L’exagération dans l’ironie

La contre­vé­ri­té per­met au locu­teur de signa­ler son inten­tion d’ironiser grâce à une opi­nion com­mune, un ensemble d’informations mani­festes, sus­cep­tible de contra­rier uni­la­té­ra­le­ment l’ensemble des effets pré­ten­du­ment com­mu­ni­qués. Or on vient de le voir, si la contre­vé­ri­té est indis­so­lu­ble­ment liée à l’ironie, celle-ci n’est pas néces­sai­re­ment fon­dée sur une contre­vé­ri­té car le locu­teur ne peut pas tou­jours comp­ter sur la sta­bi­li­té et la résis­tance, et même tout sim­ple­ment sur l’existence d’une telle opi­nion dans le contexte. Lorsque l’interprète ne par­tage pas ini­tia­le­ment l’opinion du locu­teur, son iro­nie ne peut être fon­dée que sur un pro­cé­dé qui ne consiste pas à contre­dire mais seule­ment à exa­gé­rer une opi­nion com­mune. Ker­brat-Orec­chio­ni pré­cise à ce sujet qu’«une asser­tion sus­pecte mais à la rigueur plau­sible énon­cée en termes modé­rés cesse d’être accep­table dès qu’elle est super­la­ti­vi­sée. C’est pour­quoi, ajoute-t-elle, mal­gré l’apparent para­doxe, l’outrance dans la for­mu­la­tion peut dénon­cer une séquence iro­nique » (1976, 34)[1]Voir éga­le­ment à ce sujet Ber­ren­don­ner (1981, 187), ain­si que Morier (1961, 561).. Comme le pré­ci­sait déjà Quin­ti­lien à pro­pos d’une plai­doi­rie de Cicé­ron, « par­fois, nous exa­gé­rons les accu­sa­tions que nous pour­rions aisé­ment détruire ou nier » (1978, 185). Pour signa­ler son iro­nie, le locu­teur feint alors d’adhérer à un point de vue qu’il peut être seul à consi­dé­rer comme erro­né mais dont il cherche à révé­ler l’absurdité en le pous­sant à ses ultimes consé­quences, là où même ses par­ti­sans les plus incon­di­tion­nels sont contraints de lâcher prise. Comme le sou­ligne Jan­ké­lé­vitch, cette forme d’ironie « abonde géné­reu­se­ment dans le sens de l’erreur pour la ridi­cu­li­ser : elle la ruine non pas en l’attaquant de front, mais indi­rec­te­ment en pous­sant à la roue avec elle, en se fai­sant sa com­plice » (1964, 99).

S’il faut ain­si dis­tin­guer deux espèces d’ironie, fon­dées res­pec­ti­ve­ment sur une contre­vé­ri­té et sur une exa­gé­ra­tion, c’est qu’il existe fon­da­men­ta­le­ment deux types de faus­se­té ouverte, c’est-à-dire d’inadéquation contex­tuelle, sus­cep­tibles de signa­ler une inten­tion iro­nique du locu­teur. Reve­nons pour com­men­cer aux trois exemples pré­cé­dents (dont je sou­ligne désor­mais toutes les iro­nies, qu’elles soient ou non fon­dées sur une contrevérité) :

(76) (X) Raciste, ce mon­sieur ? Pas du tout ! (Y) Ce n’est pas lui qui aurait dési­gné à la vin­dicte popu­laire quelques jour­na­listes juifs. (Z) C’est d’ailleurs bien connu, ce n’est pas M. Le Pen qui vou­lait inter­dire au pauvre Ber­nard Sta­si de faire de la poli­tique, sous pré­texte qu’il est né en France de parents étran­gers. (L’Événement du jeu­di)

(77) (X) Les médi­ca­ments que notre science met sur le mar­ché ne résultent évi­dem­ment que de recherches dés­in­té­res­sées. (Y) Comme cha­cun sait, les grandes firmes phar­ma­ceu­tiques ne font pas de béné­fices et ne financent aucune recherche, dans quelque uni­ver­si­té ou hôpi­tal que ce soit. (Domaine Public)

(78) (X) Si le lait pre­mier âge n’est ven­du qu’en phar­ma­cie, c’est parce que c’est un médi­ca­ment. (Y) De même que tous les bébés naissent dans les choux d’ailleurs. (Publi­ci­té)

En (76), on vient de le voir, seuls les énon­cés (Y) et (Z) donnent lieu à une contre­vé­ri­té qui a essen­tiel­le­ment pour fonc­tion de signa­ler rétro­ac­ti­ve­ment l’ironie de (X). Or il faut pré­ci­ser que s’il n’existe alors aucune opi­nion com­mune sus­cep­tible de démen­tir spon­ta­né­ment l’ensemble des effets expri­més en (X), il appa­raît néan­moins que l’ironie de (X) n’est pas uni­que­ment tri­bu­taire des enchaî­ne­ments (Y) et (Z). Grâce au pro­cé­dé de l’exagération, le jour­na­liste se donne les moyens de fon­der de l’intérieur, si je puis dire, une telle iro­nie, en radi­ca­li­sant une opi­nion qui serait sus­cep­tible d’être prise au sérieux sous une forme plus nuan­cée. S’il avait affir­mé, par exemple, que Le Pen n’est pas ce que l’on peut appe­ler un raciste, ou même tout sim­ple­ment qu’il n’est pas raciste, le locu­teur se serait conten­té de recon­duire une argu­men­ta­tion sou­vent déve­lop­pée par les sym­pa­thi­sants du Front Natio­nal, et l’ironie de (X) aurait été alors entiè­re­ment tri­bu­taire des enchaî­ne­ments (Y) et (Z). En optant comme il le fait pour une for­mu­la­tion super­la­tive dou­blée d’une excla­ma­tion, le locu­teur com­mence par fon­der son iro­nie sur une exa­gé­ra­tion avant de la confir­mer rétro­ac­ti­ve­ment par les enchaî­ne­ments en ques­tion. De même en (77) où le locu­teur ne se contente pas d’affirmer que les médi­ca­ments résultent de recherches en par­tie dés­in­té­res­sées comme il l’aurait sans doute fait s’il avait réel­le­ment cher­ché à faire croire au point de vue qu’il exprime. En affir­mant que les médi­ca­ments ne résultent évi­dem­ment que de recherches dés­in­té­res­sées, le locu­teur a éga­le­ment recours au pro­cé­dé de l’exagération pour fon­der son iro­nie, même s’il prend soin de la confir­mer ensuite rétro­ac­ti­ve­ment à tra­vers une seconde iro­nie qui, quant à elle, n’est plus fon­dée sur une exa­gé­ra­tion mais sur une contrevérité.

Seule l’ironie de (X) en (78) est donc entiè­re­ment tri­bu­taire de l’enchaînement (Y), car elle n’est fon­dée ni sur une contre­vé­ri­té ni sur une exa­gé­ra­tion. Elle n’est pas fon­dée sur une contre­vé­ri­té car il n’existe aucune opi­nion com­mune — tout au moins dans le contexte neutre où cet énon­cé est inter­pré­té — sti­pu­lant que le lait pre­mier âge n’est nul­le­ment un médi­ca­ment. Bien que cet ali­ment ne soit pas un exemple typique, comme l’aspirine ou les anti­bio­tiques, de la classe des médi­ca­ments (de même que Le Pen n’est pour per­sonne un modèle de tolé­rance et d’antiracisme), il n’en reste pas moins que le des­ti­na­taire moyen d’un mes­sage publi­ci­taire ne peut en tous cas assu­rer que le locu­teur ne cherche pas réel­le­ment à faire croire à ce qu’il exprime. En l’occurrence, l’ironie de (X) n’est fon­dée sur aucune espèce de faus­se­té mani­feste car elle ne consiste ni à contre­dire ni à exa­gé­rer une opi­nion com­mune. S’il avait sou­te­nu que le lait pre­mier âge est un dan­ge­reux médi­ca­ment, par exemple, le locu­teur aurait alors exploi­té le pro­cé­dé de l’exagération pour fon­der une iro­nie qu’il se serait conten­té ensuite de confir­mer rétro­ac­ti­ve­ment par l’enchaînement (Y). Mais compte tenu de la for­mu­la­tion à laquelle il a recours en (78), l’ironie de (X) pas­se­rait inaper­çue si elle n’était arti­cu­lée à l’ironie de (Y), assi­mi­lable à une contrevérité.

Lorsqu’elle est fon­dée sur une exa­gé­ra­tion l’ironie peut être ain­si plus ou moins mar­quée, plus ou moins appa­rente, selon la force de cette exa­gé­ra­tion. Il est alors tout à fait aisé d’accentuer ou, au contraire, de dis­si­mu­ler une iro­nie en mani­pu­lant sa for­mu­la­tion pour aug­men­ter ou atté­nuer la force de l’exagération. Lorsqu’elle est fon­dée sur une contre­vé­ri­té en revanche, de telles mani­pu­la­tions sont tout à fait inutiles et sans consé­quences à ce niveau. Ain­si l’ironie de (Y) en (78) — où le locu­teur se contente de contre­dire une opi­nion com­mune selon laquelle les bébés ne naissent pas dans les choux — ne serait aucu­ne­ment dis­si­mu­lée sous l’effet d’une mani­pu­la­tion consis­tant à sub­sti­tuer à ce qui est expri­mé une affir­ma­tion sti­pu­lant que cer­tains bébés naissent dans les choux, que par­fois les bébés naissent dans les choux . Et de même une mani­pu­la­tion consis­tant à sub­sti­tuer à ce qui est expri­mé une affir­ma­tion sti­pu­lant que tous les bébés, sans excep­tion, naissent dans les choux ne sau­rait accen­tuer l’évidence d’une telle iro­nie. Ces mani­pu­la­tions res­tent ici sans effet, elles sont tota­le­ment gra­tuites, contrai­re­ment à ce qui se pro­duit dans les exemples sui­vants où l’ironie est fon­dée sur une exagération :

(27) Dimanche soir sur la place Bel-Air, vers 23 heures, […] est appa­ru en un éclair un redou­table cyclo­mo­teur à l’éclairage scan­da­leu­se­ment défaillant, engin gui­dé à une ter­ri­fiante vitesse par un dan­ge­reux ado­les­cent à tête dénu­dée. Mais un héroïque repré­sen­tant de la force publique, non­obs­tant le réel péril, n’a pas hési­té à inter­pel­ler l’incivique tru­blion et à lui infli­ger sub­sé­quem­ment la ver­ba­li­sa­tion régle­men­taire. (Cour­rier des lec­teurs, 24 Heures)

(79) Le conseil d’État peut-il nous indi­quer com­bien d’amendes de 150 francs ont été infli­gées aux fes­ti­va­liers de Ley­sin sur­pris en fla­grant délit de consom­ma­tion de haschisch, ain­si que nous révé­ler le nombre des agents de la police can­to­nale lâchés inco­gni­to dans la foule des spec­ta­teurs pour y tra­quer ces dan­ge­reux cri­mi­nels ? (Cour­rier des lec­teurs, Le Matin)

Loin de contre­dire une opi­nion com­mune sus­cep­tible de démen­tir ce que le locu­teur exprime, en (27) l’ironie tient au fait que ce der­nier sur­es­time osten­si­ble­ment le dan­ger que repré­sente objec­ti­ve­ment un cyclo­mo­teur lan­cé sur la voix publique à pleine vitesse. N’étant pas en mesure de fon­der son iro­nie sur une contre­vé­ri­té, le locu­teur doit recou­rir au pro­cé­dé de l’exagération pour signa­ler son iro­nie, ce qui l’amène à par­ler d’un redou­table cyclo­mo­teur, gui­dé à une ter­ri­fiante vitesse, etc. Il suf­fit par consé­quent de sup­pri­mer quelques adjec­tifs et adverbes (redou­table, ter­ri­fiante, etc.) — ou de les rem­pla­cer par des pré­di­cats plus mesu­rés comme inquié­tant, impru­dent) — pour faire dis­pa­raître ici toute trace d’ironie. En (79) éga­le­ment ce qui est expri­mé consiste à exa­gé­rer une opi­nion selon laquelle les fumeurs de haschisch seraient des délin­quants plu­tôt qu’à contre­dire une opi­nion com­mune sti­pu­lant que ces der­niers sont inno­cents. Il suf­fit alors de sup­pri­mer l’expression super­la­tive dan­ge­reux cri­mi­nels pour faire dis­pa­raître toute trace d’ironie.

Ce qui dis­tingue ces deux espèces d’ironie tient essen­tiel­le­ment au sta­tut de ce que le locu­teur conçoit comme mutuel­le­ment mani­feste aux yeux de celui à qui il s’adresse, rela­ti­ve­ment à ce qu’il exprime d’une part, et à ce qu’il cherche à com­mu­ni­quer par anti­phrase d’autre part. Lorsqu’une iro­nie est fon­dée sur une contre­vé­ri­té, le locu­teur se contente de contre­dire une opi­nion com­mune au niveau de ce qu’il exprime, opi­nion qu’il cherche en fait à réha­bi­li­ter et à ren­for­cer par anti­phrase. Lorsqu’une iro­nie est fon­dée sur une exa­gé­ra­tion en revanche, ce qui est expri­mé dans l’énoncé ne contre­dit pas mais exa­gère, cari­ca­ture jusqu’au ridi­cule une opi­nion com­mune, que le locu­teur cherche à révo­quer par anti­phrase. Dans le pre­mier cas, ce qui est expri­mé s’oppose ain­si à une opi­nion com­mune, et ce qui est fina­le­ment com­mu­ni­qué ne fait que confir­mer une telle opi­nion. Dans le second cas, c’est l’inverse qui se pro­duit. Ce qui est expri­mé va dans le sens d’une opi­nion com­mune, et ce qui est com­mu­ni­qué s’y oppose. Ces deux espèces d’ironie relèvent res­pec­ti­ve­ment de ce que Jan­ké­lé­vitch appelle l’ironie « logique » et l’ironie « éthique » :

Il y a une iro­nie qui se contente de mon­ter en épingle le scan­dale, et une iro­nie qui col­la­bore per­son­nel­le­ment avec ce scan­dale ; une iro­nie qui se croise les bras ou sim­ple­ment déblaye un cer­tain champ d’action autour de la volon­té vicieuse pour qu’elle veuille à fond et se com­pro­mette spon­ta­né­ment, et une iro­nie qui inter­vient dans la dia­lec­tique même de cette volon­té… Car il y a plus d’une nuance entre lais­ser par­ler et faire par­ler ! entre lais­ser l’adversaire s’enferrer et le faire mar­cher ! Oui, c’est bien autre chose que de paraître consen­tir à l’absurde par son silence appro­ba­teur et par une feinte com­pli­ci­té, ou de dire froi­de­ment des énor­mi­tés, et d’en remettre, et d’enchérir […]. De même que l’ironie logique fait saillir l’absurdité latente, ain­si l’ironie éthique fait écla­ter les scan­dales invi­sibles. (1964, 101)

Dans l’ironie « logique » le locu­teur prend néces­sai­re­ment pour cible un point de vue sin­gu­lier, oppo­sé à une opi­nion com­mune, et l’ensemble des effets asso­ciés à ce qu’il exprime est alors spon­ta­né­ment et uni­la­té­ra­le­ment contra­rié. Dans l’ironie « éthique » en revanche, le locu­teur prend pour cible une opi­nion com­mune, et il doit alors recou­rir au pro­cé­dé de l’exagération pour que cette opi­nion soit à même de contra­rier ou plu­tôt d’invalider au moins un sous-ensemble des effets asso­ciés à ce qu’il exprime. Lorsqu’elle est fon­dée sur une exa­gé­ra­tion, l’ironie est donc par­fois moins sen­sible mais elle est par ailleurs beau­coup plus pro­duc­tive, plus féconde, au niveau de ce qui est com­mu­ni­qué par anti­phrase. Le fait même qu’elle soit moins appuyée rend son inter­pré­ta­tion encore plus coû­teuse et lui impose par consé­quent, en ver­tu du prin­cipe de per­ti­nence, d’être éga­le­ment plus riche en effets contex­tuels. Ain­si l’ironie de (Y) en (78) ne sau­rait pas­ser inaper­çue, puisque tout le monde sait que les bébés ne naissent pas dans les choux, mais elle doit éga­le­ment se conten­ter de confir­mer (si ce n’est de ren­for­cer) une opi­nion com­mune, sans véhi­cu­ler d’informations nou­velles. En (27) et (79) en revanche, l’ironie ne consiste pas à contre­dire et à réha­bi­li­ter par anti­phrase une évi­dence (qui sti­pu­le­rait que les cyclo­mo­teurs sont inof­fen­sifs et que les fumeurs de haschisch sont inno­cents), mais à cari­ca­tu­rer une opi­nion com­mune (selon laquelle les cyclo­mo­teurs sont dan­ge­reux et les fumeurs de haschisch cou­pables), pour la réfu­ter indi­rec­te­ment. Par une telle iro­nie, le locu­teur cherche bel et bien à com­mu­ni­quer par anti­phrase qu’un cyclo­mo­teur n’est pas réel­le­ment dan­ge­reux et que les fumeurs de haschisch ne devraient pas être pour­sui­vis, mais une telle anti­phrase n’est alors aucu­ne­ment redon­dante par rap­port au contexte. Contrai­re­ment à la contre­vé­ri­té iro­nique qui ne sau­rait véhi­cu­ler, comme on l’a obser­vé au début de ce cha­pitre, aucune infor­ma­tion réel­le­ment nou­velle pour l’interlocuteur, l’exagération iro­nique vise au contraire à véhi­cu­ler un cer­tain nombre d’effets nou­veaux et pas néces­sai­re­ment incon­tes­tables aux yeux de l’interprète.

Cette seconde forme d’ironie s’impose néces­sai­re­ment (et peut-être même exclu­si­ve­ment) lorsque l’ironiste prend pour cible le point de vue ou le pro­pos du des­ti­na­taire de son iro­nie, de celui à qui elle est adres­sée. Dans ce cas, l’ironie ne sau­rait évi­dem­ment être fon­dée sur une contre­vé­ri­té et consis­ter ain­si à contre­dire une opi­nion com­mune puisque pré­ci­sé­ment son des­ti­na­taire ne par­tage pas une telle opi­nion. L’ironiste n’a d’autre moyen dans ces cir­cons­tances, pour signa­ler son iro­nie, que d’exagérer l’opinion qu’il prend pour cible. Consi­dé­rons ain­si ce pas­sage de Boi­leau, très sou­vent cité comme exemple d’ironie par les rhé­to­ri­ciens du XVIIIe et du XIXe siècle :

(80) Je le déclare donc, Qui­nault est un Vir­gile, / Pra­don comme un soleil en nos ans a paru, / Pel­le­tier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru, / Cotin à ses ser­mons traî­nant toute la terre, / Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire. / Sau­fal est le Phé­nix des esprits rele­vés, / Per­rin… Bon, mon esprit, cou­rage, pour­sui­vez, / Mais ne voyez-vous pas que leur troupe en furie, / Va prendre encore ces vers pour une raille­rie ? (Boi­leau, Satire IX)

Dans un contexte où la médio­cri­té de Qui­nault, de Pra­don et autres aurait été mutuel­le­ment mani­feste, l’ironie de Boi­leau aurait sem­blé à la fois assez tri­viale et peu féconde, car elle se serait fon­dée sur une contre­vé­ri­té. Boi­leau n’aurait sans doute alors pas eu recours à diverses expres­sions super­la­tives comme un Vir­gile, un soleil, le Phé­nix, pour signa­ler son iro­nie, car celle-ci se serait adres­sée à un lec­teur tout à fait dis­tinct de celui qu’elle eût pris pour cible, d’emblée convain­cu de ce qui est ici com­mu­ni­qué par anti­phrase. Or l’ironie de Boi­leau s’adresse à un lec­teur qui en est éga­le­ment la cible — comme en témoigne pré­ci­sé­ment les expres­sions en ques­tion — et qui est donc sus­cep­tible d’éprouver une cer­taine admi­ra­tion pour Qui­nault, Pra­don, etc. Lorsqu’une iro­nie est fon­dée sur une exa­gé­ra­tion, l’interprète est ain­si géné­ra­le­ment ame­né à consi­dé­rer qu’elle s’adresse notam­ment à celui qu’elle prend pour cible (et réci­pro­que­ment l’ironie est néces­sai­re­ment fon­dée sur une exa­gé­ra­tion lorsqu’elle s’adresse à celui qu’elle prend pour cible), car elle consiste alors à railler une opi­nion com­mune que l’ironiste feint hypo­cri­te­ment de par­ta­ger avec son des­ti­na­taire. Lorsqu’elle est fon­dée sur une contre­vé­ri­té en revanche, l’ironie ne sau­rait réel­le­ment prendre pour cible celui à qui elle s’adresse, car elle consiste au contraire à railler un point de vue oppo­sé à une opi­nion com­mune que l’ironiste par­tage réel­le­ment avec son destinataire.

 

Notes

Notes
1 Voir éga­le­ment à ce sujet Ber­ren­don­ner (1981, 187), ain­si que Morier (1961, 561).