chapitre 5
L’IRONIE COMME EMPLOI PRETENDU
Sarcasme et ironie
Le terme de sarcasme s’appliquera ici uniquement à ces échos qui sont certes très proches de l’ironie mais qui ne satisfont pas aux propriétés essentielles des procédés tropiques[1]Dans l’usage courant le terme de « sarcasme » est plus ou moins synonyme de « raillerie » mais pour des raisons de commodité purement terminologique il désignera ici une forme d’écho qui s’oppose à l’ironie parmi diverses formes de raillerie.. Le sarcasme et l’ironie donnent lieu, nous l’avons vu, à une même forme de raillerie, mais il faut de surcroît, selon une formule empruntée à Basire, « que l’énoncé soit présenté à un premier niveau comme assumé par le locuteur pour qu’il y ait ironie » (1985, 144). Cette fausse adhésion est constitutive de l’ironie qui tient à la prise en charge prétendue du point de vue ou du propos auquel elle fait écho. Il ne suffit pas, à mon sens, même en précisant que le locuteur cherche alors à communiquer le contraire de ce qu’il exprime, de considérer que l’ironie consiste simplement à faire écho à un discours ou à une opinion qu’elle prend pour cible. Dans l’ironie le locuteur prétend toujours employer et communiquer ce qu’il exprime, ce qui a pour conséquence que la raillerie est alors indirecte et plus ou moins masquée, et corrélativement que ce qui est communiqué a le statut d’un sens figuré véhiculé par antiphrase. L’ironie est une forme de tromperie ouverte, de double jeu énonciatif contradictoire, où le locuteur feint hypocritement et paradoxalement d’adhérer à un point de vue qu’il rejette, tout en cherchant d’une part à prendre pour cible le discours ou l’opinion à laquelle il fait écho et d’autre part à communiquer son propre point de vue par antiphrase. Même un fait de mention explicite peut donner lieu à une ironie si le locuteur marque son accord à l’égard d’un discours ou d’un point de vue manifestement erroné à ses yeux.
Un écho sarcastique ou ironique est généralement explicite, comme toute autre forme d’écho d’ailleurs, lorsque le locuteur reformule un point de vue qui risque de ne pas être identifié comme celui d’autrui si l’interprète n’en a pas eu connaissance ou s’il ne l’a plus précisément en mémoire. La mention reste généralement implicite lorsque le locuteur prend pour cible un point de vue qui vient d’avoir été soutenu par son interlocuteur. Lorsque le locuteur s’en prend au propos ou au point de vue d’un tiers en revanche, comme dans les exemples suivants, la mention est souvent explicite ou partiellement explicite afin d’être perçue par l’interprète et pour lui permettre d’identifier celui qui est pris pour cible :
(68) M. Bois en veut tout particulièrement au docteur Benveniste, coupable à ses yeux d’avoir fait des expériences « que notre Science ne sait pas expliquer et qui, en plus, amène de l’eau au moulin de l’homéopathie ». M. Bois a vite compris que Benveniste avait obtenu ses étranges résultats « pour faire plaisir aux laboratoires Boiron, producteurs de remèdes homéopathiques ». (Domaine Public)
(69) Un quotidien m’apprend que près de la moitié des ménages suisses mettent annuellement 20 000 francs de côté. Chic, cela : on va pouvoir supprimer l’AVS. Moi qui me faisais du souci pour les petits vieux : presque la moitié épargnent 20 000 francs. Et si vous n’y parvenez pas, c’est que, vraisemblablement, vous êtes paresseux, ou dépensier, ou les deux à la fois, ou que, comme moi, vous ne savez pas vous organiser. (Domaine Public)
(70) « Aux yeux de certains, je sais que je passe pour un marginal. Je n’ai pas ma place dans une société corrompue, décadente et dévorée par l’injustice » explique notre croisé. D’ailleurs, est-ce un hasard si les gendarmes lui suppriment son permis de conduire pour excès de vitesse, si l’EDF lui augmente ses factures de 100 % en deux ans, si les prud’hommes lui demandent des explications sur sa façon de licencier, si l’URSSAF lui réclame quelques cotisations en retard ? (L’Événement du jeudi)
En (68) le locuteur fait explicitement écho aux vitupérations d’un certain M. Bois relatives à une expérience dont le but était de démontrer scientifiquement la valeur des médicaments homéopathiques. Après une première citation où il se contente de confondre celui qu’il prend pour cible sans adhérer hypocritement à son point de vue, le journaliste passe du sarcasme à l’ironie car l’opinion de M. Bois est alors rapportée explicitement à l’aide d’un verbe « factif » (au sens de Lyons, 1989, 412)[2]Pour une analyse détaillée de ce comportement des verbes de parole se reporter également à Lakoff (1976), ainsi qu’à Charolles (1976) et à Berrendonner (1981).. Sans entrer dans le détail, nous admettrons que le recours à un verbe factif comme savoir, convenir , comprendre, marque l’accord du locuteur à l’égard d’un propos ou d’un point de vue explicitement rapporté. En (68) l’ironie tient donc essentiellement à la « factivité » du verbe comprendre, propriété qui permet ici au locuteur de faire semblant de croire, de prétendre partager une opinion qu’il vient de présenter comme indéfendable à travers un sarcasme. Que la mention soit explicite ou implicite, il suffit que le locuteur marque son accord à l’égard d’un point de vue manifestement erroné à ses yeux pour que s’impose l’ironie. En (69) une forme exclamative (Chic !) se combine à une expression factive (un quotidien m’apprend) pour marquer l’accord du locuteur à l’égard d’un point de vue qu’il considère comme indéfendable. Et de même en (70) — bien que le verbe expliquer soit quant à lui « non-factif » — où le connecteur argumentatif d’ailleurs se charge alors de marquer rétroactivement l’accord hypocrite du locuteur par coorientation argumentative[3]Au sujet de d’ailleurs, et de chic, voir Ducrot et al. (1980).. Comme on le voit les marques de l’accord du locuteur, indispensables à l’ironie, peuvent être fort diverses. Outre les marques d’assentiment relevées au chapitre précédent (c’est vrai, certes , effectivement, etc.), souvent mises en jeu lorsque le locuteur prétend marquer son accord et reprendre à son compte le point de vue d’un interlocuteur, une telle prise en charge peut être assurée par différents moyens qui fonctionnent parfois simultanément.
Le ton adopté par l’ironiste, qui s’oppose assez nettement au ton adopté dans un sarcasme, peut également contribuer à marquer l’accord hypocrite du locuteur. Selon Sperber et Wilson (1978), puisque l’ironie consiste simplement à faire écho au point de vue d’autrui en manifestant une attitude méprisante ou dépréciative, le ton adopté par l’ironiste doit donc être celui du désaccord, du mépris, de la dépréciation. Or le ton du désaccord précisément ne s’accorde pas à l’ironie. Si les rhétoriciens traditionnels parlent du ton de l’ironie, c’est pour dire tantôt qu’il consiste à dissimuler l’intention ironique du locuteur, tantôt qu’il contribue à signaler cette intention à l’interprète. Cette double fonction tient au fait que le ton adopté par l’ironiste n’est pas celui du désaccord mais de la joie hypocrite, de la fausse adhésion, éventuellement exagérés jusqu’à l’absurde[4]En citant à ce sujet Cicéron, Morier précise que dans l’ironie, « quand, par dérision, nous imitons « en quelque sorte la manière de parler de la partie adverse » [Cicéron], le ton assumé prend les aspects de la caricature. […] Il exagère les caractères prosodiques (débit, mélodie, intensité) et articulatoires (nasillement, accent étranger, accent provincial ou de la capitale, accent de caste ou de milieu social, etc.)» (1961, 557).. S’il consiste à imiter avec mesure le ton de celui qu’il prend pour cible, le ton de l’ironiste permet alors de dissimuler l’ironie « sous un ton sérieux », comme le dit Cicéron (Le Guern, 1976, 51). C’est, à l’extrême, le ton faussement sérieux du pince-sans-rire qui ne laisse aucunement transparaître le désaccord de l’ironiste. S’il consiste au contraire à exagérer le ton de la conviction, de la tristesse, de la colère, de la joie imputée à celui qui est pris pour cible, trop affecté alors pour être honnête, le ton adopté permet parfois de signaler indirectement une intention ironique. Quoi qu’il en soit le ton de l’ironie consiste nécessairement à marquer l’accord hypocrite qui définit l’attitude de l’ironiste. Ce faisant le ton adopté par l’ironiste ne peut que contribuer à instaurer le paradoxe qui caractérise l’ironie par rapport au sarcasme.
Avant de revenir sur le fonctionnement de l’ironie proprement dite, je précise encore que si cette dernière s’oppose au sarcasme en raison du paradoxe énonciatif sur lequel elle se fonde, il apparaît néanmoins que sarcasme et ironie peuvent se succéder et même s’articuler dans un discours sans rien modifier ni à la raillerie du locuteur ni au fait que ce dernier cherche alors à communiquer le contraire de ce qui est imputé à autrui. Dans l’exemple (68) notamment, le locuteur commence par railler M. Bois sous forme de sarcasme, ce qui lui permet accessoirement d’établir un contexte qui aura ensuite l’avantage de révéler plus clairement son intention ironique en accentuant le paradoxe sur lequel elle se fonde. Compte tenu du sarcasme qui précède, il apparaît alors indubitablement qu’en marquant son accord à l’égard de M. Bois, le journaliste est ironique. De même que le sarcasme peut ainsi précéder et préparer une ironie, il peut également lui succéder pour permettre au locuteur de défaire, de dénouer le paradoxe d’une précédente ironie sans cesser pour autant de persécuter celui qui est pris pour cible et corrélativement de soutenir un point de vue contraire. L’exemple suivant fait apparaître que pour sortir du champ de son ironie, il suffit que le locuteur manifeste a posteriori son désaccord à l’égard du point de vue qu’il prend pour cible (je souligne ici en italiques les passages ironiquement ou sarcastiquement mentionnés) :
(71) Quelle est la grave affaire qui a soudain pris le pas, dans les bulletins d’information de la télévision et les éditoriaux de la presse américaine la plus sérieuse, sur le scandale de l’Irangate ou la menace commerciale japonaise ? Un candidat à la candidature présidentielle, Gary Hart, a commis l’imprudence d’inviter sous son toit, à l’heure où les enfants dorment sagement dans leur lit, une ancienne reine de beauté de Caroline du Sud dont le charme et peut-être le talent lui avaient valu des seconds rôles dans des séries comme Miami Vice. Est-il bien raisonnable qu’un homme politique qui aspire à la magistrature suprême de la première puissance du monde apprécie la compagnie de personnes du sexe féminin au point de leur ouvrir sa porte sans précaution ? La question ne fait pas du tout sourire à Washington. D’autant, ajoute-t-on, que M. Hart n’en était pas à sa première affaire d’alcôve. (Le Monde)
Jusqu’au dernier enchaînement (La question ne fait pas du tout sourire à Washington), certains propos prétendument pris en charge par le journaliste (la grave affaire, est- il bien raisonnable… ) sont clairement perçus comme ironiques. Or une telle ironie ne résiste pas à ce dernier enchaînement qui marque le désaccord du locuteur. Lorsqu’il précise que sa question préalable ne fait pas du tout sourire à Washington, le locuteur sous-entend en effet qu’elle fait sourire ailleurs et notamment en France, ce qui lui permet de manifester son désaccord à l’égard d’un point de vue d’abord ironiquement pris en charge. Par un tel enchaînement le locuteur transforme donc rétroactivement son ironie en sarcasme. Sans rien changer à la nature de la raillerie ni à ce qu’il cherche à communiquer au sujet des rendez-vous de Gary Hart, le locuteur abolit rétroactivement son ironie. Il est intéressant de constater à ce sujet que s’il s’était abstenu de manifester ainsi son désaccord — par exemple en se contentant d’un simple enchaînement du type : D’autant, ajoute-t-on à Washington, que M. Hart… — le locuteur aurait alors préservé le caractère ironique de sa parole. Encore une fois cette espèce de résolution de l’ironie par le sarcasme permet au locuteur de mettre un terme à son ironie sans neutraliser pour autant la raillerie qu’il fait subir à ceux qu’il prend pour cible. Voici à ce sujet un dernier exemple où le locuteur passe à plusieurs reprises de l’ironie au sarcasme et du sarcasme à l’ironie :
(72) On ne dénoncera jamais assez les ravages que la faune inflige à notre économie : voici que maintenant les chamois mettent en péril l’industrie fromagère montagnarde — comme si les directives de l’Office fédéral de la santé publique sur le vacherin ne suffisaient pas !
Cette thèse, du moins, est celle de la commission de gestion du Grand Conseil vaudois, dont les hauts commissaires chargés de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ont soulevé un problème capital : les chamois, accusent-ils, ont la funeste habitude de brouter la première herbe sur les pâturages de printemps — ce qui n’est pas surprenant car c’est la meilleure. Or, les bovins qui viendront plus tard devront se priver, les malheureux, de quelques brins de cette herbe délicate. D’où, assurent nos commissaires le plus sérieusement du monde, « une perte sèche non négligeable pour nos montagnards ». (L’Hebdo)
Comme en (71), une ironie initiale est ici brutalement interrompue par un premier enchaînement qui, en manifestant le désaccord du locuteur à l’égard du point de vue auquel il a fait écho (Cette thèse, du moins, est celle de la commission de gestion du Grand Conseil vaudois), neutralise le paradoxe impliqué par ses revendications énonciatives apparentes dans le premier paragraphe. Mais cette abolition rétroactive de l’ironie n’est cette fois que locale, temporaire, car le paradoxe resurgit lorsque le locuteur qualifie de problème capital la présence des chamois sur les pâturages. On observe en effet une distorsion entre le désaccord du locuteur — dû essentiellement à du moins — et l’accord que marque l’expression un problème capital qui est argumentativement coorientée par rapport aux propos préalablement imputés à la commission de gestion du Grand Conseil vaudois. Il suffit d’ailleurs de remplacer un problème capital par une expression adaptée à du moins (par exemple un problème absurde, ridicule), pour qu’une telle distorsion disparaisse, de même que l’ironie. Non seulement l’expression un problème capital rétablit ainsi le paradoxe énonciatif du premier paragraphe ainsi que l’ironie qui en découle, mais elle lui permet dès lors de s’étendre et de contaminer ce qui est ensuite explicitement rapporté par le locuteur (Les chamois, accusent-ils, ont la funeste habitude…). Une telle ironie ne s’éteindra définitivement que lorsque le désaccord du locuteur sera à nouveau revendiqué grâce à un procédé assez proche de celui observé en (71). En précisant que ceux qu’il prend pour cible se sont exprimés le plus sérieusement du monde, le locuteur sous-entend en effet que lui-même, en feignant d’adhérer à leur point de vue, n’était pas sérieux mais précisément ironique, ce qui a pour conséquence amusante d’abolir alors pour de bon l’ironie en neutralisant le paradoxe sur lequel elle se fonde. En résumé, dans ce dernier exemple, l’interprète est amené à considérer les passages soulignés comme ironiques, puis comme sarcastiques, puis ironiques, puis à nouveau sarcastiques, et ces changements de régime agissent à chaque fois rétroactivement sur l’interprétation sans rien changer à la nature de la raillerie ni à ce qui est communiqué par le locuteur au sujet des chamois.
La nature paradoxale de l’ironie a été souvent relevée par les théoriciens des traditions rhétorique et philosophique. Selon Kierkegaard, par exemple, « l’ironiste s’identifie avec les abus qu’il entend combattre, […] [et s’]il adopte une attitude d’opposition à ces désordres, [c’est] naturellement toujours de façon à revêtir consciemment cette apparence contraire à son intime conviction et à savourer cette disparité. […] L’ironiste prend plaisir à paraître lui-même séduit par l’illusion dont l’autre est prisonnier » (1975, 225). C’est pour cette raison uniquement que l’ironie consiste, comme le souligne Berrendonner, « à plonger le destinataire dans l’incertitude du sens » (1981, 222). « La meilleure ironie n’est-elle pas, au dire des amateurs, celle qui rend l’équivoque totalement insoluble ? Lorsqu’elle atteint cette perfection, l’ironie révèle ainsi sa nature profonde : elle n’est autre que le moyen de parler pour ne rien dire » ( idem, 223) avance même Berrendonner, pour qui l’ironie « n’est pas simple contradiction, mais, bien plus profondément, paradoxe » (idem, 216) . En me réservant de nuancer quelque peu une conception qui tend à enfermer irrémédiablement l’ironie dans le paradoxe qu’elle instaure, je soutiendrai néanmoins que l’on ne saurait évacuer ce paradoxe en supposant, à la suite de Sperber et Wilson, que ce qui est alors exprimé est purement et simplement mentionné par le locuteur.
Notes
⇧1 | Dans l’usage courant le terme de « sarcasme » est plus ou moins synonyme de « raillerie » mais pour des raisons de commodité purement terminologique il désignera ici une forme d’écho qui s’oppose à l’ironie parmi diverses formes de raillerie. |
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⇧2 | Pour une analyse détaillée de ce comportement des verbes de parole se reporter également à Lakoff (1976), ainsi qu’à Charolles (1976) et à Berrendonner (1981). |
⇧3 | Au sujet de d’ailleurs, et de chic, voir Ducrot et al. (1980). |
⇧4 | En citant à ce sujet Cicéron, Morier précise que dans l’ironie, « quand, par dérision, nous imitons « en quelque sorte la manière de parler de la partie adverse » [Cicéron], le ton assumé prend les aspects de la caricature. […] Il exagère les caractères prosodiques (débit, mélodie, intensité) et articulatoires (nasillement, accent étranger, accent provincial ou de la capitale, accent de caste ou de milieu social, etc.)» (1961, 557). |