Arguments trop faibles et arguments contraires
Si un argument trop faible a ainsi pour effet de caractériser une exagération comme ironique (vs hyperbolique), sa fonction essentielle est par ailleurs de fonder l’ironie en question sur une exagération plutôt que sur une contrevérité. Les exemples suivants font apparaître que la nature de l’argument avancé n’est pas sans rapport avec la distinction établie précédemment entre deux espèces d’ironie tout à fait différentes, respectivement fondée sur une contrevérité et sur une exagération. Bien que dans les deux cas l’ironie de (X) soit signalée par le biais d’un argument (Y), force est cependant de constater que de part et d’autre, (Y) n’a pas du tout les mêmes effets rétroactifs. Seule l’ironie de (93) est fondée sur une exagération par le biais d’un argument trop faible :
(92) (X) D’évidence, les membres du Front national ne sont pas antisémites, (Y) à preuve que le tribunal d’Aubervilliers, sur requête de la LICRA, vient de condamner leur grand chef Le Pen pour ce motif.
(93) (X) Vociférants, ces gens-là ? Pensez-vous ! (Y) N’est-ce pas Martinez qui se taisait pendant le discours du vice-doyen d’âge du Front National ? (L’Evénement du jeudi)
L’argument (Y) implique que l’ironie de (X) est fondée sur une contrevérité plutôt que sur une exagération en (92), car ce qui est exprimé en (Y) dément alors unilatéralement l’ensemble des effets susceptibles d’être associés à ce qui est exprimé en (X). En un mot le procédé consiste, grâce à un argument (Y) orienté en faveur d’une conclusion non‑X, à fonder sur une contrevérité l’ironie de (X). Nous parlerons dans ce cas d’ironie par un argument contraire ou, plus précisément, d’ironie fondée sur une contrevérité par le biais d’un argument contraire. Cette première forme d’ironie consiste en premier lieu à faire reconnaître l’invalidité manifeste d’une prémisse de raisonnement sous-jacente à ce qui apparemment relie l’argument (Y) à la conclusion (X). Ainsi en (92), pour ignorer l’ironie de (X), l’interprète serait contraint d’admettre que la justice condamne les coupables et non les innocents, plus formellement que <si un tribunal condamne une personne, c’est que cette personne est innocente>[1]Lorsqu’elles renvoient à une structure formelle du type <si un objet O a la propriété P, alors un objet O” a la propriété Q>, les prémisses de raisonnement sur lesquelles se fonde l’interprétation seront notées entre <>.. Dans un contexte où une telle prémisse de raisonnement serait reconnue comme valide, conforme à un lieu commun, il n’y aurait ici ni contrevérité ni ironie. Pour que naisse l’ironie, une telle prémisse doit être reconnue comme manifestement invalide, contraire à un lieu commun selon lequel la justice condamne les coupables et non les innocents. C’est à partir d’un lieu commun qui se substitue à une prémisse manifestement invalide que l’interprète est en mesure de déduire un certain nombre d’informations manifestes, une opinion commune si l’on préfère, susceptible de démentir unilatéralement ce qui est exprimé en (X)[2]Dans ma terminologie, le terme de lieu commun s’applique à une prémisse de raisonnement dont la validité est mutuellement manifeste. Contrairement à ce que j’appelle une opinion commune, c’est-à-dire une information ou un ensemble d’informations mutuellement manifestes, la notion de lieu commun ne concerne donc pas directement l’attribution de telle ou telle propriété à tel ou tel objet, mais un principe beaucoup plus général qui permet de déduire l’attribution de telle ou telle propriété à tel ou tel objet.. Le locuteur contredit alors ironiquement en (X) ce que l’interprète est amené à déduire de (Y). Les exemples suivants fonctionnent exactement sur le même modèle :
(26) Lui : (X) C’est vrai il a tellement de chic, (Y) avec son crâne en boule de billard.
Elle : Le pauvre. Ce n’est pas sa faute. A trente ans, il n’avait plus un cheveu. (Sallenave, Conversations conjugales)
(74) M. Formerie : (X) L’honnête homme que vous êtes, Monsieur, (Y) doit s’expliquer pour l’instant sur trois cent quarante-quatre affaires de vol, cambriolage, escroquerie, faux, chantage, recel, etc. (Leblanc, cité par Sperber et Wilson, 1978)
(94) Antoine : (X) Je crains de faire tort aux hommes honorables (Y) dont les poignards ont frappé César. (Shakespeare, Jules César)
Rien de tel en ce qui concerne (93), qui fonctionne au contraire sur le modèle des exemples (88) à (91). En observant que ces gens- là ne sont pas vociférants, le journaliste ne contredit nullement ce que l’on peut déduire de (Y) et par conséquent l’argument en question ne dément pas, ne contrarie aucunement ce qui est exprimée en (X). Pour rendre compte de ce qui se produit lorsqu’une ironie n’est pas fondée sur une contrevérité par un argument contraire mais sur une exagération par un argument trop faible, nous admettrons simplement que (Y) permet alors de déduire un certain nombre d’informations susceptibles de ne vérifier qu’un sous-ensemble limité des effets de (X). L’exemple suivant, qui vise une fois de plus le leader du Front national, illustre assez clairement ce qui se produit dans le cas d’une ironie par un argument trop faible :
(95) (X) C’est fou ce qu’il aime les Africains, Le Pen. (Y) La preuve : il est allé leur rendre visite dans leurs pays respectifs. (Z) Des Africains de haut niveau, s’entend. A en croire son entourage, au cours de la tournée qu’il a entamée dimanche, Jean-Marie sera successivement reçu par les présidents Houphouèt-Boigny, Bongo, Mobutu et, pour finir, Abou Diouf. (L’Événement du jeudi)
Pour un lecteur averti qui serait tenté a priori d’interpréter (X) comme ironique, (Y) est d’abord un peu déconcertant car cet enchaînement semble être à même de confirmer un assez large sous-ensemble des effets de (X). Quant à un lecteur non averti qui n’aurait aucune idée préconçue sur le racisme de Le Pen, rien ne le laisserait supposer, à ce point du déroulement de la séquence, que (X) est ironique. C’est pourquoi, en dernier recours et pour éviter tout malentendu, le journaliste prend la peine de réduire après coup la force de sa justification préalable en précisant à quelle sorte d’Africains Le Pen a rendu visite. Grâce aux précisions délivrées en (Z), l’argument (Y) n’est plus à même de ne confirmer qu’un sous- ensemble assez réduit des effets de (X), ce qui permet dès lors à l’interprète de percevoir ici une ironie fondée sur une exagération par un argument trop faible. Contrairement à ce qui se produit en (92) ainsi qu’en (26) (74) et (94), l’ironie de (93) et (95) n’est pas liée à l’invalidité d’une prémisse contraire à un lieu commun, mais à l’inapplicabilité d’une prémisse par ailleurs tout à fait conforme à un tel lieu commun. Considérons encore rapidement à ce sujet les exemples suivants :
(96) Vous avez vu Jacques Chirac, hier, à l’O.N.U. ? (Y) C’est qu’il leur a fait les gros yeux, aux terroristes et aux États qui sont derrière ! (X) Ça a dû leur fiche une de ces trouilles ! (Le Monde)
(97) (X) Le président américain a été finalement très affecté par les nouvelles venues du Kurdistan irakien. (Y) Il a même jugé bon de s’extraire d’une très délicate partie de golf pour exprimer l’ampleur de son désarroi. (Le Nouvel Observateur)
Le foyer de l’ironie en (96) — perçu comme exagéré et sur lequel va porter l’antiphrase — c’est l’affirmation Ça a dû leur fiche une de ces trouilles. Quant à l’argument qui, sans être lui-même ironique, permet au locuteur de signaler ainsi son intention d’ironiser, c’est l’affirmation préalable Jacques Chirac leur a fait les gros yeux, aux terroristes… L’expression faire les gros yeux désigne un geste de menace qui rend (Y) logiquement compatible avec (X) moyennant une prémisse de raisonnement stipulant qu’<une menace vise à impressionner, à effrayer celui à qui elle est destinée>. Tout l’intérêt de l’ironie tient au fait que cette prémisse de raisonnement est conforme à un lieu commun, ce qui permet à (Y) de confirmer proactivement un certain nombre d’effets susceptibles d’être dérivés de ce qui est exprimé en (X). Même si, dans ce cas particulier, étant donné l’énormité de l’exagération, ce sous-ensemble est fort restreint, il n’en reste pas moins que l’ironie de (X) ne partage aucune des propriétés de la contrevérité ironique. Il aurait fallu pour cela que (Y) puisse être reconnu comme incompatible avec ce qui est exprimé en (X). La variante (96′) — inventée pour les besoins de la cause — illustre ce qu’aurait pu donner une ironie thématiquement proche de (96), mais fondée sur une contrevérité par un argument contraire :
(96′) (Y) Jacques Chirac ne leur a même pas fait les gros yeux, aux terroristes et aux États qui sont derrière. [X] C’est dire s’ils ont dû avoir peur.
Le fait de mettre (Y) à la forme négative a pour conséquence immédiate de modifier le statut de l’ironie de (X), fondée désormais sur une contrevérité par un argument contraire (ce qui explique accessoirement que j’ai également modifié ce qui est exprimé en (X), dont la forme superlative (une de ces trouille) serait inadéquate, étant donné précisément l’abolition de l’exagération). Une telle transformation aurait également pu être obtenue en substituant à (Y) n’importe quel énoncé susceptible de démentir ce qui est exprimé en (X). En (96’“) par exemple, l’ironie de (X) est exactement identique à celle (X) en (96”) :
(96″) (Y) Jacques Chirac leur a fait des sourires, aux terroristes et aux États qui sont derrière. (X) C’est dire s’ils ont dû avoir peur.
En (96) et (97) en revanche, bien que correctement dirigé l’argument (Y) est reconnu comme trop faible pour justifier la conclusion (X). En (96), si la frayeur des terroristes et des États nous semble exagérée, c’est que la menace de Chirac est dérisoire. En affirmant que ça a dû leur fiche une de ces trouilles, le journaliste exagère, de manière totalement extravagante, les conséquences de l’intimidation dont il est question (les terroristes et les États qui les protègent ne sont pas des enfants impressionnables). Pour justifier, à l’extrême rigueur, un tel degré de frayeur, il aurait fallu évoquer une menace beaucoup plus grave, parler par exemple de sanctions sévères, de mesures de rétorsion économique ou politique. De même en (97), ce qui est exprimé en (X) ne contredit nullement ce qui peut être déduit de (Y). Pour percevoir ici une ironie, l’interprète ne peut que reconnaître l’affirmation selon laquelle le président américain a été très affecté par les nouvelles venues du Kurdistan irakien comme exagérée, et ceci en considérant que le sacrifice d’une partie de golf n’est pas un événement susceptible de témoigner en faveur de l’affliction du président américain sur un sujet aussi grave. Bien que valides, les prémisses de raisonnement imposées par les enchaînements sont ici inapplicables. Dans ces deux exemples, l’ironie de (X) est fondée sur une exagération par un argument trop faible.
Si une telle ironie est à la fois plus masquée et plus informative, plus féconde, qu’une simple contrevérité ironique, si par ailleurs l’exagération a tendance à assimiler celui que l’ironiste prend pour cible et celui à qui il s’adresse, c’est que, précisément, seule l’applicabilité des prémisses de raisonnement qui sont censées justifier ce qu’il exprime est alors mise en cause. Dans le cas d’une simple contrevérité, l’invalidité des prémisses en question a tendance à dissocier celui que l’ironiste prend pour cible et celui à qui il s’adresse. Même si l’ironiste fait écho dans ces conditions, comme en (26) et (74) par exemple, à un point de vue qui vient d’avoir été soutenu par son destinataire, ce qu’il exprime est alors tributaire d’un système de raisonnement que nul ne saurait réellement adopter — ce qui a pour effet de désamorcer la raillerie, en la détournant de ses objectifs polémiques personnalisés, en la dépersonnalisant en quelque sorte. Dans ce type d’ironie le locuteur s’en prend à une opinion généralement tout à fait insoutenable, que ce soit par le destinataire ou par tout autre sujet parlant. Dans le cas d’une exagération ironique en revanche, l’ironiste se contente d’exagérer une opinion commune en contestant certaines conditions d’application d’un système de raisonnement qui n’est pas en soi contestable et que chacun est susceptible de mettre en jeu pour justifier une conclusion plus mesurée à l’aide d’un argument plus décisif. Contrairement en effet à la contrevérité, l’exagération ironique n’est pas un jeu gratuit, une sorte de calembour rhétorique ou logique, plus ludique que réellement agressif, consistant à appuyer son argumentation sur une prémisse de raisonnement invalide et à contredire une vérité d’évidence. L’exagération ironique correspond aux aspirations de tout ironiste et à l’esprit même de l’ironie car elle permet de répercuter la raillerie sur le point de vue de celui à qui l’on s’adresse et même, dans une certaine mesure, sur ce que l’ironiste aurait pu lui ‑même exprimer sérieusement[3]D’où l’idée également que le cynisme, selon Jankélévitch, se situerait plutôt du côté de l”«ironie éthique » ou encore « positive », c’est-à-dire de l’exagération ironique, et serait ainsi difficilement compatible avec l”«ironie logique » ou « négative », fondée sur une contrevérité.. Ce faisant, l’ironiste prend pour cible notamment celui à qui il s’adresse, car il l’oblige ainsi à reconnaître que ce qui est exprimé ironiquement n’est que l’exagération d’une opinion commune qui aurait pu être jugée, dans d’autres conditions, parfaitement acceptable, et qu’il doit précisément exagérer pour en faire ressortir l’inacceptabilité. Considérons encore l’exemple ci-dessous, dont l’organisation complexe — constituée de deux mouvements discursifs (au sens de Roulet, 1986 et 1987) ou énonciatifs (au sens de Ducrot, 1980, 209) — tient au fait que le locuteur fonde d’abord son ironie sur une exagération et ensuite la reformule sous forme de contrevérité :
(98) (X) Raciste, Hans Stoller ? Sûrement pas. La preuve : (Y1) le temps qu’ont duré les travaux de doublement de la ligne ferroviaire Berne-Lötschberg-Simplon, tout le monde a entretenu de bonnes relations avec les milliers d’Italiens présents. Et même d’excellentes relations, insiste-t-il. (Y2) « Mais ces Tamouls, voyez-vous, ce ne sont vraiment pas des gens de chez nous ». (L’Hebdo)
Après avoir affirmé que Hans Stoller n’est pas raciste, le journaliste entreprend de nous signaler rétroactivement son ironie. Le premier mouvement discursif, qui s’achève après (Y1), sans contrarier l’affirmation selon laquelle Hans Stoller n’est pas raciste, la fait néanmoins apparaître rétroactivement comme exagérée. A ce point du déroulement de la séquence, l’ironie est fondée sur une exagération par un argument trop faible. Le fait que Hans Stoller apprécie ses voisins italiens engagés sur les chantiers alpins n’investit pas l’argument (Y1) d’une force suffisante pour justifier la conclusion (X). Ce premier mouvement discursif met en jeu une prémisse de raisonnement dont la validité n’est pas contestable et qui pourrait fort bien être impliquée dans une véritable argumentation contre le racisme, prise en charge par le locuteur lui-même ou par son destinataire. C’est uniquement en (Y2) — qui a pour effet de modifier radicalement la nature de l’ironie de (X) en la fondant désormais sur une contrevérité (le fait de ne pas apprécier les Tamouls contrarie l’affirmation selon laquelle Hans Stoller n’est pas raciste) — que les interlocuteurs et la cible d’une telle ironie sont tout à fait dissociés. L’emploi de mais permet ici au journaliste de retourner en cours de route la nature de son ironie, en passant d’un argument trop faible à un argument contraire.
Notes
⇧1 | Lorsqu’elles renvoient à une structure formelle du type <si un objet O a la propriété P, alors un objet O” a la propriété Q>, les prémisses de raisonnement sur lesquelles se fonde l’interprétation seront notées entre <>. |
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⇧2 | Dans ma terminologie, le terme de lieu commun s’applique à une prémisse de raisonnement dont la validité est mutuellement manifeste. Contrairement à ce que j’appelle une opinion commune, c’est-à-dire une information ou un ensemble d’informations mutuellement manifestes, la notion de lieu commun ne concerne donc pas directement l’attribution de telle ou telle propriété à tel ou tel objet, mais un principe beaucoup plus général qui permet de déduire l’attribution de telle ou telle propriété à tel ou tel objet. |
⇧3 | D’où l’idée également que le cynisme, selon Jankélévitch, se situerait plutôt du côté de l”«ironie éthique » ou encore « positive », c’est-à-dire de l’exagération ironique, et serait ainsi difficilement compatible avec l”«ironie logique » ou « négative », fondée sur une contrevérité. |