrase ne saurait en effet véhiculer aucune information nouvelle pour l’interprète, lorsqu’elle est fondée sur une contrevérité, puisqu’elle ne fait précisément que réhabiliter diverses informations préalablement manifestes que le locuteur feint de contredire à travers ce qu’il exprime. Dans ces conditions l’antiphrase se contente de redresser ce qui vient d’être déformé littéralement. Dans les termes de Morier, « c’est le divorce de la situation et du langage correspondant qui force l’auditeur à résoudre par l’ironie le rapport du signe à l’objet : sinon la phrase resterait disjointe du réel et inintelligible » (1961, 556).
Considérée sous cet angle, l’entreprise peut paraître laborieuse et vaine. A quoi bon en effet contrer une évidence, pour en arriver simplement à la réhabiliter par antiphrase ? Quel est alors le bénéfice escompté par le locuteur pour satisfaire au principe de pertinence ? Nous observerons à ce sujet que la contrevérité donne lieu à une forme d’ironie qui tient souvent du calembour ou de la simple facétie, procédés dont le bénéfice n’est sans doute pas intégralement analysable en termes de pertinence. Mais on peut relever néanmoins que c’est accessoirement sur la force d’une opinion commune que tend à agir cette première forme d’ironie. Bien qu’informativement redondante par rapport au contexte, dans ces conditions l’ironie a néanmoins pour effet de renforcer la crédibilité d’une opinion qu’elle feint de contredire pour la mettre précisément à l’épreuve de la contradiction. Si elle ne permet donc pas d’enrichir le contexte, la contrevérité a au moins pour conséquence d’accroître, d’amplifier, aux yeux de l’interprète, le degré de vérité de ce que l’ironiste feint hypocritement de contredire par ce qu’il exprime. Après avoir été ainsi éprouvé et jugé suffisamment consistant pour démentir ce qui est exprimé, l’opinion en question est donc encore plus vraie, mieux assurée, plus convaincante, une fois réhabilitée par antiphrase. Voyons à ce sujet ce qu’écrit Jankélévitch :
[…] l’ironie ne se contente pas, tel le jeu, d’annuler le faire par le défaire en sorte que le « statu quo » se reforme après la partie comme s’il ne s’était rien passé. L’ironie est un progrès, et non point une île de vaine gratuité : là où l’ironie est passée, il y a plus de vérité et plus de lumière. (1964, 58)
[…] La vérité à laquelle l’ironisé, enfant prodigue, retourne finalement est une vérité trempée par le péril du malentendu, par les menaces d’erreur et par le jeu du contraire avec son contraire. (idem, 63)
La conscience ironique dit non à son propre idéal, puis nie cette négation. Deux négations s’annulent, disent les grammaires : mais — ce que les grammaires ne nous disent pas — l’affirmation ainsi obtenue rend un tout autre son que celle qui s’installe du premier coup, sans passer par le purgatoire de l’antithèse. La ligne droite n’est pas si courte que cela et le temps perdu est quelquefois le mieux employé. Si la pensée accepte le retard de la médiation, ce n’est pas pour faire des cérémonies, mais pour que ses propositions soient de belle trempe. (idem, 76)
Il faut toutefois préciser que l’ironie ne consiste ainsi à renforcer la crédibilité d’une opinion préalablement manifeste que lorsqu’elle est fondée sur une contrevérité, ce qui n’est, et de loin, pas toujours le cas. Un grand nombre d’ironies ne sont en effet nullement fondées sur le procédé de la contrevérité et ne consistent donc pas à renforcer une conviction préétablie. L’antiphrase n’est alors nullement redondante par rapport au contexte, et l’ironie tend par conséquent à véhiculer un certain nombre d’informations nouvelles pour l’interlocuteur. Considérons à ce sujet les passages suivants (je ne souligne ici que les ironies qui sont fondées sur une contrevérité) :
(76) (X) Raciste, ce monsieur ? Pas du tout ! (Y) Ce n’est pas lui qui aurait désigné à la vindicte populaire quelques journalistes juifs. (Z) C’est d’ailleurs bien connu, ce n’est pas M. Le Pen qui voulait interdire au pauvre Bernard Stasi de faire de la politique, sous prétexte qu’il est né en France de parents étrangers. (L’Événement du jeudi)
(77) (X) Les médicaments que notre science met sur le marché ne résultent évidemment que de recherches désintéressées. (Y) Comme chacun sait, les grandes firmes pharmaceutiques ne font pas de bénéfices et ne financent aucune recherche, dans quelque université ou hôpital que ce soit. (Domaine Public)
(78) (X) Si le lait premier âge n’est vendu qu’en pharmacie, c’est parce que c’est un médicament. (Y) De même que tous les bébés naissent dans les choux d’ailleurs. (Publicité)
En (76) le locuteur cherche bel et bien à communiquer par antiphrase que Le Pen est raciste, mais (X) ne contredit pas pour autant une opinion commune, au sens entendu précédemment, une série d’informations mutuellement manifestes, susceptibles de démentir unilatéralement ce qui est exprimé. Dans le contexte d’où cet exemple est extrait — celui d’un article de journal qui ne s’adresse pas exclusivement à des lecteurs forcément convaincus par avance du racisme de Le Pen — l’ironie de (X) n’est aucunement fondée sur une contrevérité et a donc notamment pour objectif de convaincre quelque lecteur encore hésitant ou même quelque sympathisant modéré du Front National. Seule l’ironie de (Y) et (Z) est fondée sur une contrevérité (Le Pen venait de dénoncer le lobby juif de l’information et de reprocher à Bernard Stasi de faire de la politique), ce qui permet au locuteur de signaler rétroactivement l’ironie de (X). C’est donc en vertu des enchaînements (Y) et (Z) que l’ironie de (X) doit ici indiscutablement être prise en compte par l’interprète. En (77) également l’enchaînement (Y) donne lieu à une contrevérité susceptible de signaler rétroactivement une ironie qui ne serait pas nécessairement accessible à celui qui ne connaît pas les rouages financiers de la recherche scientifique. Et de même en (78) — pamphlet publicitaire de la chaîne Leclerc contre l’interdiction de vendre du lait pour bébé ailleurs qu’en pharmacie — où la fonction de (Y) est de fournir une contrevérité éclatante afin de signaler rétroactivement l’ironie de (X). Bien qu’informativement redondante par rapport au contexte et souvent incapable, par elle-même, de satisfaire au principe de pertinence, la contrevérité ironique a donc parfois simplement pour fonction d’y contribuer indirectement en allégeant l’effort imposé par d’autres ironies qui ne sont pas fondées sur une contrevérité. Il suffit souvent d’une seule ironie fondée sur une contrevérité pour signaler l’ironie de tous les énoncés qui lui sont reliés par diverses prémisses de raisonnement assurant la cohérence des enchaînements.
Notes
⇧1 | Les commentateurs s’interrogent aujourd’hui sur ce que Quintilien pouvait entendre par « la personne », le terme de « persona » en latin. Les avis sont partagés. Selon Le Guern (1976, 52), il s’agit « de la personne qui parle », ou « de la personne à qui l’on parle ». Selon Magnin-Simonin en revanche, qui traduit et commente Vossius, il faut comprendre « le personnage duquel on parle » (Vossius, 1978, 499). Pour Berrendonner (1981, 214) « persona » signifie dans ce cas « la tête qu’on fait », la mimique de l’ironiste, hypothèse qui permet de ne pas y voir une troisième catégorie d’indices mais au contraire d’associer le ton et la mimique, la « prononciation » et la « personne », comme dit Quintilien, à côté de « la nature de la chose dont on parle ». La citation de Pelletier semble d’ailleurs confirmer une telle interprétation des propos de Quintilien. |
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