Les traces argumentatives de l’ironie
Nous avons observé qu’une fausse justification, c’est‑à ‑dire un argument défaillant, inadapté à telle ou telle affirmation ou à tout autre acte illocutoire qu’il prétend étayer, entraîne la fausseté manifeste ou, si l’on préfère, l’inadéquation contextuelle de cette affirmation et permet ainsi au locuteur de signaler son intention ironique. Nous avons également observé qu’il existe deux formes d’argument défaillant, l’argument contraire et l’argument trop faible, qui débouchent respectivement sur deux espèces d’ironie opposées. Dans un contexte où il ne dispose pas spontanément d’une opinion commune, mutuellement manifeste, susceptible d’entraîner l’inadéquation contextuelle de ce qu’il exprime, le locuteur peut en quelque sorte programmer une telle opinion en fondant son ironie, soit sur une contrevérité par un argument contraire, soit sur une exagération par un argument trop faible. Dans le premier cas, l’argument est dirigé en faveur d’une conclusion opposée à ce qui est affirmé ironiquement. Dans le second cas, l’argument est correctement dirigé mais trop faible. Dans les deux cas la direction de l’argument est donc prépondérante pour déterminer l’inadéquation contextuelle d’une conclusion sur laquelle porte l’intention ironique du locuteur.
Il n’est pas toujours facile de définir ce qui dirige un argument vers telle ou telle classe de conclusions. Jusqu’ici, en nous inspirant de Sperber et Wilson, nous avons admis tacitement que cette direction argumentative ne saurait être due qu’à une prémisse de raisonnement contextuellement associée à ce qui est représenté explicitement dans l’énoncé mais tout à fait indépendante de sa forme linguistique. Or les choses ne sont pas toujours aussi simples. Souvent en effet la valeur argumentative susceptible d’être associée à un énoncé n’est pas directement tributaire de ce qui paraît diriger factuellement cet énoncé vers tel ou tel ensemble de conclusions ou d’effets contextuels, et semble tenir en revanche à la présence de certains opérateurs qui ne modifient pas significativement sa valeur propositionnelle explicite. Il suffit ainsi de substituer certains opérateurs en (99), pour qu’une ironie fondée sur une exagération par un argument correctement dirigé mais trop faible se transforme automatiquement en ironie fondée sur une contrevérité par un argument contraire en (99′) (je souligne en gras les opérateurs substitués) :
(99) (X) Hugh habitait un modeste château. (Y) Sa chambre était un peu moins grande que la Galerie des Glaces et, au milieu, trônait un lit circulaire, de seulement quatre mètres de diamètre, une galette de soie rotative et vibro-active qui constituait le centre du monde. (Le Nouvel Observateur)
(99′) (X) Hugh habitait un modeste château. (Y) Sa chambre était presque aussi grande que la Galerie des Glaces et, au milieu, trônait un lit circulaire, d’au moins quatre mètres de diamètre, une galette de soie rotative et vibro-active qui constituait le centre du monde
Dans les deux cas, le contenu propositionnel explicite de (Y) semble devoir être associé à un même ensemble d’effets contextuels. Qu’une chambre soit un peu moins grande ou presque aussi grande que la Galerie des Glaces, qu’un lit mesure à peu près ou un peu plus de quatre mètres de diamètre, l’argument (Y) ne semble pas devoir démentir différemment ce qui est exprimé en (X). Comment expliquer par conséquent que ces arguments, bien qu’ayant plus ou moins la même valeur représentative explicite, soient dirigés vers des conclusions opposées ? Comment expliquer, en d’autres termes, que l’ironie ne puisse être fondée que sur une exagération par un argument trop faible en (99), et respectivement sur une contrevérité par un argument contraire en (99′) ? Ce genre d’observation nous force à admettre que la direction argumentative d’un énoncé n’est pas fondamentalement tributaire de la forme propositionnelle explicite de l’énoncé en question. Comme le soulignent Anscombre et Ducrot (1983), la langue dispose de certains procédés capables de déterminer « instructionnellement », sans modifier ce qui est explicité, la forme des prémisses de raisonnement (que Ducrot a nommées « topoï » en référence à Aristote) sur lesquelles se fondent la direction argumentative des énoncés et la cohérence des enchaînements[1]Je me référerai ici à la notion de « topos », telle qu’elle est présentée par Ducrot (1982 et 1983). Voir également à ce sujet Anscombre et al. (1995)..
Le principal enjeu de la théorie d’Anscombre et Ducrot est de démontrer que ce que j’ai appelé la direction argumentative d’un énoncé ne dépend pas de ce qui s’y trouve propositionnellement explicité mais qu’elle est en quelque sorte prévue initialement par la signification des mots et des phrases. Contrairement à Sperber et Wilson qui considèrent qu’un énoncé ne saurait posséder de direction argumentative que par le biais de ses effets contextuels, Anscombre et Ducrot cherchent à démontrer que les mots et les phrases déterminent automatiquement la direction argumentative de leurs énoncés en vertu d’un certain nombre d’instructions imposées par le code ou le système de la langue. Pour Sperber et Wilson, c’est nécessairement par le biais de ce qui est explicité dans un énoncé et d’une prémisse de raisonnement tirée d’un contexte que l’interprète accède à ce qui est exprimé, c’est-à-dire à un ensemble d’effets contextuels, dont relève accessoirement la direction argumentative de cet énoncé. Pour Anscombre et Ducrot en revanche, un énoncé n’a pas de contenu propositionnel explicite qui serait à la base de son interprétation pragmatique. En vertu de sa forme linguistique (de la phrase qu’il réalise), un énoncé est directement investi d’une certaine potentialité argumentative qui permet à l’interprète de sélectionner, en fonction d’un contexte, l’ensemble des effets susceptibles d’être associés à ce qu’il exprime. Sans prendre position sur ce qui oppose fondamentalement ces deux conceptions de l’interprétation des énoncés, je me contenterai ici de faire appel à certaines hypothèses avancées par Ducrot, hypothèses stipulant que la forme de certaines prémisses de raisonnement est en partie dépendante de différents opérateurs spécialisés dans le marquage de la direction argumentative des énoncés. Soit les exemples suivants (je souligne ici les opérateurs) :
(100) Lucie gagne à peu près X francs par mois.
(101) Lucie gagne au moins [largement, presque,…] X francs par mois.
(102) Lucie ne gagne que [seulement, à peine,…] X francs par mois.
Il apparaît immédiatement que dans un même contexte — indépendamment de ce que Lucie gagne, de la valeur objective ou subjective de son salaire — si (100) et (101) permettent de justifier une conclusion comme Lucie est bien lotie, Lucie n’est pas à plaindre, (102) ne saurait justifier qu’une conclusion inverse stipulant que Lucie n’a pas de chance, que Lucie est à plaindre. Pour rendre compte de ce type d’observation notamment, Anscombre et Ducrot considèrent que la direction argumentative des énoncés en question est fondée sur l’application d’un topos dont la forme est tributaire des instructions associées à au moins, ne que, etc., topos qui associe non pas un fait à un autre ni même deux ensembles de faits mais deux échelles orientées de faits selon une relation qui peut être formulée comme suit : <plus (ou moins) un objet O possède une propriété P, plus (ou moins) O (ou éventuellement O”) possède une propriété Q>. Dans cette perspective, si (100) et (101) peuvent être interprétés comme des arguments dirigés vers une conclusion du type Lucie s’en tire bien, Lucie est heureuse, etc., ce n’est pas en vertu d’une simple prémisse de raisonnement selon laquelle, dans certains contextes, <si l’on gagne X francs par mois, on est heureux, on n’est pas à plaindre>. Sur la base d’une orientation argumentative intrinsèque, la direction argumentative de (100) ou (101) est due à un topos stipulant que <plus on gagne d’argent, plus on est heureux (ou moins on est à plaindre)>, alors qu’elle est due à un topos complémentaire ou réciproque en (102), stipulant que <moins on gagne d’argent, moins on est heureux (ou plus on est à plaindre)>.
Il n’est pas inutile de s’arrêter un instant à ce sujet sur l’analyse de Rivara (1990) concernant l’opération sémantique de quantification dans les langues naturelles. L’analyse de Rivara porte aussi bien sur la quantification numérique (Pierre a 18 ans ; Lucie gagne X francs par mois) que sur une quantification que Rivara appelle « évaluative », liée à la simple attribution d’une propriété graduable à un objet du monde (Pierre est grand, sympathique, Lucie gagne de quoi faire vivre sa famille, etc.)[2]Les exemples suivants, qui illustrent la quantification évaluative, ont de ce point de vue exactement les mêmes propriétés que les exemples (100) à (102), où la quantification est numérique :
(100′) Lucie gagne de quoi faire vivre sa famille.
(101′) Lucie gagne au moins [largement, presque,…] de quoi faire vivre sa famille.
(102′) Lucie ne gagne que [seulement, juste, à peine,…] de quoi faire vivre sa famille.. Selon Rivara, le fait que cette opération porte sur des échelles de grandeurs réelles (parfois exprimables en termes numériques) ne doit pas faire oublier qu’elle est intrinsèquement « dynamique » et « orientée » (idem, 30), ce qui n’est pas le cas pour toute manipulation logique de la quantification. Ces deux propriétés ne tiennent pas à la scalarité spécifique des échelles mais à la gestion de certaines contraintes concernant leur maniement à travers l’opération sémantique de quantification dans les langues naturelles. Sur ce dernier point, à mon avis, Rivara ne tire pas toutes les conclusions que semblent imposer ses observations préalables. Après avoir démontré, de manière très détaillée et tout à fait convaincante, que la quantification est déterminée par d’autres contraintes que celles du réel, son analyse tourne court et débouche même sur une critique en règle de la conception d’Anscombre et Ducrot dont il est pourtant beaucoup moins éloigné qu’il semble le croire. Sans entrer dans le détail, voyons donc brièvement quelle est la position de Rivara et comment elle peut être articulée à certaines hypothèses d’Anscombre et Ducrot.
La quantification selon Rivara, en tant que procédé dynamique et orienté, parcourt spontanément les échelles de bas en haut, en direction des degrés supérieurs, et non l’inverse. Un énoncé quantifiant de forme positive qui ne contient aucune marque spécialisée du type opérateur ou connecteur oriente ainsi la quantité considérée en direction des grandes quantités, ce qui permet d’expliquer et de regrouper divers phénomènes dont voici quelques exemples :
— L’interprétation non exhaustive des énoncés numériques. Il faut avoir dix-huit ans pour fréquenter les lieux publics ne signifie pas qu’il faut avoir exactement dix-huit ans mais dix-huit ans ou plus.
— Lorsqu’on manifeste son incertitude par un énoncé de type disjonctif (Elle a deux ou trois enfants, Il a dix-huit ou vingt ans), c’est toujours le degré supérieur qui est désigné en seconde position.
— Des enchaînements comme Elle a deux enfants, et même trois, Il a dix-huit ans, et même vingt ans sont ressentis hors contexte comme plus naturels que *Elle a trois enfants et même deux, *Il a vingt ans et même dix-huit ans, qui semblent plus difficilement interprétables.
— Cette orientation spontanée peut être inversée par différents procédés dont la négation et l’usage de certains opérateurs comme ne que, seulement, etc., ce qui permet d’expliquer par exemple que Elle n’a que trois enfants, et même deux, Il a seulement vingt ans, et même dix-huit ans semblent alors plus naturels que *Elle n’a que deux enfants et même trois, *Il a seulement dix-huit ans et même vingt ans.
Pour Rivara cependant, l’opération de quantification dans les langues naturelles est dirigée par des contraintes liées aux opérations cognitives de l’esprit humain, opérations qui certes ne concernent pas toute forme d’appréhension logique des phénomènes scalaires mais qui n’ont pourtant rien à voir avec les raisonnements, purement déductifs ou logiques, qui permettent d’attribuer une direction argumentative aux énoncés. Or contrairement à ce qu’affirme Rivara sur ce dernier point, il me semble raisonnable de supposer que l’opération de quantification subit ici l’influence des prémisses de raisonnement que sont les topoï d’Anscombre et Ducrot. Si la quantification doit alors être conçue comme dynamique et orientée, c’est que précisément tout énoncé quantifiant, en vertu de sa forme linguistique, renvoie à un topos, de forme graduelle, qui sera jugé d’autant plus applicable que l’argument sera fort c’est-à-dire que l’objet O pourra être investi de la propriété P. En (101) par exemple, la forme linguistique de l’énoncé oriente la quantité d’argent gagnée par Lucie vers le haut et établit de ce fait que si Lucie avait gagné plus d’argent, l’argument aurait été plus fort, ses conclusions mieux appuyées, et le topos en question d’autant plus applicable.
En (100) et (101) l’énoncé ne contient aucune marque argumentative susceptible d’inverser l’orientation quantitative imposée à la détermination des gains de Lucie par l’application d’un topos dont l’antécédent est du type <plus on gagne de l’argent…>. En (101), les opérateurs envisagés (presque, au moins, largement) modifient plus ou moins la force de l’argument mais en fixant définitivement ce que j’appellerai son orientation argumentative, indissociable de l’orientation quantitative qui implique que l’argument en question aurait été plus fort, en faveur de n’importe quelle conclusion, si Lucie avait gagné plus d’argent[3]Ces opérateurs imposent une telle orientation argumentative qui, en (100) par exemple, est établie par défaut. En l’absence de presque (ou de au moins, de largement, etc.), il n’est pas exclu que dans certains contextes, par exemple sous l’effet de certains enchaînements, cette orientation puisse être spontanément inversée.. Le connecteur même, qui contraint d’enchaîner sur ce qui précède à l’aide d’un argument plus fort, nous permet d’ailleurs de confirmer une telle analyse. Il apparaît en effet que (101) peut fort bien précéder un énoncé comme Et même davantage, mais semble exclure Et même moins, Et même pas suffisamment, qui sont des arguments plus faibles. En (120) en revanche, les ne que, seulement, à peine ont pour fonction d’inverser l’orientation quantitative infligée à la détermination des gains de Lucie, et ceci en imposant l’application d’un topos dont l’antécédent est cette fois du type <moins on gagne de l’argent…>. L’orientation argumentative de l’énoncé implique désormais que l’argument aurait été plus fort si Lucie avait gagné moins d’argent, ce qui explique que (102) ne puisse alors précéder Et même davantage, qui est alors un argument plus faible, et autorise Et même moins, Et même pas suffisamment, etc.
Les opérateurs et plus généralement toute espèce d’instruction argumentative émanant de la forme linguistique d’un énoncé (Y) sont ainsi déterminants en ce qui concerne la direction de l’argument en question et de ce fait l’éventuelle ironie d’une conclusion (X), explicite ou implicite, prétendument justifiée par ce qui est exprimé en (Y). En (99) et (99′), par exemple, l’ironie de (X) est directement tributaire de certains opérateurs qui déterminent la direction argumentative de (Y). Les traces argumentatives de l’ironie de (X) tiennent à la forme linguistique d’un énoncé (Y) prétendument susceptible de justifier ce qui est exprimé en (X).
Notes
⇧1 | Je me référerai ici à la notion de « topos », telle qu’elle est présentée par Ducrot (1982 et 1983). Voir également à ce sujet Anscombre et al. (1995). |
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⇧2 | Les exemples suivants, qui illustrent la quantification évaluative, ont de ce point de vue exactement les mêmes propriétés que les exemples (100) à (102), où la quantification est numérique : (100′) Lucie gagne de quoi faire vivre sa famille. (101′) Lucie gagne au moins [largement, presque,…] de quoi faire vivre sa famille. (102′) Lucie ne gagne que [seulement, juste, à peine,…] de quoi faire vivre sa famille. |
⇧3 | Ces opérateurs imposent une telle orientation argumentative qui, en (100) par exemple, est établie par défaut. En l’absence de presque (ou de au moins, de largement, etc.), il n’est pas exclu que dans certains contextes, par exemple sous l’effet de certains enchaînements, cette orientation puisse être spontanément inversée. |