Exagération ironique et hyperbolique
Il apparaît ainsi que l’ironie, lorsqu’elle s’en prend à un point de vue susceptible d’être partagé par celui à qui elle s’adresse, est formellement identique à une hyperbole. L’ironie de Boileau par exemple, tout bien considéré, pourrait être assimilée à une série d’hyperboles consistant à exalter l’éloquence et les qualités littéraires de Quinault et de ses semblables. En coupant court à son faux éloge, Boileau joue d’ailleurs habilement de cette ambiguïté dans les deux derniers vers, comme s’il venait soudain de saisir la visée ironique de son exagération et désirait nous mettre en garde. Si cet enchaînement n’était pas lui ‑même ironique, il aurait pour effet de nous amener à réinterpréter tout ce qui précède comme une suite d’hyperboles. Les exemples suivants font apparaître clairement qu’une exagération ironique, sans être bien évidemment assimilable à une hyperbole, est également fondée sur une exagération :
(81) En Suisse, l’armée reste un sujet tabou, un domaine réservé. Seule l’adhésion sans faille à la conception en vigueur de la défense nationale est acceptée. Pour s’en convaincre, si besoin est, il n’est que d’observer le débat autour de l’initiative socialiste pour le référendum en matière d’armement. Ses partisans ? « Des pacifistes, des antimilitaristes qui ne rêvent qu’à affaiblir le pays » proclament ses adversaires. D’ailleurs cette initiative, avec l’initiative pour une Suisse sans armée, ne fait-elle pas partie d’une offensive concertée contre l’armée et la nation ? Moscou n’est pas loin ! Les frontières du délire non plus. (Domaine Public)
(82) Roland Dumas, ministre d’état, ministre des affaires étrangères, la semaine dernière : « Je suis effaré de ce climat de guerre civile et de haine sauvage ». Liban ? Roumanie ? Tadjikistan ? Non : congrès du PS. Va-t-il falloir envoyer à Rennes les brigades internationales ? (Le Canard enchaîné)
(83) Le président [Ronald Reagan] connaissait bien sa dame [Nancy Reagan]. […] « Mom (maman) va construire des remparts en sacs de sable sur le perron de la Maison-Blanche », aurait dit Ronald au moment de quitter le pouvoir. « Il faudra un siège en règle pour lui faire abandonner la place ». Les blindés, quand même, n’ont pas eu à intervenir. (L’Événement du jeudi)
L’ironie de (81) s’en prend à un point de vue que ne contrarie aucune opinion commune, mutuellement manifeste. Certains lecteurs font peut-être partie des adversaires du projet de référendum sur l’armement que le journaliste prend pour cible et ce dernier ne peut donc faire l’économie, pour signaler son ironie, du procédé de l’exagération. N’étant pas en mesure de fonder son ironie sur une simple contrevérité, il est tenu de renchérir sur le point de vue incriminé de manière à fonder son ironie sur une exagération susceptible d’alerter le patriote le plus inconditionnel ou le militariste le plus convaincu. C’est le cas également en (82) et (83) où le point de vue d’autrui — que le journaliste rapporte encore ici explicitement tout en le prenant pour cible de son ironie — relève cette fois d’un propos initialement hyperbolique. En parlant d’un climat de guerre civile et de haine sauvage à propos du congrès de Rennes, Roland Dumas a lui-même eu recours au procédé de l’exagération mais dans le but de réaliser une hyperbole (et de persuader ainsi ses interlocuteurs de la gravité des affrontements à l’intérieur du PS). Pour bien saisir ce qui oppose les exagérations hyperboliques et ironiques, il faut souligner en premier lieu que la dimension éventuellement comique et même bouffonne de l’exagération n’est pas un facteur déterminant. Si Reagan cherchait sans doute à faire rire ses interlocuteurs en produisant une image hyperbolique, il souhaitait néanmoins attribuer à son épouse, grâce à la visée informative de son hyperbole, une force de caractère et une combativité hors du commun. Dans ces deux derniers exemples, seul le journaliste, évidemment, est ironique. Étant structurellement fondée sur une exagération, l’hyperbole s’expose ainsi naturellement à être prise pour cible d’une ironie susceptible de se couler insidieusement dans son moule.
Or comment définir ce qui permet ici à l’interprète, lorsqu’il a reconnu une exagération manifeste, d’attribuer une intention ironique ou au contraire hyperbolique au locuteur ? Comment expliquer que toute exagération manifeste ne place pas systématiquement l’interprète devant une énigme insoluble, et ne le condamne à choisir arbitrairement entre deux options inconciliables ? Pour expliquer qu’une simple exagération permette parfois de signaler exclusivement une ironie, je ferai l’hypothèse qu’un tel procédé, même lorsqu’il est perçu comme manifeste, est généralement tout à fait inapte à faire le bonheur d’une hyperbole. C’est par le truchement de l’opinion commune, de l’ensemble d’informations contextuelles qui lui permet de signaler son intention d’exagérer, que le locuteur se donne en outre les moyens d’associer son exagération à une intention hyperbolique ou au contraire ironique. En se référant à un objet susceptible, en vertu de telles informations, de supporter l’exagération, de la rendre manifestement légitime, le locuteur cherche à faire le bonheur d’une hyperbole, ce qui a évidemment pour effet d’exclure l’ironie à la source. Mais dans le cas contraire, confronté à un objet par trop ordinaire, inapte à faire le bonheur d’une hyperbole, l’interprète doit alors se résoudre, soit à juger l’hyperbole malheureuse, soit à imputer au locuteur une intention ironique. Seule une hyperbole malheureuse peut être confondue avec une ironie. Ce fait permet d’ailleurs d’expliquer que cette dernière soit le moyen le plus naturel de répondre, comme dans les exemples (82) et (83), à une hyperbole jugée malheureuse. Dans un article intitulé Hyperbole et ironie — et consacré presque exclusivement à la fonction des procédés tropiques dans le discours littéraire — Gans décrit très clairement cette propension des hyperboles malheureuses à appeler une réponse ironique, tout en soulignant que l’option interprétative sélectionnée repose alors sur un accord tacite entre les interlocuteurs, accord qui dépend précisément de ce que j’appelle une opinion commune :
L’ironie n’est donc pas le contraire de l’hyperbole mais une réponse à celle-ci, car elle constate comme elle, mais dans une perspective différente, la distance entre l’énoncé et l’état objectif des choses. L’hyperbole ne dissimule pas elle-même cette différence ; elle ne veut pas tromper, mais persuader. Cependant, en disant plus que ce qui est vrai, elle compte sur un accord avec son interlocuteur sur l’interprétation à donner à la juste valeur des mots. Ce dernier n’acceptera de subir l’effet supplémentaire de l’hyperbole, qui dit mille au lieu de cent, que s’il considère déjà cent comme beaucoup. Pour peu que les cent soient insuffisants pour produire cette impression, il pourra les montrer en disant avec ironie : Voilà tes mille ! Car la différence entre mille et cent ne peut plus alors être comblée innocemment par le discours hyperbolique. (1975, 493)
Les exemples suivants montrent assez clairement ce qui caractérise l’exagération sur laquelle se fonde l’ironie. Étant donné qu’il est difficile d’imaginer ici que le locuteur cherche à légitimer son exagération et à faire le bonheur d’une hyperbole (qui serait jugée malheureuse), c’est l’option ironique qui s’impose tout naturellement :
(84) Il ne fait plus de doute pour personne que la guerre va éclater. Je ne parle pas du conflit du Golfe. C’est de la réforme de l’orthographe dont il est question. (Le Nouvel Observateur)
(85) La France souhaitait cette intervention. Il n’était plus possible, en effet, de tolérer ces coups incessants portés à son crédit, l’incertitude qui planait à chaque étape de la rude compétition internationale où nous sommes engagés. Nous allions finir à genoux, dévalués. L’intervention était non seulement souhaitable, mais urgente. Chaque jour aggravait le danger, démoralisant les Français, hypothéquant l’avenir, les réformes. Bref, il fallait opérer le genou de Bernard Hinault. (Le Monde, cité par Basire, 1985)
Si ces exemples sont plus aisément perçus comme ironiques que comme hyperboliques, c’est avant tout que l’objet considéré est manifestement inapte à faire le bonheur d’une hyperbole : la querelle de l’orthographe ne mérite pas d’être assimilée à une guerre, le genou de Bernard Hinault ne saurait être présenté comme mettant en cause le crédit et l’avenir de la France, etc.
Une telle option interprétative est d’ailleurs soutenue dans ce cas par une stratégie, fondée sur la dynamique du discours, consistant à différer l’identification de l’objet auquel le locuteur réfère, stratégie qui contribue à rendre l’exagération manifestement illégitime. Considérons à ce sujet les exemples suivants :
(19) La nouvelle Ford Fiesta, la meilleure chose de votre vie.
(19′) La meilleure chose de votre vie : la nouvelle Ford Fiesta.
Mis en demeure de comparer l’exemple (19) avec la variante (19′), on opterait plus volontiers, je suppose, pour l’option hyperbolique dans le premier cas, et pour l’option ironique dans le second. Pour les mêmes raisons, si les exemples (84) et (85) étaient d’excellents candidats à l’ironie, (85′) est plus aisément interprétable comme hyperbolique :
(85′) Il fallait opérer le genou de Bernard Hinault. La France souhaitait cette intervention. Il n’était plus possible, en effet, de tolérer ces coups incessants portés à son crédit, l’incertitude qui planait à chaque étape de la rude compétition internationale où nous sommes engagés. Nous allions finir à genoux, dévalués. L’intervention était non seulement souhaitable, mais urgente. Chaque jour aggravait le danger, démoralisant les Français, hypothéquant l’avenir, les réformes.
Contrairement à ce qui se produit en (19) et (85′) où le locuteur permet à l’interprète d’identifier préalablement l’objet de son discours afin de négocier la légitimité de son exagération par anticipation, en (19′), (84) et (85) le locuteur entretient une sorte de suspense initial quant à l’identité de l’objet en question, procédé qui lui permet d’augmenter ensuite considérablement l’impact de son exagération dans le but d’en faire ressortir l’illégitimité et de révéler ainsi son intention ironique. En reportant cette identification, le locuteur se donne ainsi les moyens de ne pas entamer la stabilité et la résistance des informations dont il a besoin non seulement pour signaler son intention d’exagérer mais aussi pour manifester l’illégitimité de son exagération. Tant que cette identification est différée, l’interprète a tendance à se représenter mentalement un objet adapté à ce qui est exprimé, représentation qui rend ensuite l’exagération d’autant plus brutale et, de ce fait, manifestement illégitime. C’est ce télescopage entre une représentation hypothétique que le lecteur élabore et un ensemble d’informations mutuellement manifestes, délivrées par cette identification, qui amène alors à sélectionner l’option ironique.
Il faut cependant préciser que le fait de différer ou non l’identification de l’objet n’aboutit pas toujours à la sélection respective de l’option ironique ou hyperbolique. De même que certaines hyperboles peuvent être jugées heureuses bien que leur objet ne soit pas immédiatement identifiable, dans le passage suivant, par exemple, qui est indubitablement ironique, la foire des ovins de Meymac est identifiée bien avant d’être assimilée à l’un des grands rendez-vous de l’actualité mondiale :
(86) A l’occasion de la grande foire nationale des ovins de Meymac, le maire propose une promenade avec les enfants du pays qui parleront de cette région qu’ils aiment. Parmi eux Jacques Chirac. Le patron du RPR ne rate jamais les grands rendez-vous de l’actualité mondiale. (Le Canard enchaîné)
Malgré l’efficacité relative des stratégies visant à caractériser une exagération respectivement comme ironique ou hyperbolique, il apparaît donc qu’en dernière instance, comme le souligne Gans, l’interprétation dépend du degré de connivence entre les interlocuteurs. Face à une exagération reconnue comme intentionnelle et signalée comme telle à partir d’une opinion commune, l’interprète cherche à déterminer, toujours en vertu des informations contextuelles dont il dispose, si l’objet en question est censé légitimer un tel procédé. Si tel est le cas l’hyperbole peut alors être jugée heureuse ou malheureuse, selon les dispositions de l’interprète à s’accorder au jugement du locuteur. En revanche, si l’interprète considère que l’objet n’est pas censé légitimer l’exagération, il devra alors abandonner l’option hyperbolique et reconnaître l’énoncé comme ironique. Sans stipuler que l’interprète d’une ironie envisage toujours consciemment l’option hyperbolique avant d’imputer au locuteur une intention ironique, je soutiendrai néanmoins que l’ironie, lorsqu’elle est fondée sur une exagération, recèle toujours une sorte d’hyperbole avortée, c’est- à- dire malheureuse, dont la responsabilité finit par être imputée à l’ironisé.
On comprend dans ces conditions que l’intention ironique du locuteur soit alors plus masquée que lors d’une contrevérité. Étant donné que le locuteur peut alors être pris au sérieux sans qu’il faille nécessairement lui imputer l’intention de communiquer littéralement ce qu’il exprime, étant donné en d’autres termes que ce dernier, s’il n’est pas ironique, peut être en revanche hyperbolique, l’interprète peut parfois ne pas être en mesure de reconnaître si une exagération manifeste vise à être présentée comme légitime ou illégitime. Dans ce cas l’interprète sait que le locuteur ne cherche pas à communiquer littéralement ce qu’il exprime, mais il ignore tout des intentions expressives et informatives qui en découlent. Il sait que l’énoncé est hyperbolique ou ironique, mais il ne sait pas quelle option interprétative adopter. Mieux encore que les précédents, l’exemple suivant semble pouvoir être interprété, soit comme ironique, soit comme hyperbolique. Les deux options semblent possibles, non pas simultanément, comme dans le cynisme, mais alternativement :
(87) Un conseil, évitez de mettre sur le tapis la nouvelle affaire Dreyfus, le débat quasi théologique, que dis-je, métaphysique, qui coupe la France en deux, brise les ménages, brouille à jamais des amis de vingt ans : la querelle de l’orthographe. Depuis ce funeste 6 décembre qui vit le gouvernement publier un rapport sur « les rectifications de l’orthographe », le pays est au bord de la guerre civile. (Le Nouveau Quotidien)
La difficulté que l’on peut éprouver ici à sélectionner l’une ou l’autre option interprétative tient au fait que les informations mutuellement manifestes qui nous permettent de percevoir une exagération ne nous permettent pas d’établir un consensus sur la légitimité ou l’illégitimité d’une telle exagération. En l’occurrence, la querelle de l’orthographe était-elle assez grave, virulente, pour mériter d’être assimilée hyperboliquement à une nouvelle affaire Dreyfus, à une guerre civile ? Était-elle suffisamment sérieuse pour être comparée à un débat théologique ou métaphysique ? Le projet de la réforme de l’orthographe a alimenté en son temps une querelle dont les enjeux étaient importants pour les uns, dérisoires pour les autres . Si l’on pouvait assimiler le point de vue du journaliste à l’une ou l’autre de ces familles d’opinion, l’exagération pourrait alors être associée à une intention hyperbolique ou, au contraire, ironique. La difficulté tient ici au fait que le journaliste maintient sans doute volontairement le lecteur dans l’incertitude, et se contente de manifester son intention d’exagérer sans nous laisser clairement percevoir s’il tente ainsi lui-même de nous convaincre de l’exceptionnelle gravité de cette querelle, ou s’il cherche au contraire, tout en se moquant de ceux qui souhaitent dramatiser cette affaire, à nous la présenter par antiphrase comme insignifiante. Or il est évident que si l’option interprétative sérieuse était de considérer que le journaliste communique ici littéralement ce qu’il exprime, l’ironie serait alors la seule alternative réellement défendable. Le fait qu’une exagération puisse être hyperbolique permet d’expliquer que l’ironie consiste parfois à jouer réellement, à simuler valablement un discours sérieux.