chapitre 7

L’ARGUMENTATION DANS L’IRONIE

 

L’ironie par un argu­ment trop faible

Dans son ana­lyse de l’ironie, Ber­ren­don­ner insiste notam­ment sur la dimen­sion argu­men­ta­tive du para­doxe qu’elle ins­taure. En ver­tu de sa forme lin­guis­tique et de ce qui s’y trouve expri­mé, tout énon­cé iro­nique est inter­pré­té selon lui comme un argu­ment en faveur d’une cer­taine classe de conclu­sions, mais cette valeur argu­men­ta­tive intrin­sèque est alors simul­ta­né­ment contre­dite par un acte d’énonciation qui se com­mente lui-même sui ‑réfé­ren­tiel­le­ment comme un argu­ment en faveur d’une classe de conclu­sions oppo­sées et donc incom­pa­tibles avec les pré­cé­dentes. Mon seul point de diver­gence avec cette ana­lyse tient au fait que Ber­ren­don­ner attri­bue à des indices « essen­tiel­le­ment d’ordre com­por­te­men­tal », à la seule « ges­ti­cu­la­tion locu­toire » de l’ironiste (1981, 214), cette mise en cause de la valeur argu­men­ta­tive intrin­sèque de l’énoncé. C’est à ses yeux uni­que­ment « la pro­non­cia­tion, la tête qu’on fait, le ris, le geste, la voix : autant de carac­té­ris­tiques pro­pre­ment ges­tuelles, de com­po­santes inhé­rentes à l’acte locu­toire lui-même » (idem), qui ins­taurent le para­doxe argu­men­ta­tif de l’ironie. Comme on l’a vu au cha­pitre pré­cé­dent — et sans vou­loir nier la contri­bu­tion acces­soire de ces indices mimo-ges­tuels — c’est pour­tant essen­tiel­le­ment à par­tir de la faus­se­té ouverte de ce qu’il exprime que le locu­teur signale qu’il ne le prend pas réel­le­ment à son compte, et neu­tra­lise de ce fait la valeur argu­men­ta­tive intrin­sèque de son énon­cé. Néan­moins, et mal­gré cette der­nière res­tric­tion, l’analyse de Ber­ren­don­ner demeure tout à fait com­pa­tible avec la concep­tion de l’ironie déve­lop­pée dans cette étude. Le para­doxe auquel donne lieu l’ironie a été lon­gue­ment dis­cu­té pré­cé­dem­ment sous d’autres angles.

Ce qui va nous inté­res­ser désor­mais ne porte pas sur la valeur argu­men­ta­tive para­doxale que les énon­cés iro­niques entre­tiennent rela­ti­ve­ment à deux classes de conclu­sions oppo­sées et incom­pa­tibles. Ce qui va nous inté­res­ser concerne exclu­si­ve­ment leur valeur de conclu­sion rela­ti­ve­ment à cer­tains argu­ments qui sont par­fois cen­sés jus­ti­fier ce qui s’y trouve expri­mé mais dont la fonc­tion est en réa­li­té d’intégrer au contexte une opi­nion com­mune sus­cep­tible d’entraîner la faus­se­té ouverte, pré­ci­sé­ment, de ce qui s’y trouve expri­mé, c’est-à-dire de per­mettre au locu­teur de signa­ler son iro­nie. La ques­tion qui va nous occu­per tout au long de ce der­nier cha­pitre concerne les méca­nismes argu­men­ta­tifs aux­quels le locu­teur peut avoir recours pour mani­fes­ter son inten­tion iro­nique. Il existe notam­ment un pro­cé­dé qui per­met d’attribuer à un énon­cé, par le biais d’un argu­ment trop faible, la valeur d’une exa­gé­ra­tion iro­nique, pro­cé­dé qui n’est jamais mis en œuvre lorsqu’une exa­gé­ra­tion est hyper­bo­lique. Envi­sa­geons à ce sujet un pre­mier exemple, tiré d’un conte de Vol­taire, où l’exagération iro­nique tient à un pro­cé­dé de fausse jus­ti­fi­ca­tion. Sans qu’il n’existe préa­la­ble­ment aucune évi­dence, aucune opi­nion com­mune, sus­cep­tible de fon­der l’ironie de ce qui est expri­mé en (X) sur une quel­conque exa­gé­ra­tion, Vol­taire réus­sit néan­moins à nous signa­ler, à tra­vers dif­fé­rents argu­ments (Y), non seule­ment qu’il exa­gère, mais que son exa­gé­ra­tion est bel et bien iro­nique (vs hyperbolique) :

(88) (X) Mon­sieur le baron était un des plus puis­sants sei­gneurs de la West­pha­lie, (Y) car son châ­teau avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapis­se­rie. Tous les chiens de ses basses-cours com­po­saient une meute dans le besoin ; ses pale­fre­niers étaient ses piqueurs ; le vicaire du vil­lage était son grand aumô­nier. […] (X) dans ce meilleur des mondes pos­sibles, le châ­teau de mon­sei­gneur le baron était le plus beau des châ­teaux […]. (Vol­taire, Can­dide)

Le lec­teur est ame­né à consi­dé­rer que Vol­taire est ici néces­sai­re­ment iro­nique, soit en affir­mant que mon­sieur le baron était un des plus puis­sants sei­gneurs et que son châ­teau était le plus beau des châ­teaux de la West­pha­lie, soit en décri­vant la West­pha­lie comme le meilleur des mondes pos­sibles. De deux choses l’une en effet : ou bien la West­pha­lie peut être repré­sen­tée en ces termes, mais alors le baron n’en est pas un des plus puis­sants sei­gneurs et son châ­teau le plus beau des châ­teaux, ou bien, ce qui est plus vrai­sem­blable, l’affirmation selon laquelle la West­pha­lie est le meilleur des mondes pos­sibles vise à être recon­nue comme exa­gé­rée et iro­nique. Quel que soit l’énoncé sur lequel porte l’exagération, l’ironie repose ici sur dif­fé­rents argu­ments qui sont cen­sés jus­ti­fier ce qui est expri­mé dans les pas­sages sou­li­gnés mais qui nous per­mettent par ailleurs d’accéder à une opi­nion com­mune, mutuel­le­ment mani­feste, capable de nous signa­ler l’ironie de Vol­taire. Dans les exemples sui­vants, le locu­teur pro­duit éga­le­ment dif­fé­rents argu­ments (Y) qui visent appa­rem­ment à jus­ti­fier ce qui est expri­mé en (X) mais dont le réel objec­tif est de fon­der une exa­gé­ra­tion ironique :

(89) (Y) Sur ces deux cent qua­torze cir­cons­crip­tions, il y en a une qui est repré­sen­tée par deux vété­ri­naires. (X) La pro­vince de Qué­bec a la gloire de pos­sé­der ce ter­ri­toire for­tu­né qui s’appelle le com­té de Vau­dreuil. (Four­nier, cité par Dupriez, 1980)

(90) (Y) Il est né, il a vieilli, il mour­ra un jour — (X) n’est-ce pas un grand sujet ? (Y) Si l’on s’avise que le même homme eut le pri­vi­lège de tra­ver­ser la Seine et le Luxem­bourg, qu’il connut la Corse, la Sor­bonne et Palai­seau, qu’il se maria, eut des enfants, et même des parents, qu’il décou­vrit l’odeur des lycées et l’ivresse du scou­tisme, (X) on reste médu­sé devant la modes­tie qui sut, si long­temps, rete­nir sa plume. (Le Nou­vel Obser­va­teur)

(91) (Y) Les peuples d’Europe ayant exter­mi­né ceux de l’Amérique, (X) ils ont dû mettre en escla­vage ceux de l’Afrique, pour s’en ser­vir à défri­cher tant de terres. […]
(Y) Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écra­sé, (X) qu’il est presque impos­sible de les plaindre.

(X) On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, sur­tout une âme bonne, (Y) dans un corps tout noir. […]
(X) Une preuve que les nègres n’ont pas le sens com­mun, (Y) c’est qu’ils font plus de cas d’un col­lier de verre que de l’or, qui, chez des nations poli­cées, est d’une si grande consé­quence. (Mon­tes­quieu, De l’esprit des lois)

En (89) l’ironie de (X) nous est signa­lée proac­ti­ve­ment par un argu­ment (Y) concer­nant le nombre et la qua­li­té des délé­gués du com­té de Vau­dreuil (deux vété­ri­naires). En ver­tu d’un tel argu­ment l’affirmation selon laquelle ce ter­ri­toire est for­tu­né et fait la gloire du Qué­bec ne peut être recon­nue que comme exa­gé­rée et iro­nique. Pour auto­ri­ser une inter­pré­ta­tion sérieuse de cette affir­ma­tion, il aurait fal­lu que l’argument en ques­tion soit com­pa­tible avec la repré­sen­ta­tion que l’on se fait d’un ter­ri­toire for­tu­né fai­sant la gloire de ceux qui l’occupent. Deux vété­ri­naires ne suf­fisent pas à faire la for­tune du com­té de Vau­dreuil et la gloire du Qué­bec. De même en (90) où le locu­teur exa­gère à deux reprises en affir­mant que la vie d’un cer­tain per­son­nage est un grand sujet de roman et que l’on reste médu­sé devant la modes­tie qui le retint long­temps d’écrire ses mémoires. C’est en nous livrant une série d’arguments rela­tifs aux évé­ne­ments majeurs de l’existence de cet auteur — argu­ments qui nous amènent à nous la repré­sen­ter comme une vie assez ordi­naire, qui n’a pas de quoi sus­ci­ter l’urgence d’un récit — que le locu­teur nous signale à chaque fois proac­ti­ve­ment son iro­nie. Cette der­nière est d’autant plus mar­quée que les argu­ments déli­vrés sont moins à même de jus­ti­fier la repré­sen­ta­tion que l’on se fait d’une vie pas­sion­nante et aven­tu­reuse. Si ces argu­ments avaient été de nature à jus­ti­fier une telle repré­sen­ta­tion nous n’aurions res­sen­ti ici ni exa­gé­ra­tion ni iro­nie. Quant à l’exemple (91), extrait du fameux réqui­si­toire de Mon­tes­quieu contre l’esclavage, il fonc­tionne exac­te­ment selon le même pro­cé­dé. Comme l’affirme Jan­ké­lé­vitch, Mon­tes­quieu s’amuse ici à en « remettre », à « enché­rir sur une opi­nion com­mune, en fei­gnant de plai­der l’esclavage des nègres par des argu­ments qui feraient honte au plus cynique des escla­va­gistes » (1964, 101). Selon Jan­ké­lé­vitch, les argu­ments déli­vrés en (Y) ne suf­fi­saient donc pas, même aux yeux du plus cynique des escla­va­gistes, pour jus­ti­fier sérieu­se­ment ce qui est expri­mé en (X), qui ne peut dès lors être per­çu que comme exa­gé­ré et iro­nique[1]Il semble cepen­dant que l’i­ro­nie de Mon­tes­quieu ait quand même échap­pé à l’at­ten­tion de cer­tains de ses contem­po­rains. Cathe­rine Ker­brat-Orec­chio­ni rap­porte à ce sujet — en se réfé­rant à Dele­salle et Valen­si (1972, 103) — que « le texte de Mon­tes­quieu […], par­fois lu au pre­mier degré, [est] uti­li­sé par le Dic­tion­naire por­ta­tif du com­merce pour légi­ti­mer l’es­cla­vage » (1976, 35)..

Dans ces der­niers exemples, les argu­ments (Y) ont tous la même fonc­tion prag­ma­tique de fausse jus­ti­fi­ca­tion, c’est-à-dire de jus­ti­fi­ca­tion trop faible, visant à signa­ler proac­ti­ve­ment ou rétro­ac­ti­ve­ment que l’énoncé (X) doit être inter­pré­té comme une exa­gé­ra­tion iro­nique. On peut rele­ver acces­soi­re­ment que ce pro­cé­dé est tout à fait exclu dans le cas où une exa­gé­ra­tion vise à faire le bon­heur d’une hyper­bole. Une exa­gé­ra­tion hyper­bo­lique ne sau­rait être signa­lée par un argu­ment trop faible, car cette fai­blesse aurait immé­dia­te­ment pour effet de pré­sen­ter l’exagération comme mani­fes­te­ment illé­gi­time. L’exemple sui­vant fait appa­raître qu’il est essen­tiel, pour qu’une exa­gé­ra­tion puisse faire le bon­heur d’une hyper­bole, que tous les énon­cés argu­men­ta­ti­ve­ment liés à cette der­nière soient éga­le­ment exa­gé­rés et hyperboliques :

(18) Le concierge des grands éta­blis­se­ments (X) s’occupe de tout et de plus encore. (Y) Il réserve une table chez Girar­det le soir du 31 décembre ; il déniche un héli­co­ptère le jour du mee­ting de Bex ; et si votre anni­ver­saire tombe le pre­mier août, il orga­ni­se­ra, à votre demande, une séré­nade avec cors des Alpes et scies musi­cales. D’une manière plus réa­liste, il va régler tous les pro­blèmes pra­tiques. (L’Hebdo)

Si le locu­teur s’était conten­té ici de l’exagération sou­li­gnée en (X) et s’il avait ensuite pré­ten­du ren­for­cer l’évidence de cette der­nière par le moyen d’une jus­ti­fi­ca­tion trop faible — en énu­mé­rant, par exemple, quelques-unes des tâches ordi­naires des concierges — il nous aurait alors indu­bi­ta­ble­ment ame­né à inter­pré­ter le pas­sage en ques­tion, sinon comme une iro­nie, du moins comme hyper­bole mal­heu­reuse. Contrai­re­ment à ce qui se pro­duit dans nos pré­cé­dents exemples où l’argument (Y) est exté­rieur au foyer de l’ironie et vise essen­tiel­le­ment à pré­sen­ter ce qui est expri­mé en (X) comme une exa­gé­ra­tion illé­gi­time, l’argument en ques­tion est ici inté­gré au foyer de l’hyperbole et ne fait que recon­duire l’exagération sur laquelle elle se fonde.

 

Notes

Notes
1 Il semble cepen­dant que l’i­ro­nie de Mon­tes­quieu ait quand même échap­pé à l’at­ten­tion de cer­tains de ses contem­po­rains. Cathe­rine Ker­brat-Orec­chio­ni rap­porte à ce sujet — en se réfé­rant à Dele­salle et Valen­si (1972, 103) — que « le texte de Mon­tes­quieu […], par­fois lu au pre­mier degré, [est] uti­li­sé par le Dic­tion­naire por­ta­tif du com­merce pour légi­ti­mer l’es­cla­vage » (1976, 35).