Orien­ta­tion et inter­pré­ta­tion des argu­ments sous-jacents à l’ironie

C’est donc à par­tir de cer­taines ins­truc­tions éma­nant d’un argu­ment (Y) que l’ironie de (X) peut fina­le­ment être fon­dée, soit sur une contre­vé­ri­té par un argu­ment contraire, soit sur une exa­gé­ra­tion par un argu­ment trop faible. Les exemples sui­vants font appa­raître que la direc­tion argu­men­ta­tive de (Y) — dont dépend l’ironie de (X) — ne peut être appré­hen­dée que rela­ti­ve­ment à une orien­ta­tion argu­men­ta­tive intrin­sèque, sou­vent impo­sée par un opé­ra­teur comme ne que, seule­ment, au moins, presque, etc., qui donne une valeur à l’antécédent d’un topos. (103) et (104) doivent être assi­mi­lés de ce fait à une iro­nie fon­dée sur une contre­vé­ri­té par un argu­ment contraire, tan­dis que (105) et (106) ne sau­raient être assi­mi­lés qu’à une iro­nie fon­dée sur une exa­gé­ra­tion par un argu­ment trop faible :

(103) (X) Quelle misère ! (Y) Lucie gagne presque X francs par mois.

(104) (X) Quel luxe ! (Y) Lucie ne gagne que X francs par mois.

(105) (X) Quel luxe ! (Y) Lucie gagne presque X francs par mois.

(106) (X) Quelle misère ! (Y) Lucie ne gagne que X francs par mois.

Bien que presque ait pour effet d’affaiblir un peu l’argument (Y), un tel opé­ra­teur n’inverse pas pour autant son orien­ta­tion argu­men­ta­tive et ren­voie ain­si à un topos dont l’antécédent est du type <plus on gagne d’argent…> en (103). En (104) en revanche, la pré­sence de ne que inverse cette orien­ta­tion et ren­voie à un topos dont l’antécédent est du type <moins on gagne d’argent…>. Compte tenu par ailleurs des affir­ma­tions réa­li­sées en (X), les enchaî­ne­ments en ques­tion ren­voient donc à un topos, mani­fes­te­ment inva­lide, sti­pu­lant que <plus on gagne d’argent, plus on est à plaindre> en (103), en (104) que <moins on gagne d’argent, moins on est à plaindre>. C’est en recon­nais­sant l’invalidité mani­feste de telles pré­misses de rai­son­ne­ment que l’interprète per­çoit une iro­nie fon­dée sur une contre­vé­ri­té par un argu­ment contraire, grâce au réta­blis­se­ment d’un topos valide sti­pu­lant que <plus on gagne d’argent, moins on est à plaindre> en (103), et réci­pro­que­ment que <moins on gagne d’argent, plus on est à plaindre> en (104). Une telle iro­nie n’a pas grand inté­rêt. Elle se réduit à une sorte de calem­bour qui ne fait que ren­for­cer une convic­tion et un sys­tème de rai­son­ne­ment pré­éta­blis sans géné­ra­le­ment prendre pour cible une per­sonne réelle et sans jamais bas­cu­ler dans le cynisme.

L’éventuelle iro­nie de (105) et (106) est fort dif­fé­rente. Dans ce cas l’orientation argu­men­ta­tive de (Y) est tout à fait com­pa­tible avec sa direc­tion argu­men­ta­tive et ne contra­rie donc pas l’affirmation réa­li­sée en (X) . Contrai­re­ment à ce qui se pro­duit en (103) et (104) l’ironie appar­tient alors à la seconde espèce envi­sa­gée, fon­dée sur une exa­gé­ra­tion par un argu­ment trop faible. Bien que désor­mais valide, la pré­misse de rai­son­ne­ment sti­pu­lant, en (105), que <plus on gagne d’argent, moins on est à plaindre> n’en est pas pour autant appli­cable dans n’importe quel contexte. Pour repé­rer ici une iro­nie, l’interprète doit admettre qu’en gagnant X francs, Lucie ne gagne pas suf­fi­sam­ment d’argent pour auto­ri­ser l’application du topos en ques­tion. Une telle iro­nie s’adresse à un des­ti­na­taire plu­tôt aisé en (105), pour qui X francs repré­sente peu d’argent. Dans l’exemple (106) en revanche, étant don­né un topos valide sti­pu­lant que <moins on gagne d’argent, plus on est à plaindre>, l’ironie semble mieux adap­tée à un milieu plu­tôt défa­vo­ri­sé où X francs repré­sente une cer­taine somme d’argent sus­cep­tible de rendre ce topos inap­pli­cable. Ces deux der­niers exemples attestent d’une forme d’ironie qui n’a rien d’un calem­bour car elle retrouve sa pleine dimen­sion expres­sive et infor­ma­tive. Voi­ci deux exemples authen­tiques — l’un et l’autre rela­tifs à une cure mais où le terme désigne une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale en (108) — qui illus­trent bien le fonc­tion­ne­ment argu­men­ta­tif de ce second type d’ironie, fon­dée sur une exa­gé­ra­tion plu­tôt que sur une contrevérité :

(107) [Y] Cette cure ne coûte que 11’000 francs par semaine.
[X] Fran­che­ment, je ne vois pas ce qui vous fait hési­ter. (L’Événement du jeu­di)

(108) [Y] Pan­gloss, dans la cure, ne per­dit qu’un œil et une oreille. (Vol­taire, Can­dide)

En (107) le jour­na­liste s’en prend iro­ni­que­ment à ceux qui pro­posent des cures d’amaigrissement à un prix exor­bi­tant. Comme en (105) et (106), seule l’applicabilité d’un topos est ici mise en cause. En ver­tu de ne que l’antécédent de ce topos est du type <moins quelque chose coûte cher (ou plus quelque chose est bon mar­ché)…>. L’interprétation de la séquence peut ain­si être fon­dée sur une pré­misse de rai­son­ne­ment sti­pu­lant que <moins quelque chose coûte cher, moins il faut hési­ter à se l’offrir>, dont la vali­di­té n’a évi­dem­ment pas à être ici contes­tée. Si (X) est donc inter­pré­té comme iro­nique, c’est en rai­son de la fai­blesse de l’argument réa­li­sé. En pré­ci­sant que cette cure coûte 11’000 francs par semaine, le jour­na­liste s’appuie sur le fait qu’une telle somme est mani­fes­te­ment trop éle­vée pour inves­tir l’argument d’une force suf­fi­sante. Si la cure avait coû­té 5’000 francs par semaine, l’argument en ques­tion aurait été plus fort et l’ironie moins sen­sible. Pour entrer dans le jeu du locu­teur, il faut consi­dé­rer que l’argument (Y) est trop faible, et conce­voir du même coup la conclu­sion (X) comme exagérée.

L’exemple (108) se dis­tingue du pré­cé­dent en rai­son du carac­tère impli­cite de (X). La pré­sence de ne que a cepen­dant la facul­té de nous faire recons­ti­tuer un tel énon­cé en fonc­tion d’un topos dont l’antécédent est désor­mais du type : <moins un trai­te­ment médi­cal entraîne de séquelles…>. Grâce à l’orientation de cet anté­cé­dent, l’interprète est ame­né à consi­dé­rer que le nar­ra­teur dirige, ou plu­tôt feint de diri­ger son argu­men­ta­tion vers une conclu­sion selon laquelle Pan­gloss a eu de la chance, Pan­gloss s’en est bien tiré, etc. Quel que soit le second terme de ce topos, l’interprète doit admettre que le fait de perdre un œil et une oreille ne sau­rait consti­tuer un argu­ment suf­fi­sam­ment fort pour en auto­ri­ser l’application. L’intérêt de ce der­nier exemple est de mon­trer notam­ment que si l’orientation argu­men­ta­tive de (Y) est mar­quée à l’aide d’un opé­ra­teur, une exa­gé­ra­tion iro­nique peut alors fort bien res­ter impli­cite. Lorsqu’elle est fon­dée sur une exa­gé­ra­tion par un argu­ment trop faible, l’ironie n’est en rien tri­bu­taire du carac­tère expli­cite de (X). La pré­sence de ne que en (Y) contraint sim­ple­ment l’interprète à recons­ti­tuer une conclu­sion (X) sur laquelle portent notam­ment l’exagération et l’antiphrase.

Par défaut, lorsque l’argument (Y) ne contient aucun opé­ra­teur sus­cep­tible de déter­mi­ner ins­truc­tion­nel­le­ment son orien­ta­tion argu­men­ta­tive, c’est bien évi­dem­ment cette seconde forme d’ironie que doit ten­ter prio­ri­tai­re­ment de recons­ti­tuer l’interprète. Reve­nons ain­si à l’exemple (89) où l’argument (Y) est pure­ment fac­tuel et ne contient aucun opé­ra­teur argumentatif :

(89) [Y] Sur ces deux cent qua­torze cir­cons­crip­tions, il y en a une qui est repré­sen­tée par deux vété­ri­naires. [X] La pro­vince de Qué­bec a la gloire de pos­sé­der ce ter­ri­toire for­tu­né qui s’appelle le com­té de Vau­dreuil. (Four­nier, cité par Dupriez, 1980)

Pour rendre compte de ce qui fait de l’ironie une exa­gé­ra­tion fon­dée sur un argu­ment trop faible et non une contre­vé­ri­té fon­dée sur un argu­ment contraire, il suf­fit de déter­mi­ner quel type d’opérateur peut être inté­gré à l’argument (Y), étant don­né les contraintes impo­sées rétro­ac­ti­ve­ment par l’interprétation de (X). Deux solu­tions sont envi­sa­geables. Pre­mière solu­tion, (Y) peut être para­phra­sé par un énon­cé comme : Sur ces deux cent qua­torze cir­cons­crip­tions, il y en a une qui n’est repré­sen­tée que par deux vété­ri­naires. En orien­tant le nombre des repré­sen­tants du com­té de Vau­dreuil vers les petites quan­ti­tés, ne que ren­ver­rait ain­si à un topos dont l’antécédent serait du type <moins une région est numé­ri­que­ment et hono­ra­ble­ment repré­sen­tée,…>. Compte tenu par ailleurs de (X), l’interprète serait ame­né dans ces condi­tions à recon­naître l’invalidité d’une pré­misse de rai­son­ne­ment sti­pu­lant que <moins bien une région est repré­sen­tée, plus elle fait la gloire d’une pro­vince>. Cette pre­mière para­phrase aurait pour effet de fon­der l’ironie de (X) sur une contre­vé­ri­té par un argu­ment contraire. La seconde solu­tion en revanche, obte­nue par l’ajout de au moins, ren­voie à un topos valide sti­pu­lant que <mieux une région est numé­ri­que­ment et hono­ra­ble­ment repré­sen­tée, plus elle fait la gloire d’une pro­vince>. Pour accé­der alors à l’ironie l’interprète est sim­ple­ment ame­né à recon­naître que le fait d’être repré­sen­té par deux mal­heu­reux vété­ri­naires donne lieu à un argu­ment trop faible pour auto­ri­ser l’application de ce topos.

De ces deux para­phrases, seule la seconde est fidèle à notre exemple authen­tique. Pour la pre­mière, elle ne consti­tue pas une para­phrase de (89) dans la mesure où elle débouche sur une iro­nie qui ne vise pas à mettre en cause la pré­ten­tion du com­té de Vau­dreuil à faire la gloire du Qué­bec en sur­es­ti­mant l’importance de ses deux vété­ri­naires, mais à tour­ner en déri­sion un com­té qui pren­drait sa pau­vre­té comme une gloire pour le Qué­bec. Or l’ironie de Four­nier consiste bel et bien à exa­gé­rer la gloire du Qué­bec en s’appuyant sur un sys­tème de rai­son­ne­ment éta­bli mais dont les condi­tions d’application ne sont sim­ple­ment pas res­pec­tées. Et de même en (88) que je modi­fie légè­re­ment pour en sim­pli­fier la lec­ture, mais sans per­tur­ber les contraintes sous-jacentes à l’ironie vou­lue par Voltaire :

(88) (X) Dans ce meilleur des mondes pos­sibles, Mon­sieur le baron était un des plus puis­sants sei­gneurs, (Y) car son châ­teau avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie…

Comme en (89), la ques­tion est de déter­mi­ner si l’argument son châ­teau avait une porte et des fenêtres signi­fie ici quelque chose comme : son châ­teau avait seule­ment une porte et des fenêtres, ou s’il signi­fie au contraire quelque chose comme : son châ­teau avait au moins une porte et des fenêtres. La pre­mière solu­tion consis­te­rait à recon­naître l’invalidité d’un sys­tème de rai­son­ne­ment que je sim­pli­fie­rai ain­si : <moins un châ­teau est confor­table, plus le sei­gneur est puis­sant, et plus le pays est pros­père, accueillant, etc.>. Or l’ironie de Vol­taire est fon­dée sur un sys­tème de rai­son­ne­ment sti­pu­lant que <plus un châ­teau est confor­table, plus le sei­gneur est puis­sant, et plus le pays est pros­père>, dont la vali­di­té n’est en rien contes­tée. Ce sys­tème doit seule­ment être recon­nu comme inap­pli­cable en ver­tu de la fai­blesse des argu­ments réa­li­sés en (Y). Le fait que le châ­teau en ques­tion pos­sède une porte, des fenêtres et même une grande salle ornée d’une tapis­se­rie ne per­met pas d’investir l’argumentation d’une force suf­fi­sante pour légi­ti­mer une affir­ma­tion selon laquelle la West­pha­lie est le meilleur des mondes pos­sibles. Ce qui est mis en cause, ce n’est pas le sys­tème lui-même, mais ses condi­tions d’application. Comme nous l’avons obser­vé dans l’exemple pré­cé­dent, Vol­taire ne s’en prend pas à une concep­tion absurde selon laquelle la pau­vre­té serait enviable, il se moque sim­ple­ment de ceux qui se croient plus riches qu’ils ne sont et s’enorgueillissent de leurs maigres avan­tages[1]Une telle option inter­pré­ta­tive est d’ailleurs confir­mée ici par l’en­chaî­ne­ment : Sa grande salle même était ornée d’une tapis­se­rie. On se sou­vient en effet que le connec­teur même impose d’en­chaî­ner un argu­ment plus fort sur un pre­mier argu­ment dont la direc­tion est iden­tique. Or le fait de pos­sé­der une grande salle ornée d’une tapis­se­rie ne sau­rait don­ner lieu à un argu­ment plus fort par rap­port au fait de pos­sé­der une porte et des fenêtres que si les niveaux de confort ain­si envi­sa­gés sont orien­tés vers les degrés supé­rieurs. Si l’on consi­dère ain­si une tapis­se­rie comme … Conti­nue rea­ding.

Une telle iro­nie ne consiste ni à argu­men­ter par l’absurde ni à contre­dire une véri­té d’évidence. Ce type d’ironie n’a rien d’un jeu plus ou moins gra­tuit qui n’aboutit fina­le­ment qu’à ren­for­cer à contra­rio une véri­té préa­la­ble­ment recon­nue au nom d’un prin­cipe éta­bli. Le jeu consiste ici à mettre en cause non pas la défaillance d’un prin­cipe de rai­son­ne­ment mais ses condi­tions d’application. Il per­met au locu­teur de s’en prendre non plus à de gros­sières erreurs d’orientation concer­nant des échelles de fait cor­ré­la­tives (c’est-à-dire à des erreurs de direc­tion argu­men­ta­tive), mais à cer­taines erreurs de réglage concer­nant le degré auquel cer­tains faits méritent d’être situés sur des échelles par ailleurs cor­rec­te­ment orien­tées. Dans les pas­sages sui­vants par exemple, l’ironie ne consiste pas à mettre en scène, pour s’en moquer, une concep­tion aber­rante de la géné­ro­si­té ou de la bon­té. Le nar­ra­teur ne se moque pas du duc de Guer­mantes et de la prin­cesse de Luxem­bourg en cher­chant à nous per­sua­der que bon­té et géné­ro­si­té sont à leurs yeux des ver­tus méprisables :

(109) On sen­tait que s’ils avaient été, les parents et le fils [Swann], encore en vie, le duc de Guer­mantes n’eût pas eu d’hésitation à les recom­man­der pour une place de jardinier.

(110) […] ses regards s’imprégnèrent d’une telle bon­té que je vis appro­cher le moment où elle [la prin­cesse de Luxem­bourg] nous [Mar­cel et sa grand-mère] flat­te­rait de la main comme deux bêtes sym­pa­thiques qui eussent pas­sé la tête vers elle, à tra­vers un grillage, au jar­din d’acclimatation. (Proust, A la recherche du temps per­du)

Ce qui est ici en cause, c’est le degré de bon­té ou de géné­ro­si­té dont le duc et la prin­cesse sont sus­cep­tibles de faire preuve à l’égard de ceux qui n’appartiennent pas à leur monde. Le fait de recom­man­der quelqu’un pour une place de jar­di­nier et de cares­ser la tête d’un ani­mal, sans être contraire à une ver­tu de cet ordre, nous amènent à consi­dé­rer que le nar­ra­teur exa­gère et iro­nise en fei­gnant de res­sen­tir de l’admiration pour la géné­ro­si­té du duc de Guer­mantes et pour la bon­té de la prin­cesse de Luxem­bourg. Encore une fois l’ironie ne consiste pas ici à mettre en oppo­si­tion deux prin­cipes de rai­son­ne­ment contra­dic­toires, mais à oppo­ser deux manières d’évaluer les condi­tions d’application d’un seul et même prin­cipe, dont la vali­di­té n’est nul­le­ment mise en cause. Consi­dé­rons encore ce der­nier exemple :

(111) Vica­ri, donc, a crié hou hou au géné­ral de Gaulle qui remon­tait les Champs-Ely­sées et son hou hou a ébran­lé les fon­de­ments de l’État. Pour ce hou hou la police l’a inter­pel­lé, arrê­té, ques­tion­né, la jus­tice l’a incul­pé et condam­né. Sans doute les mau­vais esprits qui appren­dront son aven­ture l’absoudront-ils en pré­ten­dant qu’il n’y a pas de quoi fouet­ter un chat, sans doute les indul­gents qua­li­fie­ront-ils sa brève inter­jec­tion de déplai­sante, au pire d’irrespectueuse, mais les hon­nêtes gens sau­ront qu’un pays capable de punir hou hou de mille francs d’amende est un pays défen­du contre l’anarchie, contre le ter­ro­risme, contre le régi­cide, bref contre l’antigaullisme […]. (Mit­ter­rand, Le coup d’État per­ma­nent)

Mit­ter­rand feint de prê­ter à de mau­vais esprits le point de vue modé­ré et rai­son­nable de ceux qui consi­dèrent l’intervention anti­gaul­liste de Vica­ri comme déplai­sante, au pire irres­pec­tueuse, mais sans gra­vi­té exces­sive, et pré­tend adop­ter le point de vue exa­gé­ré qu’il prend pour cible. Pour accé­der ici à l’ironie, il ne s’agit donc pas de recon­naître comme inva­lide le sys­tème de rai­son­ne­ment mis en place, sti­pu­lant que <plus un État est mena­cé, plus il doit réagir> et que <plus impla­cable est cette réac­tion, mieux l’État en ques­tion se pro­tège de la menace>. Le fait de crier hou hou ne consti­tuant pas une menace suf­fi­sam­ment sérieuse, seule l’applicabilité de ces pré­misses est concer­née dans ce cas, et par consé­quent l’affirmation selon laquelle, la France est un pays défen­du contre l’anarchie, contre le ter­ro­risme, contre le régi­cide doit être inter­pré­tée comme une iro­nie fon­dée sur une exa­gé­ra­tion par un argu­ment trop faible.

Mais ici une autre obser­va­tion s’impose en rai­son du der­nier enchaî­ne­ment (bref contre l’antigaullisme ) qui se pré­sente (en ver­tu de bref) comme une refor­mu­la­tion de ce qui pré­cède (contre l’anarchie, contre le ter­ro­risme, contre le régi­cide), c’est-à-dire comme une refor­mu­la­tion de ce qui vient d’être per­çu, par le biais d’un argu­ment trop faible, comme exa­gé­ré et iro­nique. A tra­vers le pro­cé­dé de la refor­mu­la­tion Mit­ter­rand feint d’assimiler l’antigaullisme à l’anarchie, au ter­ro­risme et au régi­cide dans le but d’accuser pré­ci­sé­ment le régime gaul­liste d’un tel amal­game. Selon Fran­çois Mit­ter­rand, crier hou hou est une réac­tion qui relève sans doute de l’antigaullisme, mais n’a rien de com­mun avec l’anarchie, le ter­ro­risme et le régi­cide. Comme toute forme de pou­voir démo­cra­tique, le gaul­lisme doit se pro­té­ger de cer­taines formes de contes­ta­tion illé­gales mais il doit éga­le­ment lais­ser s’exprimer l’opposition dans les limites, pré­ci­sé­ment, de cette léga­li­té. Or il est évident que si l’anarchie, le ter­ro­risme, le régi­cide sont des formes illé­gales de contes­ta­tion du pou­voir, l’antigaullisme, en démo­cra­tie, n’en est pas une. Par son iro­nie Mit­ter­rand accuse ici le régime gaul­liste d’être anti­dé­mo­cra­tique, c’est-à-dire de confondre ses inté­rêts propres avec ceux de l’État.

Ces der­niers exemples font appa­raître assez clai­re­ment, me semble-t-il, ce qui carac­té­rise une iro­nie fon­dée sur une exa­gé­ra­tion par le biais d’un argu­ment trop faible. A l’opposé de la contre­vé­ri­té qui consiste à rai­son­ner par l’absurde, l’exagération iro­nique se contente de déré­gler un sys­tème de rai­son­ne­ment dont seule la mise en œuvre est contes­tée. Contrai­re­ment aux contre­vé­ri­tés un peu vaines qui se réduisent sou­vent à des pro­cé­dés pure­ment sty­lis­tiques, l’exagération iro­nique est une arme polé­mique effi­cace qui per­met au locu­teur de rui­ner de l’intérieur n’importe quelle argu­men­ta­tion pour en réfu­ter les conclusions.

 

Notes

Notes
1 Une telle option inter­pré­ta­tive est d’ailleurs confir­mée ici par l’en­chaî­ne­ment : Sa grande salle même était ornée d’une tapis­se­rie. On se sou­vient en effet que le connec­teur même impose d’en­chaî­ner un argu­ment plus fort sur un pre­mier argu­ment dont la direc­tion est iden­tique. Or le fait de pos­sé­der une grande salle ornée d’une tapis­se­rie ne sau­rait don­ner lieu à un argu­ment plus fort par rap­port au fait de pos­sé­der une porte et des fenêtres que si les niveaux de confort ain­si envi­sa­gés sont orien­tés vers les degrés supé­rieurs. Si l’on consi­dère ain­si une tapis­se­rie comme plus luxueuse qu’une porte et des fenêtres, il faut admettre que le connec­teur même, et ceci indé­pen­dam­ment de toute iro­nie, nous inter­dit de fon­der l’in­ter­pré­ta­tion de cette séquence d’ar­gu­ments sur un topos dont l’an­té­cé­dent serait du type <moins un châ­teau est confor­table,…>. Compte tenu de cet enchaî­ne­ment, intro­duit par même, il est donc tota­le­ment impos­sible d’in­té­grer un seule­ment dans l’é­non­cé pré­cé­dent, et ceci quelle que soit par ailleurs l’in­ter­pré­ta­tion, iro­nique ou autre, attri­buée à la séquence.